D'après le programme de radicalisation et de
conceptualisation des années 1950-1975, il était normal que des photographes
thématisent une des caractéristiques de base de la photographie, sa propension
à dégager des figures, propension si forte que nous l'avons vue se manifester
dès 1865, chez Margaret Cameron. A cette occasion, nous avions sommairement
défini la notion. Il faut y insister.
La figure n'est pas la forme. Selon un vocabulaire
strict, la forme appartient aux vivants et aux objets techniques. Un lion au
repos ou en chasse a une forme naturelle. Une table construite ou en
construction une forme technique. Une forêt est partiellement une forme
naturelle et une forme technique.
Une figure est alors la représentation d'une forme par
contours et par articulations principales : on dit une «figure» géométrique.
Pour autant la figure dégage, essentialise, abstrait la structure d'une forme
(formae figura, dit déjà le latin). Ainsi entendue, la figure est décalée, à
distance, soustraite au temps, figée, dégagée de toute causalité précise, mais
en même temps elle est virtuelle, grosse de possibles, prophétique (les
«figures» du Christ, chez Pascal), pleine d'omen (présage) et de numen (signe de tête oui/non par lequel Zeus prenait ses
décisions imprévisibles par rapport aux formes concrètes de la vie courante).
Une porte ou un corridor avec quelque chose qui y avance ou y recule lentement
est une figure en ce dernier sens. Une masse centrale entre deux masses plus
petites (l'homme entre deux bêtes de Baltrusaitis) est aussi une figure, et pas
seulement un signe référentiel de la triade, de la domination, de la médiation,
etc. Une forme vue dans un miroir y perd son volume et surtout sa masse ; et
ainsi, présente et absente, elle tend vers la figure à son tour. Les positions
sexuelles du temple de Khajuraho en Inde sont des figures plus que des formes.
La photographie, et c'est une singularité, a une
accointance avec les figures. Un texte littéraire peut parler de figures, il
est rare qu'il en soit une, sinon par des dispositions qui échappent le plus
souvent à l'auditeur et au lecteur. La musique de Bach aussi recèle des figures
multiples, mais encore une fois accessibles aux seuls initiés. La peinture
traditionnelle, procédant de trait en trait sous la conduite d'une main et d'un
cerveau, engendrait presque fatalement non des figures mais des formes. Et, si
Magritte est souvent figural, n'est-ce pas qu'il pensait photographiquement, en
publicitaire qu'il fut aussi? Car, en fait, la photographie travaille par
contrastes d'ombres et de lumières, et comme celles-ci y sont produites d'un
coup, le cadrage y groupe souvent des plages simples ayant l'abstraction, le
détachement, et donc aussi la force «omineuse» et «numineuse» de figures.
D'autre part, la photo, sans être un miroir, en a certaines qualités de minceur
et d'impondérabilité, où les formes massives et substantielles se muent
facilement en épures, virtuellement figurales.
Chez Margaret Cameron, en 1865, les figures
appartenaient encore largement au MONDE 2, et elles viraient donc à l'allégorie
: les deux enfants qui s'embrassent dans The Double Star représentent une étoile double, le titre nous en
prévient. Par contre, les personnages que nous avons rencontrés chez Ueda et
Suda, cernés et prélevés par leurs arabesques non-médiatisantes, s'ils avaient
quelque chose de figural, c'était en annonçant, comme toujours au Japon, une
saisie-construction par éléments en fonctionnement, c'est-à-dire le MONDE 3.
C'est à ce dernier que nous passons résolument avec la
figuralité de Duane Michals et de Ralph Gibson. Selon deux directions inverses.
1. De la forme à la figure : Duane Michals
D'ordinaire, les photographes ne font pas de théorie.
Et, même quand ils en font, ils n'expliquent pas point par point leur démarche.
Ce n'est pas le cas de Duane Michals, qui pratique une narration en images dont
les photos sont presque toujours accompagnées de textes concordants avec elles,
«figuraux» comme elles, archétypaux comme ceux des romans photos. Somme toute,
il n'y a qu'à le suivre. Et c'est ce que nous allons faire, en feuilletant la
suite d'histoires qu'il a rassemblées dans «Photo Poche», et dont le choix mais
aussi l'ordre sont de la plus grande importance. Pas de pagination. Cela nous
obligera à citer chaque fois le titre, ce qui n'est pas plus mal.
