L’ombre est la bonne à tout faire dans la
photographie, définie par Talbot comme « thé art of fixing a shadow ». Mais en ayant le plus souvent le rôle
modeste de fond pour les lumières. Au mieux, chez Hill and
Adamson ou Margaret Cameron, l’ombre partageait l’espace moitié moitié avec la clarté, en des effets de vitrail, chez le
premier, de figuralité, chez la seconde.
N’y aurait-il pas pourtant une positivité de l’ombre?
Nous avons vu Peter Henry Emerson la pratiquer secrètement comme le lien
unanimiste des interrelations naturelles entre les êtres (AP,149-156).
Et, à partir de 1900, moment où Emerson cesse d’occuper le devant de la scène,
elle joue un rôle déclaré chez deux jeunes photographes. Steichen semble avoir
été surtout frappé par sa capacité de mettre en déroute la scène classique.
Paul Strand par sa disponibilité aurorale. Etant donné leur propos, on ne s’étonnera
pas qu’ils soient partis l’un et l’autre du pictorialisme, aient été liés avec
Stieglitz et aient collaboré à « Caméra Work »
durant toute son existence, donc de 1903 à 1917.
1. L’ombre et la non-scène :
Steichen
Comme Stieglitz, Steichen, de quinze ans son
cadet, accompagne presque toute l’histoire de la photographie de son temps :
il propose constamment une théorie ferme; il produit dès 1900 des photos
révolutionnaires ; il essaye très tôt la couleur unie puis différenciée ;
il exerce la photo aérienne pendant la Première Guerre mondiale ; il
cherche en 1920 des équivalents photographiques de la science, voulant suggérer
l’espace-temps d’Einstein ; devenu chief-photographer
du groupe de presse Condé Nast (Vogue) en 1923, il
met au point le système d’éclairage à sources multiples qui va devenir celui de
toutes les publications de mode, mais aussi de la publicité appelée par le styling à partir de 1930 ; il passe à la photographie
navale pendant la Deuxième Guerre mondiale. Tout cela en organisant une
cinquantaine d’expositions importantes jusqu’à « The
Family of Man » en 1955, ce qui supposait le don
d’entrer dans les sujets photographiques d’une bonne centaine de photographes
de tous horizons. Pour cette activité protéiforme, on doit, comme chez
Stieglitz, supposer des qualités de caractère. Mais il a fallu aussi, comme
chez le grand aîné, un sujet photographique permettant d’épouser tous les
autres, ou du moins la plupart. Ce sujet ce fut la non-scène,
liée à la photographie pour toutes sortes de raisons, et en particulier par le
rôle qu’y jouent les ombres envahissantes et divagatrices.
Afin de mesurer les enjeux, rappelons-nous que
le MONDE 2, c’est-à-dire la saisie-construction par
des « touts » composés de parties intégrantes, avait appelé la scène,
la « skènè », ce lieu où les événements
et les objets se donnaient dans la bonne distance, ni trop loin, ni trop près,
se détachant comme des « formes » sur un « fond ». Cela
commanda la disposition des théâtres grecs semi-circulaires. « Theatron », de même que « théorie »,
venait de « theasthai », qui signifie
justement regarder d’une vue totalisatrice, à la façon d’un géomètre euclidien
regardant un triangle. C’est cette vue « scénique » que la
photographie, initiant le MONDE 3, mit en déroute, provoquant même un culte de
la non-scène. Car Steichen cultive littéralement la non-scène
en débridant les envahissements de l’ombre. Il dit lui-même de son Vase Noir
de 1901 (BN,174) : « C’est une de ces
choses bizarres qui ne sont rien, et ne signifient rien, mais auxquelles,
néanmoins, il est impossible de dénier une large mesure de sentiment
artistique. (...) Mais pourquoi doit-il être appelé Le Vase Noir plutôt
que, de façon plus obvie, la fenêtre blanche ou le cou tendu, cela n’apparaît
pas. » En 1907, sa vue de Versailles (AP,167)
est presque un cas d’école, puisque d’un monument et de jardins qui sont un
chef-d’œuvre de la mise en scène classique il ne garde qu’une lueur au-dessus
de l’ombre énorme de l’escalier de l’Orangerie. Et sa démonstration est plus
exemplaire encore dans le Parthénon de 1921 (*LP,77),
car là c’est un bâtiment « formel » au point d’être réglé au nombre d’or
qu’il réduit à deux tambours entre deux colonnes elles-mêmes coupées par un
violent chiasme ombre/ lumière, tandis que trois seulement des cariatides de l’Erech-teion s’entrevoient dans un lointain décentré.
Nous venons de parler de démonstration, et c’est
vrai que Steichen est non seulement réfléchi mais réflexif. Son Self-Portrait with Brush and Palette (BN, p.
172) de 1901 est une méditation sur les situations respectives de la peinture
et de la photographie. Au départ, tout se passe comme s’il s’agissait de fixer
dans un solide cadre-index pictural la scène des
scènes, celle du peintre figuratif en train de se peindre. Mais tout de suite
les ombres disparates inhérentes à la photographie ont dispersé brosses,
palette, col, bout de porte, demi-visage dans des
espaces quasiment sans lien, et selon des angles qui ont fait sauter le cadre
index. Ce qui règne c’est un rythme dont le seul correspondant est celui du
jazz et donc aussi du cubisme, en train de se chercher au même moment. Grâce à
l’éclairage à sources multiples, le rythme jazzique se retrouvera pleinement
épanoui dans le ragtime de la Marlène Dietrich de 1932 (**Vogue, 50 Années,
p. 12), non sans rapport avec un certain Nu couché de Picasso de
1933. Stravinsky avait publié son Ragtime en 1920.
Un des actes les plus significatifs de
Steichen, praticien et théoricien, aura été la collection qu’il a rassemblée de
clichés aériens pris pendant la Guerre de 1914, souvent sous sa direction, et
dont il confia judicieusement des exemplaires au Muséum of Modem Art de New
York. Il y a là toute la philosophie de la photographie comme phénomène
indiciel, non référentiel, à peine indexé. Après les photos d’étoiles et de
galaxies, rien ne fait mieux éclater la non-scène, et
le rôle qu’y joue l’ombre, qu’un champ de bataille vu d’avion.
