Avec Atget, nous passons à 1900, ou un peu avant,
et il faut mesurer le chemin parcouru. En 1871, Maddox avait remplacé la plaque
sensible humide, peu transportable, par la plaque sèche à la gélatine ; en
1880, un journal de New York inaugure un procédé de photogravure permettant la
reproduction illimitée à bas prix ; en 1887, est annoncé le
Blitzlicht-pulver, poudre permettant le flash; en 1888, Eastman, alors âgé de
35 ans, conçoit et commercialise la première boîte Kodak chargée d’un film en
bobine (gélatine sensibilisée sur papier) de cent vues, dont il avait mis au
point le principe en 1884. La phonie de k-o-d-a-k (k-k,o-a,d)
évoque à la fois le déclic et la mise en boîte.
Ainsi deviennent possibles des photos faites n’importe
où, n’importe quand, sous tous les angles, par n’importe qui : « You
press the button. We do the rest ». La photographie se met à visualiser la
vie courante et intime ; elle devient un moyen d’investigation
scientifique sur le mouvement animal avec Muybridge, sur les oscillations avec
Marey ; elle soutient de grands inventaires sur les transformations
urbaines et sociales induites par la révolution industrielle. Atget, qui de
1896-98 à sa mort en 1927 obéit à la commande officielle d’un inventaire du
patrimoine immobilier français dans ses singularités, et pas seulement dans
quelques généralités, est un confluent de cette situation.
Pour le cerner, voyons bien que la photographie
permettait désormais de suivre les menus effritements, délitements, porosités,
invasions secrètes de la pierre et du bois par le vent, l’eau, les corrosions.
Atget va prendre pour sujet photographique cette aptitude des plaques sèches et
des chambres de son époque à suivre le cycle cosmogonique complet selon lequel
tout produit naturel ou culturel s’édifie, stocke de la mise en forme, de l’énergie
utile, de l’intelligence et de l’amour, - ce que, au même moment, le physicien
appelle de l’information et de la néguentropie (Pierre Curie, qui introduit la
notion, meurt en 1906), - et en même temps commence à se dégrader en fissures
et poussières, pour tantôt devenir franchement rebut, tantôt vieillir en
continuant de servir, tantôt disparaître plus ou moins au profit d’une autre
vie partielle ou complète, - et dans ces trois cas participer de l’entropie et
du bruit, également au sens du physicien (la page épouvantée d’Henri Poincaré
sur l’inexorable entropie générale de l’Univers est des mêmes dates). Ce
programme ne contredit pas la vision physiologique de Nadar, mais la généralise
en activant le cycle entier : destruction > réaménagement partiel >
destruction...
Ce cycle-là aucune représentation antérieure n’avait
pu le suivre, même les extraordinaires dessins géologiques de Bruegel l’Ancien
dans les Alpes. Par manque de détail et de continuité. Mais aussi parce que la
main et le cerveau qui produisent une peinture, une sculpture, une
architecture, introduisent de la construction même dans la destruction.
Velasquez et Goya avaient enregistré les déchéances des corps, Canaletto les
décolorations de Venise salpêtrée, mais toujours selon une saisie dominatrice.
Au contraire, largement indépendante du cerveau, faite d’indices et non de
signes réfé-rentiels sinon ses index, la photographie était en mesure d’enregistrer
les moindres modalités du bruit et de l’entropie
autant que de l’information et de la néguentropie, au point de témoigner de
leurs engendrements réciproques.
S’appliquant à une rue ancienne, à une façade, à
une allée ou un escalier dans un parc, ce sujet photographique d’Atget
supposait une approche particulière du motif. Il fallut chaque fois trouver le
point d’où rien n’était mis en évidence ou en prépondérance, où rien ne
trancherait ni ne saillerait ni ne se découperait ni ne se centrerait, où tout
serait laissé à son être local, momentané, égal, à la fois fait et défait, donc
très exactement à son devenir. Le plan de meilleure définition, trop
déclaratif, dut se subordonner à la profondeur de champ par réduction du
diaphragme, quitte à décapiter la scène. Il fallait que les indices photoniques
mènent une existence aussi libre (indicielle) que possible, à la fois déchif
frables et indéchiffrables, recyclés et décyclés, sans être survoltés par aucun
index. On était ainsi passé du MONDE 2 au MONDE 3, comme Hill and Adamson, mais
cette fois sans crier gare, sans non plus les paradoxes logico-sémiotiques de
Nadar.
Si les négatifs 18 x 24 d’Atget étaient très
fouillés, ses tirages positifs furent souvent archaïques, par retard de la
chimie sur l’optique, mais peut-être aussi par l’intention latente, sous l’excuse
« ce ne sont que des documents », de les garder fanés et tièdes, en l’accord
du prenant et du pris. Notre « Entrée de la cour du Dragon, 50, rue de
Rennes » (*) vient de la page 33 de VAtget des éditions Le
Chêne/Hachette, qui propose 150 photos exemplaires, mais retirées à partir des
négatifs plus puissamment que ne l’aurait fait Atget lui-même. Ce survoltage
est discutable. Mais l’est-il tellement plus que celui de Mozart joué sur un
piano Steinway par Frank Braley? En tout cas, la primauté de la texture sur la
structure, phénomène essentiel au monde délité et germinatif d’Atget, s’y
confirme, s’il en était besoin.