Il commence par une déclaration d'homosexualité en six
images, Rencontre Fortuite. Puis,
de la situation homosexuelle telle qu'il la vit il donne la conséquence
plastique la plus évidente, la transformation des formes prégnantes en figures,
et particulièrement en figures glorieuses; c'est ce qui arrive à son Andy
Warhol en trois images, dont le
visage propose d'abord une forme mais déjà double, déjà habitée par une autre
forme, au point de se brouiller dans la seconde image, et de s'évanouir dans la
troisième jusqu'à une illumination en gloire, comme on dit un Christ en gloire,
pure figure.
Dans l'homosexualité, on trouve un être-même-et-autre,
longuement décrit par Proust, où toute perception et toute imagination sont
aussi mêmes-et-autres, en des surimpressions multiples ou indéfinies, non sans
extase. Mais la fîguralité provoquant l'extase peut tenir en une luminescence
subtile, comme d'habitude chez Proust, ou violente, comme cette lumière qui
foudroyait Roland Barthes dans certains personnages de Racine. C'est cette
gloire vive, ce foudroiement, que rencontre Duane Michals, et pas seulement
dans Andy Warhol, le saint. La condition humaine nous montre comment sur un quai de gare un beau jeune
homme peut, en six images, se transformer en nébuleuse spirale. L'Homme
illuminé (*PP) résume la
glorification foudroyante en une seule photo détachée, qui, pour cette
homosexualité chrétienne et plus précisément catholique, consonne avec le
Christ transfigure, objet ultime de l’identification, dans Le Christ à New
York.
Cependant, on remarquera que, pour ce foudroiement, la
gloire a partie liée avec l'écran ; et un autre Andy Warhol, qui conclut le volume, nous propose son visage caché
derrière ses deux mains très allongées, nouvelle figure. Pareillement, il faut
observer que, dans la mesure même où elle foudroie, la gloire est à la fois vie
et mort, comme nous en prévient La mort vient à la vieille dame, au point de provoquer la question : «Comment puis-je
être mort?», dans Le voyage de l'esprit après la mort. Enfin, parmi ce contexte chrétien, tout le jeu de
l'être-même-et-autre n'est pas sans culpabilité, et la figure de fange devient,
après le coït, la figure de l'homme repentant, dans L'ange déchu. En tout cas, il ne faut jamais dichotomiser : gloire ou effacement ; lumière ou disparition ; triomphe ou péché. Mais remplacer ou par et.
La pratique homosexuelle de la disjonction inclusive privilégie les Acrobates, en groupe et surtout en duo (PP). C'est du reste le et-et
qui pousse Duane Michals à la
narration en images multiples, comme Jean Genêt fut poussé au théâtre, ou plus
exactement à la cérémonie. A moins qu'une seule photo, par exemple celle des
lesbiennes dans Certains mots devaient être dits, où l'une est la figure du vers-le-dedans, l'autre la
figure du vers-le-dehors, soit intrinsèquement double. Comme les
glorifications.
On voit assez comment ce passage de la forme à la
figure pouvait ou devait appeller la photographie. Par ses expositions
successives, celle-ci facilite les surimpressions. La gloire est réalisée au
mieux par la solarisation. Surtout, la façon dont la prise de vue peut à loisir
rapprocher ou éloigner l'objet, ou le retourner haut/bas, avant-arrière, engage
celui-ci à toutes les métamorphoses. Dans Prends-en une (une pilule) et vois le Fujiyama, la femme d'abord détachée comme forme globale dans
une embrasure, se figuralise en contre-plongée, se gonfle au grand angulaire,
se retourne toujours aussi figuralement, puis devient figure d'oppression et de
nuit, puis lueur, sur quoi se dresse la figure du Mont Fuji qui redevient
prosaïquement pour finir la forme du sous-vêtement masculin érigé : forme >
figure(s) > forme. En un mot, la photographie figurale peut promettre à une
certaine homosexualité Le paradis retrouvé. Ou «la chambre claire». Ce que ne pourrait pas le
cinéma, qui ne procède pas par succession d'immobilités, mais par séquence de
mouvements.
