Dorothea Lange, évoquée à propos de Weston, nous a déjà rappelé
comment, durant la grande Récession, certains photographes jouèrent un rôle
considérable en signalant la misère et parfois la famine du Sud des Etats-Unis,
en particulier parmi les cotton pickers. Walker Evans aussi travailla pour la
Farm Security Administration. Mais, tout comme sa consœur, il eut un sujet
photographique indépendant de ses éventuelles applications sociales, lesquelles
chez lui furent même toujours extrinsèques à sa démarche de fond.
Dans un séminaire organisé par Beaumont Newhall, en 1971,
quatre ans avant sa mort, l'Etudiant 9 lui demande : «Y a-t-il là un
commentaire social (a social comment)?» Evans est catégorique : «Pas le moindre
(Not at least). Mais vous pouvez en mettre un si vous désirez (But you can put
one in there if you want to). » Sans doute faut-il se défier des affirmations
d'un individu sur sa conduite, mais Evans ici n'affirme pas, il dénie,
insistant avec scrupule : «Je ne pense pas qu'il y ait là un commentaire social
(I don't think there's a social comment) ». Puis, non content de nier, il
indique maintenant presque compulsivement ce qu'il faut mettre à la place de la
négation : «Je photographie ce qui est en face de moi (what's in front of me)
et qui m'attire (what attracts me). La moitié du temps je ne sais pas pourquoi.
J'ai été politisé (politicized) par d'autres gens, pas par moi.» La suite des
propositions est remarquable. Il ne dit pas : «ce qui m'attire, et qui est en
face de moi ». Il dit : «ce qui est en face de moi, et qui m'attire».
Au fond, dans les mêmes années 1930, et en particulier depuis
1933, Walker Evans a, devant l'être humain et ses ustensiles, le même rapport
qu'Ansel Adams éprouvait devant le paysage. C'est, de part et d'autre, le même
étonnement magnifiant et embrassant. Sinon que pour créer des photos
cosmologiques parmi Yosemite, il fallait la sériation de la lumière et
le multicadre interne, tandis que pour en créer parmi de petites gens et
leurs ustensiles, il fallait l'opération magnifiante du plaquage répondant à un
certain in front of. Qu'on s'entende. Plaquer, ici, ce n'est pas écraser
un motif pour le ramener à deux dimensions, mais au contraire le saisir de
façon à ce que tout ce qu'il y a en lui de tridimensionnel, tout ce qui
pourrait hésiter ou se dérober se déploie, prenne sa pleine expansion verticale
et surtout latérale, se distribue placidement dans une évidence qui se suffit,
sans même le bombement central et l'angularité de Dorothea Lange, ni la
compétition des flux de Weston, ni les gonflements de Brassai, et pour autant
soit latéralement et frontalement immense, sans mesure. La planéité
magnificatrice in front of fut le sujet photographique de Walker Evans.
Rappelons-nous que les plaques des chambres photographiques de
l'époque, où le photographe considérait sa vue pendant tout le temps de sa mise
au point, avaient au moins trois propriétés, (a) Elles étaient grandes : 8 x 10
pouces, ou du moins 4 x 5, donc assez détaillées pour présenter (rendre
présent) une image explorable en tous sens, surtout latéralement, et pas un
simple repérage de ce qu'il y a à prendre ailleurs et dehors, comme avec
un viseur ordinaire, (b) Ces plaques étaient dépolies, ce qui permettait d'y
suivre avec exactitude la balance de la lumière, indispensable à la planéité.
(c) On y voyait tout renversé haut-bas, de sorte que les vides entre les objets
étaient saisis aussi bien que les pleins, que leurs coïncidences ou désaccords
avec le plan de la plaque sautaient aux yeux, qu'on y percevait le poids ou
l'impondérabilité plastiques de chaque élément (nous avons proposé le
retournement haut-bas pour opposer l'impondérable Kertész et le pondéral Man
Ray). «It's quite an exciting thing to see», s'exclame Evans encore quarante
après, en répondant à l'Etudiant 17.
Mais que furent les thèmes pour permettre, voire susciter
l'étalement magnifiant? A tourner les pages de Havana 1933 (HA),
parfaitement édité par Gilles Mora chez Contrejour, on pourrait croire qu'Evans
a reçu ce qu'un éthologiste appellerait son «imprégnation» photographique dans
la capitale cubaine après la Crise. Comme le montre Corner Dairy Shop (*HA,46),
qui eût fait s'arrêter Piero délia Francesca, les constructions à arcades
permettaient à la fois le déploiement horizontal et la balise, juste assez
articulées et juste assez vétustés pour ne pas déranger le plan. Le reste
suivait. Sur une façade de boucherie, les lettres de CARNICERIA étaient plus
larges que hautes, et montraient des retours constrictifs à la précolombienne,
chacune étant déjà presque un Walker Evans (HA,p.6,cl.l4).
