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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


ROBERT CAPA (Hongrie-U.S.A., 1913-1954)
 


Le plissé lumineux

 

Les années 1930 ce n'est pas seulement la récession et la famine dans certaines régions des U.S.A., la fin des grands séismes de la représentation traditionnelle des trois décennies précédentes et le carénage du styling. C'est aussi la montée en force d'Hitler et de Mussolini, les guerres d'Ethiopie et d'Espagne, préludant à la Seconde Guerre mondiale et à ses séquelles jusqu'à la guerre de Corée et du Vietnam. S'ouvrait une nouvelle voie pour la photographie, qui disposait maintenant d'une optique, d'une chimie et de boîtiers de plus en plus performants pour suivre les actions rapides.

Les photographes de guerre devraient donc eux aussi trouver des formules pour transformer l'instant en moment. Mais ce ne pouvait pas être la «tukHè» de Cartier-Bresson. Et on vit paraître la propagande de Hoffmann, le pittoresque de McCullin, le tranché explosif de Eugene Smith, et surtout l'épopée «figurale» de Baltermants à la mesure des combats de la steppe russe en 1941-2. Il y eut également une solution tout à fait improbable, parce qu'elle consistait à se placer au-delà ou en deçà du bien et du mal, en porte-à-faux à l'égard de tout système de référence courant. Ce fut l'inscription de l'événement dans le plissage universel d'une lumière à la fois tendre et généralisatrice. Par-delà la vie et la mort. Le sujet photographique de Robert Capa.

Les Images of War posthumes, de 1964, traduites comme Images de guerre par Hachette (IG), et qui survolent les vingt ans qui vont de 1936 à 1954, de l'année où Robert Capa cesse d'être André Friedmann à celle où il saute sur une mine au Vietnam Nord, sont un des grands livres de l'humanité. Au point qu'on éprouve un malaise à en disserter. Nous allons donc nous contenter de juxtaposer quelques étonnements et quelques exclamations.

Espagne 1936 (*IG,34-35) - Les morts sont retournés au paysage sur lequel ils s'étaient un moment dressés. Ils ont rejoint l'éternité de leurs montagnes, dont ils partagent maintenant les formes et la tranquillité. L'arbre exfolié par la bombe indique comment on en est arrivé là. A mi-chemin entre la quasi éternité de la géologie et la transitivité des corps humains, les bornes milliaires dressent leur longévité intermédiaire, séculaire, celle des grands systèmes de signes. Epousant les plis de la montagne, des vêtements, des corps, la lumière elle-même plissée apaise chaque détail, en fait un relais de la vastitude unanime. Le cadre n'indexe rien, simple cessation physique de ce qui le déborde. Cependant, malgré la richesse des contenus, pas de multicadre interne, comme chez Adams ; le plissé unifie. Un état-moment d'univers attentif et détaché.

 

Italie 1944 (PHPH,91 ; IG,80-81). - Le paysan italien se penche et prend appui sur le sol, sur son sol, le résumant. Son bâton levé épouse si bien le repli du terrain que c'est la colline même qui désigne l'ennemi en fuite et le chasse. Les deux regards qui suivent le bâton confirment que le cadre n'est que l'indice d'une cessation fortuite, non un index, qui romprait le plissement lumineux des choses dont ceci, que nous voyons, n'est qu'un relais. Les mouvements des vêtements soutiennent le plissé général.

Allemagne 1945 (**IG,149) - Un soldat américain vient d'être tué un peu avant l'armistice. Les plis de la lumière descendent des arbres au vêtement, puis à la flaque de sang. La balustrade de métal ouvrage la non-scène, et sur la porte de l'armoire le losange de l'écusson de bois répond décorativement à la tache de sang épais, qui en devient un blason. Le photographe a cru que sa photo ne serait pas publiée, venant trop tard, après la guerre finie. Photo inutile répondant à l'inutilité du mort, dit-il. La conclusion du texte est cosmologique et sans amertume : «Bah ! Les survivants oublieront vite !» C'est sans doute à l'honneur des grands magazines de reportage, qui s'épanouirent dès avant la seconde Guerre mondiale, que des photos aussi peu anecdotiques, échappant tellement à toute déclaration de propagande belliciste ou pacifiste, à toute sentimentalité, aient pu être publiées, donc commercialisées par la presse pour un large public. Ici, pas de psychologie courante, ni de sociologie quotidienne, ni même d'anthropologie scientifique ou poétique. Seulement les situations des hommes et du monde en une extrémité, celle de la guerre, qui suppose, pour être saisie-construite, que quelqu'un ait été assez présent et assez absent, assez là et assez ailleurs, assez maintenant et jamais ou toujours, mêlant suffisamment la tendresse et le calcul implacable pour pouvoir circuler avec le même aplomb à travers la mort solitaire des champs de bataille, les bureaux de l'agence Magnum fondée en 1947, les nuits brillantes de Paris et d'autres villes.

 

Bien sûr que «ça», comme toute autre photographie, n'a jamais «été» non plus. Il s'agit bien, eussent dit Stieglitz, Ansel Adams (et Claudel), d'équivalences. John Steinbeck, compagnon de longtemps, est sans ambages : «II créait un monde, et c'était le monde de Capa». Steinbeck est plus éclairant encore quand il ajoute : «II pouvait photographier la pensée». Pas sa pensée. Ni leur pensée (celle de ceux qui étaient pris). Mais la pensée. Quand Capa disait : «Les témoins pourront dire dans dix ans d'ici : voilà comment c'était», il vendait son produit, comme il savait si bien le faire.

Pour obtenir le plissé lumineux par quoi le fameux combattant espagnol photographié à bout portant dans sa chute est à la fois un foudroiement et une apothéose (IG,22-23), il fallait, en écho au «little out of focus» de William J. Newton, se mettre Slightly Out of Focus, selon le titre de l'autobiographie de 1947. Il fallait aussi saisir la guerre comme un processus, peut-être le processus fondamental, selon le titre de la première publication, Death in the Making (1937). Pour autant, Capa partage plusieurs traits avec Atget : la parcellisation de la lumière, l'horizontalité ouverte, le cadre indice, l'absence de toute rhétorique apparente. Atget ne poussait pas ses tirages, et chez Capa les photos du Débarquement de Normandie (PHPH,p.43), malmenées au développement, nous font par là même souvenir que ce que nous appelons Réalité n'est jamais qu'un reflet du Réel, ou dans le Réel. Le sort des photos de Capa dans l’imprimé a confirmé leur nature : quoique outrageusement recadrées, celles d'Images de Guerre préservent leur miracle par le plissement du gris, tandis que d'autres, non recadrées mais aplatissant les noirs, ne sont plus que des anecdotes.

Afin d'accomplir sa légende, lui qui disait sentir toujours d'instinct où il fallait se mettre pour côtoyer la mort sans mourir ou pour décrocher une commande, finit par sauter sur une mine au Nord-Vietnam, comme en 1937 son amie photographe inoubliée Gerda Taro était restée en Espagne écrasée par un char. Les amateurs d'équations psychologiques attribueront sa chaleur envahissante et son «slightly out of» au milieu juif dont il était issu, et son goût de l'impondérable (presque kertészien) à sa naissance hongroise. Ils ajouteront que la chaleur et l'impondérabilité conjuguées c'est cela la tendresse et l'humour. Et que le pli lumineux généralisé c'est la tendresse devenue transcendantale. Pour ses funérailles, ses amis crurent trouver la note juste dans le rite Quaker.

 

photos © Robert Capa / Magnum.

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.