Habituellement, chez Duane Michals, les surimpressions,
les surexpositions, les variations d'angle sont au service de ses figures à
lui. Mais, dans les portraits, elles peuvent fonctionner aussi au service
d'autres figures, comme celles du très figural mais très hétérosexuel Magritte,
chez qui la figuralité ne résulte pas d'évanescences mais de la surdensité
frontale des formes, comme celle du chapeau melon, incapables de communiquer en
raison de leur densité même. Dans le Portrait de Magritte de 1965 (**PP, ou Life, Thèmes.115), on laissera alors le lecteur décompter les figures
magritiennes : réflexions dans le miroir, mais franches ;
transparences, mais dans le cadre strict d'un chevalet ; scénarité, mais
définie par des rideaux à plis tendus en cannelures ioniques ; poses
multiples, mais chaque fois décidées, etc. Et on soupçonnera combien
d'accommodements ont dû avoir lieu, en l'occur-rence, entre le portraitiste et
le portraituré.
2. De la figure à la forme : Ralph Gibson
Ralph Gibson suit un chemin inverse de celui de Duane
Michals. Avec lui, on ne remonte pas de la forme à la figure, la forme découle
de la figure, laquelle découle du cadre photographique comme donnée physique de
départ. Pour suivre cette déduction, nous avons reproduit Bergamo 1987 (***CP,138) et Stomy Brook 1987 (****CP,117). L'énumération qui suit n'est pas
seulement pédagogique, elle appartient à l'essence de la démarche.
(A) Le cadre photographique comme tel est la figure
des figures, le «numen» et l'«omen» premiers, avec sa limite physico-chimique
qui tranche oui/non, comme Zeus, une portion d'espace d'une découpe absolue, la
séparant sacralement de tout autre espace, et de tout autre temps (se-cernere
est une étymologie possible de «sacré»). (B) A chaque déclic, se déposent là,
puisque nous sommes en photographie, la lumière et l'ombre, figures
primordiales, avant toute détermination, avant même d'être jour et d'être nuit.
(C) Par la rencontre du cadre d'aplomb et du couple lumière/ombre, les
verticales doivent tendre à s'affirmer sur les horizontales, étant donné le système privilégié optiquement et
kinesthésiquement par le cerveau d'un primate debout, avec sa gravitation et sa
contre-gravitation indexées haut/bas, et son asymétrie cérébrale et physique de
la droite et de la gauche. (D) Parmi les résultantes de ces forces peuvent
émerger alors figuralement le distinct et le confus, le dur et le mou, tout
comme les autres grands partis topologiques, c'est-à-dire des TAUX de
proche/lointain, ouvert/fermé, englobant/englobé, pénétrant/pénétré,
noué/dénoué, compact/ diffus, aigu/obtus, ou encore de plis, fronces, etc. (E)
Dans la rencontre de la topologie générale ou différentielle avec la
gravitation s'articulent les linéaments d'une géométrie de proportions
(euclidienne-cartésienne), dont l'étalon est le cadre, où le format 35 mm, par
sa proximité du nombre d'or, invite à une distribution selon la section d'or,
rapport harmonique où le grand est au petit comme la somme des deux est au
grand. (F) Enfin, commencent à se cerner des «choses » (causae, causes), donc
des faisceaux de relations opératoires, en cours d'objectalisation et de
nomination. Le dur-net et le mou-flottant sont devenus une colonne dure-nette
et une main molle-flottante, ou ailleurs une main molle sur un appui dur
(CP,117). Mais au plus tard au mieux. Chacun étant resté, aussi longtemps que
possible, non médiatisé, irréférable, irréfutable, immense, sans mesure.
Il faut donc revenir à Vision, allégué plus haut à l'occasion de Giacomelli. Après
avoir proposé les étapes computa tionnelles qui à partir du donné rétinien
conduisent à la perception d'un objet en 3 dimensions (object centered), David
Marr se demande pour finir comment l'objet ainsi perçu peut encore être nommé,
donc situé parmi les classes d'objets. Il propose que cette classification
s'opère par référence à un cylindre idéal, dont le nombre de segments et les
proportions entre segments caractérisent l'objet. Selon cette vue, l'Italien
Giacomelli et l'Américain Gibson se complètent. Si l'on prend pour point de
départ le moment de l'objet perçu à 3 dimensions (object centered), Giacomelli
nous ferait remonter vers l'amont,
à ces stades qui sont tout au plus à 2,5 dimensions (viewer centered) ;
Gibson, au contraire, nous ferait descendre vers l'aval selon les spécifications progressives du cylindre de
référence nominative, mais en nous arrêtant juste avant la nomination achevée.