2. L’irradiation de l’ombre : Paul Strand
De dix ans plus jeune
que Steichen, mais ayant participé comme lui au pictorialisme de « Caméra Work », Paul Strand, qui témoignera de la même
longévité créatrice, conçoit aussi la positivité de l’ombre. Cependant, ce n’est
pas ses éruptions jazziques qui le frappent, mais plutôt son calme, ses
possibilités d’ouverture inchoative, du dedans, vers la lumière, sans
être encore la lumière. Il fut peut-être influencé en cela par Peter Henry
Emerson, qui vers 1885 déjà avait vu le devenir calme de l’ombre, quoique dans
le sens inverse, comme enfoncement unanimiste dans une racine commune (AP,149-156). Ou tout simplement il
appartient à cette époque qui chez plusieurs, Proust, Atget, Debussy, fut
sensible aux ténuités initiales. Du même coup, l’ombre est chez lui porteuse d’une
élévation du sens littéral vers le spirituel. Anagogique.
C’est cette inchoation
et cette anagogie qui expliquent sans doute que Paul Strand est un des
rarissimes photographes dont les photos font attendre quelque chose. Un peu
comme une vignette de bande dessinée. Mais pas par le suspense, ni par l’énergie
potentielle accumulée, ni par la métastabilité transmutationnelle.
Au contraire, il laisse le spectacle à sa placidité maximale, avec le minimum d’indexation,
comme Atget et Proust, afin que le devenir provienne de la surface
impressionnée comme telle, de sa nuance infinitésimale (au sens valéryen
contemporain de « déjà ta nuance varie »), sans destination
fonctionnelle.
Et c’est ainsi qu’en 1915 les grands
rectangles hauts des fenêtres de Wall Street « font » un petit soir, ou plutôt un
petit matin (***AP,183), non par une lumière tombant sur eux, mais par leur
ombre commençant à irradier un très intime et très secret commencement. Que
trente ans plus tard, Suzan Thompson (AP,192) vient à notre rencontre en étant immobile, tout comme l’Eglise
sur la colline dans le Vermont (AP,190). Qu’encore en 1967 un jeune couple
de Paysans roumains exprime on ne sait quel avenir (AP,196).
Un des moments parfaits de cette vision-construction aura été, en 1923, sa femme Rebecca (FS,208) essentialisée en sa simple tête couchée à laquelle
sont accolés deux bras relevés multipliant entre elle et eux les ombres en
éveil, l’aisselle découverte épousant cette naissance dans sa pilosité qui
pointe allusivement du bord inférieur de l’image. A moins qu’on trouve encore
plus archétypale ïAveugle de 1916, donc
du tout début, pour qui phénoménologiquement du moins la lumière n’était plus
qu’une naissance infime et lointaine dans une ombre immense (****pp,49 ; FS n° 195).
Mais, bien sûr, pareil goût de la nativité et
de l’inchoation devait s’essayer à l’abstraction que venaient
d’engager Malevitch et Kandinsky en peinture, et Paul Strand donna en 1917,
dans le dernier numéro de « Caméra Work »,
sous le titre Photography, deux photos
dont l’une, moyennant une palissade (PP,Camera Work,59),
l’autre, moyennant des poutres (Ibidem,61), montraient sous forme quasiment d’épuré
les deux grands statuts naturels de l’ombre : être fond d’objets, être
projection d’objets. Avec ceci que chez lui, dans les deux cas, c’était les
ombres qui étaient lieu d’engendrement, non les lumières.
Strand, juif très tourmenté d’options
spirituelles, connut une conversion violente en 1932, passant de la mouvance
esthétique de Stieglitz à celle, éthique, d’un socialisme convaincu, assez
militant en tout cas pour lui créer des problèmes avec le McCarthisme,
et le contraindre à voyager. Cette conversion morale entraîna-t-elle une
conversion photographique? Nullement. L’anagogie de l’ombre n’avait aucune
raison de faire mauvais ménage avec le devenir social. En fait, ici, le sujet
photographique et l’intention sociale se renvoyaient l’un à l’autre. Les
auteurs de On thé Art of Fixing a Shadow ont
judicieusement mis en regard The Blind de 1916 (****, n° 195) et Chair Abstract (n°
196), une épure de fauteuil de la même année.
N’y aurait-il pas une exception : le
foudroyant regard de face du Jeune garçon pris en Charente en 1951 (AP,194)? Mais, à y regarder de près, si psychologie il y a,
elle aussi sourd de l’étalement égal des ombres, en gestation de la lumière.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.
Les sigles (*), (**), (***) renvoient respectivement
à la première, deuxième, troisième illustration du chapitre. Donc, la formule
(***AP,417) se lira : « Ceci a trait à la troisième illustration de
notre chapitre, et vous en trouverez une reproduction meilleure, ou autre, avec
les spécifications techniques souhaitables, dans The Art of Photography sous
le numéro 417 ».