Partout, de grandes «surfaces» blanches : celle des jupes des femmes dans un
coup de vent (*HA,46), celle des costumes militaires
peu décorés (HA,30). Pullulaient les canotiers, surfaces planes éminemment
référables à la surface plane de la plaque photographique (HA,28).
Même les grands fronts féminins offraient de nombreux plans parallèles à la
pellicule (HA,43,44,56,59).
Et si, dans tout cela, un mur, un chapeau, un front, une jupe
n'étaient pas parallèles à la plaque, ils offraient pourtant encore assez de
plans pour que, quand ils s'enfonçaient à gauche, d'autres s'enfonçant à droite
assurent, compte tenu des lumières, des divers encombrements, des poids physiques
et optiques des détails, la planéité de base dans la résultante générale. Pour
s'initier à cette mécanique sur un exemple simple, on verra comment, chez un
barbier (HA,49), une fuite vers le fond et une fuite
vers l'avant s'équilibrent en le plus strict des plans frontaux.
Assurément, il fallait que le photographe consonne au
spectacle, que jamais il n'ait envie d'accentuer une pointe (un «punctum»), un
pittoresque plastique, ou encore un pittoresque sémiotique, comme un message
social. Quand Evans recadre, ce n'est jamais pour indexer un message trivial,
mais encore pour conforter le plan. Nous avons déjà rencontré cette neutralité
imperturbable, chez Atget, quoique au service d'une autre topologie. Il
s'agissait là du cycle érosion/recyclage. Il s'agit cette fois de
l'ustensilité, de la « Zuhandigkeit » heideggérienne
(qualité-d'être-pour-la-main), pensée dans les mêmes années. Comme le
rôle-métier vis-à-vis des corps fut le motif de Sander, l'ustensilité des
ustensiles vis-à-vis des corps fut le motif de base d'Evans, et le catalogue de
sa rétrospective au MOMA (MO), en 1971, se termine déclarativement sur la photo
d'un fauteuil et d'un repose-pieds de 1970, pris de front, dans leur étalement
maximal. Déjà en 1937, des réfugiés d'une inondation en Arkansas s'étaient
réduits à deux écuelles qui pendaient au bout des mains elles-mêmes pendant le
long du corps (BN,266). Beaumont Newhall, qui retient
l'exemple, a dû voir que tout Evans était là : deux ustensiles suppléant deux
êtres humains ; et quoi de plus pleinement plan que ces plats, - dignes des
canotiers de La Havane, - dont l'un des deux est strictement parallèle au plan
frontal?
Somme toute, Evans fut un archéologue poète, comme Adams fut un
géologue poète. Il ne s'occupe pas des gens humbles et de leurs ustensiles
parce qu'ils appellent la pitié, comme peut-être (mais est-ce sûr?) chez
Dorothea Lange, ni l'encouragement social, comme parfois chez Hine. Le fameux
reportage de 1936, dont le texte était d'Agée, a pour titre un verset de psaume
: Let Us Now Fraise Famous Men. Et le catalogue du MOMA, qu'Evans a
supervisé et inspiré, s'ouvre sur un texte de Walt Whitman sans ambiguïté : « I
do not doubt there is far more in trivialities, insects, vulgar persons,
slaves, dwarfs, weeds, rejected refuse, than I have supposed... ». Ce qui s'éclaire encore de ce qui précède : «I do not doubt
but the majesty and beauty of de world are latent in any iota of the world...».
Où on remarquera «beauty», mais surtout «majesty». Et où l'on se
rappellera que le «world» anglais, par là très différent de notre « monde »
(non im-monde), vient de «woruld», l'environnement en tant qu'il est l'horizon
de tous les ustensiles saisissables par le corps et le cerveau de l'homme.
Décidément, à travers Watkins, Stieglitz, Weston, Dorothea Lange, Ansel Adams,
Walker Evans nous n'arrivons pas, dans la photographie américaine jusqu'ici, à
quitter les échos du transcendantalisme de Ralph Waldo Emerson et du
pragmaticisme mystique de Charles Sanders Peirce.
Quel changement, par conséquent, dut se produire quand Evans
passa des plaques 8 x 10, ou 4 x 5, fascinantes mais encombrantes, au 35 mm
très transportable et lui permettant d'aller photographier les voyageurs dans
le métro new-yorkais? «Ce sont assurément des activités photographiques
très différentes (quite différent photographie activities) », dit-il à
l'Etudiant 17, mais la vision-construction est fondamentalement la même.
