1. Le timbre réverbérant : Robert Frank
Dans toute photo de Robert Frank il y a
un coup de cymbale mat. Déjà dans les thèmes ou motifs. Ce peut être un grand
drapeau américain dont une moitié couvre une bonne moitié du spectacle
horizontalement ou verticalement. Ce peut être un capot de voiture qui engrosse
la nuit. Ou, dans Bar de Gallup New Mexico (*CP,32), le contraste puissant entre le dos monumental d'un
personnage debout à l'avant-plan droit, et une béance où, dans un arrière-plan
ainsi devenu lointain, on entrevoit d'autres cowboys de face. Dans ce cas, il y
a même un violent roulis de l'ensemble par rapport à l'horizontale du cadre.
La texture de l'empreinte photonique est
de la même sorte que les thèmes. Pas de noirs massifs comme chez Alvarez-Bravo,
Bill Brandt, Eugene Smith, mais des ombres, comme chez Peter Henry Emerson et
Paul Strand, avec ceci que les ombres cette fois ne donnent nullement lieu à un
devenir égal vers l'obscurcissement ou vers l'éclaircissement, mais frappent
les lumières et y résonnent, tandis que les lumières les frappent et y
résonnent en retour. Cette double résonance n'engendre pas de dégradés
continus, mais justement des effets de timbre, c'est-à-dire d'harmoniques
(lumineux) à intensités variables ; parler de coups de cymbales
photoniques n'est presque pas une métaphore.
Ainsi le lieu, avec son
introréverbération, que Brassaï avait obtenu par des chiasmes spatiaux,
logiques, psychologiques, ou à coup de boules et de rouleaux jusqu'au grand
corps de la nuit, est maintenant produit par les impacts pluri-dimensionnels
d'énergies d'orientations et de sources diverses, dont la nuit est la matrice
chaude et vibrante. En d'autres mots, le lieu tient à l'ambiance, avec son
quelque chose de vague, avec sa façon d'ire ambo, d'aller de plusieurs côtés à la fois. Comme le
photographe lui-même dans sa divagation.
Une photo prise à Londres en 1952
enregistre les nuances de timbre qu'une portière arrière ouverte noire (ou
sombre) inflige aux gris pluvieux de la chaussée, des façades, des passants
évanescents (CP,90-91). Mais, plutôt qu'en Angleterre, c'est aux U.S.A., où il
a émigré en 1947, que Robert Frank s'accomplit. C'est que là les choses et les
vivants ont d'avance et en permanence les forces de rayonnement qu'appelle son
timbre photographique. A lire le titre fameux, Les Américains publié à Paris en 1958, on croirait d'abord à quelque
sociologie, avec les questions habituelles concernant la richesse et la
pauvreté, le bonheur et le malheur, l’originalité ou l'insignifiance de
l'individu. Mais, si sociologie il y a, elle consiste à reconnaître qu'ici les
individus sont d'abord les lieux où ils se meuvent (on ne dit pas : où ils
habitent).
Ainsi, Restaurant U.S.1 leaving
Columbia (**CP,44-45), même si on n'y
voit personne, est hanté d'avance. Les chaises, la table, le ventilateur sont
tels que, non pas sur eux, mais contre eux, les photons entrés par la fenêtre viennent
rebondir en tous sens pour donner les résonances croisées et les timbres qui
font l'ambiance. La seule personne visible apparaît sur l'écran de la
télévision allumée. Du reste, la télévision est partout, puisque les coups de
jour contre la table et contre les chaises Thonnet sont du même ovale que son
écran.
On doit même presser ce symbole. Car,
pour voir le lieu résulter de timbres lumineux croisés, il faut se mouvoir
d'ordinaire parmi des images en lumière émise, donc télévisuelles, et non pas
en lumière réfléchie, cinématographiques. Pour Walker Evans, pré-télévisuel, la
lumière se réfléchissait encore sur
les choses, qui du même coup avaient la densité valoriste d'ustensiles
«heideggériens». Pour le télévisuel Robert Frank, elle s'y éclabousse au point
d'en émaner, ne gardant qu'une ambiance qui volatilise l'ustensilité. Plus
précisément, nous sommes dans les années 1950, et la télévision est encore le
plus souvent noir et blanc. Comme le montre Bar, New York City (CP,10-11), avec ses formes reptiles, c'est toute la structure qui, chez Frank, suit la texture télévisuelle noir et blanc, avec ses viscosités
tentaculaires.
