La boîte et la pellicule Kodak de 1888 n’allaient pas seulement
donner à la photographie de nouveaux pouvoirs, elles susciteraient chez
certains photographes la mise en place d’une théorie. Aussi longtemps que
photographier avait demandé une compétence, comme du temps de Hill and Adamson, de Nadar, de
Margaret Cameron, de O’Sullivan, le résultat parlait de soi. Mais maintenant
que tout le monde pouvait obtenir quelque chose d’au moins convenable, les
professionnels avaient lieu de s’interroger : nous nous affichons
photographes, qu’est-ce que cela veut
dire? Nadar tempêtait parce que des escrocs arrivaient à vendre fort bien de
mauvaises photos. Maintenant, on se culpabilisait parce que tout le monde, même
les familles royales en voyage, pouvait faire
de « bonnes » photos, entendons des photos ressemblantes et
détaillées.
Il y eut une suite de réponses. La première fut celle du
pictorialisme, thématisé en 1889 par Naturalistic
Photography de Peter Henry Emerson. Il ne fallait
pas imiter les peintures, mais la maîtrise des peintres. Une photo doit exalter
une idée par son suspens. Et au service de ce suspens, elle a des pouvoirs
spécifiques : une certaine indétermination de la prise de vue, du développement,
du tirage. Jusque-là on reconnaît assez le programme de tout le Symbolisme
européen des mêmes années 1885-1900, en réaction contre un demi-siècle de
positivisme. Mais pour P.H. Emerson, chirurgien, naturaliste et philologue
éminent, l’idée à exalter n’était nullement un vague à l’âme, mais bien
l’interdépendance des marées, des
plantes, des animaux, des hommes et des
langues étranges, en particulier dans le Wild Life des agriculteurs et
des pêcheurs de l’Angleterre du Nord-Est et du Sud-Ouest. Et cela grâce à
l’immersion dans une même ombre reliante unanime,
unanimiste, qui fut son sujet photographique.
Puis, le pictorialisme commençant à s’épuiser, des photographes
« artistes » réclamèrent, à l’opposé, une photographie justement dans
ses aléas, dans ses lumières bizarres, dans ses décadrages saugrenus, et en
particulier dans le « snapshot », coup tiré
au hasard par un chasseur, devant une J scène de rue, un building en
construction, une course de chevaux. The Blind de Paul
Strand de 1916, une aveugle mendiante prise à son insu et prétendument sans
artifice, déclare assez cette orientation (FS,195).
Enfin, à un autre extrême, on s’avisa que la photographie était
capable d’abstractions presque pures. Et nous retrouvons là encore Paul Strand
avec une photo de barreaux de chaise quasiment sans contexte (FS,196;PP,117), de la même année que son Aveugle.
Or, Alfred Stieglitz, Américain éduqué dans le milieu juif
allemand, est présent dans ces trois tendances. Après avoir formé, en 1902, son
propre groupe, appelé Photo-Sécession (sécession du
Caméra Club of New York), il crée en 1903 la première revue artistique et
théorique de photographie, qui paraîtra jusqu’en 1917, « Camera Work », où se reflètent les diverses options que nous
venons d’envisager (PP,vol.6). De 1905 à 1917, au
numéro 291 de Fifth Avenue, il tient une galerie, le
fameux « 291 », qui expose non seulement des photographes mais des
artistes d’avant-garde, de Cézanne à Picasso, Braque, Picabia; c’est là que
Marcel Duchamp montra son urinoir-fontaine en 1917. Après 1920, Stieglitz participera
encore à la « straight photography ». Cette
variété d’approches, en même temps que le talent politique de régenter tout
sans trop se brouiller avec personne, tenaient à une
conjonction de ductilité et de rigueur, que confirme sa graphologie. Mais, plus
profondément, à un sujet photographique justement très ouvert, et où il faut
s’installer maintenant pour tout tenir ensemble.
Somme toute, le cerveau de Stieglitz photographe considéra
constamment l’empreinte photonique, très continue, comme une possibilité de
rendre des modelés. Pour lui, la graphie-par-la-lumière
sculpte, avant de dessiner et de peindre. Avec ceci que, dans une vraie
sculpture, qu’elle appartienne au MONDE 1, ou 2, ou 3, la lumière ambiante
exalte une matière, avec sa masse et ses forces internes plus ou moins
magiques, tandis que dans la sculpturalité photographique, en raison de la
minceur du papier, de l’impondérabi-lité des grains
chimiques qui ont viré, mais peut-être surtout du flottement général de
l’empreinte photonique, désarticulante à force de
continuité impartiale, ce n’est plus tant l’objet éclairé qui apparaît que la
lumière éclairante. Quand, pour Stieglitz, cette lumière-là glissait sur une
courbe, elle tournait sur elle-même autant qu’autour d’un objet. Alors, le
photographié, tout en perdant sa pesanteur et son grouillement interne, n’était
pas anéanti, mais résorbé, transsubstantié en lumière. Il était, au sens
propre, épiphanique. L’épiphanie par le modelé enroulant et non pondéral, que
permet la photographie, fut le sujet photographique de Stieglitz.
