Les années 1950-1975, dont Irving Penn et Bern Stern
viennent de nous donner un avant-goût, renouent avec les aventures
photographiques extrêmes des années 1900-1930, -celles de Man Ray, Moholy-Nagy
ou Kertész, - dont la photographie «humaine» des années 1930-1950, nous avait
un moment reposés. Le modernisme, relancé par le miracle économique et le
miracle scientifique des années 1950, va jeter ses derniers feux, puisqu'on
quelques années seront essayés et brûlés dans les arts plastiques le cinétisme,
le color field, faction painting, le pop art, le land art, le body art, le
minimal, le mouvement support-surface, le courant «art and language», le
conceptuel comme «art as idea as idea».
La plupart des photographes que nous
allons rencontrer à partir de maintenant seront plus ou moins excessifs, allant
jusqu'au bout d'un parti généralement assez éloigné de la vie courante. Du
moins ceux qui ont pris leur élan avant 1975, moment où commence le
post-modernisme.
l. L'atomisation photonique : Avedon
Avedon est une bonne introduction à ces
extrémités. Il pourrait d'abord donner le change, parce que c'est un incroyable
virtuose. Il a une telle façon de jouer avec tous les paramètres de la lumière
extérieure, des fixités et des mouvements de caméra, de la mise en condition
des modèles, qu'on dirait qu'il «écrit» presque certaines photos, le mot
photographie prenant avec lui un sens tout à fait étymologique. Mais son
écriture est au service de ce qu'il veut faire, sans aucune concession à ce que
d'autres attendent. S'il plaît, et peut donc fonctionner remarquablement dans
les publications de mode, c'est à force d'étonner, - ses fracassantes
couvertures de «Vogue» de 1967 et 1970 en témoignent, - jamais par
complaisance. Or, ce qu'il veut, et dont rien ne le détourne jamais, malgré les
apparences, est radical.
Ce radical se montre le mieux dans les Portraits en noir et blanc sur fond blanc, très bien édités au
Chêne en 1976 (AV), et c'est d'eux qu'il faut partir. On trouve là en
conclusion les sept photos qu'Avedon, entre 1969 et 1973, prit de son père
octogénaire mourant du cancer, et dont nous reproduisons la cinquième (*PF,29).
Le photographe a déclaré que ses clichés ne représentaient ni son père,
l'émigrant russe devenu marchand de vêtements à New York, Jacob Israël Avedon,
ni ses sentiments à l'égard de son père, mais «ce que c'est que n'importe lequel d'entre nous». Ce «ce que c'est»
mérite attention. Car ce n'est pas «rien», ni «peu de chose», ni «la
mortalité», ni «la déchéance», ni même sans doute «le processus de mourir». Ce
dernier a été rendu photographiquement par Nicholas Nixon dans la série où il a
pris plusieurs années de suite sa femme et ses deux sœurs (PHPH,112), avant de
le résumer dans une photo unique, le stupéfiant mourant-mort qu'est le Tom
Moran de 1988, en clôture de Photography
Until Now (PN,297). Non, le «ce que
c'est» d'Avedon se réfère plutôt au Chaos irrémédiable, au Tohu-Bohu qu'aucun
autre médium, même la peinture du dernier Rembrandt, ne pouvait approcher aussi
bien que la texture de l'empreinte photonique, avec ses conditions de quanta
presque ostensibles. Le sujet
photographique d'Avedon, sans s'y réduire, culmine sans doute dans une sorte
d'atomisation photonique du spectacle.
Dans les Portraits, ce qui est d'abord retenu c'est les visages, puisque
pour nos visions de primates particulièrement aptes à la captation des visages
c'est eux qui sont le plus structurés, et, si eux sont atomisés, tout le reste
l'est à fortiori. Quand Cartier-Bresson fait la photo d'un visage, de «la
première impression que donne ce visage», il poursuit un résultat qu'il déclare
«juste». Avedon ne croit à aucune justesse possible ni même souhaitable. «Mon
père aurait voulu être proposé en sage, mes photos montrent son impatience».
Mais qu'on ne s'y trompe pas. La foi du photographe ne l'a pas emporté sur
celle du portraituré. Les deux options psychologiques s'ébranlent mutuellement,
dissolvant la psychologie ordinaire en métaphysique. La durée, qui chez
Cartier-Bresson, va de l'instant au moment, se retourne plutôt du moment à
l'instant. De Kooning se souvient qu'Avedon lui avait jeté brusquement :
«Etes-vous prêt?».
