Les années 1920, au lendemain de la première Guerre mondiale,
furent intenses du point de vue photographique. Elles nous ont déjà montré chez
Sander la combinatoire des rôles et des métiers parallèle
à la Combinatoire technique et gestuelle du Bauhaus, ainsi que chez Stieglitz,
Weston et Strand la radicalisation de la «straight photography ». C'est aussi
le moment où l'Américain Man Ray, inversant le voyage du Français Marcel Duchamp
à New York, vient s'installer à Paris, et élabore une photographie non
seulement consciente ou épisodiquement réflexive, comme celles que nous venons
de citer, mais constamment réflexive. Moholy-Nagy développera lui aussi une
photographie réflexive au Bauhaus, dans les mêmes années.
Cette passade de réflexivité n'est sans doute intelligible que
si l'on prend en compte le formidable ébranlement de la représentation
classique qui a eu lieu de 1900 à 1927 dans le domaine des sciences. Pendant
trois décennies, toutes les notions de causalité, de substantialité, de
représentabilité, de communicabilité par le langage courant, de conscience et
de sub-conscience, bases de l'Occident depuis vingt-cinq siècles, furent ou
ruinées ou radicalement déplacées. Et cela, la plupart du temps, d'une manière
incompréhensible pour le grand public, qui en eut le tournis. En fin de
chapitre, nous ferons un bref inventaire de ce séisme moral, logique et
repré-sentationnel, pour ceux qui n'en seraient pas familiers.
1. La réflexivité «délicieuse» : Man Ray
Dans le domaine qui nous intéresse, celui de la création
d'images, c'est Marcel Duchamp qui témoigne le plus fortement de la
perturbation. Et le travail photographique de Man Ray, qui a fréquenté Duchamp,
s'inscrit d'emblée dans les déroutements logico-sémiotiques cultivés par le
maître. Un exemple est bien connu : (1) Man Ray photographie des poussières
déposées par les semaines sur le fameux Grand Verre de Duchamp ; (2)
Duchamp baptise la photo Elevage de poussière; (3) Man Ray la rebaptise Vue
prise en aéroplane, titre qui convient bien quand la photo est reproduite
au complet (FS,n° 199), et non partiellement, comme il
arrive souvent (AP,241). L'ensemble est daté de 1920.
En 1924, dans la même voie, mais faisant cette fois cavalier
seul, Man Ray imprime sur le dos d'une femme en une position déclarativement
ingresque (*AP,246) deux «f» affrontés, réussissant ainsi d'une pierre
plusieurs coups : (1) résumer l'être humain appelé et écrit «femme» en
sa lettre initiale « f » ; (2) la nommer doublement et même absolument,
en écrivant «f» deux fois, une fois gauche-droite, une fois droite-gauche, les
deux se faisant face ; (3) figurer son sexe par l'affrontement des
lèvres ainsi créées ; (4) la rendre bifrons, en mettant symboliquement
sur son dos ce qu'elle serait percep-tivement de face ; (5) totaliser libidinalement
le sexe (symbolisé) et le début de la fente fessière (stimulus direct
archaïque) ; (6) la faire paraître comme un violoncelle, voire en faire
un violoncelle, instrument dont on joue corps à corps, puisque ces «ff»
configurent les ouïes de l'instrument; (7) titrer «Violon d'Ingres» un
violon fait avec une figure d'Ingres, ce qui démétaphorise l'expression
consacrée tout en situant plaisamment la femme comme passe-temps; (8) évoquer
le sujet pictural d'Ingres, résumé par l'odalisque du «f» ainsi tracé. Etc.
Cependant, Man Ray et Marcel Duchamp ne se limitent pas à des
sauts et à des effets de champ logico-sémiotiques. Tous deux sont plasticiens
et cultivent des effets dechamp perceptivo-moteurs en accord ou en tension avec
les premiers. Duchamp, qui a introduit au «291» chez Stieglitz des plasticiens
aussi purs que Picasso et Braque, ne se contente pas de prélever un urinoir
pour lui conférer le statut d'oeuvre d'art, il lui imprime une rotation de 90°,
qui en fait une déesse des Cyclades et aussi une fontaine du Bernin, et il le
titre Fountain (où l'émission de l'eau de rinçage l'emporte sur
l'évacuation de l'urine). Son Porte-bouteilles a une allure de totem.