Ce sujet s’actualisa selon les trois modalités du
sculptural : (A) bas-relief, dans les intempéries de neige ou de pluie de Approaching Storm de 1887 (*BN,168) ;
(B) ronde-bosse, dans le corps nu de Georgia O’Keeffe bandé convexement
en 1918 (**FS,n°209) ou ramassé concavement dans le Torso de 1919 (PHPH,133); (C) haut-relief,
dans le corps vêtu mais épandu de Georgia Engelhardt
de 1921 (***LP,74).
Ce dernier cas est très éclairant. On y voit comment, jusque
dans l’architecture et le décor, c’est ici la lumière qui est la substance et
l’essence, par son absence d’accident, par on égalité, par sa distribution
ferme en rectangles verticaux et horizontaux (grâce à la pose romaine), par sa
solidité dans la vitre surtout par ses enroulements sur soi moyennant les bras,
les jambes, le vase, les feuilles, partout consistant en elle-même, sans plus
de distinction de la surface et du fond.
Et on y vérifie du même coup que, de la ronde-bosse, du
bas-relief et du haut-relief, c’est ce dernier qui convenait le mieux à ce
parti d’existence. Car, tout compte fait, les deux nus précités de Georgia
O’Keeffe ne sont pas de vraies rondes-bosses, si l’on remarque le drapé tendu
dans le premier, et le bout de bras apparaissant à distance du corps dans le
second. Ainsi, pour Stieglitz, le thème le plus rétif ce furent les têtes, dont
le cube ou la sphère tendaient à creuser une fuite de
la profondeur. Et il les élide ou les réduit le plus souvent. Si celle de John
Marin, en 1920, est prise entière (****BN,208), c’est qu’elle était assez
large et plane pour, moyennant la pénombre, se disposer en haut-relief à partir
des barres lumineuses du nez et du col. On comparera les pleins et les déliés réguliers
de ce visage avec ceux de l’écriture de Stieglitz pour voir comment un sujet
photographique appartient à l’être entier.
Un photographe aussi théoriquement conscient devait atteindre,
vers la fin de sa carrière, des accomplissements presque abstraits. Les Equivalents
produits entre 1923 et 1931 (FS,n°255-7) proposent
sur un thème objectal minimal, des nuages, toute la topologie existentielle des
enroulements et déroulements d’écheveaux de lumière qui est le sujet
photographique de Stieglitz, en contraste par exemple avec les nuages de Coburn, qui viraient de l’intérieur d’eux-mêmes non sans
menace (LP,62). Et d’un esprit si radical on devait attendre aussi une photo
testamentaire, combinant le souvenir essentiel de la vie et l’acceptation de la
mort. C’est sans doute le carré d’herbe, Grass (FS, n° 258), pris à Lake George en 1933.
On comprend ceux qui voudraient faire commencer la maturité de
la photographie avec Stieglitz. Il est le premier qui ait vu franchement
qu’avec le nouveau médium l’être se déplaçait de l’objet vers la lumière
enveloppant l’objet. Qu’à ce compte il n’y avait plus d’objets en soi, mais
seulement des réflexions lumineuses plus ou moins enroulées, plus ou moins
denses ou fluides. Que, du reste, la lumière enroulée ou non ne dispensait pas
des objets, des événements et des formes (comme le donnait trop à croire un
manifeste de Victor Meric communiqué à Stieglitz par
Picabia), mais les assumait, les subsumait, sans les vider de leur substance.
Sa femme Georgia O’Keeffe, ses épiphanies
sur la pellicule, les épreuves et les imprimés pertinents ne la privent pas de
sa substance, de sa chair, elles la révèlent dans son essence. La lumière de
Stieglitz reste substantielle, charnelle. Moyennant pareil sujet, les effets de
champ perceptivo-moteurs de la photographie ont
rarement eu cette cohérence presque picturale. Rarement aussi, ils ont aussi
étroitement coïncidé avec les effets de champ logico-sémiotiques
qui leur étaient associés. En particulier, où trouver des concordances plus spontanées
entre indices, index, signes référentiels analogiques, signes référentiels
digitaux (par la géométrie)?
