La photographie sèche, qui s’ouvre dans les
années 1870, ce n’est pas seulement Atget et Stieglitz, c’est aussi Riis et
Hine, c’est-à-dire ces deux photographes qui, munis de leur trépied devenu plus
léger, et éventuellement d’un flash permettant de travailler de nuit, se mirent
à descendre dans les slums de New York pour y prendre et montrer les
défavorisés.
Cette fois, le médium était largement au
service du thème. Mais le thème en retour stimula le médium, dont il révéla des
virtualités formelles neuves (ombres insolites, cadrages sectionnant les objets
à la diable), mais surtout politico-sociales : la photographie comme moyen
de prédication. Riis et principalement Hine en vinrent à organiser des séances
de diapositives savamment orchestrées. Riis, qui commence en 1887, dès l’invention
du flash, voulait seulement que ses photos soient « a way of putting
before thé people what I saw there ». Hine, qui commence en 1904, fut plus
ambitieux. Selon le rêve américain, il exhibait le « good material at
first », les forces vives des jeunes, qu’il fallait libérer du « making
junk » qu’était leur exploitation. Riis et ses suppléants étaient
accablants. Hine fut tonique. Et dans les années 1930 il photographiait encore,
intrépide, les ouvriers acrobates construisant des gratte-ciels.
Sander, lui, n’est pas un assistant social ni
un prédicateur, mais un sociologue, et même un anthropologue. Lorsque, dans ses
débuts, il allait photographier les paysans dans les campagnes des environs de
Cologne, lui qui avait d’abord travaillé chez un mineur du fer, au lieu de
regarder de haut en bas, comme Hine, il regarde de bas en haut, et ainsi n’aperçoit
pas seulement des riches et des pauvres, mais, à la façon du prolétaire selon
Marx, il voit l’Homme lui-même ou du moins la Société même, dans la société
allemande de son temps. Son grand œuvre projeté, « L’homme du XXe
siècle », aboutira en 1929 à Antlitz der Zeit, titre de la partie
qui en fut publiée de son vivant. Le mot « Antlitz » est un
substantif poétique et mystique à charge forte, qui est formé de « ant-ent »
(venant à la rencontre) et du gothique « wlaiton » (promener son
regard autour de soi). Il y a une dimension heideggerienne dans le « Visage »
qui vient à la rencontre de Sander. Sein und Zeit est de 1927.
Le projet de Sander déboucha sur l’anthropologie
fondamentale. Sans qu’il le sache explicitement, l’homme est pour lui l’animal
signé; c’est un organisme investi d’indices d’état (pâleurs, rougeurs,
tremblements), comme tout organisme animal ; mais, en tant que primate
dressé et disposant de mains planes, c’est aussi un organisme investi d’index
(le doigt, le nez, le sexe), de signes référentiels digitalisâmes (les
doigts peuvent figurer un carré, un cercle, un triangle, ou compter de 1 à 10),
et assurément de signes référentiels analogiques, en particulier une
image du corps propre plus ou moins consciente.
Il faut alors mesurer le chemin parcouru
depuis Nadar. Pour ce dernier, au moment où le romantisme virait au positivisme,
les couches hétérogènes entre elles de l’organisme et des signes, de l’organisme
et du rôle, de l’organisme et du métier, s’unifiaient assez sous la pression
chaude de la physiologie « géniale ». Mais, à travers les
évanescences fin de siècle, puis la grande Guerre, puis la République de
Weimar, ce rapport s’était distendu. A partir de 1920 en tout cas, le rôle, et
en particulier le métier, commencent à être saisis comme une mécanique
décomposable et recomposable, dont le corps n’est qu’un support. Le Bauhaus de
ces années analyse en leurs éléments premiers pour les recomposer ensuite non
seulement tous les produits industriels, artistiques, sémioti-ques, mais
aussi les gestes humains qui les font, jusqu’au geste théâtral, selon
une Combinatoire universelle, qui rappelle le projet de Leibniz. Donc, pas de
meilleur moment possible que ces années-là pour saisir ce que c’est qu’un corps
notarial, un corps ingénieur, un corps pictorial, un corps musicien, etc. Pour
suivre également certaines structures humaines circulant et se variant d’un
métier, d’un rôle à l’autre. Dans la tradition de la Kulturgeschichte
allemande, Spengler publiait, de 1918 à 1922, le prodigieux Der Untergang
des Abenlandes, une anthropologie des civilisations à la fois structurale
et existentielle.
