Nous entrons à partir d'ici dans les années 1930, que nous a
fait anticiper Dorothea Lange, et où nous allons rencontrer des sujets
photographiques plus familiers, plus proches de la vie quotidienne, moins
systématiques et tendus que ceux de Man Ray, de Kertész, de Weston et même de
Sander ou Paul Strand. Ceci fut sans doute un résultat de la grande Crise et de
la grande Dépression. En même temps, le séisme de la représentation classique
commencé vers 1900 avait fini de donner ses fruits essentiels, avec les
Relations d'incertitude de Heisenberg en 1927. Dans la vie quotidienne, le
Bauhaus fit place au Styling de Raymond Lœwy, c'est-à-dire qu'au lieu d'étaler
leurs organes les objets techniques (machines à écrire ou automobiles)
dissimulèrent une grande partie de leur information, sans doute devenue
pléthorique, sous une carrosserie. Brassai introduit bien à cette proximité et
cette quotidienneté nouvelles, ainsi qu'à cette vision simplifée, carrossée,
qui s'épanouira dans la similigravure.
Son sujet photographique fut la captation du lieu. Le lieu
c'est une portion de l'espace dont les éléments se renvoient les uns aux autres
dans le plan, mais aussi dans la profondeur ; d'arrière en avant, et d'avant en
arrière ; et aussi en regards échangés. Bref, en introréverbération. Après
tout, la photographie n'est pas spontanément douée à cet égard, du fait que son
œil de cyclope ouvre à son regardeur, devenu lui-même cyclopéen, une profondeur
sans guère d'aller et retour à partir du fond. Mais un ensemble de conditions
peut remédier à cet état.
Ainsi, ce qui frappe d'abord chez Brassai, et qu'on retrouve
constamment tout au long de sa carrière, c'est que son regard repère
infailliblement les boules (PP,48). Très souvent c'est
la boule euclidienne, laquelle est une sphère presque parfaite, comme dans
cette photo de ballons d'enfants du Parc Montsouris de 1936 (PP,4), où
des ballons quasi sphé-riques sont agglutinés en une boule quasi sphérique, à
côté d'un enfant à tête sphérique tenant lui-même un ballon. De même, il y a au
moins cinq boules régulières, dont la lampe, dans les Trois Femmes masquées de
1935 (*PN,221). Mais, chez Brassaï, il faut
généraliser ce goût jusqu'à la boule topologique, celle qui peut prendre
l'allure presque d'un cube ou d'un rouleau : rouleau isolé vertical (PP,1,8), rouleaux debout fuyant dans la profondeur (PP,10),
rouleaux horizontaux s'éta-geant frontalement (PP,22), rouleaux gigognes
(PP,9), etc. Les boules-rouleaux peuvent être alors autant un pavillon
d'affichage (PP,8) que «Bijou» au Bar de la Lune
(PP,16), ou Claudel et sa femme en 1949 (PP.60).
La boule, envahissant l'espace comme tout volume, et en même
temps conclue en elle-même, est perceptivement une saillance qui a assez de
prégnance pour commencer à déclencher l'introréverbération du lieu. Et on peut
même croire que quelqu'un qui la repérait partout devait être doué
habituellement pour les saisies massives, directes, franches, objectales, de
plain pied. Avec les choses. Avec les gens. De la putain au ministre du culte
(PP,50) et aux bonnes sœurs (PP,47). De Sartre (PP,20) et Henry Miller (PP,62) à Matisse (PP,57) et à Claudel.
Le Créateur ayant bien fait les choses, même les yeux de Brassai étaient
incroyablement globuleux (PHPH,130). Cela lui assura
le contact immédiat avec tout le monde et la longévité comme photographe. Chez
lui, pas de prise dérobée.
Cependant, quand les histoires générales de la photographie
veulent représenter Brassaï, elles choisissent immanquablement des photos
faites entre 1931 et 1935, comme s'il s'était passé là quelque chose
d'extraordinaire. Et, en effet, on y voit qu'à ce moment notre photographe
ubiquiste, non content d'obtenir l'introréverbération du lieu par la captation
de boules, situe celles-ci dans une ambiance elle-même intro-réverbérante, et
cela grâce à des moyens proprement combi-natoires et permutationnels. Etait-ce
l'influence «hongroise» de Kertész, qu'il avait fréquenté peu avant et qui
l'avait encouragé?
D'abord, pendant ces quelques années plus encore qu'à
l'ordinaire, Brassaï témoigne d'une attention au chiasme, c'est-à-dire à la
structure AB/BA, gentiment déclarée dans Un costume pour deux, de 1932
(AP,286), où un personnage a le pantalon, l'autre le veston, selon le
dispositif : vêtement/ nudité // nudité/vêtement. Les Danseuses reprises
par «Vogue» (PHPH,53) en 1935 sont en croix de
Saint-André. Comme le petit garçon et la petite fille qui flirtent en 1949 (PP,43). Et, parmi les graffiti qu'il photographia toute sa
vie, beaucoup sont des chiasmes (**PP,29).