Atget nous avait paru indissociable de Proust. Stieglitz, dont
le temps fort va aussi de 1900 à 1930 environ, est en consonance étroite avec
Valéry, né huit ans plus tard et disparu un an plus tôt. Des deux côtés c’est
le même « or » de la lumière, la même « chaîne de poses »,
les mêmes « fins plus douces que miel », le même « arôme d’une
idée », le même « sommeil trompeusement peint de campagnes », la
même « masse de béatitude », le même corps à la fois émanant et autoperçu, la même palpation et olfaction de la chair comme
compénétration de la surface et du dedans, la même traversée et sortie des
évanescences du Symbolisme européen vers des « charmes » (carmina)
charnus.
Et, des deux côtés, la sculpturalité de haut-relief fait un
recours à la Grèce, parfois à Rome. Car ce n’est ni au Japon, ni en Chine, ni
en Inde, que l’être fut jamais pareillement senti comme apparition, phénomène,
« phainomenon ». Stieglitz et Valéry c’est
le même virage au MONDE 3 dans la réminiscence éblouie du MONDE 2.
* *
NOTE SUR LA NOTION
D’ÉQUIVALENCE PLASTIQUE CHEZ STIEGLITZ
(Les realia de cette note proviennent
des pages 10-11 et 275-276 de la remarquable contribution de Maria Morris
Hambourg à The New Vision.)
Si Stieglitz produit ses Equivalents entre 1923 et 1931,
la notion d’équivalence lui est familière depuis 1912. Elle lui fut
soufflée par le caricaturiste politique mexicain Marius de Zayas,
lorsque ce dernier, collaborateur au 291 et au moment d’exposer Picasso dans la
galerie, expliqua que ce peintre jugé révolutionnaire ne fournissait pas des
représentations de l’aspect des objets, mais des éléments plastiques suscitant
par leurs purs rapports un équivalent cérébral de l’émotion éprouvée devant
certains objets : « the pictorial
équivalent of the émotion produced
by nature ». Il pensait surtout aux objets naturels, comme un nu.
Stieglitz se réjouit de la formule et, au grand étonne-ment de Steichen, acheta un dessin de Picasso sans
titre et extrêmement abstrait (NV,10). Il déclara
ensuite que ce dessin était pour lui « a sort of intellectual
cocktail ».
Le terme d’« émotion » employé par Zayas n’était pas le meilleur. Mais au même moment
Stieglitz entretient un échange épistolaire avec Kandinsky, qui en 1912 publie
« Uber das Geistige in der Kunst », où
l’initiateur et théoricien de l’art abstrait explique, comme Zayas avait essayé de le dire, que ce n’est pas parce qu’un
tableau ne montre pas des objets qu’il n’a pas de contenu, et que ce n’est pas
parce que ses couleurs sont heurtantes qu’il n’est
pas harmonieux. Un cercle ou un carré ont un contenu spirituel (geistig) du seul fait qu’ils sont un cercle ou un
carré ; davantage s’ils sont bleu ou jaune, car le jaune d’un cercle n’est
pas le jaune d’un triangle ; plus encore s’ils ont une position
particulière dans l’espace ; ce que Malevitch vérifierait sitôt après dans
les accélérations internes (infinies) résultant des décalages angulaires de
rectangles entre eux et avec le cadre. « Chaque forme a un contenu
intérieur. La forme est la manifestation extérieure de ce contenu (...) Il n’y
a pas de forme, de même qu’il n’y a rien dans le monde, qui ne dise
rien ». Stieglitz est heureux d’entendre déclarer sans ambages ce que
chaque peintre sait depuis toujours, qu’il s’appelle Angelico, Titien ou
Cézanne, et qu’il savait fort bien lui-même. Et, à l’Armoty
Show de 1913, où figure toute l’Avant-Garde européenne, il achète l’Improvisation n° 27 de
Kandinsky (NV,11).
Cependant, en 1912, Stieglitz demeure persuadé que les photos,
empreintes photoniques du monde extérieur, ne sauraient atteindre cette pureté
de la peinture. Et sans doute a-t-il fallu un élément nouveau pour que dix ans
plus tard il entreprenne ses Equivalents. On peut croire que ses nus de
Georgia O’Keeffe lui ont révélé que la lumière en de purs enroulements
épiphaniques suffisait à réaliser son sens à lui, son « émotion »,
son parti d’existence, sa vraie substance, son contenu « geistig ».
Assurément, il reste une différence entre le peintre et le
photographe, puisque des nuages ne sont pas de « purs » points,
lignes, surfaces, volumes, teintes, valeurs, saturations, textures, et
demeurent des événements physiques extérieurs. Seulement, les nuages c’était ce qui se rapprochait le plus de l’abstraction, tout
en consonnant avec un sujet photographique qui était justement l’enroulement et
le haut-relief lumineux.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.