En sautant de Ueda à Suda pour mieux
sentir l'originalité de l'espace-temps japonais, nous venons de passer, sans y
prendre garde, des photographes qui ont établi leur vision avant la Deuxième
Guerre mondiale à ceux qui l’ont établie après. Pour comprendre Irving Penn, si
représentatif de la nouvelle période, il faut maintenant considérer ce
changement de plus près, et embrasser quelque peu la période 1950-1975. Après
les années de discrétion scientifique qui vont de 1930 à 1950, il s'agit encore
une fois de révolutions scientifiques éclatantes, comme entre 1900 et 1930,
mais très différentes, parce que beaucoup plus intelligibles pour un public
étendu.
En effet, la cybernétique et la théorie
de l'information de 1948 s'incarnaient tangiblement dans la robotisation.
D'établir les séquences des protéines maintenant cristallisées (Sanger-Edman),
puis d'en donner des représentations tridimensionnelles montrant jusqu'aux
angles et aux longueurs de leurs liaisons (Pauling-Corey), demandait beaucoup
d'astuce, mais rendait les choses tangibles. La double hélice de l'hérédité de
1952 n'était pas trop inimaginable, et le «code» génétique avait des
conséquences médicales immédiates. Toujours en 1952, l'obtention d'acides
aminés, bases des protéines, à partir de constituants élémentaires (hydrogène,
oxygène, carbone, azote) sous l'effet d'un simple apport d'énergie rendait
plausible l'origine chimique de la vie, en montrant que l'information d'un système
pouvait parfois s'élever sans l'apport d'une information extérieure. La notion
de big bang s'accrédita depuis la découverte du rayonnement cosmologique en
1964. Le débarquement sur la Lune de 1969 n'avait rien d'abstrait. Même la
théorie mathématique des catastrophes des années 1960 donna bientôt lieu à
quelques figures suggestives, qui permirent d'en parler jusque dans les
magazines. La notion d'axiomatique, qui avait traumatisé les esprits en 1900
s'apprivoisa à travers renseignement des mathématiques dites nouvelles.
La conviction que désormais tout était
possible moyennant un peu de bonne volonté fut sans limites. L'un voyait
l'homme dominer jusqu'aux climats, l'autre la Terre nourrir commodément cent
milliards d'habitants. Cela parmi la dévaluation de la raison monolithique, la
réévaluation de la femme, de l'enfant, du fou, de l'étranger en tant que tels.
La notion de créativité cessa d'avoir l'orientation anti-naturaliste qu'elle
avait eue dans le surréalisme des années 1920. Nature et artifice étaient
destinés désormais à se tisser dans une «réalité médiane», dont Simondon
dégagea le concept dans Du mode d'existence des objets techniques en 1958, et qui soutint une philosophie de la culture
contemporaine dans le Nouvel Age
de l’auteur en 1962.
1. La dilatation tranchée : Irving Penn
Sur cette toile de fond, la couverture
de «Vogue» d'Irving Penn du 15 novembre 1949 (*Vogue Covers 1900-1970) fait
l'effet d'un coup d'envoi. Car des millénaires de relations entre le corps et
son image en sont retournés.
Dans les femmes que «Vogue» avait
montrées en couverture depuis sa fondation en 1900, on trouvait toutes sortes
de styles, depuis le Modem Style jusqu'au Styling, mais l'imagerie et la
réalité étaient toujours données comme distinctes. Et voici que, dans la
couverture de Penn, il y avait cette fois un vrai volume, comme dans une
réalité, et en même temps seulement un aplat, comme dans la pure imagerie. Une
chair restait disponible à toutes les porosités, et cependant elle n'avait pas
de poids. Une surface avait les vertus d'un volume sans cesser d'être une
surface. Le dehors était équivalent à un dedans, et l'inverse, comme dans un
ruban de Moebius, où on est tantôt dedans, tantôt dehors, en circulant toujours
sur la même face. Ce ruban était non seulement suggéré sur le paquet de cadeaux
de Noël qu'il ficelait lâchement, mais il structurait le corps de la femme
entière, continuant ses retournements topologiques dans les manches, le
décolleté, la capsule spatiale que formait le chapeau, le paquet figurant, sous
le buste, un ventre de volume riche et de poids nul. La voilette cessait d'être
l'exaltation de la pénombre, comme depuis toujours, elle était à son tour une
déclaration du poids sans poids, et surtout du dedans-dehors, de
l'imagerie-réalité.
Ce corps-image ou image-corps de Penn
était bien, avant la lettre, la «réalité médiane», qu'aperçut Simondon. La
femme cessait d'être un sujet, ou un objet, pour devenir un moment de
processus. Le mot «process» était en train de devenir aussi courant que, depuis
le Moyen Age, «substance» et «accident», «objectum» et «subjectum». La notion
d'objet, inconnue des Latins, lesquels avaient connu «objicere» (jeter en
travers de la route) mais pas «objectum» (le jeté là-devant en travers), cette
notion qui depuis le XIIe siècle avait envahi l'Europe sous les
formes objectum (latin médiéval), objet (français), object (anglais), Gegenstand (allemand), voorwerp (néerlandais), predmiet (russe), et faisant ainsi le grand couple
philosophique bourgeois objet/sujet, était révolue. Les «objets» n'étaient plus
que les produits locaux et transitoires des «processus», seuls responsables des
systèmes. Ainsi une auto dans le processus Automobile. Une femme dans le
processus Femme.
