La photo couleur, à cause de sa pauvreté
de teintes, de son flottement des valeurs, de sa transparence au moindre bougé,
invite aussi à la démultiplication d'une photo à l'intérieur d'elle-même, soit
par des échos internes tranchés, soit par des chevauchements internes tranchés.
Le premier cas est celui de Hiro, le second celui de Hockney.
1. Les échos internes tranchés : Hiro
En tant que Japonais, pour qui la
perception consiste en (ré)attaques émotives incessantes et intenses, Hiro
éprouve le goût de l'intervalle activateur, rafraîchissant. Cependant, comme la
couleur photographique est diffusive, elle ne saurait déclencher des vides
purs, comme ceux que nous avons rencontres dans le noir et blanc de Ueda et
Suda. Mais elle a une autre ressource : répéter en poupées russes une même
forme avec des valeurs et des saturations diverses d'une même teinte ou de
plusieurs. Le système est ancien au Japon, où il a été employé par les peintres
érotiques japonais pour rendre la vibration orgastique, en particulier du sexe
féminin ; et le cinéma érotique japonais a joué de la même technique dans
des séquences montées image par image.
L'écho orageux ainsi produit, et dont
Hiro a fait son sujet photographique, n'est ni éloignant, ni gonflant, ni
médiatisant, au contraire de l'Echo occidentale, amante de Narcisse, qui fut un
paroxysme de la médiation grecque. Il enlève plutôt à la perception tout
confort d'unité et de totalisation, la fait s'éprouver comme (re)départ d'un
même-autre. A condition, assurément, que la couleur soit acide, ne permette pas
le poids, et provoque quelque chose de cette surface profonde ou profondeur
surfacière dont Tanizaki fait la base de la topologie japonaise dans l’EIoge
de l'ombre.
Dans le numéro 13 de «Zoom » (ZH), qui
contient un important cahier Hiro, nous aurions pu illustrer son sujet
photographique par un ciel dont les plis multiplient la découpe d'une montagne
(ZH,80), ou par les échos qui entourent la tête de Berkley Johnson en
couverture. A ces exemples un peu trop directs nous avons préféré le cas
difficile mais fécond où il s'accomplit par l'écho de seulement deux liminances
violemment contrastées sur un visage (*ZH,57), conjoignant ainsi paradoxalement
la découpe et le clair-obscur, celui-ci étant dé-médiatisé par celle-là, au
profit d'une ombre profonde et surfacière, selon le programme tanizakien.
En tout cas, partout chez Hiro la
réalité-image des années 1950 a trouvé maintenant une matière qui lui soit
consubstantielle : la matière-lumière-forme-image-couleur des plastiques à la
fois transparents et colorés (ZH,51,53,77). Tout le cahier de «Zoom» déploie
cette nouvelle «réalité médiane» - à la fois matière et forme, nature et
artifice - qui, sous l'égide du bijou, s'adjoint la chair (ZH,51,53), l'objet
technique de transport (ZH.76), le relais de communication (ZH,80),
l'architecture sertissant les corps (ZH,58), et jusqu'aux corps en couple se
sertissant mutuellement (ZH,60,61,65). Le «S» couché en plastique coloré rouge
acide devant une montagne elle-même sommée d'une étoile de lumière
artificielle-naturelle (ZH,77) est sans doute l'image archétypale de Hiro.
Hiro est le dernier photographe de mode
que nous rencontrerons dans cet ouvrage, et c'est donc le moment de saluer le
rôle décisif que la mode en général, avec la publicité, a joué dans l'histoire
de la photographie depuis un bon demi-siècle. Nous l'avons souligné pour Irving
Penn, mais il aurait fallu le faire avec presque autant d'insistance pour Richard
Avedon, pour Diane Arbus, pour William Klein, pour Helmut Newton. La mode est
souvent plus profonde, audacieuse et prophétique que le reportage et
l'abstraction. Sautant d'emblée par-dessus la psychologie et la sociologie
triviales, elle engage l'ontologie et la cosmologie à travers l'image du corps
et de l'environnement, les accointances du Signe et d'une certaine mort, les
dimensions de l'espace, la réversibilité ou l'irréversibilité du temps. Le AD/ART qui fut publié par le concepteur Cheyco Leidmann aux
éditions Love Me Tender en 1983
fait mesurer ces enjeux.
2. Le décalage tranché : Hockney
Hockney a expliqué lui-même en 1982,
dans David Hockney Photographe
(DH), pourquoi il recourait aux photos jointives. Faite par un objectif
cyclope, la photographie ne saurait fournir le spectacle binoculaire que
propose la peinture, qui, même si elle n'est pas tridimensionnelle, résulte
cependant de la main et du cerveau d'un peintre travaillant habituellement des
deux yeux. Or, en faisant se chevaucher des photos, on peut espérer, dit
Hockney, retrouver quelque chose des effets de la parallaxe binoculaire. C'est
ce procédé qu'il a amorcé en faisant se chevaucher cinq clichés de son ami Peter
Schlessinger dès 1972 (DH,
couverture), et dont il atteint la force dans son Stephen Spender de 1985 (**PN,278), la diversité dans le Pearblossom
Highway de 1986 (FS,n° 387). Les
photos jointives appellent la couleur, seule assez rayonnante pour lier leurs
disparités.
Mais, si la peinture a fait là une
suggestion à la photo couleur, il faut voir combien en retour celle-ci a fait
chez Hockney de suggestions à la peinture. C'est que sa vision homosexuelle
(très différente de celle de Francis Bacon, dont les «beautiful colors» rôdent
autour de la blessure et de la pénétration interdite) appelle un spectacle
convexe et éclatant de partout, sans recel, même dans les ombres. Or cela seule
la photographie couleur, par la combinaison du cyclopéisme franc et de la
massivité colorée, pouvait le lui fournir, à condition que le thème soit anguleux
au départ. C'est la démonstration qu'ont faite les photos de la piscine du Nid-du-Duc de 1972 (DH.32), à l'origine des fameuses Piscines
de papier de 1978.
Les intentions de Hockney étaient bien
servies par un médium plan, étiré, strict, comme les photos couleur ordinaires.
Chez lui, les fresques de polaroïd couleur, tel le Portrait de David Graves de 1982 (DH.95,96), semblent avoir fait long feu.
Comme l'a montré le travail de Stefan De Jaeger (PHPH,62), le polaroïd couleur,
petit ou grand, est plutôt l'instrument du continu et de profondeurs lactées
quasi rubéniennes.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.