La photographie, du fait qu'elle enregistre des empreintes
indicielles, et qu'elle les obtient de façon largement involontaire, favorise
parfois le vide, que la peinture, parce qu'elle travaille de traits en traits
selon une main et un cerveau, devait tempérer, jusque chez les Chinois.
Cependant, comme nos cerveaux ont horreur du vide, même les photographes ont
fui longtemps cette ouverture, cette béance. Il fallut attendre 1900, et
peut-être aussi le fait que la photographie devienne maniable par un enfant,
pour que le vide mobilisateur fasse son entrée.
1. Le vide physique : Lartigue
Quand un ange vole chez Tintoret, c'est qu'il s'éloigne du sol.
Quand un objet donne le sentiment de voler chez Lartigue, c'est qu'un vide
s'est créé par-dessous, ou dedans. Le boîtier photographique est miraculeux à
cet égard. Il suffit, dans certaines circonstances, de l'orienter légèrement
«trop» bas, donc de faire légèrement remonter le motif vers le haut, pour
obtenir l'effet désiré. A condition, en sus, d'avoir de grandes plages de
blanc, ou du moins de clarté, élidant les points d'appui, et de ne pas oublier
quelques généreux angles obtus. Il arrive alors que des choses, sinon se meuvent,
du moins soient en suspens, ou en vol.
A cet effet, la Belle Epoque n'était pas un moment fortuit.
Car, pour saisir l'envol avec émerveillement, il fallait la surprise
d'apercevoir les premières automobiles cahotant dans les nuages de
poussière des routes mal pavées, les premiers avions légers planant
quelques mètres avant de se poser en tanguant, les presque premières bicyclettes
conjuguant l'indépendance de mouvement et l'équilibre instable. Tout cela dans
une permanente humeur de « sport ». C'était le moment où le peintre Vuillard,
alors dans la force de l'âge, quittait parfois la conversation, allait prendre
son appareil sur un coin de cheminée, le tournait vers on ne sait où, pressait
le déclic, faisait ainsi planer arbres et chemins (FS,121),
puis venait achever sa phrase.
Evidemment, tout cela, même chez Vuillard, ne faisait pas un
sujet photographique, et il a fallu quelque disposition cérébrale particulière
à saisir le vide et le survol pour que Lartigue produise à dix ans, en 1904,
cette photo historique où on le voit autophotographié dans son bain, sa tête
jouxtant la croix de saint André des larges hélices de son hydropropulseur, les
deux en suspens, en survol, sur la bande blanche de la baignoire qui traverse
tout le plan moyen, tandis que l'eau au premier plan
dérobe l'espace par-dessous (*FS,n° 126). Là, plus aucun préjugé de point de
vue (plus de système de référence privilégié, disait un physicien au même
moment) : mes petites autos de course roulent sur le plancher, qu'à cela ne
tienne, pour mieux les attraper disposons l'appareil par terre ; et, bien sûr,
recouvrons la cheminée qui les surplombe d'un drap clair, pour qu'elles
tiennent entre ciel et terre (FS,n° 125). Bientôt, la
cousine Bichonade vola au-dessus d'un escalier de jardin (FF, 136), un sauteur
resta suspendu entre fenêtre et sol (FS,n° 128), une dame, ses deux chiens et
une voiture qui les croise surfêrent sur le Bois de Boulogne (LP,66).
Ce sujet photographique, installé à la Belle Epoque, se
continua dans les Années Folles. Et pas seulement, en 1926, dans le saut
icarien du jeune Gérard par-dessus son fort, la plage, la mer, et le bout du
monde (FS,n° 235). En 1929, à la veille de la Grande
Crise, les Jumelles Rowe du Casino de Paris nous font pressentir leur
excellent charleston (la première danse qui ait dit «zut» au sol) rien qu'à la
façon dont elles «s'élèvent» par-dessus un capot de voiture, qui assure le
grand blanc vide du premier plan et le fameux angle obtus (**PF,140). Encore en 1943, dans Florette à Annecy (PHPH,p.54), les bras horizontalement étendus à mi-hauteur font
exactement le même office que la bande horizontale de la baignoire dans le plan
moyen en 1904. Il était bon que Lartigue ne meure pas avant 92 ans.
2. Le vide métaphysique : Kertész
Mais il y a vide et vide. Bien que né la même année, Kertész,
qui à son tour exploite le vide comme décompression, est bien moins précoce,
parce que son propos est plus exigeant. Hongrois comme Moholy-Nagy, il voit
également tout par réseaux. Mais ses barreaux à lui sont surtout verticaux, et
pour y ramener un corps couché il invente des poses acrobatiques (AP,255), et même les anamorphoses qu'il appelle «distorsions»
(AP,258). D'autre part, ce qui l'intéresse dans ces grillages ce n'est pas le
plein mais l'entre-deux, et même exactement la lumière retenue nourrissant les
entre-deux comme leur substance, comme la Substance, en une sorte d'espace
absolu où il n'y aurait plus ni haut ni bas, ni avant-plan ni arrière-plan. Non
plus l'apesanteur du vol et du survol, comme chez Lartigue, mais celle de l'ubiquité.