Comme le montrent les Subway Portraits de 1940 (**MO,149),
les parois des voitures de métro offraient, pour son regard à lui, le même
référentiel que les bâtiments de Havana et que les murs des intérieurs
et extérieurs de Let Us Now Fraise Famous Men : plan strict, fermé,
ferme, carré, solide, et également assez petit pour que le rapport entre le
spectacle et limage reste frontal, avec le même très léger biaisement par
rapport à l'horizontale pratiqué par lui depuis longtemps. Non, il y a quand
même une différence, c'est que la texture est maintenant plus lisse avec les
films rapides, qui détaillent moins le matériau que ne le faisaient les
plaques, ce qui permet d'introduire dans la fluidité globale la vectorialité
des regards. L'épigraphe de
Whitman est alors conclue : «interiors have their
interiors, and exteriors have their exteriors».
Walker Evans s'est quintessencié dans une photo de 1969, Jack
Heliker's Bedroom Wall (***MO,177), au moment du
pop'art et du minimal : sur un mur blanc de chambre à coucher, quelques
vêtements suspendus, un bout de toile et un billet piqués. Faisons modestement
quelques remarques. (A) D'abord c'est un mur : le mur et le panneau
accompagnent toute la carrière d'Evans comme référentiel de son plaqué
magnifiant, et il avait pu dans Havana photographier un attroupement de
gens venant à lui (HA,80), ou indifférents à lui
(HA,26), justement parce que, assez serrés et pris de haut, ils se
distribuaient comme un mur. (B) Le groupe d'éléments suspendus, non seulement
comporte un écrit, mais joue sur ce mur comme une écriture sur un panneau ; or,
le panneau mural écrit est un motif archétypal d'Evans, et dans Looking at
Photographs, où Szarkowsky s'est imposé de ne garder qu'une photo par
photographe, c'est le Penny Picture Display de 1936 qui a été retenu,
sans doute parce que les 225 photos d'identité disposées là en rectangles
horizontaux superposés (3 x 5 x 3 x 5) y font à nouveau un mur, mais aussi
parce que le mot STUDIO, dressé sur l'ensemble en grands caractères
rectangulaires et cernés (LP,116), achève de faire de cette vitrine un panneau
mural écrit strictement frontal. (C) Ensuite, comme nous le savons depuis CARNICERIA
(HA,p.6,cl.l4), l'écriture murale comporte des effets de champ
perceptivo-moteurs intenses, et si les vêtements, le carton, la toile
«écrivent» ainsi sur le mur de Jack Heliker selon la graphologie evansienne,
c'est que la chemise suspendue, donc trop flottante, est recouverte par la
chute rigide du pantalon tombant de ses pinces, mural encore; que chaque pli
des étoffes plaquées donne avec le pli voisin une résultante qui maintient le
plan tendu ; que les valeurs (Evans, entiché du plan de la plaque, est depuis Havana
1933 un infaillible valoriste) se compensent également de partout; et pour
cela une ombre en bas à droite vient compenser les morceaux de toile et de
carton blancs. (D) Enfin, comme d'habitude, les objets sont peu nombreux pour
que le regard domine tous les rapports de tension. L'archéologue trouve là son
compte. Le plasticien aussi. Le transcendantaliste whitmanien également. Est-il
concevable alors que Walker Evans ait ajouté aux siennes certaines photos faites
par d'autres, comme c'est deux fois le cas dans Havana (HA,p.6,cl.26,30)
? Oui, si elles suivent le même programme plastique et sémiotique. Ce qui
pouvait arriver en particulier à La Havane de 1933, où le spectacle était à la
fois si contraignant et si consonnant avec Evans qu'il produisit parfois du
Evans chez les autres.
Il ne faut pas oublier la dimension de temps, de réminiscence,
de cette archéologie magnifiante, au point que les photos d'Evans ont invité
d'autres photographes à revenir par après sur les lieux, dans les
lieux, qu'il avait traversés, lui, in front of. Ce fut le cas de Gilles
Mora, en 1982, mais déjà de Christenberry, Alabamien qui s'aperçut un jour
qu'il était né en 1936, l'année même du grand reportage. Il reprit en couleur,
seul, ou parfois accompagné d'Evans et de Friedlander, des cabanes semblables à
la Cabin de 1936 (M0,81), et en 1975, l'année
de la mort d'Evans, une tombe d'enfant semblable à la Child's Grave de
1936 également (MO,101). Ces remémorations viennent d'être éditées avec des
fragments du texte d'Agée sous un titre significatif : Of Time and Space. Généralement,
le temps suit l'espace. C'est l'inverse cette fois. Et c'est bien, puisqu'il
s'agit d'archéologie poétique.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.