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Texte de l'auteur (7 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


MAX PAM (Australie, 1949),
SCIANNA (Italie, 1949)
 


Le voyage cosmologique

 

II n'est pas mauvais de terminer cette histoire des photographes du noir et blanc sur les photos de voyage, aussi constamment présentes à la photographie que les photos de famille, que nous avons considérées à l'instant chez Boltanski. De nouveau, il aura fallu les années 1970 pour que ce thème très ancien donne matière à des sujets photographiques. Peut-être parce qu'à ce moment le voyage a pris toute sa force en devenant cosmologique.

 

1. Le voyage cosmologique dans l'espace : Max Pam

Dès 1850, les premiers photographes sont partis pour la Grèce, la Palestine, l'Egypte, ou tout simplement pour l'Europe Centrale, afin d'en ramener des images archéologiques évidentes et détaillées. Ce n'était pas vraiment du voyage. En 1893, On English Lagoons de Peter Henry Emerson et, en 1907, The North American Indian de Curtis montrent une attitude plus anthropologique que voyageuse. Assurément, dans les années 1930, les reportages de Walker Evans, de Cartier-Bresson, de Robert Capa comportent parfois un aspect de voyage. Mais très fugacement.

C'est vraiment dans les années 1970 que les Occidentaux se mirent régulièrement et en grand nombre à fréquenter photographiquement d'autres pays dans le but de participer à leur vie, en faisant de cette participation une fin en soi. Sorte d'exercice spirituel consistant à entrer pendant quelques semaines ou quelques mois dans un système de valeurs différent du sien, en une conversion culturelle volontairement partielle et temporaire.

Pourquoi si tard, et pourquoi les Occidentaux? Peut-être parce que, pour en arriver là, trois mutations culturelles devaient se conforter mutuellement. (A) Qu'on en soit venu à se percevoir dans un Univers en évolution irréversible, imprévisible, décentrante. (B) Qu'en particulier, révolution des espèces ait été comprise, dans cet univers, comme provoquant des apparitions neuves, elles aussi irréversibles. (C) Qu'après avoir cru pendant près d'un siècle à l'homme universel, et cela au maximum dans le Bauhaus, chacun ait senti la relativité de sa culture de façon concrète, et pas seulement théorique. Alors, le vrai voyage participatif et mutatif put devenir à la fois attirant et redoutable, sacré au sens de Rudolf Otto. Car rien n'est plus dangereux que de participer vraiment à deux civilisations en même temps. Comme Victor Segalen, entre Chine et France, l'avait éprouvé en poète dès 1920.

Pour l'expérience limite (peak expérience au sens de Maslow) qu'est le voyage initiatique, la photographie est ambiguë. Car elle offre le confort de s'approcher du dépaysement tout en le neutralisant : pendant qu'on règle son appareil pour «prendre» une incinération à Nasik, on s'en distrait ; et on transforme le présent trop perturbateur en un futur («cela sera développé et regardé un jour»), futur qui proposera en fin de compte un passé composé («à Nasik, nous avons assisté à une incinération»). Mais en même temps, prendre des photos peut, si l'opération suit une certaine ascèse, fournir l'occasion de recevoir de plein fouet l'agression du présent, de le resserrer, de le radicaliser en voyant non plus seulement des faits déroutants ou curieux, mais un espace-temps vraiment autre, celui d'une autre culture, donc d'un autre monde, derrière les faits. Bref, en saisissant sous les thèmes, seulement pittoresques, la matière d'un vrai sujet photographique, c'est dire d'une topologie, d'une cybernétique, d'une logico-sémiotique convertissantes.

Max Pam représente intensément ces voyageurs participatifs, mutatifs, vertigineux, qui ont fait de la photographie de voyage un présent initiatique, d'abord pour le photographe, et secondairement pour d'autres. Il est Australien, et baigne donc dans la situation de modernité behavioriste qui est celle de l'Australie. Et, à l'extrême opposé spirituellement, il s'est confronté à l'Asie, et en Asie à l'Inde, peut-être plus déroutante encore que la Chine de Segalen. Il est aussi allé ailleurs. Mais pour saisir au mieux sa pratique du grand écart culturel, c'est en Inde qu'il faut le suivre, et même dans cette région reculée du Ladakh naguère encore polyandrique et qui est une des plus hautes régions du monde.

 

Dans la photo que nous avons retenue (*CI,4), cette tente militaire, ce pied de militaire qui en dépasse, la montagne si haute que, du sommet où l'on se trouve, on ne la voit même plus, font déjà un thème assez fort. Mais c'est dans le sujet photographique que se joue l'essentiel. Le cadre est carré ; et, dans ce carré immobile, les événements tournent selon la circularité indienne du karma. La photo devient un mandala tibétain, cercle dans le carré, et même cercle mouvant et tournant dans le carré inamovible. Mais cela même ne serait encore qu'un symbole appliqué au thème. Pour obtenir le mélange fulgurant qu'est cette photo, il a encore fallu que la circulation du cercle interne ne soit pas fermée, comme dans le mandala traditionnel, mais ouverte irréversiblement par la distance incommensurable entre le très particulier (la tente et les pieds de l'homme étendu) et le stric tement immense (la montagne se dérobant), en un mandala maintenant actif et explosé. Occident devenu asiatique par le mandala. Asie devenue occidentale par l'ouverture du mandala. Au-delà de tout pittoresque à la Salgado. Et au-delà de toute psychologie et toute sociologie triviales.