Evidemment, selon la réalité médiane de
l'imagerie-réalité, les photos n'avaient plus à se conformer aux femmes, mais
bien les femmes aux photos, au processus Femme-Photo. Et planétairement le make
up s'occupa d'alléger, épiler, déodorer, pastelliser, dépondéraliser pour
obtenir in vivo la photographicité féminine. Dans Cybernétique et Société, de 1952, Norbert Wiener demandera : Peut-on
télégraphier un corps? (entendons bien : pas télégraphier l'image du corps,
mais le corps). Ainsi, le MONDE 3, ou saisie-construction par le fonctionnement
pur, entrait dans son âge mûr. La femme-image-processus n'était plus un
microcosme, substance et essence distinctes des images qu'on en pouvait avoir.
Mais une image et une vie tout à la fois. Relais d'un univers lui-même saisi
comme un ensemble de processus, dont chaque «étant» (being) est seulement un
croisement complexe.
Cela exigea la dilatation plane à
laquelle se prêtait la photographie. Irving Penn en fit son sujet
photographique comme dilatation plane tranchée, ou peut-être plus exactement
comme paradoxe du tranche/neuf dilaté, auquel aucune peinture, ni sculpture, n'aurait pu prétendre. Car il y
fallait la minceur de la photo, mais aussi son aptitude à la fois au modelé
subtil, pour que cela gonfle comme une chair, et au tranché noir et blanc, pour
que cela reste dans le plan, sans cesser de gonfler. Ainsi le volume
impondérable joint aux arabesques déployantes (non l'arabesque japonaise
«intervallante», ni l'arabesque ingresque «concluante») multiplierait les
ambiguïtés entre dedans et dehors.
Jamais le blanc n'a été aussi ample,
car, bien sûr, c'est surtout le noir qui tranche mais le blanc qui dilate. Il
culmine dans la robe de nuit de la fameuse petite fille nocturne assise de face
ou dans celle de jour de Colette vieille, dans les figures austères des femmes
de Cuzco (FS,339) et de Goulimine (AF,442), là au Pérou dans le gonflement des
joues, ici au Maroc dans l'autel monumental des genoux, pour la plus forte
anthropologie du vêtement. Parfois les nappes de blanc et de noir
s'entre-modèlent à distance, comme dans la manche blanche verticale et le
chapeau noir horizontal de Large Sleeve de 1951, remarquablement choisi par Szarkowski pour résumer cet
espace-temps (PN,193). Et c'est la même dilatation tranchée, le même tranché
dilatant, qui gonfle lissement les Trois harengs ainsi que leurs pommes de terre blanches, leurs brins
d'aneth verts, leurs plis du papier d'emballage (Moebius toujours là) pour une
annonce touristique suédoise (**Life, Les grands photographes, p.233).
Nous reproduisons en noir et blanc cette publicité couleur pour des raisons
techniques. Mais ce n'est pas qu'une perte, car on y voit mieux ainsi comment
un corps de poisson et un corps de femme sont, par un même sujet
photographique, de même structure et texture.
Les fleurs des Flowers en couleur, qui ont paru dans «Vogue» de 1967 à 1973
pour Noël, et rassemblées par Harmony Books, sont un peu à Irving Penn ce
qu'avaient été les nuages des Equivalents à Stieglitz. Rien ne vaut une fleur pour mettre à nu un sujet
photographique. La Phalaenopsis de
Palm Beach, faisant écho à la couverture de Vogue de 1949, nous dit la
formidable capacité d'attention et de respect qu'il faut pour voir ainsi «the
world in a nutshell». Mais les trois pétales rouge et blanc de la Tulipe de la couverture précisent pourquoi Titien jeune,
celui qui gommait les articulations de la poitrine de la Flora pour lui donner le gonflement et la dilatation d'un
sein unique, celui qui avait si bien gommé les articulations du bassin et du
genou des deux corps nus du Concert Champêtre (autrefois attribué à Giorgione) qu'il en fît des
outres continues, pourquoi ce Titien-là se serait arrêté fraternellement devant
les nus d'Irving Penn.
2 La dilatation galactique : Bert Stem
En 1962, la révolution imagétique de
Penn étant depuis longtemps digérée, Bert Stern donna une version galactique,
et non plus tranchée, de la dilatation plane.
Dans sa réussite suprême, cela supposa
Marilyn Monroe, c'est-à-dire une peau granuleuse mais transparente rendant la
lumière veloutée et juteuse, une chevelure et un visage en expansion
horizontale (un visage paysage), un corps reprenant les ondulations marines et
aériennes de ce visage selon l'ondulation cosmologique que Andy Warhol
cherchait à ce moment dans les encres sérigraphiques, avant qu'Antonioni n'y
revienne dans les fondus cinématographiques de la dernière séquence de Zabriskie
Point en 1970. Cela supposait aussi
qu'un photographe reconnaisse cette peau, cette onde, cette immensité, sente
leur accord avec ses pellicules, et croie sincèrement qu'il avait rencontré la
lumière, la divinité et la lune : «She was the light and the goddess and the
moon». Il fallait enfin, comme chez Nadar et Sander, que la portraiturée
s'inventât elle-même, mais cette fois comme une pellicule immatérielle, une
empreinte photonique où toute substance se résorbe en make up intersidéral.
De là sont sortis les champs
perceptivo-moteurs galactiques des photos couleur, puis des photos noir et
blanc de The Last Sitting (LS), la
dernière séance, où Marilyn Monroe fit sa propre apothéose assistée de Bert
Stern. Sa mort de tragédie, avant sa mort de drame quelques jours après. Nous
avons gardé un des noir et blanc (**LS,174), que «Vogue» publia en cénotaphe.
Pour pleinement comprendre ces clichés tirés pendant que la NASA s'affairait à
vaincre la gravitation terrestre, il est bon d'avoir vu, comme certainement
Bert Stem le Californien, quelques clichés de galaxies.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.