Il y a, on le voit, une rhétorique d’Atget, mais
qui est à contrepied de l’éloquence. Une théâtralité aussi, - il rêva de
théâtre pendant trente ans, avant de se consacrer à la photographie, - mais pas
celle qui crie sur la scène, celle plutôt qui hante les réserves de vieux
décors empilant, derrière la scène, les sens et les non-sens des sémiologies
séculaires. Quelque chose de la théâtralité neuve (1892) et de la musique neuve
(1902) de Pelléas et Mélisande. Toute émotion définie, toute pointe,
toute violence, toute totalisation eussent compromis la généralité du cycle
fondamental au profit de l’anecdote, ou du moins de l’événement.
Rien ne permet mieux de cerner Atget que son
contraste avec Marville, qui vers 1865 photographiait les mêmes thèmes, rues,
placettes et parcs, mais justement avec un sujet photographique tout autre,
cherchant le frontal et l’angle acéré (**PN,108), le
discontinu (PN,70), la décision, le contraste, le cadre index, la séparation
non médiatisée des plans (AP,68), le temps immobilisé, le miroitement (AP,74).
Atget était impossible avant son temps.
Rappelons-nous à quel point les Anciens s’intéressèrent peu au cycle culturel,
sauf Ibn Khaldoun, dans un contexte non proprement historique. Il a fallu une
révolution à la fois radicale et parlée comme la Révolution française, ainsi
que le séisme de la Révolution industrielle et le pressentiment d’une géologie
évolutive pour que Chateaubriand perçoive, autour de 1800, la profondeur du
temps passé (la tradition à la chinoise est l’inverse d’un temps spatialisé).
Et il faudra encore un siècle pour que Spencer vulgarise un évolutionnisme
généralisé, avec ses vies et ses morts concomitantes, et que Curie et Poincaré
s’étonnent de l’entropie et de la néguentropie comme principe d’univers. Dès
1885 s’activa une remémoration fervente et silencieuse, impondérable, qui
engendra les surimpressions du Symbolisme européen avant celles de
Proust. Mais voyons bien que c’est seulement avec le Proust A
la Recherche du temps perdu, avec sa phonie grise et sa
syntaxe en compénétrations charnues et fluides des moments (celles aussi de la
durée bergsonienne) qu’Atget s’accorde. Les dates sont impitoyables.
Atget n’eût pas davantage été possible sans
Paris. Paris n’est pas une ville comme les autres. C’est, comme Rome, un cas
patent du recyclage culturel, mais avec moins d’à-coups créateurs et destructeurs,
avec moins de grandioses cataclysmes. La désagrégation et la réhabilitation y
affectent l’architecture la plus globalisatrice, la plus quotidiennement
charnue qui fût jamais. Atget, ce théâtreux et ce peintre infortuné jusqu’à la
quarantaine, a sans doute trouvé là, dans la réserve de décors calmement
séculaires recyclés par son sujet photographique l’essentiel des tableaux et
des drames qu’auparavant il avait fantasmes en vain.
Ses déambulations dans la ville au gré des
commandes officielles et privées, et aussi de quelques hasards, montrent à quel
point c’est le sujet photographique qui appelle les thèmes ou motifs
photographiques, et non l’inverse. Atget s’arrangea pour ne jamais montrer la
Tour Eiffel, qui trop jeune échappait encore au cycle cosmogonique, mais
surtout dont le squelette, où il y avait plus de vides que de pleins, ne serait
jamais propice à mettre ce cycle en valeur. Par contre, Notre-Dame pouvait s’apprivoiser,
à condition d’être prise de l’autre côté de l’eau, à travers un branchage d’hiver,
où, tout immense qu’elle fût, elle n’apparaissait elle-même que comme un état
désagrégé-réagrégé d’un cycle plus vaste. C’est ainsi qu’il osa l’aborder en
1925, deux ans avant sa mort (FS, n° 244), trois ans après la mort de Proust.
Paradoxalement, Atget fut aussi contemporain des
cubismes analytique et synthétique et du passage à l’atonalité. Somme toute, la
révolution énorme qu’a été le passage du MONDE 2 au MONDE 3 s’est faite selon
deux voies principales. Ceux qui dépassèrent la « forme » totalisatrice
grecque au profit des éléments en fonctionnement en brisant la « forme »,
selon la voie du discontinu : Rimbaud, Mallarmé, Picasso, Schonberg. D’autres
opérèrent le même décentrement par des compénétrations chevauchantes, selon la
voie du continu : Bonnard, Debussy, Proust, Valéry, Bergson. Comme
Stieglitz que nous allons rencontrer à l’instant, Atget s’inscrit dans cette
deuxième voie.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.