Foudroyé jusque dans sa trame, l'univers
est alors une succession d'interactions quantiques non nommables, aberrante.
Chez d'autres, cette trame tient en une épaisseur du grain. Ici, dans sa
finesse. Le dispositif ne varie donc pas beaucoup. Un fond blanc uni ; une
caméra Deardorff (8 x 10 pouces), presque celle de Sander, dont Walker Evans
nous a chanté les mérites; parfois l'aide d'assistants pour recharger les
plaques et régler l'ouverture; le photographe à côté de l'appareil, sa présence
ayant pour fonction principale que le corps du portraituré (au moins autant que
son esprit) devine ce que la situation attend (on ne dit pas : veut) de lui.
Telles sont, à peu près, les conditions de nudité, de détail, de vitesse, de
pression psychologique requises pour que l'événement échappe à notre espace et
à notre temps.
In The American West (AW) est sorti en 1985. Cette fois, le portraitiste
n'a plus de familiarité préalable avec ceux qu'il photographie, comme il en
avait avec les vedettes de Portraits.
Seulement, vaguant dans l'Ouest américain où tout est possible (strictement
tout, disait Norman Mailer), il a rencontré ici et là quelqu'un en qui il a entrevu quelque chose d'apte sans doute à donner dans une photo il ne sait
quoi d'extraordinaire, de strictement jamais vu (selon le précepte de
Brodovitch), qui pourtant doit pouvoir arriver dans notre univers puisqu'à un
moment cela aura eu lieu, non pas dehors assurément, mais sur une pellicule.
Seule l'édition monumentale en largeur de The Range of Light d'Ansel Adams reste à l'aise à côté de l'édition
monumentale en hauteur de In The American West. Peut-être parce que des deux côtés jouent un
multicadre interne, et une cosmologie au delà de nos entendements.
On connaissait les spectres de la nuit,
voici les spectres du jour (**AW, Jay Greene,8/19/83). Jamais la photographie
ne s'est tenue extérieurement plus près de la Réalité, - la saisie des corps
des congénères, - pour nous faire basculer aussi violemment dans le gouffre du
«ce que c'est» du Réel. Devant une photo d'Ansel Adams ou de Robert Capa,
également radicaux, on peut encore tenter de se rassurer en alléguant
(faussement) un paysage censé splendide chez l'un, une situation humaine censée
bouleversante chez l'autre. Les photos d'Avedon, à moins qu'on se réfugie dans
le parti intenable d'y voir des caricatures, ne laissent aucune échappatoire à
la désontologie. Laquelle, insistons-y, est celle de la photographie, non de
ceux qu'elle a photographiés.
2. La cellularité photonique : Diane Arbus
Mesurant exactement sa foulée sur celle
des Golden Sixties, puisqu'elle commence à photographier en 1960 et meurt en
1971, Diane Arbus ne dissout pas, ni ne fait exploser ou imploser. Elle a
l'éblouissement et la terreur de la prolifération du Même.
Elle voit cellulairement, au sens où
Vladimir Weidlé a parlé de la cellule plastique, c'est-à-dire d'une portion d'espace - quelques
centimètres carrés dans un tableau, quelques centimètres cubes dans une
sculpture - dont les effets de champ topologiques, cybernétiques,
logico-sémiotiques se répètent dans toute cellule équivalente de l'œuvre.
Presque toute peinture, du fait qu'elle sort de la même main et du même
cerveau, est ainsi cellulaire. La photographie l'est rarement et très peu, vu
qu'elle est une empreinte photonique charriant des indices hétérogènes. D'où la
singularité, et comme une sorte de transcendance, de Diane Arbus. Sa vision
saisit d'emblée dans son environnement toute circonstance où une cellule
plastique se répète assez pour remplir la pellicule entière. Qu'alors, en même
temps, se présente un élément de composition globale soulignant cette cellule,
elle déclenche. Et cela fulgure, selon un mot déjà employé par nous pour le
woodburytype du Taylor de Nadar,
lequel, comme Sander, eut quelque chose de cette cellularité (serait-elle
propre aux très grands portraitistes?).
