C'est pour des raisons pratiques
d'impression que nous avons dû regrouper en fin de parcours les photographes
qui illustrent les virtualités de la couleur, même si nous troublons ainsi
l'ordre des dates de naissance et si plusieurs d'entre eux ont travaillé
également ou surtout dans le noir et blanc. Mais peut-être ce regroupement
n'est-il pas trop préjudiciable. Parce qu'il fait sentir à quel point la
couleur définit un monde à part.
Les animaux ont une vue adaptée à leur situation. Un
carnassier, qui doit frapper instantanément sa proie, ne pourrait qu'être
embarrassé par une discrimination trop fine des couleurs. Par contre, des poissons
et des oiseaux peuvent en avoir hautement besoin. Notre œil de primate semble
avoir été sélectionné dans la forêt haute, où il s'agissait de distinguer des
fruits parmi la frondaison, et de les atteindre à vitesse réduite ; il perçoit
ainsi des dizaines de milliers de couleurs, c'est-dire de combinaisons entre
une teinte, une luminance et une saturation ; du même coup, il a contribué à
une vie sociale différenciée, car il y a sans doute une jolie causalité
circulaire entre vision discriminatrice de primate et épouillage. De plus, chez
le mammifère signé qu'est l'homme, donc chez un animal qui cherche l'ambiance
mais en même temps se sent isolé par l'abstraction des signes qui le
constituent, la couleur joue un rôle affectif considérable, réchauffant et rapprochant
l'environnement par ses teintes «chaudes», le refroidissant et l'éloignant par
ses teintes «froides». Du reste, indépendamment de ce confort affectif,
l'extrême variété des couleurs contribue à différencier les topologies, les
cybernétiques, voire les logico-sémiotiques que sont nos partis d'existence, y
multipliant les ruptures, les fusions, les courbures et inflexions de toutes
sortes.
Or, tandis que la peinture dispose de
dizaines de milliers de couleurs, la photographie est à cet égard assez grossière.
Le nombre de teintes y est réduit, leurs délimitations flottantes, leurs
imprégnations sur la pellicule lentes. Oublions même que longtemps leur
conservation fut particulièrement hasardeuse.
La photographie couleur suffit alors à
certaines missions pratiques, comme de décider de la maturité des moissons. De
même, elle convient bien aux usages affectifs simples, comme pour ces amulettes
que sont les photos de famille et d'identité ; elle fait alors oublier le côté
seulement indiciel de toute photo, et favorise la présence de l'absent, même la
présence pure, comme chez Boltanski. Un peu dans la même ligne, Walker Evans,
très remémorant, a pris du plaisir à faire dans ses vieux jours des photos
couleur d'archi-tectures perdues dans la prairie américaine, d'autant plus
disponibles à la remémoration qu'elles étaient petites : Of Time and Space, le titre de Christenberry qui en recueille, montre
bien qu'en ce cas le temps est plus sensible que l'espace. Enfin, la photo
couleur manifeste bien les réactions chimiques complexes dont elle résulte, ce
qui s'ajoute à son aspect remémorant ; la chose est particulièrement sensible
dans les polaroïds, où le photographe-regardeur assiste au processus d'où
l'image sort progressivement, génétiquement.
Cependant, pour les sujets
photographiques qui requièrent des effets de champ perceptivo-moteurs ou
logico-sémiotiques puissants, la couleur photographique semble trop pauvre,
flottante, lente, comme Cartier-Bresson l'a marqué dans L'instant décisif de 1952, avant d'y revenir dans son post-scriptum de
1985 (CP,20). Et il n'y a sans doute que la lumière de l'Inde, humide, floue,
compénétrante et justement «lente», dont des photos aient pu donner des
«équivalents» stieglitziens, chez Eliot Elisofon. Quant au dye-transfer et au
cibachrome, qui permettent de prévenir la confusion des teintes en les
saturant, leur insolite ne convient qu'à certains cas, comme par exemple au
reportage que fit Susan Meiselas au Nicaragua en 1988 (AP,429,431), où la
découpe et le contraste violents des figures concordent avec la lumière
constrictive de l'Amérique centrale.