La photographie là-dedans? Elle était
prédestinée. D’abord parce qu’elle captait autant et plus d’indices que d’index
et de signes référentiels, et pouvait donc laisser parler les articulations
entre le corps et le rôle, entre le corps et le métier, indépendamment des
intentions du portraitiste. Puis, elle permettait au corps portraituré d’animer
lui-même consciemment ou inconsciemment les signes dont il s’investissait. A la
condition de travailler surtout à la chambre et en studio, sous les contraintes
du rendez-vous et de la pose, faisant songer à la séance psychanalytique. Et,
toujours comme Nadar, d’exclure le plus souvent les pieds et même les jambes du
modèle, qui l’eussent mis en marche, et du coup eussent dissipé sa structure. Enfin,
détail d’importance, de proposer le produit fini sur un papier dépouillé; les
paysans qu’il photographiait dans leurs campagnes se moquaient des tirages de
luxe, ils voulaient leurs images; or, faisaient remarquer les amis de Sander,
combien ces images pauvres étaient plus structurales et plus existentielles que
des images riches ! Quand l’imprimé à grande diffusion l’emporta sur l’épreuve
singulière, s’acheva, note Szarkowski, l’essentialisation des rôles et des
organismes : dans un tirage de 1910, un paysan serf est encore tout en
nuances infiniment subtiles (PN,240) ; après 1920, les figures, pour
répondre aux détails plus grossiers de la photogravure, n’en trahissent que
mieux leurs « éléments » au sens bauhausien (PN,241).
Cela donna la Combinatoire ethnographique de
Sander. Portraituré par lui, ou plutôt se portraiturant avec son assistance le
chef d’orchestre Wilhelm Furtwàngler (*PF,153) nous donne à savoir, en
1928, quel veston et quelle cravate (justement Bauhaus) il faut revêtir, quels
angles établir du dedans entre ses membres et son tronc, quelles tensions entre
ses yeux, ses sourcils et son nez, quelles assises prendre sur son siège, quel
malaise diffus entretenir, quelle trame exacte et dense (quel timbre) doit
montrer son vêtement, pour avoir été capable de susciter les neuf symphonies de
Beethoven comme jamais personne ni avant ni après n’y est parvenu, même
Toscanini. Corps et rôles proposent là un jeu d’éléments en fonctionnement,
propres au MONDE 3, plutôt qu’une gerbe d’attributs procédant d’un foyer, comme
chez Nadar, qui par là appartient encore largement au MONDE 2. Ce n’eût pas été
le cas si Furtwàngler avait comparu la même année devant la caméra «
criminologique » d’Erfurth, pourtant du même âge (PN, 174-5).
Cependant, tous ces effets de champ
logico-sémiotiques, où se croisent organismes, indices, index, signes
référentiels analogiques et digitaux dans des torsions compatibilisatrices, ne
doivent pas faire oublier les effets de champ perceptivo-moteurs de Sander,
intensifiés en retour par les effets de champ logiques qui les traversent,
comme chez Nadar. C’est affaire de structure, et en particulier d’une mise au
carré, d’un carré ni trop grand ni trop petit, qui permet toujours de savoir où
l’on est, sans quoi les rôles perdraient leur articulation combinatoire pour
virer au pittoresque. Mais c’est affaire aussi de texture, d’un grain (de la
peau, du vêtement, des feuillaisons, du bois de construction) qui doit être
ferme, cellulaire, et lui aussi ni trop grand ni trop petit.
En son acmé de 1926, Sander a photographié ce
qu’il a titré L’œil droit de ma fuie Sigrid (**BN,232). Rien ne montre
plus sémiologiquement certains concepts, comme les rapports entre l’organisme
(l’œil) et le sens (le regard). Mais rien n’indique mieux non plus quels
rapports plastiques entre l’horizontal et le vertical, le vide et le plein, le
clair et l’obscur, le glabre et le pileux, le lisse et le granuleux (de la
peau), etc., donc quelles topologie et cybernétique perceptives il a fallu
entretenir pour recueillir « Le Visage du Temps ».
Szarkowski a choisi pour la photo de
couverture de Photography Until Now la petite Foraine de Sander
de 1932 (PN,241). Elle nous regarde de la fenêtre ouverte à côté de la fenêtre
fermée de sa roulotte, son bras formant à l’extérieur un angle droit pour
atteindre la clef de la serrure. Parmi tous ces rectangles verticaux et
horizontaux, son visage lui aussi est fait de rectangles verticaux et
horizontaux. Et le bois a exactement le grain qu’il faut pour étaler la
combinatoire de la structure et de la texture.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.
Les sigles (*), (**), (***) renvoient respectivement
à la première, deuxième, troisième illustration du chapitre. Donc, la formule
(***AP,417) se lira : « Ceci a trait à la troisième illustration de
notre chapitre, et vous en trouverez une reproduction meilleure, ou autre, avec
les spécifications techniques souhaitables, dans The Art of Photography sous
le numéro 417 ».