Afin de bien voir de quoi il s'agit,
choisissons un cas presque scolaire dans le Diane Arbus publié en 1972 par sa fille, Doon Arbus, et son ami,
Marvin Israël (An Aperture Monograph). C'est Girl in a shiny dress de 1967 (***DA). On y prendra commodément comme
cellule de départ la portion du sourcil gauche, et on se pénétrera de ses TAUX
d'inflexion. Puis, on verra comment ces TAUX (topologique, cybernétique,
logique) sont répétés par les cellules équivalentes, celles de la paupière, de
la fente palpébrale, de la bouche, de l'oreille, et aussi du menton, de la
clavicule, du muscle pectoral, des seins, de la bretelle tombée, de chacun des
plis luisants et cassés de la robe. Mais cela, qui est déjà un beau miracle,
n'eût pas suffi à déclencher. Il fallait encore que durant un instant la fille
entière se casse doublement à hauteur de la hanche et du cou selon les mêmes
TAUX. Et aussi qu'à ce «moment décisif» une ombre du fond vienne continuer la
courbe de la chevelure, et une autre ombre celle du soutien-gorge. C'est ce
genre d'achèvement compositionnel qu'Arbus apprit sans doute de Lisette Model
(le professeur et l'amie constante), et vérifia presque compulsivement,
confia-t-elle, à une exposition Walker Evans.
La cellule de notre Girl in a shiny
dress propose des TAUX durs, tendus,
cassés. Mais dix pages avant, dans A naked man being a woman, une autre cellule engage, presque à l'autre extrême,
une topologie-cybernétique-logique du mou et de la pilosité hésitante, dans la
fausse vulve du transsexué mais aussi dans chaque pli et bombement de
l'environnement. Cependant les choix d'Arbus, pour être divers, ne sont pas
illimités. Ce que son œil prélève c'est une cellule dure ou molle, brillante ou
mate, peu importe, mais qui soit «odd», c'est-à-dire impaire, de guingois, en
manque-de. En sorte que sa répétition donne lieu à une multiplication sans
fécondité et sans plénitude, et débouche sur la stupeur du Même.
On peut alors mettre en ordre ses thèmes
essentiels. (1) Les «freaks» sont des êtres qui proposent une «oddity» dans
chaque cellule plastique de leur corps, laquelle prolifère également «oddiy»
dans leurs congénères et dans leur environnement. Le thème majeur de Diane
Arbus sera les «freaks» de toutes sortes, retardés, mongols, nains, géants,
surtout les nains, car les géants cassent par leur saillie la répercussion
cellulaire. En tout cas, on ne traduira pas «freaks» par «monstres», car le
monstre est ce qu'on montre (monstrare) du doigt pour le rejeter comme Autre,
tandis que le «freak» (mot d'origine inconnue) n'est pas Autre, il propose une
«imparité» qui au contraire désigne en chacun de nous le Réel, que Bataille
appelait le Continu, derrière la Réalité, que Bataille appelait le Discontinu,
rassurant. (2) Mais il peut arriver aussi que chaque cellule prise à part
propose un TAUX suffisamment irradiant d'ouverture/fermeture, et que ce soit
seulement sa répétition identique qui crée l'insolite, comme dans les couples
trop assortis, homosexuels et hétérosexuels, et comme surtout dans les Identical
Twins (****DA) et les Triplets in
their bedroom, dont la multiplication
purement numérique est répercutée dans leurs trois lits, mais aussi dans les
cloques de l'édredon au-dessous et les losanges de la tenture au-dessus de la
masse commune horizontale de leurs trois jupes noires. (3) II arrive même que
la cellule plastique ne soit ni trop crispée ni trop identiquement multipliée,
mais seulement le reflet trop strict d'un modèle extérieur figé, comme dans les
transsexués, les nudistes moralisateurs, les patriotes transfigurés. (4) II y a
également ceux dont les cellules corporelles et environnementales sont bancales
parce que leur pattern est pour moitié absent, comme les veuves, les veufs :
«Elle à demi vivante, et moi mort à demi», dit le Booz d'Hugo. (5) Enfin, il y
a l'«oddity», par excellence, celle qui tourne autour de la différenciation
sexuelle. Le «masculin» et le «féminin» paraissent à Arbus, juive,
«transcendent realities», et la différence sexuelle «unfathomable». Ainsi, les
homosexuels, les transsexués, mais aussi les couples quelconques quand ils
surgissent en tant que couples, sont les «freaks» les plus troublants.
Il n'est pas impossible que la petite
Diane Nemerov ait entendu prononcer par son immigré russe de père l'exclamation
russe incessante qui s'applique à toute «oddity», physique, comportementale ou
morale, et qui en est l'anthropologie : biez-obraznie, 'sans-image' ; en long :
«tu ébranles l'image de l'homme, lequel est une image». Du reste, non loin
d'elle au même moment, Rothko, également du même milieu, initiait la plus
radicale problématisation de l'icône.
