Sauf Man Ray, les photographes
précédents se caractérisaient suffisamment par la prise de vue pour que nous
n'ayons pas eu à prendre en compte le développement du négatif, les tirages du
positif, le passage à l'imprimé, même si ceux-ci étaient des conditions
importantes de leur démarche.
Il n'en va pas de même chez Giacomelli
et Jorge Molder, qui ont exploité les diverses catastrophes chimiques de la
photographie pour remonter plus ou moins haut en amont des formes. Et cela en
dévoilant, du même coup, un génie national, très italien chez le premier, très
portugais chez le second.
1. L'amont de la perception, ou l'Italie :
Giacomelli
Le génie italien c'est la structuration,
en se rappelant que structura est
un mot spécifiquement latin, très vivace encore dans l'italien moderne struttura, et qui vise quelque chose de commun à toute
construction, qu'elle soit artificielle ou naturelle, valant pour les os comme
pour les pierres, une sorte d'essence constructive, un principe général
antérieur à toute réalisation particulière, sorte de design transcendantal, -
pas transcendant, il est au contraire très immanent, - commun à la nature et à
la culture, ou plutôt allant de la nature à la culture, tandis que le design du
Bauhaus allemand, et surtout hongrois, tend à absorber la nature dans
l'artifice, voire dans la digitalité. Les Tourbillons de Léonard de Vinci,
ingénieur-designer-peintre-sculpteur, sont la culmination de cette saisie. La
peinture «métaphysique» de Morandi en a donné un exemple au début de ce siècle.
Et rappelons-nous que la préoccupation du transcendantal kantien et husserlien
a soutenu la fraternité séculaire de la philosophie italienne et de la
philosophie allemande.
Une génération après Morandi,
Giacomelli a fait de cette structuration-là son sujet photographique, grâce aux
possibilités qu'ajoutent à la première catastrophe chimique qu'est la prise de
vue les autres catastrophes chimiques que sont les étapes du développement et
des tirages. Le paysage que nous reproduisons, et qui appartient à la série Paesaggio
De 1971 (*CI,n°1),
donne à soupçonner des sillons, des sentiers, des arbres, mais à un niveau de
schématisme (au sens kantien) tel que la nature et la culture s'y engendrent
mutuellement à partir d'une même structuration transcendantale.
Cela a supposé d'abord un paysage qui
s'y prêtât, comme l’âpre paysage italien. Puis un gommage des détails et un
épaissement des lignes de forces. Mais ce n'est pas assez. Il aura encore fallu
que ces accentuations et effacements soient balancés de telle manière que ce
qu'il y avait de positif et de négatif dans la prise de vue aboutisse à un
véritable battement
positif/négatif, ressource fondamentale de la photographie depuis la robe
d'Elisabeth Eastlake chez Hill and Adamson, mais qui prend ici la décision d'un
sujet photographique. Posant des questions de métaphysique à la Morandi.
Qu'est-ce qu'un fond, qu'est-ce qu'une forme? Qu'est-ce que la nature,
qu'est-ce que la culture? Qu'est-ce qu'on appelle indice, index, signe
référentiel? Où finit l'analogique et où commence le digital? Même quand
apparaissent des personnages, comme les dames en noir et le petit garçon dans
une rue de Scanno, en 1963
(LP,184), ceux-ci sont encore transcendantalisés par l'abstraction texturale.
Ainsi, cette fois, la photographie passe
du MONDE 2 au MONDE 3 non tant par des ébranlements de la forme, ni par des
déclenchements entre formes hétérogènes, qu'en vertu d'une remontée vers les
moments de constitution cérébrale de la forme. Vision de David Marr, publié en 1982 trois ans après sa
mort, aide à mieux voir de quoi il s'agit.
Dans le plus bel esprit du M.I.T., donc
combinant physiologie, cybernétique et théorie de l'information, cet ouvrage séminal
a proposé une certaine suite des prélèvements (gommages, clivages,
constructions) que doit opérer
notre système nerveux visuel, très semblable à celui des autres primates, pour
élaborer, à partir d'un donné rétinien peu différencié et bidimensionnel, un
objet manipulable, et donc éventuellement dénommable, à trois dimensions
pleines (object centered). C'est donner une base computationnelle (peut-être un jour physiologiquement vérifiée et
localisée) aux schèmes kantiens, et pour finir au transcendantal de la vision.
