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Texte de l'auteur (6 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


CARTIER-BRESSON (France, 1908)
 


De l'instant au moment

 

De tous les photographes exemplaires considérés dans cet ouvrage, Cartier-Bresson est sans doute celui qui, du moins dans nos pays, touche le plus large public. Mais c'est aussi, peut-être pour cela même, le plus difficile à cerner. Son sujet photographique, au lieu d'avoir poussé jusqu'au bout une virtualité privilégiée de la photographie, tient au contraire en un faisceau de tensions, dont la plus fondamentale, celle qui contient les autres, est la combinaison paradoxale de composition et de saisissement. Cartier-Bresson compose dans la mesure où il est saisi. Et il est saisi dans la mesure où il compose. Cela, bien sûr, suppose un certain type de composition, et un certain type de saisissement.

Nous possédons à cet égard un document irremplaçable. C'est l'autoportrait dessiné, signé H.C.B., soigneusement daté «2-84», et que les «Cahiers de la photographie» ont judicieusement mis en couverture de leur numéro spécial, sans doute comme une clé pour l'ensemble (*).

Tout est là, dès la mise en page. Le dessinateur a placé devant lui en hauteur une feuille rectangulaire. Et dans ce rectangle, il a aussitôt inscrit un nouveau rectangle en hauteur dans le coin droit supérieur. Ce dernier envahit plus du quart de la page, et est donc massif. Alors, notre regard monte vers le haut à droite jusque dans la partie ainsi comprimée, mais pour être immédiatement et brutalement rabattu droite-gauche, haut-bas, fond-avant, comprimé-décomprimé, en un déboulé oblique. Ainsi, la composition la plus compositionnelle qui soit, imbriquant deux rectangles, dont les côtés du reste sont presque en proportion dorée comme le rectangle du 35 mm, se retourne et nous déroute, puisque les primates redressés et dissymétriques que nous sommes articulent spontanément un spectacle bas-haut, gauche-droite, avant-fond, avec les poids en dessous plutôt qu'au dessus. Pour faire bonne mesure, la base du cadre du rectangle inséré a été ombrée, pour saillir davantage et nous tomber mieux dessus, tout en précipitant sa pointe vers la pointe gauche du bas de la feuille en une double estocade.

 

La topologie abstraite se redouble dans le parti imagétique. Le rectangle en haut à droite contient la tête et le début des épaules fortement dessinées; le reste de la page se grisaille seulement du tronc à peine esquissé, dans le même déboulé oblique. Et le jeu recommence à l'intérieur du rectangle travaillé : tête plus à droite, tronc plus à gauche ; l'oreille à droite plus grande et presque décollée, l'oreille à gauche fuyante ; l'œil à droite dans la lumière et écarquillé, l'œil à gauche dans l'ombre ; même jeu dans le menton et dans le nez qui pointe. Au-dessus de l'œil à droite une barre de lumière résume la topologie et la cybernétique générales avec la force d'un os qui sortirait du front, déclenchant avec une pléiade de balafres verticales et horizontales des zigzags en tous sens, mais confirmant toujours le déboulé oblique par leurs résultantes.

A travers les photos, cette topologie trouve sa vitesse foudroyante dans la chute en zigzag d'un drap et d'un magazine (CP,144), dans le zigzag d'une famille sur la page en regard (CP,145), dans le zigzag de palissades vues de haut (CP,143). Elle soutient les figures au repos de CPJ52 et 153, et Marilyn (**,CP,75) interviewée sous les instances dominatrices des média. Assurément, l'on trouve des variantes, par exemple gauche-droite (CP,141) au lieu de droite-gauche (CP,140); ou encore un déboulé vertical (CP, 149,148). Mais, pour l'essentiel, le parti d'existence est constant.

 

Le temps suit l'espace, ou concorde avec lui. Car, à l'affût d'un pareil mélange de composition et de stupéfaction, notre «organe visuel» est considéré comme un «agent pertu-bateur» et ne saurait s'activer que dans «l'instant décisif». Il y a, en effet, des instants particuliers, qui sont ce que les Grecs appelaient une «tukHè» (rencontre), de «tungkHanein» (rencontrer). Une «tukHè» est une confluence, une conjonction ponctuelle de plusieurs séries d'événements hétérogènes (la tuile du toit + le front du passant), et qui, pendant une fraction de seconde, font un présent très dense (la fracture du crâne), par quoi l'instant devient un moment, avec ce poids du moment (momentum, movimentum) que l'instant n'a pas. On le voit, la notion grecque de «tukHè» est beaucoup plus riche que celle de «hasard», de l'arabe «coup de dé», et que celle de «chance», «cadentia», qui traduit seulement la chute des dés. Or, pour capter l'instant qui devient moment, la photographie est plus douée que la peinture du fait que, étant indicielle, elle enregistre fatalement des séries d'événements multiples, et la signification y naît presque toujours de la coïncidence de plusieurs insignifiances.