Mais, ces derniers exemples nous en
préviennent, une combinaison de carences et de forces suscite des virtualités
imprévues. Autant que ses capacités, les limites de la photo couleur ont
stimulé de nouveaux sujets photographiques de portée parfois universelle, dont
nous allons retenir quelques-uns assez saisissants.
1. Ernst Haas et l'énergie fantomatique
En 1952, Ernst Haas, déjà photographe
confirmé, introduit dans son Leica une pellicule couleur. Et il ouvre un
nouveau monde.
Le plus simple est de le suivre d'abord
à travers les bougés proprement dits. Dans sa Tauromachie de 1956 (*Life, Couleur, 147), nous ne saisissons
guère le taureau, ni le torero, ni leurs mouvements réciproques, mais quelque
chose comme leur polarité d'énergie, qui est l'essence de leur combat. Puisque
les pellicules couleur sont lentes, tout objet en mouvement y donne une image
transparente, dit Haas. Transparente jusqu'au flou. Mais ce flou, au contraire
du bougé noir et blanc, n'est pas fatalement mou, puisqu'il véhicule de
l'énergie colorée, qui, conjuguée avec lui, crée une effervescence diffuse. Et
du même coup ce combat n'a pas lieu quelque part, ni à un moment; ce que nous
avons sous les yeux est un phénomène d'Univers ; non pas une image
correspondant à une réalité extérieure, qui aurait été; mais une image induite
très indirectement par des effets lointains, - tenant aux carences de la photo
couleur, - un peu comme une particule est saisie à travers des transpositions
multiples dans une chambre à bulles.
Mais cette saisie à la fois énergétique
et évanescente à travers des effets indirects, n'a même pas besoin du bougé. En
raison des défaillances (fécondes) de la couleur, Haas s'est si bien installé dans
les évanouissements, les transparences, les bilocations, les spectralités des
choses que non seulement les fameux pigeons de la Piazza San Marco à Venise,
lesquels bougent, mais les routes et les buildings américains, lesquels ne
bougent pas, deviennent des fantômes, se déchirant, s'effîlochant dans l'épais
rideau lumineux qui nous les livre. Les Cow-boys rentrant au crépuscule sur
la prairie californienne de 1958
(Life, Couleur, 147) n'émergent pas de leur milieu, mais y rentrent, s'y
perdent, - oserait-on dire y meurent? Dans ce dernier cas de façon patente,
puisque c'est le soir, mais ailleurs aussi l'effilochement de la vision finit
par donner un certain noir de la couleur, qui est un peu l'inverse de la
couleur du noir que nous avaient montrée Alvares Bravo, Bill Brandt, Eugene
Smith.
Pour comprendre pourquoi ce vertige et
cette fantomatisation colorée, qui eussent été possibles auparavant, se sont
introduits dans les années 1950, il faudrait sans doute répéter ce que nous
avons dit, à l'occasion d'Irving Penn, de la révolution scientifique,
technique, industrielle, informaticienne, de ce moment.
2. Helmut Newton et la cristallisation
Helmut Newton a pour sujet
photographique le noir dense, tranchant, impénétrable, minéral, immobilisant.
Chez d'autres, on voit souvent le blanc déchirer le noir; chez lui c'est
l'inverse, le noir déchire le blanc. Parmi les Portraits publiés chez «Nathan Image» en 1987, quand on s'arrête
à celui .de Grace Jones et Dolph,
de 1985 (HN,162), on voit bien que son corps noir à elle déchire, foudroie,
fige son corps blanc à lui, tandis que son ombre opaque à lui déchire,
foudroie, fige les briques blanches du mur du fond. Ce sujet photographique
trouve une image archétypale dans Bordighera Detail de 1983 (AP,449), où se fige un œil féminin dont les
cils en bagarre sont collés en pointes noires par le Rimmel.
Pourquoi alors avoir situé ce
photographe du noir suractif dans nos chapitres sur la couleur? Parce qu'il
confirme paradoxalement le «noir» de la couleur, que Ernst Haas nous a fait
pressentir.