Les protocoles d'Arbus suivirent sa
perception. Le flash y joue un grand rôle, car il fige la cellule au profit de
répétitions juxtaposantes et sclérosantes. La nuit vaut mieux que le jour,
parce qu'elle tranche les cellules, parce que le flash y est le plus fort,
parce que banalement c'est le moment où émerge tout ce qui est «odd» dans une
société et dans les choses, peut-être un peu aussi parce que le jour sémitique
va de nuitée en nuitée. Arbus comptait Weegee, le nocturne photographe
détective new-yorkais, parmi ses inspirateurs.
Quant au climat spirituel de la prise de
vue, la «sitting» avec Viva, le célèbre modèle de la bande à Warhol, en donne
un exemple extrême, mais éclairant. Pendant la nuit qui précède les «shots»,
Diane fait l'amour avec Viva et avec le mari de Viva ; mais, au matin, elle
revient à l'appartement, surprend Viva à peine éveillée, lui demande de rester
nue pour être «relaxed that way» tandis qu'elle va simplement prendre sa tête ;
elle la fait se coucher sur un divan et tourner les yeux vers le plafond ; sur
quoi, elle la prend tout entière ; et tandis que, photographiée dans «Vogue»
par Dick Avedon, le modèle apparaît «gorgeous», la cellule plastique prélevée
par l'œil d'Arbus lui rabougrit les seins. Viva protesta : «Those photographs
were totally faked. (...) Diane Arbus lied, cheated, and victimized me. She
acted like a martyr, a saint, about the whole thing. Jésus ! Underneath
she was just as ambitious as we all were to make it - to get ahead.»
(Bosworth,263).
Cela se passait mieux avec les «freaks»,
émoustillés et flattés, en tout cas coopérants, mais le résultat est le même.
Les Femmes masquées, qui chez
Brassai portaient leur masque comme une arme contre leurs regardeurs visibles
sur la photo, sont chez Arbus, dans 1'Untitled de 1970-1 (PN.260), la dérision ultime du regardé
confondu, moyennant la suppression de toute ambiance, de tout moelleux, et
assurément de tout spectateur d'avant-scène entre le regardeur et les
regardées. Leurs mains situées sur une ligne presque horizontale achèvent de
les transformer en marionnettes. Avedon créait encore une relation avec le
portraituré, victime consentante ; ici, on le provoque à une parade, où
son «oddity» éclate d'autant mieux qu'il essaye de la surmonter dans la
théâtralisation. Le paon est épingle tandis qu'il fait la roue. L'environnement
subit le même traitement. La ville est un zoo, dont chaque portion (bout de
trottoir, chambre) est un biotope si consonnant qu'il en devient artificiel. Jamais
l'expression «a batch of shots» n'a eu autant de connotations.
Bref, les incessantes déambulations
new-yorkaises diurnes et nocturnes de Diane chargée du poids de sa chambre et
de son trépied en une sorte de vertige du danger réalisent une coulée absolue
de l'esprit et du corps, dont témoigne la sexualité omniprésente. Nulle part
photographier et coucher-avec n'ont été aussi confondus. Car ce n'est pas
seulement avec Viva et son mari que Diane fait l'amour, mais avec ses nains.
Affrontement à la fois clinique et transcendant du Même et de la Différence.
Sexualité héroïque plutôt que pruritale, a-t-on dit. A propos d'un «group sex
she was into», elle parie d'une «out-of-body expérience almost like death»,
avec son éloquence coutumière.
Car l'«intercourse» de la parole est
chez Diane Arbus aussi intense et violent que l'«intercourse» du sexe héroïque
et l’«intercourse» de l'action photographique. Elle n'écrit guère, mais parle,
parle sa vie et ses photos confondues avec une fureur d'exactitude, de crudité,
d'exigence sur la racine des choses, qui fait que sa longue interview par Studs
Terkel, où on n'entend pas la voix de l'interviewer, mais uniquement la sienne,
ponctuée de «sort of» portant sur tout, substantifs et verbes, témoigne d'un
usage du langage qui, par sa vitesse, ses sauts abrupts, sa succession de
vertiges, son intransigeance métaphysique, fait songer à Pascal.