L'ambiance pure, ce mélange de présence
et de beaucoup d'absence, dont Frank obtient un équivalent photographique,
n'est pas une expérience sophistiquée, c'est même l'expérience la plus simple,
celle que fait n'importe qui prend un café dans son bistro préféré ou dans son
fauteuil chez soi. C'est celle dont Proust voulut démonter le mécanisme quand,
dans son dernier volume, il se demande ce qui en fin de compte fait courir l'être
humain, et qu'il répond, selon sa définition de l'homosexualité (être autre
même), que c'est des surimpressions mémorantes : la plage de X sur l'église de
Y sur le visage de Z, etc. A la même question, à une autre époque, avec un
ethos de compénétration et de fécondité hétérosexuelles, dans la lumière
redéfinie par la télévision noir et blanc, les photos utérines de Frank
répondent que l'on peut vivre pour l'ambiance de timbres photoniques, d'autant
plus compénétrants qu'ils sont impurs, bruités. Du reste, mémorants eux aussi,
selon un présent qui est déjà mémoire.
2. Le timbre diffusif : Marc Trivier
Que Marc Trivier ait fait un Portrait
de Robert Frank (***) n'est pas le
seul prétexte pour en traiter ici. Car il y a chez tous deux, malgré la grande
différence des âges, des façons similaires de s'installer dans la poussière
photonique et de subordonner la structure à la texture, comme Avedon, tout en
tirant de ce parti, non une atomisation, mais des effets de timbres, et du même
coup des mélanges de ferveur et de désespérance cosmologiques. Aux atomes
d'Avedon, aux cellules d'Arbus, l'un et l'autre opposent des magmas, des
plasmas. Cependant, tandis que Robert Frank aime aller droit au lieu, Trivier,
comme Avedon, aime aller droit au corps, même au visage. Mais comme abandon,
comme coulée. Jusqu'à la coulée suprême qu'est le regard.
Introduire un organisme individué dans
ce genre de dérive cosmologique suppose de longues traques, des cohabitations
amicales et tendues. Pour fixer les idées, évoquons le protocole auquel nous
avons été soumis en 1983, mais dont il faut prévenir que depuis il a connu bien
des variantes. Au premier contact, le press book jouait un rôle propédeutique :
«Voici Francis Bacon, Burroughs, et
tutti quanti. Voilà donc (sous-entendu) la défaite, la dé-faisance, qu'on
attend de vous». L'appareil était un Rolleyflex, censé déjouer la maîtrise du
photographe sur le dernier instant. L'abandon à ce tiers-inclus sur son pied
était d'autant plus déstabilisateur que son état de délabrement était objet de
commentaires (il expira définitivement après avoir capté Jean Genêt). Un
retardateur achevait de mettre les comparses «là où il n'y a plus vraiment un
temps», la proie étant prévenue que, quand on entendrait le déclic, ce n'était
pas que «ça» avait eu lieu, mais que «ça» allait avoir lieu, quelques secondes
plus tard, peut-être dix secondes, à un moment qui échapperait aux
protagonistes. Moyennant cet «husteron proteron», le cosmos-monde perdait pied,
ouvrant l'univers. Pendant l'attente intemporelle, quelques ébranlements
incantatoires communiqués au Rolleyflex achevaient la lévitation. En fin de
compte, le portraituré eut l'impression d'avoir été pris dix ans après sa mort.
Longtemps en tout cas après avoir rejoint l'indifférence et la béatitude des
étoiles.
Les vaches régulièrement photographiées
par Marc Trivier à l'abattoir d'Anderlecht manifestent la même essence que ses
visages humains (****). Une essence qui n'est plus le tohu-bohu rencontré chez
Avedon, mais plutôt un souvenir du «continu» de Georges Bataille,
occasionnellement invoqué par le photographe, dissolvant de partout les
prétentions d'émergence du «discontinu», et dont ici la matière est la lumière,
le lait vaporisé de la lumière. Le fait d'être né sur la Meuse à la hauteur des
combats des deux Guerres mondiales, où fenfance entrevoyait les charniers à
travers les récits mi-historiques mi-fictionnels des générations antérieures,
intervient sans doute dans cette saisie-construction où la Fiction et la
Réalité se neutralisent assez pour faire sourdre le Réel.
De fusionner ainsi les historicités
lointaine et proche fait songer au post-modernisme. Et c'est vrai qu'avec
Trivier, comme avec Suda, nous avons une nouvelle fois débouché sur une
attitude très différente du modernisme des années 1950-1975, et que nous allons
rencontrer fréquemment.
La photographie, texture très fine, a
trouvé dans le timbre une de ses virtualités majeures. C'est un des points où
elle déborde plastiquement la peinture, dont les touches sont trop larges pour
déclencher un véritable timbre. Le pointillisme, qui s'est essayé en ce sens, a
buté sur retendue de la touche picturale.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.