Or, les photos de Giacomelli, en
particulier dans leur disponibilité texturale et dans leur puissant battement
positif/ négatif, nous reconduisent aux stades non finals, préterminaux, de
cette suite. Il y aurait même un sens à dire qu'elles privilégient le niveau
que David Marr dit à 2,5 dimensions (viewer centered). Alors, nos activations
cérébrales sont moins les triviales associations d'idées ou d'émotions dont on
parle d'ordinaire que les élaborations perceptivo-motrices en amont qu'il est
nécessaire de prendre en compte si l'on veut mesurer toute l'ampleur des effets
de champ perceptivo-moteurs photographiques. Giacomelli éclairerait ainsi
exemplairement l'aptitude de toute photo à activer la séquence des schèmes
cérébraux du regardeur, autant et plus que la saisie d'un spectacle dénommable
(dénoté et connoté). Les «au delà» photographiques sont souvent des «en deçà».
«Caméra International» a ouvert son
premier numéro, en 1984, par un ensemble tiré de Paesaggio. On ne pouvait , trouver meilleure déclaration de
principes. Fotografia come cosa mentale.
2. L'amont de la mémoire, ou le Portugal : Jorge
Molder
Bien que de vingt-deux ans plus jeune
que Giacomelli, Jorge Molder peut s'y rattacher, parce que lui aussi utilise
les catastrophes des développements et des tirages photographiques aux fins de
remonter la saisie de l'objet en deçà de la perception et de la nomination
constituées. Et il radicalise de même, à cette occasion, le génie entier d'une
nation.
Car, dans leur valorisme glauque, ses
tirages subtils consonnent intimement avec la topologie, la cybernétique et la
logico-sémiotique de la langue portugaise. Du portugais ils épousent le
creusement et le recreusement des nasales, la houle longue et sourde, les
chaleurs tactiles mais diffuses, les pénombres, les glissements rythmiques, les
taux de courbure impondérables, les inflexions, surtout le lointain proche, qui
fait que la mémoire ici, ou plutôt là-bas, est remembrance, croisement de l’alheação et du saudade, dont Camôes et Pessoa ont donné les culminations langagières. Affaire
de texture plus que de structure, comme le fado, la guitare de Coïmbre et le
sébastianisme.
Dans le catalogue récapitulatif que la
Fondation Gulbenkian a consacré à Jorge Molder en 1986, nous n'avons pas choisi
ses marins blancs glissant sur un trottoir nocturne de Vigo, pour qu'on ne
croie pas que son océanisme est une affaire de thème. Ni des clichés en
largeur, pour qu'on ne croie pas que c'est une affaire de format. Ni non plus
ses figures aux visages effacés, pour éviter toute confusion avec un pathos
facile. Nous espérons que la quatrième des Inventions à deux voix de Bach (**), verticale sur un piano vertical, montre
que, jusque dans la verticalité, ce sujet photographique «nasalisant», plus
textural que structural, maintient sa tension horizontale lointaine à travers
la ténuité du pli des pages, le ploiement fugitif de la partition sur son
appui, la ductilité des lignes de fuite, les taux de consistance et
d'inconsistance du mouillage des touches noires parmi les touches blanches. Le
bistre, cette fois, n'est pas un procédé d'impression commun, mais le teint
même de l'âme.
Pareille photographie est interrogative.
Au point d'être narrative. D'une narration intrinsèque, non extrinsèque comme
d'habitude. The Secret Agent
comporte ainsi quatre-vingts pages blanches, noires, illustrées, en une
histoire sans paroles assez métaphysique pour que des remerciements liminaires
soient adressés à Marcel Broodthaers. Mais les photos .isolées sont grosses de
la même narration sous-jacente. Parmi les Trabahos Anteriores (tout est «antérieur» pour l'amont de la mémoire
portugaise), dans une église abandonnée de Beja, au pied d'un autel en houle
manuéline, un cadre portant un soldat inconnu vogue indéfiniment (PHPH, 6).
Jorge Molder est un photographe
philosophe, ou un philosophe photographe. Son travail est en train d'accomplir
une philosophie de la photographie en acte. Le véritable «agent secret» est-ce
l'écrivain Joseph Conrad, ou l'homme et photographe Jorge Molder, ou la
photographie comme telle?
Que, dans les deux cas où un sujet
photographique explicite la topologie, la cybernétique, la logico-sémiotique
d'une nation, les photos privilégient les catastrophes chimiques reconduisant
l'image en amont de la perception et de la dénomination accomplies n'aurait
sans doute pas beaucoup étonné David Marr.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.