Décisivement, ses premiers dessins mettent à nu un trébuchement potentiel, qui
se retrouvera dans le ready-made Trébuchet et ses variantes, et qui est
bien son sujet plastique. Somme toute, le saut et la courbure logiques, d'une
part, le saut et la courbure plastiques, d'autre part, se confortent là
mutuellement au sein d'un parti «quantique» général, où se compatibilisent la
«particule» et le «champ». (La théorie des Quanta est de 1905 et c'est dans les
années 1920 que la Mécanique quantique de Dirac poursuivra en physique
l'identification de la particule et du champ.)
Le sujet photographique de Man Ray lui aussi combine des effets de champ
logico-sémiotiques, comme ceux du Violon d'Ingres, avec des effets de
champ perceptivo-moteurs, qui chez lui tiennent, à voir la même photo, en un
croisement d'évanescence et de consistance pondérale, ou encore de glissements
fuyants et de découpes franches. Son premier recueil de 1922 est intelligemment
titré Les Champs délicieux.
Les performances techniques prennent alors leur sens au service
de ce parti. A peine arrivé à Paris en 1920, Man Ray redécouvre et s'approprie
le photogramme, qu'il rebaptise Rayogram, application directe,
dans la chambre noire, de l'objet sur le papier sensible sans caméra, ce qui,
par déplacements de l'objet et prises successives, permet de déclencher les
«sauts-champs» plastiques et logico-sémiotiques les plus déroutants. Puis, un
beau jour de 1929, son assistante Lee Miller rallume par inadvertance la
chambre noire, et réalise ainsi une solarisation, effet déjà connu des
techniciens de la publicité, et qui permettait corrélativement de décomprimer
l'intérieur de la forme et de renforcer ses contours (voilà presque le sujet
photographique de Man Ray tout entier). A quoi s'ajoutèrent d'autres astuces
«délicieuses» suscitatrices de «champ» : l'impression négative, les impressions
obliques obtenues par les déviations de l'agrandisseur, les impressions en
relief grâce à l'application d'une diapositive sur le négatif légèrement
déplacé. Dans tous ces cas, les effets étaient «astraux», et croisaient
plastique et logique.
On pourrait alors classer les photos de Man Ray en deux lots.
Le premier comprendrait celles dont le mouvement va de la fluidité et de
l'impondérabilité à la découpe et au poids : c'est le cas d'Automne dans
le recueil des Quatre saisons de 1929 (**PA,83),
où l'on voit le pénis (d'Eluard?) et la bouche (de Kiki de Montparnasse?)
affleurer d'abord à peine, mais pour créer enfin, dans la fluidité .générale,
un accent très tranché à leur contact. Le second lot rassemblerait les photos
dont le mouvement va, au contraire, de la découpe et de la consistance à
l'évanescence et à l'impondérabilité, comme le Portrait ofa tearful Woman (AP,245
et couverture), où le volume très plein au départ se brouille de larmes et d'un
bougé pour finir.
En tout cas, Man Ray travaille sur l'écartèlement plastique de
la représentation. Et, pour que celui-ci soit maximal, il était nécessaire que
les «délices» les plus abstraites et les plus lointaines s'appliquent aux
réalités les plus proches et les plus charnelles, en particulier les orifices
du corps, dont Freud avait montré depuis 1900 l'importance à la fois
libidinale, sémiotique et logique. Le Neck de 1929 (AP,243),
pris en contre-plongée, est un pénis aussi explicite que celui de l'Automne
précité.
Reclining nude in a satin Sheet, aux environs de 1930
(***AP,n° 244), résume bien ce strip-tease et cette
réflexivité par son imagerie, mais aussi par chaque mot du titre. Reclining
: ici beaucoup de choses sont déposées, étendues, dévitalisées, comme
l'objet dans le rayogram. Nude : c'est presque toujours le corps sexué
qui est visé, pour les raisons susdites. In : mais le nu n'est jamais
atteint franchement, ni crûment visible ni tangible, il n'est qu'entre-aperçu,
cette fois dans la translucidité ambivalente du tétin droit, détourné et
différé tactilement, visuellement, imaginairement, tandis que le bas du corps
disparaît sous la stricte ligne droite horizontale, refusante, du tissu. Satin
: le satin est la matière même de cette photographie, qui est peau par son
lissé, et refus de la peau par sa brillance froide. Sheet : oui, c'est
bien de feuilles minces qu'il s'agit partout, feuille du tissu revêtant un nu
lui-même feuille, et feuille de la photo, fluides et découpées en tant que
surfaces et balisements de la surface. Jamais de compénétrations consommées de
l'englobant et de l'englobé, mais des juxtapositions (revoyons encore Automne).
