Le Japon des années 1930, malgré
l'extrême militarisme du règne de Hiro Hito et de la guerre contre la Chine,
s'ouvre à tous les courants américains et européens que nous venons d'évoquer.
On y trouve des tendances qui renvoient à Stieglitz, Weston, Ansel Adams,
Robert Capa connu à travers Life,
voire à Cartier-Bresson quand Jimura saisit un chapelier et ses chapeaux dans
une rue mouvementée de Tokyo.
1.
L'intervalle blanc : Ueda
Mais, au même moment, se passe une chose
vraiment neuve dans la préfecture de Tottori, sur la Mer du Japon, à peu près à
la latitude de Tokyo, endroit dont les sautes de climat nourrissaient déjà la
vision de Shiotani le pictorialiste. Là, un photographe nommé Ueda cesse de donner
une version japonisée des espaces-temps occidentaux. Il dégage l'espace-temps
japonais ancestral, celui qui construit le monde à partir de l'intervalle.
Lartigue et Kertész nous avaient déjà averti que le vide, et même l'intervalle,
étaient une virtualité particulière de la photographie. Ueda le confirme, bien
que son intervalle à lui, le «ma» japonais, soit de tout autre sorte.
L'étymologie est instructive. En
Occident, l'intervalle (intervallum) est un fossé entre deux remparts, c'est un
certain lieu et une certaine durée par quoi un premier état-moment passe
causalement dans un autre, moyennant des médiations, des causalités physiques
ou dialectiques permettant de comprendre, de prendre ensemble, les
états-moments successifs ou synchrones. Au contraire, au Japon, depuis 600 de
notre ère, donc depuis la fameuse statue encore coréenne du Miroku, et même dès
la période préhistorique, l'intervalle dit «ma» n'est pas pris dans un système
causal, il n'est pas médiateur. C'est un vrai non-lieu-non-moment, insaisissable,
non mesurable, grâce auquel ce qui le borde (spatialement, temporellement)
provoque une re-saisie perceptive, une re-fraîcheur, un ré-étonnement,
familièrement illustrés par les arts martiaux quand le combattant prend une
position puis une autre sans passage appréhensible entre les deux.
Donc, ici, pas d'éclosion progressive à
partir d'un foyer, comme dans la substance occidentale, ni de conversion
réciproque de pôles, comme dans le tao chinois, ni d'articulation inlassable de
proche en proche, comme en Inde, mais une succession non liée de pellicules
d'espace et de pellicules de temps, dont l'arabesque japonaise, très différente
de celle de Pisanello ou d'Ingres, est la réalisation plastique. Dans les
illustrations peintes au XIIe siècle du Dit du Gengi, cela suscita une perspective ni occidentale
(convergente), ni non plus indienne (divergente), où le parallélisme tantôt
strict, tantôt très légèrement divergent ou convergent des lignes de fuite
faisait que le regardeur ne puisse se situer ni devant la surface, ni derrière,
ni sur elle, en une sorte de nulle part et partout où chaque élément du
spectacle le foudroyait absolument. Chez Walt Whitman, les photographes
américains nous l'ont assez redit et remontré, une goutte de rosée contient le
monde. Cette fois, la goutte de rosée, par sa présence, par son absence, par
chacun de ses états, re-fait, à chaque acte perceptif, un monde neuf. C'est
pourquoi le Gengi observe si attentivement la rosée sur un pétale quand il
entre chez une femme ou un ministre, ou qu'il les quitte.
De Ueda nous avons choisi une photo des Sand
Dunes de 1952 (*CI,I) parce que le
système y est particulièrement clair pour des Occidentaux. Le lieu est la plage
au nord de Tottori, là où Shiotani avait déjà pris sa classique Balançoire modulée au tatami. Mais le sable de Ueda ne lie pas la
mer et la terre. Il est si uni qu'il crée une sorte de non-lieu, de nulle part
et partout, où trois personnages coexistent, sans causalité réciproque
progressive, n'ayant d'autres relations possibles entre eux que combinatoires
et permutationnelles.
De ces combinaisons et permutations
relevons quelques-unes. (A) Trois-quarts dos vers droite / trois-quarts face
vers gauche / trois-quarts dos vers gauche. (B) Tendant la pointe d'une pointe
(d'un doigt) / tendant la fermeture (d'un ballon) qui tend une pointe / tendant
la demi-ouverture (d'un parapluie). (C) Cheveux coiffés de blanc / cheveux
noirs découverts / cheveux noirs coiffés à distance d'un parapluie. (C) Ne
portant rien à bout de bras / portant à bout de bras un ballon et au-dessus du
bras une femme / femme portant à bout de bras un parapluie. (D) Et de nouvelles
combinatoires permutationnelles dans le vêtement et ses accessoires.
