Comme tous les média visuels qui l’ont précédée,
de la peinture au vitrail, la photographie est un moyen singulier de construire
et de percevoir le monde. Ou de déclencher un autre
monde. Et de transformer l’image de l’homme. En tout cas, comme tout médium,
elle a suscité des possibles et en a barré d’autres. Son aire de jeu a été
tracée dans Philosophie de la photographie.
Mais ses virtualités et ses barrières ne se sont
pas dévoilées d’un coup. Il y a fallu une histoire. Et, en l’occurrence, l’histoire
a résulté de rencontres souvent fortuites entre des appareillages, des
événements extérieurs et des cerveaux particuliers. Cela a fait une suite
sinueuse. D’autant qu’avec un médium si indépendant du cerveau humain, si
technologiquement autonome, des masses de photos importantes ont été produites
en marge des courants principaux.
Pourtant les photographes exemplaires, les « grands »
photographes, conservent leur intérêt. C’est que les virtualités de la
photographie, que d’autres ont utilisées un peu par rencontre, ils les ont
dégagées avec décision, force et émerveillement. Nous appellerons sujet
photographique la virtualité principale que chacun a exaltée, et que l’on
distinguera des thèmes ou motifs auxquels ce sujet s’est appliqué
ou qu’il a induits. Le sujet photographique d’un photographe est alors
parallèle au sujet langagier d’un écrivain, au sujet pictural d’un peintre, au
sujet sculptural d’un sculpteur, au sujet architectural d’un architecte, au
sujet musical d’un musicien, au sujet cinématographique d’un cinéaste, au sujet
chorégraphique d’un danseur.
Ceci n’implique nullement que le sujet ainsi
entendu ait été poursuivi explicitement par son auteur, ni même aperçu après
coup. Il a presque toujours été largement inconscient, et devait l’être; les
programmes trop déclarés engendrent les faiseurs ; et quand un écrivain,
un peintre, un musicien parlent de leur production, ils le font la plupart du
temps en invoquant les idées reçues ambiantes, sans pertinence pour leur
travail. Il en va de même des photographes. A part quelques boutades d’autant
plus éclairantes qu’elles sont moins calculées, leurs explications n’ont
souvent qu’un intérêt sociologique, et renseignent sur le milieu plutôt que sur
eux-mêmes. Pour notre propos, c’est ce qui a été fait, non les déclarations,
qui importe.
Comme il s’agit d’une histoire, nous allons
signaler pour chaque sujet photographique quelques phénomènes qui ont été en
consonance avec lui à sa date de surgissement. Cela n’implique pas de causalité
stricte d’une discipline à l’autre, mais seulement la participation de
disciplines diverses à une même topologie, une même cybernétique, une même
logique et sémiotique, par quoi il y a justement eu un moment historique, rendant
possible ou plausible tel sujet photographique particulier.
On voudra bien nous pardonner l’usurpation du
titre. Car, enfin, quand John Szarkowski montre comment les photos et les
intentions des photographes ont intimement dépendu de la succession des
découvertes techniques du médium, il fait aussi une histoire photographique de
la photographie. Mais pour nous l’occasion était trop belle de marquer de la
sorte que le présent travail est en concordance avec notre Histoire
langagière de la littérature française à France Culture, avec le feuilleton
des Logiques de dix langues européennes publié par « Le Français
dans le Monde », comme encore avec une histoire plasticienne des arts
plastiques dont des morceaux se trouvent épars de divers côtés depuis Les Arts
de l’Espace de 1959 jusqu’aux contributions à Encyclopaedia Universalis.
Ce qui, du reste, loin d’exclure la technique, donne à celle-ci un rôle
franchement existentiel, comme l’a développé, en 1962, Le Nouvel Age.
