En raison de son œil de cyclope, qui
fait qu'elle regarde droit devant elle, et accroche mal l'aller et retour dans
la profondeur, la photographie est peu douée à l'égard du lieu, et de ses
introréverbérations, mais aussi à l'égard des rencontres, qui sont
multidirectionnelles latéralement et frontalement.
En ce qui concerne le lieu, nous avons
vu les solutions « introréverbérantes » de Brassai et de Robert Frank. Mais
elles ne nous montrent pas comment rendre photographiquement cette irruption
imprévue d'un individu dans le champ d'un autre, qui lui-même parfois
intervient brusquement dans le champ du premier, et qu'on appelle une
rencontre. Il faudra attendre les années 1970 pour que William Klein résolve la
question, et du même coup la pose, car elle avait été comme forclose
précédemment, sans doute en raison du cyclopéïsme photographique congénital.
Le cinéma savait comment faire. Il avait en effet
par le montage des plans en séquence la possibilité de montrer un cheval qui
court de face, puis brusquement de côté, puis brusquement de dos, et à nouveau
de face. Notre cerveau visuel de primate non seulement tolère ce genre de
discontinuité, mais il l'exige presque, parce que la ré-approche incessante d'un
même donné sous des angles différents est la seule façon pour lui d'échapper à
ses habituations très rapides, et donc de réactiver ses attentions courtes, de
l'ordre de la seconde. La photographie n'a pas cette ressource séquentielle.
Mais elle en a d'autres. Et William Klein, qui fut parfois partagé entre
photographie et cinéma, en a fait son sujet photographique.
La recette comprend évidemment quelque
brusquerie, et même quelque catastrophe, au sens du passage d'une forme à une
autre. Mais elle veut aussi que cette catastrophe, pour être ressentie comme
une irruption dans un territoire, une immixtion, soit située dans une
perspective circulaire, où les individus en intrusion réciproque soient
englobés chacun par les autres, sans oublier le regardeur. Rien donc de la
perspective circulaire de Jan Dibbets, à distance et abstraite. Mais une
perspective circulaire immédiate, aussi tactile, auditive, olfactive que
possible.
Trois ressources techniques ont alors
été requises. D'abord, le grand angulaire employé à bout portant, pour que les
phénomènes jaillissent de l'environnement comme d'une capsule éclatée. Puis,
l'open flash faisant que la lumière éclabousse autour d'elle sans jamais rien
pointer. Enfin, le bougé qui, dans cet «entourement» de formes et de lumières,
fait que les matières, au lieu de se brouiller, deviennent au contraire
hirsutes, elles aussi intrusives ou extrusives, comme la situation qu'elles
révèlent.
Les thèmes se sont adaptés à cette
topologie et à cette cybernétique, et parfois les ont appelées. Ce furent
assurément surtout les rencontres mammaliennes, puisque seuls les mammifères,
et en particulier les mammifères signés que sont les hommes, ont cette capacité
d'immixtions réciproques incessantes. Et si William Klein a pu prendre aussi des
«rencontres» de bâtiments, c'était en les traitant comme des mammouths en rut.
Les histoires de la photographie ont
donc retenu ses photos de rues et de parcs, comme étant les lieux où les
éruptions et immixtions physiques et sémiotiques sont les plus variées et les
plus fréquentes. C'est là qu'on peut voir sur une ligne de fuite oblique une
dame assise à l'arrière-plan à droite (elle rattache son soulier), plus près de
nous au milieu un monsieur assis (il sommeille), puis à bout portant à gauche
une adolescente qui explose sur nous (en riant) de toutes ses dents (LP,181).
Mais rappelons-nous qu'autrefois, la rue
se condensait elle-même dans la ruelle, cet espace étroit entre le lit et le
mur, où se pressaient (au sens propre) les visiteurs d'une vedette. Eh bien, le
correspondant aujourd'hui de la ruelle classique est la cabine de mode juste
avant le défilé, dans l'ultime et paroxystique moment de confrontation des
actants échangeant leurs chaleurs et leurs volontés entre deux espaces, celui
du we-group de la boutique et celui du out-group de la clientèle ; et entre
deux moments, l'avant, chargé d'une force potentielle énorme, et l'après
(catastrophique), qui sera le basculement dans la défaite ou dans la gloire.
Nous devions donc prendre notre illustration dans Cabine Azzedine Alaïa mars 85, à l'instant-moment décisif (*).
En grec, il y a un mot pour rendre cela,
l’ormè. Pas le mouvement mais
l'assaut, l'attaque, exactement le premier élan du mammifère. Cela est aussi
essentiel que la physiologie selon Nadar.
* © William Klein.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.