Il est curieux que Cartier-Bresson ait pris pour titre L'instant décisif, puis ait cité de la même baleine le Cardinal de Retz, qui parle lui de «moment décisif». Les Américains ont été droit au but en mettant en titre The decisive moment. La négligence, ou la subtilité, du contraste entre le titre et l'épigraphe en français reste pourtant suggestive. Car la suite instant-moment permet de comprendre que Cartier-Bresson ait exclu les «tukHaï» violentes, celles qui attiraient Weegee quand il passait la plupart de ses nuits à suivre la police de New York, photographiant ici un cadavre sur le pavé, là les spectateurs d'un assassinat ; la violence va du moment à l'instant, non de l'instant au moment. Cartier-Bresson évitera toujours les chocs brutaux, et même les expériences extatiques, pour se tenir dans une psychologie quotidienne et moyenne, seule compatible avec son saisissement compositionnel.

On a célébré avec raison sa prestesse diabolique. Car, pour saisir-construire l'instant-moment de Torcello en 1954 (****CP,155), il aura fallu que la pointe de la proue du bateau s'aligne avec la pointe du clocher et celle de la cheminée de la maison ; que cette pointe, qui parcourait la voûte surbaissée du pont, comme une aiguille parcourt un cadran, se trouve maintenant entre le clocher et la jeune fille, et cela dans le temps exact où celle-ci allait entrer dans le bouquet d'arbres effeuillés, sans y disparaître déjà (faisant, encore une fois, de l'espace en haut à droite le lieu de retournement de la composition). Il aura fallu encore pressentir que le clocher créerait une médiane, que sous l'arche surbaissée le poids plastique de la violence de la pointe à droite serait équilibré par la conjonction, à gauche, d'un bâtiment allongé, avec un bateau venant à la rencontre de celui sur lequel nous nous trouvons... Le nombre de séries hétérogènes compatibilisées n'est pas moins extraordinaire quand une petite fille monte un escalier à Sifnos (***CP,154).

 

Les autres caractéristiques de H.C.B. suivent du saisissement compositionnel avec son déboulé oblique. 1) L’intégrité du négatif atteste le choc reçu et est déclarée par le bord noir, qui est un bout du négatif. 2) Le cadre-indice, qu'est ce bord, glisse au cadre-index, presque picturalement compositionnel. 3) L'effet de champ perceptivo-moteur à la fois global et détaillé, pour courir d'une traite d'un bout à l'autre du spectacle, suppose la subtilité des gris, et exclut la couleur photographique, trop floue. 4) Le spectacle, où les indices photoniques deviennent presque des signes référentiels pleins, doit être évident; même les flaques sont dessinées : «en plaçant l'appareil plus ou moins loin du sujet, on dessine le détail». 5) Bref, la scène de la peinture concède le moins possible à la non-scène de la photographie : «J'ai toujours eu une passion pour la peinture», est la première phrase de L'Instant décisif. 6) On s'explique même les petits côtés du système, car il arrive que, de façon française trop française, la bipolarité devienne «jeu d'images», comme on dit «jeu de mots».

Quoi qu'il en soit, l'étonnement compositionnel et sa liaison avec la «tukHè» ont prédestiné le photographe à s'immiscer dans les systèmes étrangers et à globaliser leur apparence quotidienne, et pour autant à créer un phénomène tout à fait considérable : une sociologie photographique des groupes humains. A trois niveaux : les civilisations, les nations, les lieux, a) Les deux prostituées de Mexico (AP,278), actualisant la constriction mexicaine, nous montrent une civilisation. b) La petite fille de Sifnos pour la Grèce (***CP,154), celle de Rome pour l'Italie (CP,150) nous montrent des nations, c) Chambord en 1963 (CP,151) illustre, dans toute la force du terme, un lieu.

Cette sociologie structurale et existentielle supposa le passage des chambres photographiques lourdes au Leica, «aux petits appareils très maniables, aux objectifs très lumineux et aux pellicules à grain fin très rapides, développées pour les besoins du cinéma». Mais il y fallut aussi une mentalité. Dans ces années 1930, nous venons de voir qu'en Amérique Walker Evans fut un archéologue poète. En Europe, Mauss s'avance entre sociologie et anthropologie. Malraux ressent le choc de l'Asie. Le national-socialisme allemand oppose des races et des continents, et prend Oswald Spengler au sérieux. Hergé, rompant avec l'onirisme de McCay, entreprend une véritable collecte du monde par la bande dessinée à narration claire, où Tintin reporter dégage dans les diverses zones culturelles leurs objets éclatants.

Et nous ne perdrons pas de vue que la «tukHè» du surréalisme des années 1920 fut un excellent apprentissage de la «tukHè» de l'instant-moment décisif. Cartier-Bresson a parlé avec émotion de ses premières ferveurs surréalistes. Comme il a reconnu sa dette vis-à-vis des cinéastes Eisenstein, Griffith, Dreyer, Stroheim : «ils m'ont appris à voir», c'est-à-dire à capter «le rythme organique des formes». Il ne fallait pas moins que ce rythme-là pour assurer le déboulé oblique du saisissement composé.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.