Nous espérons que nos illustrations, ainsi que
celles de Philosophie de la Photographie, à quoi renverra le sigle PHPH,
suffiront à éclairer le texte. Cependant, pour saisir le sujet photographique d’un
photographe, et pas seulement ses thèmes, il faut des documents très fidèles,
permettant de déterminer avec subtilité ses effets de champ perceptivo-moteurs,
ou encore ses effets de champ logico-sémiotiques, et de les faire contraster
avec ceux des autres, puisque nos cerveaux ne déterminent rien que par
comparaison. Par exemple, chez Paul Strand, qui s’attache à la positivité de l’ombre,
le moindre alourdissement des noirs, phénomène fréquent dans l’imprimé, aboutit
à de vrais contresens ; inversement, les timbres photoniques de Robert
Frank s’évanouissent dans une impression trop claire. Il fallait donc élargir
autant que possible les références du lecteur. Ainsi, même pour les photos que
nous reproduisons, il sera renvoyé chaque fois à des ouvrages fournissant des
documents excellents, ou en tout cas différents des nôtres.
Ce seront d’abord les quatre livres-catalogues
publiés à New York, Chicago, Houston-Canberra-Londres, en 1989, à l’occasion du
cent-cinquantième anniversaire de l’annonce, en 1839, des découvertes de
Daguerre et de Talbot. Les illustrations de ces ouvrages magistraux sont abondantes,
bien choisies, d’une finition parfaite, et elles ont l’avantage d’être
accompagnées des spécifications techniques du négatif et du tirage. A quoi,
outre des monographies et catalogues irremplaçables, comme les « Aperture
Monographs », il a paru commode d’ajouter quelques recueils de documents
moins luxueux, ou moins riches en indications techniques, mais suffisants et
faciles à trouver.
Afin d’éviter les regroupements trop dogmatiques,
nos trente chapitres suivent les dates de naissance du premier photographe
envisagé, sauf dans le cas des photographes de la couleur, qu’il a bien fallu
rassembler en un même folio final pour des raisons techniques d’impression. On
verra que cette historicité superficielle révèle souvent l’historicité
profonde. Quant au nombre retenu de trente chapitres et d’une cinquantaine de
photographes, il a paru une bonne mesure, puisqu’il ne s’agissait pas d’être
exhaustif, mais d’inviter au voyage. Si quelqu’un n’est pas nommé, ce n’est pas
qu’il soit exclu. Par exemple, on ne trouvera pas de chapitre sur Winogrand. Ce
qui devrait rassurer tout le monde.
Jean-Claude Lemagny et Gilles Mora ont eu la
gentillesse de relire ce texte et de m’éviter de grosses bévues. Les traces de
l’intelligence plastique et de la rigueur logique de Micheline Lo sont partout.
D’innombrables autres devraient être remerciés, l’un pour un gloussement
approbateur, l’autre pour un silence navré. La saisie historique se tisse d’impondérables.
Renvois aux documents
adéquats :
PN = Photography Untit Now, Museum of Modem Art.
NV = The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP = The Art of Photography, Yale University Press.
FS = On the Art of Fixing a
Shadow, Art Institute of Chicago.
BN = Beaumont Newhall, Photography:
Essays and Images, Museum of Modem Art.
LP = Szarkowski, Looking at
Photographs, Museum of Modem Art.
PF = Kozloff, Photography and
Fascination, Addison.
CI = Caméra International, Paris.
PP = Photo
Poche, Centre National
de la Photographie, Paris.
CP = Le numéro spécial des « Cahiers de la
Photographie » consacré au photographe envisagé.
PHPH = Philosophie de
la photographie.
Les sigles (*), (**),
(***) renvoient respectivement à la première, deuxième, troisième illustration
du chapitre. Donc, la formule (***AP,417) se lira : « Ceci a trait à
la troisième illustration de notre chapitre, et vous en trouverez une
reproduction meilleure, ou autre, avec les spécifications techniques
souhaitables, dans The Art of Photography sous le numéro 417 ».
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992