Tenant ainsi en des séries, la photo
regardée fait elle-même partie d'une série, où elle devient un élément d'une
permutation plus large ; et cette série large à son tour n'est qu'une série
parmi d'autres, jusqu'à la série des séries qu'est l'Univers entier. Quant au
regardeur, plus il regarde, moins il est devant, ou derrière, ou sur la
surface, mais, comme dans les illustrations du Dit du Gengi, dans l'intervalle même. En Occident, seul Borges dans
les mêmes années n'eût pas été trop étonné.
Ueda aime confier qu'il aurait voulu
être peintre. Il devait néanmoins s'en tenir à la photographie. Le type de vide
et d'intervalle qu'il pratique, bien qu'ancestralement japonais, ne pouvait
être qu'un sujet photographique, non un sujet pictural.
2.
L'intervalle noir : Suda
Suda, de trente ans plus jeune que Ueda,
a trouvé son intervalle à lui dans l'annulation par le noir. Assurément, pas le
noir médiateur, que véhiculent en Occident l'ombre dense, l'ombre ténue,
l'obscurité, le noir couleur. Un noir non-médiateur convenant au «ma», et pour
cela souvent durci, aseptisé, artificialisé par le contraste du flash. Dans ce
noir-là, comme dans le clair de Ueda, les formes s'isolent en figures. Mais
cette fois la combinatoire le cède à l'analogie. Pas l'analogie occidentale
substantialiste, ni l'analogie chinoise de conversion réciproque de deux
principes, ni l'analogie indienne d'articulation infinitésimale. Laquelle donc?
Voyons celle qui prolifère dans nos Trois
petites filles (**Japanese Photography,128). (A) Elles sont des fleurs, et l'héliotrope derrière
elles est une fleur. (B) L'héliotrope a un cœur rond et des pétales, leurs
visages sont des cœurs ronds et leurs chapeaux sont des pétales. (C) Les
héliotropes ont des tiges naturelles, elles sont des tiges naturelles, et le
poteau éclairé sur la gauche (pour nous) est une tige naturelle artificialisée.
(D) Elles sourient par énergie, l'héliotrope penche par manque de lumière. (E)
Elles sont aussi nettes que le poteau lisse et carré, indissociablement nature
et culture, comme lui, et comme tout au Japon. Etc.
Mais ce n'est pas tellement les
contenus, somme toute triviaux, qui peuvent nous éclairer. Ce qui compte c'est
la topologie selon laquelle ils se réfèrent l'un à l'autre, et qui tient dans
l'arabesque japonaise, laquelle, surtout renforcée par le contraste flashé du
noir et du blanc, dénie toute compénétration ou médiatisation ou résonance. Ne
liant rien, mais déclarant, faisant fulgurer, renouvelant d'écart en écart
l'instant perceptivo-moteur. De nouveau, à l'antipode de l'arabesque d'Ingres.
Et loin des clins d'œil formels ou sémiotiques qui relient les plans opposés
chez un Cartier-Bresson. Toute la distance entre l'Europe du sentiment et le
Japon de l'émotion. Ou celle, aussi infranchissable, du médiat et de
l'immédiat.
Nous avons volontairement choisi un
thème candide - trois petites filles floralement habillées devant des fleurs -
pour qu'on voie bien que le frisson de Réel qui chez Suda secoue de partout la
Réalité ne tient pas à ses motifs et à ses thèmes, mais à son sujet
photographique. Chez lui, une simple rue (JP,123), un simple drapeau long et
étroit tombant devant un rideau d'arbres (JP,126) montrent, sous-jacent, le
même noir d'éclair et de fulgurance intemporelle traversant l’effet de pluie
reproduit dans Philosophie de la photographie (PHPH, 57). On ne peut pleinement comprendre le noir
de Suda si l'on oublie qu'il appartient à la seule des cultures qui, depuis le
XIIe siècle, se soit attachée à rendre imagétiquement l'orgasme
comme tel, et non pas seulement des organes et des positions sexuelles, et qui
y ait réussi.
Somme toute, le Japon, chaque fois qu'il
est lui-même, n'a jamais pratiqué le cadre-index « formalisant » du MONDE 2, et
a toujours activé un espace d'intensités ponctuelles au point d'être entré
comme naturellement dans la saisie-construction du MONDE 3. Par là il est
depuis toujours photographique. Le recyclage des débris chez Akiyama
(PHPH,122), la non-forme d'une bouteille en plastique tordue par la bombe
d'Hiroshima chez Shomei Tomatsu (PF,174) nous l'attestent. Comme Hiro nous le
confirmera bientôt jusque dans la couleur.
* © Shoji Ueda.
** © Issei Suda.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.