Les années 1930 ce n'est pas seulement
la récession et la famine dans certaines régions des U.S.A., la fin des grands
séismes de la représentation traditionnelle des trois décennies précédentes et
le carénage du styling. C'est aussi la montée en force d'Hitler et de
Mussolini, les guerres d'Ethiopie et d'Espagne, préludant à la Seconde Guerre
mondiale et à ses séquelles jusqu'à la guerre de Corée et du Vietnam. S'ouvrait
une nouvelle voie pour la photographie, qui disposait maintenant d'une optique,
d'une chimie et de boîtiers de plus en plus performants pour suivre les actions
rapides.
Les photographes de guerre devraient
donc eux aussi trouver des formules pour transformer l'instant en moment. Mais
ce ne pouvait pas être la «tukHè» de Cartier-Bresson. Et on vit paraître la
propagande de Hoffmann, le pittoresque de McCullin, le tranché explosif de
Eugene Smith, et surtout l'épopée «figurale» de Baltermants à la mesure des
combats de la steppe russe en 1941-2. Il y eut également une solution tout à
fait improbable, parce qu'elle consistait à se placer au-delà ou en deçà du
bien et du mal, en porte-à-faux à l'égard de tout système de référence courant.
Ce fut l'inscription de l'événement dans le plissage universel d'une lumière à
la fois tendre et généralisatrice. Par-delà la vie et la mort. Le sujet
photographique de Robert Capa.
Les Images of War posthumes, de 1964, traduites comme Images de
guerre par Hachette (IG), et qui
survolent les vingt ans qui vont de 1936 à 1954, de l'année où Robert Capa
cesse d'être André Friedmann à celle où il saute sur une mine au Vietnam Nord,
sont un des grands livres de l'humanité. Au point qu'on éprouve un malaise à en
disserter. Nous allons donc nous contenter de juxtaposer quelques étonnements
et quelques exclamations.
Espagne 1936 (*IG,34-35) - Les morts
sont retournés au paysage sur lequel ils s'étaient un moment dressés. Ils ont
rejoint l'éternité de leurs montagnes, dont ils partagent maintenant les formes
et la tranquillité. L'arbre exfolié par la bombe indique comment on en est
arrivé là. A mi-chemin entre la quasi éternité de la géologie et la
transitivité des corps humains, les bornes milliaires dressent leur longévité
intermédiaire, séculaire, celle des grands systèmes de signes. Epousant les
plis de la montagne, des vêtements, des corps, la lumière elle-même plissée
apaise chaque détail, en fait un relais de la vastitude unanime. Le cadre
n'indexe rien, simple cessation physique de ce qui le déborde. Cependant,
malgré la richesse des contenus, pas de multicadre interne, comme chez
Adams ; le plissé unifie. Un état-moment d'univers attentif et détaché.
Italie 1944 (PHPH,91 ; IG,80-81). -
Le paysan italien se penche et prend appui sur le sol, sur son sol, le résumant.
Son bâton levé épouse si bien le repli du terrain que c'est la colline même qui
désigne l'ennemi en fuite et le chasse. Les deux regards qui suivent le bâton
confirment que le cadre n'est que l'indice d'une cessation fortuite, non un
index, qui romprait le plissement lumineux des choses dont ceci, que nous
voyons, n'est qu'un relais. Les mouvements des vêtements soutiennent le plissé
général.
Allemagne 1945 (**IG,149) - Un soldat
américain vient d'être tué un peu avant l'armistice. Les plis de la lumière
descendent des arbres au vêtement, puis à la flaque de sang. La balustrade de
métal ouvrage la non-scène, et sur la porte de l'armoire le losange de
l'écusson de bois répond décorativement à la tache de sang épais, qui en
devient un blason. Le photographe a cru que sa photo ne serait pas publiée,
venant trop tard, après la guerre finie. Photo inutile répondant à l'inutilité
du mort, dit-il. La conclusion du texte est cosmologique et sans amertume :
«Bah ! Les survivants oublieront vite !» C'est sans doute à l'honneur des
grands magazines de reportage, qui s'épanouirent dès avant la seconde Guerre
mondiale, que des photos aussi peu anecdotiques, échappant tellement à toute
déclaration de propagande belliciste ou pacifiste, à toute sentimentalité, aient
pu être publiées, donc commercialisées par la presse pour un large public. Ici,
pas de psychologie courante, ni de sociologie quotidienne, ni même
d'anthropologie scientifique ou poétique. Seulement les situations des hommes
et du monde en une extrémité, celle de la guerre, qui suppose, pour être
saisie-construite, que quelqu'un ait été assez présent et assez absent, assez
là et assez ailleurs, assez maintenant et jamais ou toujours, mêlant
suffisamment la tendresse et le calcul implacable pour pouvoir circuler avec le
même aplomb à travers la mort solitaire des champs de bataille, les bureaux de
l'agence Magnum fondée en 1947, les nuits brillantes de Paris et d'autres
villes.
Bien sûr que «ça», comme toute autre
photographie, n'a jamais «été» non plus. Il s'agit bien, eussent dit Stieglitz,
Ansel Adams (et Claudel), d'équivalences. John Steinbeck, compagnon de
longtemps, est sans ambages : «II créait un monde, et c'était le monde de
Capa». Steinbeck est plus éclairant encore quand il ajoute : «II pouvait photographier
la pensée». Pas sa pensée. Ni leur pensée (celle de ceux qui étaient pris).
Mais la pensée. Quand Capa disait : «Les témoins pourront dire dans dix ans
d'ici : voilà comment c'était», il vendait son produit, comme il savait si
bien le faire.
Pour obtenir le plissé lumineux par quoi
le fameux combattant espagnol photographié à bout portant dans sa chute est à
la fois un foudroiement et une apothéose (IG,22-23), il fallait, en écho au
«little out of focus» de William J. Newton, se mettre Slightly Out of Focus, selon le titre de l'autobiographie de 1947. Il
fallait aussi saisir la guerre comme un processus, peut-être le processus
fondamental, selon le titre de la première publication, Death in the Making (1937). Pour autant, Capa partage plusieurs traits
avec Atget : la parcellisation de la lumière, l'horizontalité ouverte, le cadre
indice, l'absence de toute rhétorique apparente. Atget ne poussait pas ses
tirages, et chez Capa les photos du Débarquement de Normandie (PHPH,p.43), malmenées au développement, nous font
par là même souvenir que ce que nous appelons Réalité n'est jamais qu'un reflet
du Réel, ou dans le Réel. Le sort des photos de Capa dans l’imprimé a confirmé
leur nature : quoique outrageusement recadrées, celles d'Images de
Guerre préservent leur miracle par le
plissement du gris, tandis que d'autres, non recadrées mais aplatissant les
noirs, ne sont plus que des anecdotes.
Afin d'accomplir sa légende, lui qui
disait sentir toujours d'instinct où il fallait se mettre pour côtoyer la mort sans
mourir ou pour décrocher une commande, finit par sauter sur une mine au
Nord-Vietnam, comme en 1937 son amie photographe inoubliée Gerda Taro était
restée en Espagne écrasée par un char. Les amateurs d'équations psychologiques
attribueront sa chaleur envahissante et son «slightly out of» au milieu juif
dont il était issu, et son goût de l'impondérable (presque kertészien) à sa
naissance hongroise. Ils ajouteront que la chaleur et l'impondérabilité
conjuguées c'est cela la tendresse et l'humour. Et que le pli lumineux
généralisé c'est la tendresse devenue transcendantale. Pour ses funérailles,
ses amis crurent trouver la note juste dans le rite Quaker.
photos © Robert Capa / Magnum.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.