II n'est pas mauvais de terminer cette
histoire des photographes du noir et blanc sur les photos de voyage, aussi
constamment présentes à la photographie que les photos de famille, que nous
avons considérées à l'instant chez Boltanski. De nouveau, il aura fallu les
années 1970 pour que ce thème très ancien donne matière à des sujets
photographiques. Peut-être parce qu'à ce moment le voyage a pris toute sa force
en devenant cosmologique.
1. Le voyage
cosmologique dans l'espace : Max Pam
Dès 1850, les premiers photographes sont
partis pour la Grèce, la Palestine, l'Egypte, ou tout simplement pour l'Europe
Centrale, afin d'en ramener des images archéologiques évidentes et détaillées.
Ce n'était pas vraiment du voyage. En 1893, On English Lagoons de Peter Henry Emerson et, en 1907, The North
American Indian de Curtis montrent
une attitude plus anthropologique que voyageuse. Assurément, dans les années
1930, les reportages de Walker Evans, de Cartier-Bresson, de Robert Capa
comportent parfois un aspect de voyage. Mais très fugacement.
C'est vraiment dans les années 1970 que
les Occidentaux se mirent régulièrement et en grand nombre à fréquenter
photographiquement d'autres pays dans le but de participer à leur vie, en
faisant de cette participation une fin en soi. Sorte d'exercice spirituel
consistant à entrer pendant quelques semaines ou quelques mois dans un système
de valeurs différent du sien, en une conversion culturelle volontairement partielle
et temporaire.
Pourquoi si tard, et pourquoi les
Occidentaux? Peut-être parce que, pour en arriver là, trois mutations
culturelles devaient se conforter mutuellement. (A) Qu'on en soit venu à se
percevoir dans un Univers en évolution irréversible, imprévisible, décentrante.
(B) Qu'en particulier, révolution des espèces ait été comprise, dans cet
univers, comme provoquant des apparitions neuves, elles aussi irréversibles.
(C) Qu'après avoir cru pendant près d'un siècle à l'homme universel, et cela au
maximum dans le Bauhaus, chacun ait senti la relativité de sa culture de façon
concrète, et pas seulement théorique. Alors, le vrai voyage participatif et
mutatif put devenir à la fois attirant et redoutable, sacré au sens de Rudolf
Otto. Car rien n'est plus dangereux que de participer vraiment à deux
civilisations en même temps. Comme Victor Segalen, entre Chine et France,
l'avait éprouvé en poète dès 1920.
Pour l'expérience limite (peak
expérience au sens de Maslow) qu'est le voyage initiatique, la photographie est
ambiguë. Car elle offre le confort de s'approcher du dépaysement tout en le
neutralisant : pendant qu'on règle son appareil pour «prendre» une
incinération à Nasik, on s'en distrait ; et on transforme le présent trop
perturbateur en un futur («cela sera développé et regardé un jour»), futur qui
proposera en fin de compte un passé composé («à Nasik, nous avons assisté à une
incinération»). Mais en même temps, prendre des photos peut, si l'opération
suit une certaine ascèse, fournir l'occasion de recevoir de plein fouet
l'agression du présent, de le resserrer, de le radicaliser en voyant non plus
seulement des faits déroutants ou curieux, mais un espace-temps vraiment autre,
celui d'une autre culture, donc d'un autre monde, derrière les faits. Bref, en
saisissant sous les thèmes, seulement pittoresques, la matière d'un vrai sujet
photographique, c'est dire d'une topologie, d'une cybernétique, d'une
logico-sémiotique convertissantes.
Max Pam représente intensément ces
voyageurs participatifs, mutatifs, vertigineux, qui ont fait de la photographie
de voyage un présent initiatique, d'abord pour le photographe, et
secondairement pour d'autres. Il est Australien, et baigne donc dans la
situation de modernité behavioriste qui est celle de l'Australie. Et, à
l'extrême opposé spirituellement, il s'est confronté à l'Asie, et en Asie à
l'Inde, peut-être plus déroutante encore que la Chine de Segalen. Il est aussi
allé ailleurs. Mais pour saisir au mieux sa pratique du grand écart culturel,
c'est en Inde qu'il faut le suivre, et même dans cette région reculée du Ladakh
naguère encore polyandrique et qui est une des plus hautes régions du monde.
Dans la photo que nous avons retenue
(*CI,4), cette tente militaire, ce pied de militaire qui en dépasse, la
montagne si haute que, du sommet où l'on se trouve, on ne la voit même plus,
font déjà un thème assez fort. Mais c'est dans le sujet photographique que se
joue l'essentiel. Le cadre est carré ; et, dans ce carré immobile, les
événements tournent selon la circularité indienne du karma. La photo devient un
mandala tibétain, cercle dans le carré, et même cercle mouvant et tournant dans
le carré inamovible. Mais cela même ne serait encore qu'un symbole appliqué au
thème. Pour obtenir le mélange fulgurant qu'est cette photo, il a encore fallu
que la circulation du cercle interne ne soit pas fermée, comme dans le mandala
traditionnel, mais ouverte irréversiblement par la distance incommensurable
entre le très particulier (la tente et les pieds de l'homme étendu) et le stric
tement immense (la montagne se dérobant), en un mandala maintenant actif et
explosé. Occident devenu asiatique par le mandala. Asie devenue occidentale par
l'ouverture du mandala. Au-delà de tout pittoresque à la Salgado. Et au-delà de
toute psychologie et toute sociologie triviales.