Cette éloquence incessante et exacte a
eu pour conséquence que l'on connaît très bien les détails et les humeurs de la
vie d'Arbus, qui ainsi ont pu être parfaitement rassemblés et «participés» par
Patricia Bosworth dans la biographie de 1983. Un sujet photographique ne tombe
jamais du ciel, comme nous l'avions vu à propos de Nadar. Nous retiendrons ici
la fenêtre de l'appartement donnant sur Central Park, où la petite fille
passait des heures assise sur le rebord à regarder. Quand elle se tournait vers
l'intérieur, elle voyait le riche appartement de ses parents, marchands de
fourrure très arrivés, où les signes de la richesse nouvelle et les bonnes
manières apprises donnaient lieu à une exécution rituelle de la vie sociale,
parfaitement «odd».
Et quand, toujours assise sur le rebord
de cette fenêtre d'un onzième étage, la petite Diane regardait vers
l'extérieur, alors Central Park, vu sous cet angle, de cette hauteur et de
cette distance, était bien un zoo, où les passants fonctionnaient non comme des
formes sur un fond, mais comme des
cellules dans un fond. D'autant
que donnait sur le parc le Muséum of Natural History, où se trouvent les plus
beaux biotopes artificiels du monde.
Enfin, entre l'intérieur et l'extérieur,
entre l'architecture et la peau, partout dans la famille régnait le vêtement,
lequel en ce cas était la fourrure, prolifération cellulaire par excellence,
peut-être encore plus quand elle était ponctuée par des bijoux, cellules à leur
tour. Les piqûres brillantes du métal sur la continuité de la fourrure se
retrouvent jusque dans l'espace chichement meublé du dernier duplex. Elle
invita chez elle des étudiants après un dernier cours ; «someone noticed sharp
prickles or mirrored chips embedded in the furs and animal skins draped across
a huge bed set up on a platform. Someone else noticed black satin sheets
covering the mattress». Vraiment, notre Girl in a shiny dress est un archétype.
Le suicide par barbituriques forts et
par poignets tranchés dans une baignoire vide s'explique assez par les
dépressions prolongées de Diane ; sa mère avait eu une dépression profonde de
trois ans. Mais une existence si intense ne pouvait pas s'éteindre à petit feu.
Durant le service funèbre, Avedon (avec lequel Diane parlait des nuits entières
dans ses moments noirs, Avedon qui à l'époque continuait d'enregistrer son père
mourant) murmura : «Oh, I wish I could be an artist like Diane !». A quoi
Eberstadt aurait soufflé en retour : «Oh, no, you don't» (p.321).
Diane Arbus était inquiète qu'on
s'intéressât à ses photos. Elle déclarait que son succès, dans des publications
à grand tirage, reposait sur un contresens. Elle était sûre de rester comme «the
photographer of the freaks» au sens trivialement psychologique et sociologique,
alors que c'était la métaphysique, celle du Même, de l'Autre, de la Différence
et de l'Indifférenciation, qu'elle avait rencontrée, ressentie, piégée. Elle
croyait sincèrement que ses photos n'étaient visibles que pour son regard à
elle. Et en effet il faut sans doute une conversion du regard, béatifiante et
terrifiante, pour les voir.
Il y a une notation dans la biographie
de Patricia Bosworth qui ne saurait passer inaperçue. C'est que Garry Winogrand
(FS,356-358) aurait déclaré un jour : «The best photographers are Jewish»
(p.20). Qu'on ne s'étonne pas trop. Le Tohu-Bohu juif n'est pas le Chaos grec.
Ce dernier se résorbait vite dans le Logos et dans l'eurythmie d'Apollon, et ne
ressortait guère qu'une fois par an, aux grandes Dionysies ; comme la table
rase du doute cartésien se repeuple aussitôt de rutilantes évidences. Le
Tohu-Bohu de la Genèse est au commencement mais aussi chaque jour, à chaque
heure, indifférenciation invincible rongeant et ébranlant en permanence
l'ordre, toujours seulement local et transitoire ; la musique vocale juive est
«odd», comme le chapeau et la parole des Hassidim ; et c'est en partie pourquoi
le rituel, seul différenciateur, veut être si scrupuleusement observé. Or, la
photographie, empreinte photonique, rongée de Réel, même quand elle prétend
montrer de la Réalité, ne se dégage jamais du Tohu-Bohu photonique, qui est son
milieu et sa nourriture.
Génie juif et photographie. Génie
hongrois - nomade et digitalisateur - et photographie. Cela mériterait deux
thèses de doctorat. Robert Capa s'enracinait dans les deux génies.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.