Les miroirs, où B lointain et A proche sont reflétés en A'
proche et B' lointain, multiplient évidemment les dispositions embrassées. Les
architectes de l'époque les utilisaient dans les endroits de passage, hôtels,
bars, bordels, pour y donner l'illusion de l'introréverbération d'un vrai lieu.
At Suzy's de 1932 (***AP,n°287) propose deux
corps-rouleaux dans un large miroir pris suffisamment de biais pour favoriser
la conclusion plutôt que l'abîme, tandis que Rue de Lappe de la même
année (AP,284) montre un chiasme grâce à deux miroirs à angle droit formant un
coin du bistrot.
Enfin, toujours entre 1931 et 1935, Brassaï cherche autant que
possible le chevauchement en profondeur (PP,36), autre
autoréverbération. Dans nos Trois femmes masquées de 1935 (*PN,221), le photographe, et donc aussi le futur regar-deur de
la photo (appelons-les C), saisissent, en plus des acteurs sur la scène
(appelons-les A), les spectateurs de l'avant-scène (appelons-les B). Alors, C,
par dessus B, regarde A, qui regarde en retour B, tout en regardant C au-dessus
de B. Du même coup, C se situe mentalement entre A et B, voire entre B et A, et
est même regardé par B en même temps qu'il l'est par A. Mais A est masqué, ce
qui fait qu'il est deux fois regardant et deux fois regardé, et les
interactions redoublent. Encore négligeons-nous de la sorte que B est masqué
pour C, et que par conséquent... Il faut comparer ce dispositif avec celui de
Diane Arbus, qui se passe de spectateurs intermédiaires (PN,260), pour mesurer
la différence des topologies, des cybernétiques, des logiques, donc des partis
existentiels, et en notre cas des sujets photographiques entre l'un et l'autre.
Alors, Une prostituée jouant au billard russe de 1932
est presque une déclaration de principes (****AP,n°282).
Les boules, la quille et le trou le long du cadre évoquent le quatrain
d'Ancelot noté par Hugo : « J'ai joué, je ne sais plus où,/
Sur un billard d'étrange sorte./ Les billes restent à la porte/ Et la queue
entre dans le trou». La prostituée se détache sur un miroir qui a le malin
esprit d'être ovale. Elle s'appuie des deux mains sur le corps allongé du
billard, que sa jupe continue, confondant les deux dans la même fonction et
démonstration. Dominent les sphères et les courbes solides. Mais le sens est
plus général. C'est la photographie même de Brassaï qui est la prostitution à
la parisienne. Billard où l'on multiplie les retours inversés, les bandes, les
carambolages, les chiasmes des regards et des miroirs, les reflets et échos de
toutes sortes, pour susciter le lieu. Ou plus exactement son simulacre.
Il faut pourtant faire un dernier pas. En 1933, donc toujours
dans ses années fatidiques, Brassaï publie Paris de Nuit. Ce sont 64
photos imprimées à l'époque en héliogravure (taille douce), et reprises selon
le même procédé par l'édition de Flammarion (FLAM). Une vingtaine contiennent
des êtres vivants, du reste allusifs. Une vingtaine aussi contiennent des lieux
reconnaissables. Sinon, rien qu'un mélange d'obscurité et de lueurs. Non plus
des lieux, mais le lieu. L'introréverbération pure, quasiment sans balises, où
tout est présence totale, ou absence totale (La Présence totale de
Lavelle est de 1934). Bref, non pas des nuits, selon le contresens du texte
accompagnateur de Paul Morand, mais la nuit. La nuit comme boule des boules.
Comme corps de l'obscurité. Photos non isolées, chacune n'étant qu'un cliché
obscur dans l'obscurité de son cadre, parmi l'obscurité de la page, en
continuité avec l'obscurité des autres pages. Photos rarement reproduites
justement parce qu'elles ne sont pas isolables. Paris de Nuit n'est pas
des photos, mais un livre photographie. Le seul sans doute.
Le commentateur sera tenté d'ajouter qu'il y a là aussi des
boules particulières, comme le chevet de Notre-Dame (FLAM,7),
et des rouleaux explicites, comme un atelier d'imprimerie (FLAM,41). Surtout,
il ne résistera pas à la tentation de signaler les pavés, les gros pavés
presque sphériques du Paris d'ators, boules denses groupées en boules denses,
et parfois en chiasmes en forme de « S », dont les panses sont à elles seules
tout Brassai (*****,FLAM,14). Mais on demandera surtout au commentateur de ne
pas trop troubler le silence.
Et on se retirera dans l'extase de Henry Miller : «Brassai has
thé rare gift which so many artists despise — normal vision (...) For Brassai is an eye, (...) the still,
ail-inclusive eye of the Buddha which never closes. The
insatiable eye. »
photos © Gilberte Brassai
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.