Même les larmes ne réalisent pas d'effusions véritables. Et, dans Glass
Tears de 1930 (AP,247), elles sont des perles de
verre déposées sur la peau du visage et à côté des yeux.
Que toute représentation et saisie comportent un appareillage,
et soient donc indirectes, comme les physiciens de l'époque s'en aperçoivent
(les Relations d'incertitude sont de 1927); que l'on ne saurait à la fois voir
et embrasser la joue d'Albertine, comme Proust le constate et tente de le
surmonter toujours au même moment par les chevauchements de sa syntaxe ; cela
Man Ray le donne littéralement à voir, grâce aux décompositions du processus
photographique, dont il montre et exploite les densités et l'impondérable, les
évanescences et le tranché. Rarement logique et érotique se seront aussi
«délicieusement» intriquées.
2. La réflexivité systémique : Moholy-Nagy
Comme il n'est que de cinq ans plus jeune et qu'il est
également réflexif, Moholy-Nagy doit être joint à Man Ray. Il s'est défini
comme «Lichtner», ou «Lumineur». De même que Man Ray, né Emmanuel Rudnitski,
avait pris le pseudonyme d'«Homme Rayon», auteur de «rayogrammes».
De 1923 à 1928, Moholy-Nagy fut un professeur prestigieux dans
ce Bauhaus auquel nous avons fait allusion déjà à l'occasion de Sander, épris
de combinatoire sociale. Mais, lui, il applique la Combinatoire bauhausienne au
processus photographique, qu'il décompose et recompose avec un vertige de la
permutation digitalisatrice qui semble avoir été hongrois (nomade ?), si l'on
songe à ce que furent trente ans plus tard les «unités plastiques» mobiles de
Vasarely, les sculptures mobiles de Nicolas Schôffer, l'architecture mobile de
Yona Friedman. Cela se mariait bien avec le ready made à la Duchamp : tant qu'à
créer du neuf, qui est souvent d'une nouveauté illusoire, prélevons ou
recombinons significative-ment ce qui a été fait, en particulier par l'industrie.
Moholy-Nagy s'exerça donc d'abord aux photomontages, à la façon des collages de
Schwitters.
Aussi, quand il se mit à photographier vraiment lui-même, on ne
s'étonnera pas que ce grand combinateur ait vu l'univers entier comme un
réseau, une résille, dont l'essence était la lumière, laquelle ne montre jamais
si bien sa fécondité permutationnelle et digitalement oppositive que quand elle
se prend dans une charpente métallique, des cordages, des barreaux, des ombres
de barreaux, surtout saisis en vue plongeante par exemple du haut du mat d'un
navire, pour que le poids des substances soit dissipé au profit de leur seule
structure réticulaire (PF,118,126,131). Nous ne pouvions choisir qu'une vue
aérienne (****AP,236) pour illustrer cet «aérialiste»
(PF,118-135) contemporain des plongées et contre-plongées du cinéaste
Eisenstein et du photographe Rodchenko (LP,94 ;AP,228,229).
Si chez les photographes antérieurs, il y avait encore des
souvenirs marqués du MONDE 2, de ses formes à parties intégrantes et de ses
fonds, la réflexivité délicieuse de Man Ray et la réflexivité systémique de
Moholy-Nagy nous ont fait basculer définitivement vers la saisie-construction
par éléments en fonctionnement du MONDE 3.
