Un siècle et demi de photographie donne
à croire qu'une photo isolée, du fait qu'elle est un enregistrement d'un seul
coup, ne saurait avoir le déploiement orchestral de l'Apollon d'Olympie, ou
d'une fresque de Piero della Francesca, ou du «O si chère de loin» de Mallarmé,
ou du «Ah ! chi mi dice mai» dans le Don Juan de Mozart. Pierre Radisic, nourri de l'opéra
classique mais aussi de musique contemporaine, a cherché une voie à
l'orchestration photographique, et cela à travers l'effet géologique, favorisé
par la nature indicielle de la photographie. Selon deux voies presque
contraires.
La première est la plus obvie.
Survoltons le négatif sous le flash électronique de 1500 joules légèrement
au-dessus et de côté, de façon que les moindres pores ou poils d'une peau se
dressent et se creusent en accidents de terrain. A l'arrivée, imposons au
positif un agrandissement «excessif», 46 X 56 cm, qui magnifie par le grain la
géologie des surfaces. Néanmoins, l'orchestration est encore timide, et on
recourt finalement à la bonne vieille retouche graphique, au pinceau et à
l'encre. Seulement, alors que celle-ci avait d'ordinaire compensé ce qu'il y a
de trop abrupt dans les photos, elle renforce cette fois les extravagances
locales et les conduit à des intensités granulaires où se créent entre elles
des résonances d'aberrances. Bref, elle survolte le photographique.
Parmi les terrains les plus aptes à
porter cette orchestration cataclysmique, le premier retenu fut le visage
humain adulte, résultat d'une phylogenèse très bifurquante de quelques millions
d'années, et aussi d'une ontogenèse ravinée d'émotions, de ressentiments,
d'ouvertures, de stéréotypes sociaux, de singularités libidinales. Dans les Couples
(PHPHJ13 ; Zoom Janv.1983), les
accidents géologiques saillaient d'autant plus qu'ils contrastaient par la
comparaison de deux visages masculin/féminin, tout en gardant leur singularité,
puisqu'ils étaient photographiés et encadrés séparément. Des troncs humains pouvaient
aussi faire l'affaire, à condition de ne plus être saisis comme les «touts»
formés de parties intégrantes du MONDE 2, ni même comme les éléments
agrégativement pulsatoires du MONDE 1, mais comme ces accidents tissulaires
chacun autonome qu'y reconnaît le MONDE 3. La géologie orchestrée fit sonner
comme un tambour le tronc noir, dense, luisant, forgé, du très africain Lucky (**Cliché,5). Ensuite, comme un gamelan, le tronc
pâle, lisse, étiré de la très vietnamienne Marilou (***CI,4).
Cependant, depuis 1990, on ne s'étonnera
pas trop que Pierre Radisic ait tenté un trajet presque inverse, puisque la
géologie ce n'est pas seulement les roches sédimentaires et les roches
volcaniques, mais aussi les roches métamorphiques. En d'autres mots, ce sont
les changements secrets de forme et de texture autant que le dépôt et
l'éruption. Alors, au lieu de survolter au départ, on peut, tout au contraire,
sous-volter les confusions grouillantes d'un fourré de la forêt de Soignes ou
des Cévennes, dans une prise de vues quasiment insignifiante, retenant surtout
des potentialités presque informes, traduites sur le positif à travers des
vitres plus translucides que transparentes, pour renforcer leur non-actualité.
Assurément, l'orchestration suscite de
nouveau la retouche. Mais chimique à présent, non graphique, puisqu'il s'agit
d'intimes métamorphoses. Sept activateurs (sept comme les tons de la gamme
diatonique) ont été sélectionnés : l'or à effet rouge et bleu, le sélénium
à effet noir mauve, l'uranium à effet rouge brique, l'antimoine à effet orangé
sombre, le vanadium à effet jaune, les sulfures à effets diversement bruns, les
révélateurs seconds à effets diversement bleus. Alors, sur les gradients
plastiques de la prise de vues, s'activent les ébauches d'un escargot, d'un
crapaud, d'un dragon, d'un totem, d'une bouche, d'une aisselle, d'un sexe.
Mais, pour la «catastrophe chimique contrôlée» (Thom) qu'est la photographie,
l'essence atteinte n'est pas ces catastrophes perceptives particulières, une
simple tératologie, mais l'affleurement de la Sous-jacence, de l'espace fibre
du topologiste qui, sans être encore aucune forme, est gros des formes
possibles (elles ne le sont pas toutes) avec leurs consécutions possibles. Et
un coin de forêt prend l'intensité d'un buisson ardent (*).
Nous sommes bien cette fois en 1990.
Donc, de façon post-moderne, loin de tout jansénisme du médium : les
moyens mobilisés se croisent de la photographie à la peinture et à la chimie,
comme chez beaucoup de nos contemporains. L'histoire se réactive en même temps
que la géologie, et la forêt transfigurée n'a pas honte d'être culturellement
nommable, celle du Freischütz
plutôt que de l’Après-midi d'un faune. La Combinatoire bauhausienne a définitivement cédé la place à l'espace
germinatif et embryologique de la Topologie différentielle. L'image en lumière
réfléchie de la peinture et du cinéma s'efface au profit de l'image en lumière
émise de la télévision, laquelle n'est plus l'émetteur en noir et blanc de
Robert Frank, mais l'émetteur couleur. L'opéra, si proche de la télévision
couleur (comme l'avait pressenti l'Hergé des Bijoux de la Castafîore), est omniprésent, en tant que bruissement
d'orchestre et accumulation de décors véreux. La même sous-jacence est traquée
dans les visages, les fourrés des Cévennes, la chimie photographique et les
inquiétantes entrailles du Théâtre Royal de la Monnaie (****). Et l’homme,
assurément, loin d'être un microcosme, est maintenant un état-moment d'univers.
La sorcellerie chimique et alchimique de
Pierre Radisic mérite l'attention. Elle manifeste une virtualité de la
photographie. Mais elle trahit davantage. C'est toute la vision de l'Occident
qui, de très mécanicienne au départ (sculptures et temples grecs), devient de
plus en plus chimiste. Nous voyons mieux chaque jour que l'Univers et la Vie
sont pour une large part (la plus large?) une affaire de chimie, et qu'il y a
vraiment beaucoup de neurotransmetteurs au sein de nos plus intimes
enthousiasmes.
La Nouvelle Alliance de Prigogine et Stengers, qui en 1979 a marqué
beaucoup de nos contemporains, est une méditation de chimistes plus que de
physiciens. Par une occurence suggestive, elle fut écrite non loin des ateliers
de Pierre Radisic et de Colette Duck.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.