 

Les Deux Sœurs de la montagne (**CI,I) sont cosmologiques plus naïvement. La photo a retenu les pôles limites que sont, d'une part, les deux corps au centre à l'avant-plan et, d'autre part, la pierre de la montagne originelle dans sa brume générative à l'arrière mais également au centre. Entre la montagne ancêtre et les enfants, le lit de la vallée de galets coule frontalement vers elles et vers nous, entre deux autres montagnes, deux rives. Le lit alluvial du processus géologique et cosmologique lui-même. Les têtes des deux sœurs auraient pu rejoindre la montagne originelle, empiéter sur elle. Non. Le photographe a laissé entre elles et la mère montagne assez d'espace pour que le processus de filiation montre ses millions d'années.

Encore une fois, le mandala du cadrage tourne dans le sens des aiguilles d'une montre à travers trois montagnes pour deux têtes, deux têtes pour une montagne, deux surgissements des têtes pour deux dépressions des montagnes. Et de nouveau un mouvement fait exploser la fermeture du mouvement mandalien, qui est latéral : celui, frontal, du processus. Ouvrant un cosmos à un univers.

 

2. Le voyage cosmologique dans le temps : Scianna

Scianna, né la même année que Max Pam, voyage à son tour intensément, et il fait également de la photographie un moyen initiatique à l'altérité. Mais il voyage dans le temps, dont la fréquentation est aussi dangereuse, aussi multiculturelle, que le voyage dans l'espace, dès lors que les époques sont aussi étrangères, aussi étranges, entre elles que les lieux.

Pour cela il fallait un endroit resserré où les moments de culture se bousculent jusqu'au crime incessant, comme la Sicile, avec sa situation d'écluse centrale de la Méditerranée, son Etna empédocléen, ses strates culturelles entrecroisées et bigarrées comme les pièces rapportées du légendaire tablier de Pietraperzia.

Et pour que ce vertige devienne photographique, il était bon d'être soi-même né dans l'île, mais aussi d'en être sorti et d'y être revenu régulièrement (comme Nicholas Nixon, à la même époque, revenait devant les Brown Sisters). Avec un étonnement inlassable, attisé par les déroutes des empreintes photoniques, qui saisissent ce qu'on cherche et attend, mais aussi ce qu'on ne cherche et n'attend pas. Surtout, comme le montrent Les Siciliens de 1977 (LS), cela supposait une certaine façon de capter des stratifications en profondeur de l'espace (LS,80,82,87) capables de faire sentir les stratifications en profondeur du temps (LS,38), - vision sériante de Pavant vers le fond, qu'exemplifie l'escalier mis sur la couverture, et qui se retrouve jusque dans la façon de saisir un innocent putto accroché dans les décrochements de ses volutes (***LS,23).

 

Comment résumer en une seule image un sujet photographique où tout tient en récurrences et en comparaisons? Le portrait de Leonardo Sciascia de 1967 fait peut-être l'affaire (****ArtPress, spécial photo, 1990). Le thème confrontait deux générations, l'écrivain Sciascia et ses enfants. La rencontre devait assurément avoir lieu dans l'église du village natal de Sciascia, Recalmuto. Et aussi devant le Christ mort, pour déclarer à la fois l'écrivain chrétien engagé et la profondeur de temps de l'Italie. Sans doute est-ce Sciascia, dans la force de l'âge, qui a suggéré une bonne partie du dispositif au jeune photographe de 18 ans.

 

Mais c'est l'œil de ce dernier qui, en fin de compte, a vu aussi fermement la triade du temps (le passé du Christ mort, l'avenir des deux enfants, le présent de Sciascia) s'actualiser grâce à des triades de l'espace : le passé du fond, l'avenir de l'avant-plan, le présent de l'entre-deux ; le passé qui gît, le futur qui regarde, le présent qui marche ; le passé transversal, le futur de face, le présent oblique. En exploitant le feuilletage spatio-temporel du baroque sicilien, dont notre putto nous a prévenus. Et en voyant comment les blancs horizontaux de la nappe d'autel et de la vitrine du Christ pouvaient être barrés par la verticale blanche de la petite fille, sans perdre les strates des âges à travers les quatre têtes.

En ces années 1970, le voyage initiatique et périlleux dans les couches du temps n'était pas une invention isolée de Scianna. Autour de lui, les designers italiens s'avisaient qu'à côté des exigences techniques universelles héritées du Bauhaus et mises à jour par l'école d'Ulm, il était urgent de réactiver, à travers l'ustensile contemporain, certaines couches du passé, dans ce qu'ils appelèrent la resémantisation. Ce n'était pas encore le post-modernisme ni la Transavantguardia italiana. Mais l'Italie, par sa pratique synchronique d'une diachronie de deux millénaires, a toujours pressenti, sinon anticipé, ce genre de jeux avec l'histoire.

 

* et ** © Max Pam / Métis.

*** et **** © Fernande Scianna / Magnum.

 

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.