Le Portrait de Julian Schnabel de 1985 (**HN,145) reprend le schéma typique de
Newton : le sombre agressant le clair, mais en l'adaptant à l'énormité de
l'univers sculpturalpictural de Schnabel. L'essentiel en est les deux
puissantes mâchoires d'ombre, l'une courbe et englobante par-dessus, l'autre
rectiligne et horizontale par-dessous, qui mordent la clarté du feuillage
luisant, cristallographique, impitoyablement proliférant sur lequel le
peintre-sculpteur est assis. Puis, dans ce dispositif général de triomphe du
naturel, tout semble un moment se retourner, puisque explose au beau milieu le
faune qu'est l'artiste, avec le rosé de sa chair, le blanc vif de son tricot de
peau, le blanc plus vif encore de la monture des lunettes. Cependant, le
dernier mot revient au sombre, et la clarté du personnage est bue par le bleu
du pantalon et du veston (ainsi confondus avec le vert de l'herbe), et trouée
par les étoiles noires des verres des lunettes.
Il n'en fallait pas moins pour trouver
un «équivalent» du sujet plastique de Schnabel, le peintre-sculpteur fusionnel
qui a pu évoquer La Mer par un
immense panneau d'assiettes cassées, ou la Voix de la Callas par un jet retourné de couleurs s'élevant et se
rabattant sur une surface presque aussi grande. Nature regardée non du dehors,
mais du dedans de ses ombres et de son lierre débordant. C'est vrai. Mais en
même temps le «kitsch» des lunettes évacue le naturalisme naïf et montre que
l'après-midi d'un faune contemporain fusionne nature et artifice, art et toc,
lointain stellaire et proche feuillu, pop art et sentiment cosmologique de la
«new image». Ce noir-là seule la photo couleur pouvait nous le donner.
3. Leni Riefenstahl et la densité
La cinéaste épique qui avait tourné
l'apothéose de Hitler au rallye de Nùrenberg, puis avait photographié les Jeux
Olympiques de Berlin en 1936 (NV,82), devait, dans sa vieillesse, trouver chez
les Nouba de Kau, publié au
«Chêne» en 1976 (***), l'aboutissement de son sujet cinématographique et
photographique, et donc aussi de son parti d'existence. Elle avait peu
auparavant photographié les Nouba Masakin.
Les Nouba de Kau c'est cette peuplade
qui, avec la civilisation japonaise, a déclaré le plus clairement que l'homme
est l'animal signé, et qui a reconnu ce statut non pas dans quelques rares
moments de la vie, dans des cérémonies exceptionnelles comme le carnaval de
Rio, mais en faisant de l'existence humaine entière une immense cérémonie, une
presque incessante transformation du corps masculin et féminin en sculptures
vivantes, en une adéquation formidable de l'animalité et des signes, du Signe
sous ses quatre modalités d'indice, d'index, de signe référentiel analogique et
de signe référentiel digital.
La rencontre entre Leni Riefenstahl et
les Nouba de Kau fut une culmination. Faisons le compte. (A) D'une part, une
photographe dont le sujet cinématographique-photographique est très proche de
celui d'Eisenstein, et qui donc ne manque jamais un volume poussé par sa
pression interne, un mouvement croissant à partir du sol, une lumière engendrée
par les densités et les éclats des corps. (B) D'autre part, les terres ocre
dense de l'Afrique, qui poudroient ou rutilent sur les corps jeunes luisants
d'huile. (C) L'adéquation des corps lustrés et du Signe, à travers les peintures
faciales et corporelles dont l'artifice est exalté par l'extrême dissymétrie et
variété. (D) Enfin, entre la photographe et les rutilances du spectacle
jusqu'au ruissellement du sang dans les combats rituels, l'entremise de la
photo couleur, avec ses lenteurs d'inscription, ses simplifications
minéralisantes et ici rutilantes, ses épaisseurs de teinte, son glissement au
noir résultant de la rencontre souvent annulatrice des énergies colorées.
Dans cette histoire, il nous manquait
encore l'anthropologie poétique. Leni Riefenstahl, aidée de la photographie
couleur, l'a accomplie. D'autant qu'en ce cas, une civilisation particulière,
en prenant pour thème essentiel et presque permanent la signature du corps,
nous fait déborder l'anthropologie locale vers l'anthropologie fondamentale.
* © Ernst Haas / Magnum.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.