Voilà pour l'aspect épistémologique. Et,
affectivement, au lieu d'être des signes, les objets gibsoniens, demeurés
figuraux, garderaient ainsi leur statut de stimuli-signes, correspondants
humains des stimuli-signaux dans le monde animal. C'est le cas d'un soulier
(CP,125), d'un pied (CP.131), d'une oreille (CP,124), d'un revolver (CP,115),
d'un serpent (CP,118), d'un col (CP,117), d'un anus-fleur-étoile-œil (CPJ07).
D'où sans doute l'espèce d'éblouissement (immédiat) que cause Gibson.
L'essentiel quand on regarde ces photos est donc de ne
pas descendre trop vite, de descendre même le plus lentement possible la suite
des étapes qui vont du cadre, avec ses virtualités «omineuses» et «numineuses»,
à la dénomination des objets particuliers. Ainsi ce serait une précipitation
malencontreuse que de voir et de nommer immédiatement dans le cliché de New
York 1974 (CP,136) deux visages de
femme, l'un de trois-quarts, l'autre de profil, l'un dans la lumière, le second
dans l'ombre. Dans le numéro spécial des Cahiers de la Photographie que nous suivons, cette photo a été judicieusement
publiée en regard de Bergamo 1984
(CP,137), dont la similitude saute aux yeux, bien que s'y modularisent des classes
différentes : «bouteille», «vitre», etc. A travers cette similitude dans la
différence, on ne pouvait mieux faire saisir la suite générale partout partagée
: cadre > ombre/lumière > vertical/horizontal > dur/mou > etc.,
selon la déduction produite plus haut. Et ce serait une précipitation
pareillement abusive que de réduire le dispositif gibsonien à une
fantasmatisation fétichiste ou homosexuelle, sous prétexte que la bouche ou le
sexe sont presque chaque fois gommés par l'ombre (CP,130) ou par l'excès de
clarté (CP,132), ou encore déplacés au sens freudien en une sublimation lunaire
(CP,126).
On comprend rattachement de Gibson à l'Italie. Car la
figuralité telle qu'il la pratique a des ancêtres chez Pisanello, Mantegna,
Signorelli, Angelico, Piero di Cosimo particulièrement dans la
chevelure-orfèvrerie de la Simonetta,
à laquelle il est peut-être fait explicitement allusion (CP,122). Le
rapprochement auquel nous avons été forcés avec Giacomelli confirme cette
accointance. Comme le Suisse Robert Frank fut sidéré par l'Amérique plus
qu'aucun Américain d'origine, l'Américain Gibson est sidéré par l'Italie plus
qu'aucun Européen d'origine. Un sujet photographique est d'abord affaire
d'éblouissement.
note : FIGURES MATHÉMATIQUES ET FIGURES PLASTIQUES
Ralph Gibson déclare bien le rapoort entre figures et
index, ou indexations. Pour finir, les figures ne seraient-elles pas ces formes
où les index-indexations, signes référentiels vides (sans référents
déterminés), seraient prévalents? Ne fournissent-elles pas l'instrument
tangible des mathématiques, lesquelles sont la pratique de la coordination
générale des index (ou mieux des indexations), c'est-à-dire des signes purs de
directions (géométrisation euclidienne), de succession (ordinalité) et de
collection-répétition (cardinalité) ?
Mais, au vrai, la figure plastique déborde la figure
mathématique, puisque, comme nous en prévient Bergamo 1987 (***CP,138), elle comporte la gravitation (haut/bas)
et la latéralité (droite/gauche) d'une manière «physique», qui renvoie à la
Physique. Les «à gauche» et «à droite» du mathématicien sont seulement
oppositifs, structuralistes au sens étroit. Beaucoup d'études expérimentales
sur les phénomènes plastiques sont inopérantes parce qu'elles ne tiennent pas
compte de la gravitation «physique» des formes et des figures perçues.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.