Que, depuis les années 1970, beaucoup
aient commencé à se percevoir dans un Univers en expansion, parmi une évolution
géologique et biologique buissonnante et également irréversible, cela nous a
paru éclairer le voyage cosmologique
à travers les civilisations, à la manière de Max Pam, et à travers les moments
de l'histoire, à la manière de Scianna. C'est de là également qu'il faut partir
pour comprendre la perception de la transformation cosmologique à la manière de Colette Duck.
La transformation cosmologique est vieille comme le
monde. Mais les éléments agrégatifs et pulsatoires du MONDE 1 n'y avaient
retenu que le cas majeur de la procréation ; les formes du MONDE 2 la
fuirent presque, parce qu'elle ébranlait les parties intégrantes et les touts
saisis dans leur acmé (leur climax d'intégration) ; même les éléments en
fonctionnement du MONDE 3 furent d'abord beaucoup plus combinatoires que
transformationnels, témoins Picasso ou le Bauhaus. Bref, il faut bien attendre
les années 1970, et le sentiment d'une-fois-jamais-plus affectant l'Univers
lui-même pour que le vecteur irréversible du temps donne lieu à des sujets
artistiques.
Ce fut évidemment la musique qui, par sa
nature temporelle et sa sensibilité aux fluctuations, témoigna le plus vite de
cette sensibilité nouvelle, lorsque Steve Reich, Phil Glass et La Monte Young
créèrent des dispositifs musicaux invitant à saisir le son comme un lieu de
mutations infinitésimales fécondes. Mais le choc fut général. Exemplairement,
depuis 1965, le peintre polonais Opalka continue à écrire chaque jour, de
tableau en tableau et de ligne en ligne, la suite des nombres entiers positifs
de 1 à l'infini en des gris sans cesse dégradés, destinés à s'évanouir avec sa
propre vie. La plupart des happenings, leur nom l'indique, tournèrent autour de
la saisie patiente de l'imprévisibilité et de l'irréversibilité du temps qui
s'écoule. Dans tous ces cas, l'artiste est devenu un célébrant cosmologiste.
La photographie eut sa part dans cette
vue transformationnelle. Mais sa version noir et blanc se prêtait plutôt à
enregistrer les transformations macroscopiques, comme chez Denis Roche. Les
transformations cosmologiques infinitésimales appelaient les photos couleur.
Colette Duck en témoigne, même si chez elle, à côté de la photographie, cette
visée a appelé également ou principalement la peinture, la sculpture, la vidéo,
le ready-made, les altérations chimiques. Nous nous limitons aux photos.
A suivre le catalogue-livre publié par
Espace Médicis en 1991 (CD), on est frappé d'abord par le rôle archétypal qu'y
joue l'autothermogramme coloré, où le thème est le corps propre, visualisé dans
un facteur particulièrement flutuant, sa chaleur, et de la façon la plus proprioceptive,
puisque, en la plus étroite connection du preneur et du pris, l'opérateur fait
varier lui-même sur le moniteur la saisie qu'il a de soi et prélève celle qui
lui paraît la plus intime et la plus mouvante. On mesure à cet égard le
privilège du corps féminin, lieu d'effervescences cosmologiques ostensibles
dans la menstruation, et surtout dans la gestation et la lactation, où
s'échangent deux organismes confondus et distincts.
Cependant, la transformation
cosmologique infinitésimale déborde le corps propre et concerne autant le monde
extérieur. Il fallait donc trouver un autre thème assez universel, assez
mutationnel, et où la mutation soit exhibable de manière de nouveau visuelle,
tactile, kinesthésique, proprioceptive. Ce thème est la montagne, séculairement
et diurnement changeante, tactilement appréhendable dans l'effort
gravitationnel, visible par un grand peuple, dont elle est le dieu par sa
masse, par son antériorité et déjà par son nom. La montagne-transformation de
Colette Duck aura été les 3000 mètres de Zugspitze Wetterstein (*CD), en Autriche.
Seules des photos couleur pouvaient
alors exalter cette transformation géologique et météorologique, à bout portant
et dans la mi-distance, dans le visible et dans l'infra-rouge (proche du
thermogramme), en une vision-tact (comme le thermogramme encore) qui coïncide
avec les gravitations coaptées de la roche et du corps alpiniste, en sorte que
les saisies enregistrent non de simples surfaces, mais toujours des profondeurs
et des étreintes. Quand le montage final aboutit à des séries (*CD), celles-ci
orchestrent les éblouissements et les efforts, en élidant parfois, en
intervertissant jamais. Si une photo est maintenue isolée, comme en ce cas elle
ne dispose pas de l'orchestration séquentielle, elle appelle, pour se
tactiliser, la retouche picturale ou chimique.
On voit donc que, photographiquement, ce
n'est pas tellement la photo couleur, mais les suites de photos couleur qui
sont transformationnelles. Si, depuis 1990, le Scanachrome permet d'intervenir
dans la dimension, dans la texture, dans la couleur d'une photo isolée, il ne
peut en modifier les contours, et appelle lui aussi, en fin de compte, la
retouche picturale ou chimique pour comporter la tactilité et la mutation (sauf
assurément dans les autothermogrammes, dont toute altération de contour ferait
perdre le sens).
On rapprochera Colette Duck, de mère
allemande, et Dieter Appelt, presque du même âge. Des deux côtés, c'est une
même saisie spécifiquement germanique de l'explosion et de l'implosion concomitantes.
Le même empaquetage de l'espace et du temps, qui fait qu'il n'y a jamais de
surfaces sans profondeurs. La même combinaison de douceur et de sauvagerie, de
caresse et d'effraction, de vision et de tactilité. On dira que Colette Duck
compte aussi un versant d'Italie, ou plus exactement de Venise ; entre
Innsbruck et Venise il n'y a que le Brenner. Mais Dieter Appeit aussi, en 1981,
a photographié les profondeurs d'espace-temps de Venise, la
transformationnelle, titrées Venedig,
dans sa série Ezra Pound.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.