NOTE SUR LA RÉVOLUTION
REPRÉSENTATIONNELLE ET LOGIQUE DE LA BELLE EPOQUE ET DES ANNÉES FOLLES POUR
SERVIR DE TOILE DE FOND EN PARTICULIER À MAN RAY ET À MOHOLY-NAGY
Dès 1910-1913, les Principia Mathematica de Russell et
Whitehead diffusent une vue axiomatique de la mathématique, où la notion de
vérité (adaequatio rei et intellectus) le cède à celle de cohérence des
systèmes. Un peu avant, Henri Poincaré avait familiarisé un public de non
spécialistes avec les géométries non euclidiennes, ainsi qu'avec le pragmatisme
de Mach, où la Théorie physique se donne comme un organisme notionnel cohérent,
irréductible à l'expérience naïve. Wittgenstein, dont le Tractatus
Logico-Philosophicus est de 1921, va alerter les universités anglo-saxonnes
sur la circularité des évidences tenant aux structures du langage courant et
des langages formalisés. Les travaux de Gôdel sur les limites des formalismes
sortent à partir de 1930, mais témoignent bien de l'effervescence antérieure à
ce propos.
En physique, dès 1900, on mesure que la radioactivité ébranle
certains aspects de la mécanique classique. En 1905, la Relativité restreinte
subsume le groupe de transformations de Galilée, propre à la Mécanique
newtonienne, sous le groupe de transformations de Lorenz, propre à la Théorie
électromagnétique, et envisage conséquemmer|t un univers sans système de
références privilégié, et à simultanéité psychologique (bergsonienne)
illusoire. La Théorie des quanta, toujours de 1905, introduit l'idée de
causalité discontinue, granulaire, secouant deux siècles d'équations
différentielles, et du reste toute la causalité occidentale (natura non facit
saltus). En 1915, la Relativité généralisée apparente notre univers et sa
gravitation justement à une géométrie non euclidienne, celle de Riemann. Dans
la Mécanique ondulatoire de 1924, une même quantité d'énergie se manifeste
comme onde ou corpuscule selon les conditions de l'observation. Et les
Relations d'incertitudes de 1927 posent que les déterminations de la
localisation et de la vitesse d'une particule sont en relation d'exactitude
inverse.
Edouard Buchner ayant découvert la zymase en 1897, les enzymes
ne requièrent plus, pour expliquer la fermentation, la force vitale d'une
cellule intègre réclamée par Pasteur, contemporain de Nadar. Le vivant lui-même
commence à apparaître comme le résultat des éléments en fonctionnement du MONDE
3. Le prix Nobel d'Emil Fischer en 1902 donne la publicité voulue au
fonctionnement enzymatique «clé-serrure ».
Dans les sciences humaines, la Traumdeutung de Freud est
une fois de plus de 1900, et pointe vers une sorte de chimie mentale
incroyablement bifurquante. A partir de 1912, la Gestalttheorie décrit la
perception animale et humaine non plus comme des données additionnables mais
comme des effets de champ perceptivo-moteurs avec des résultantes non continues
entre elles : c'est par des sauts
(quantiques, oserait-on dire) que le cerveau passe d'une forme à une autre. Les
élèves de Saussure rédigent, en 1912, un Cours de linguistique générale où
la langue se propose comme un système de différences cohérentes, dont le rapport
à la réalité est second, comme dans la théorie physique à la Poincaré.
Hjelmslev, proche de l'Institut de physique de Copenhague où s'est conçu le
principe de complémentarité, s'engouffrera dès avant 1930 dans la vue d'un
langage plus ou moins axiomatisable.
En art, à partir de 1905, paraît Little Nemo de McCay,
cette divine comédie de la bande dessinée, dont le Slumber-land répond, presque
en plus radical, à la Traumdeutung de Freud, et dont les métamorphoses
annoncent le On Growth and Form de D'Arcy Thompson, de 1917. Les
différents cubismes picassiens s'épanouissent au même moment que les deux
Théories de la relativité. En musique, la période atonale de Schônberg débute
dès 1908, et sa période sérielle dès 1918. Le Manifeste du surréalisme est
de 1924, année de la Mécanique ondulatoire.
Tout cela n'était pas facile à entendre. Même Bergson, dont la
«durée concrète» à moments compénétrés a consonne avec certains aspects de
l'époque, ne semble pas avoir compris l'exigence einsténienne d'une définition
physique (opératoire) et pas seulement intuitive de la simultanéité. Comme il
ne put tirer parti de la Théorie des quanta. Pour
faire bonne mesure, ajoutons à tous ces déroutements pacifiques une Première
Guerre mondiale démontrant la vanité, enregistrée par Dada, des éthiques
évidentes, devenues aussi suspectes que les représentations et les
démonstrations évidentes.
T.M.D./ADAGP
(collection Lucien Treillard).
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.