Les Deux Sœurs de la montagne (**CI,I) sont cosmologiques plus naïvement. La photo
a retenu les pôles limites que sont, d'une part, les deux corps au centre à
l'avant-plan et, d'autre part, la pierre de la montagne originelle dans sa
brume générative à l'arrière mais également au centre. Entre la montagne
ancêtre et les enfants, le lit de la vallée de galets coule frontalement vers
elles et vers nous, entre deux autres montagnes, deux rives. Le lit alluvial du
processus géologique et cosmologique lui-même. Les têtes des deux sœurs
auraient pu rejoindre la montagne originelle, empiéter sur elle. Non. Le
photographe a laissé entre elles et la mère montagne assez d'espace pour que le
processus de filiation montre ses millions d'années.
Encore une fois, le mandala du cadrage
tourne dans le sens des aiguilles d'une montre à travers trois montagnes pour
deux têtes, deux têtes pour une montagne, deux surgissements des têtes pour
deux dépressions des montagnes. Et de nouveau un mouvement fait exploser la
fermeture du mouvement mandalien, qui est latéral : celui, frontal, du
processus. Ouvrant un cosmos à un univers.
2. Le voyage
cosmologique dans le temps : Scianna
Scianna, né la même année que Max Pam,
voyage à son tour intensément, et il fait également de la photographie un moyen
initiatique à l'altérité. Mais il voyage dans le temps, dont la fréquentation
est aussi dangereuse, aussi multiculturelle, que le voyage dans l'espace, dès
lors que les époques sont aussi étrangères, aussi étranges, entre elles que les
lieux.
Pour cela il fallait un endroit resserré
où les moments de culture se bousculent jusqu'au crime incessant, comme la
Sicile, avec sa situation d'écluse centrale de la Méditerranée, son Etna
empédocléen, ses strates culturelles entrecroisées et bigarrées comme les
pièces rapportées du légendaire tablier de Pietraperzia.
Et pour que ce vertige devienne
photographique, il était bon d'être soi-même né dans l'île, mais aussi d'en
être sorti et d'y être revenu régulièrement (comme Nicholas Nixon, à la même
époque, revenait devant les Brown Sisters). Avec un étonnement inlassable, attisé par les
déroutes des empreintes photoniques, qui saisissent ce qu'on cherche et attend,
mais aussi ce qu'on ne cherche et n'attend pas. Surtout, comme le montrent Les
Siciliens de 1977 (LS), cela
supposait une certaine façon de capter des stratifications en profondeur de
l'espace (LS,80,82,87) capables de faire sentir les stratifications en
profondeur du temps (LS,38), - vision sériante de Pavant vers le fond,
qu'exemplifie l'escalier mis sur la couverture, et qui se retrouve jusque dans
la façon de saisir un innocent putto accroché dans les décrochements de ses
volutes (***LS,23).
Comment résumer en une seule image un
sujet photographique où tout tient en récurrences et en comparaisons? Le
portrait de Leonardo Sciascia de
1967 fait peut-être l'affaire (****ArtPress, spécial photo, 1990). Le thème
confrontait deux générations, l'écrivain Sciascia et ses enfants. La rencontre
devait assurément avoir lieu dans l'église du village natal de Sciascia,
Recalmuto. Et aussi devant le Christ mort, pour déclarer à la fois l'écrivain
chrétien engagé et la profondeur de temps de l'Italie. Sans doute est-ce
Sciascia, dans la force de l'âge, qui a suggéré une bonne partie du dispositif
au jeune photographe de 18 ans.
Mais c'est l'œil de ce dernier qui, en
fin de compte, a vu aussi fermement la triade du temps (le passé du Christ
mort, l'avenir des deux enfants, le présent de Sciascia) s'actualiser grâce à
des triades de l'espace : le passé du fond, l'avenir de l'avant-plan, le
présent de l'entre-deux ; le passé qui gît, le futur qui regarde, le
présent qui marche ; le passé transversal, le futur de face, le présent
oblique. En exploitant le feuilletage spatio-temporel du baroque sicilien, dont
notre putto nous a prévenus. Et en voyant comment les blancs horizontaux de la
nappe d'autel et de la vitrine du Christ pouvaient être barrés par la verticale
blanche de la petite fille, sans perdre les strates des âges à travers les
quatre têtes.
En ces années 1970, le voyage
initiatique et périlleux dans les couches du temps n'était pas une invention
isolée de Scianna. Autour de lui, les designers italiens s'avisaient qu'à côté
des exigences techniques universelles héritées du Bauhaus et mises à jour par
l'école d'Ulm, il était urgent de réactiver, à travers l'ustensile
contemporain, certaines couches du passé, dans ce qu'ils appelèrent la
resémantisation. Ce n'était pas encore le post-modernisme ni la
Transavantguardia italiana. Mais l'Italie, par sa pratique synchronique d'une
diachronie de deux millénaires, a toujours pressenti, sinon anticipé, ce genre
de jeux avec l'histoire.
* et ** © Max Pam / Métis.
*** et **** © Fernande Scianna / Magnum.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.