Cela nous rappelle quelque chose en peinture. Arrivé à Paris en
1925, Kertész y fréquente bientôt Mondrian. Or, les tableaux du peintre
hollandais, qui au départ enregistraient des tourbillons venteux (comme ceux
des moulins à vent sur la plaine natale), ont progressivement balisé cette
turbulence verticalement et horizontalement pour finir par donner ces
compositions en rectangles que tout le monde connaît, mais où il faut bien voir
que n'est jamais perdue la motricité originelle, jusqu'au Victory
boogie-woogie interrompu par la mort en 1943, et dont le titre est assez
éloquent. Somme toute, un Mondrian de 1926, au moment où Kertész photographie
son atelier, et y voit un réseau vertical en apesanteur (AP,248-9),
est une certaine rotation à vitesse à la fois nulle et infinie; tout
comme, entre 1915 et 1918, un Malevitch avait été, par décalages modulés des
angles entre des parallélipipèdes obliques, des translations à vitesse à
la fois nulle et infinie. Du même coup, les couleurs mondrianiennes se tinrent
aux extrémités du spectre, rouge et jaune d'un côté, bleu de l'autre, car le
vert, médian, eût dégradé cette formidable animation immobile en y égalisant la
différence de potentiel, condition de l'énergie utile. Ainsi, le peintre théosophe
poursuivit-il comme un rite monacal, au jour le jour durant vingt ans, ses
mandalas (carrés dans lesquels s'anime une rotation) du MONDE 3. Non ceux du
Tao chinois, entre MONDE 1 et MONDE 2.
Ceci vu, nous sommes peut-être moins désarmés pour aborder cet Escalier
de Montmartre (***LP,92), photographié par Kertész
en 1927, et qui nous livre le foyer de sa démarche. Les barreaux en sont assez
minces, assez divers de nature et , de groupement,
pour que de partout la lumière palpite et tremble, à la fois suscitant l'espace
et le décomprimant, l'annulant presque. Le deuxième plan se dérobe quelque peu
derrière le premier, mais ce n'est nullement avec le projet aérialiste de
dérouter l'identification objectale, mais bien pour empêcher la gravitation de
s'accuser par une indication trop vive de ce qui est le haut et de ce qui est
le bas. Il faut regarder les photos de Kertész à l'envers pour saisir à quel
point les dimensions de l'étendue y sont réversibles, et par conséquent le
poids nul. L'exercice atteint toute sa force démonstrative quand on renverse à
leur côté des photos de Man Ray, lequel cherche aussi l'évanescence par
translucidité et par scintillement, mais jamais l'apesanteur.
Chez Atget, la poésie de la ville tenait dans l'épaisseur sémantique,
dans les surimpressions en échange incessant du cycle culturel. Ici, elle tient
en des qualités d'air impondérable. Au lieu que le temps se perde et se
retrouve, comme chez Atget, ou qu'il se mette à sourdre, comme chez Paul
Strand, il s'éternise par amincissement, - non sans vitesse interne, - comme
l'étendue où il vibre.
Sinon, à parcourir le Photo Poche sur Kertész, admirablement
choisi, on se rend compte que son sujet photographique, comme celui de Dorothea
Lange, est absolument constant et patent, de 1914 à sa mort, à tel point qu'on
peut en donner, comme pour elle, une photo-clé, par exemple le linge pendu, de
1953 aux Etats-Unis (****PP,47), ou les parapluies, de 1968 à Tokyo (PP,52), ou
encore la fourchette de 1918 (PP,18). C'est que Kertész comme Lange se fondent sur un certain angle, et qu'un angle est à la fois
impératif et reconnaissable.
Le titre « Tulipe mélancolique » de 1939 (PP,27)
déclare que la rectitude mystique de Kertész implique l'humour, frère de la
tendresse. Est-ce pour cela qu'il a tant photographié les acrobates (PP,44), ainsi que les danseurs (AP,254) et les danseuses
(AP,255) qu'il appelle satiriques? Cela fait de lointaines mais curieuses
résonances entre son sujet photographique et le sujet langagier de Kafka, en
langue allemande.
*
et ** © J.H. Lartigue / Association des amis de Jacques-Henri Lartigue.
***
et **** © André Kertész / Ministère de la Culture, France.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.