Giacomelli et Jorge Molder nous ont
forcés à envisager l'un le génie italien, l'autre la langue portugaise. De
même, pour situer Dieter Appelt, il faut partir de la langue allemande et du
génie allemand.
Une langue faite du concassement de
phonèmes si resserrés dans leurs affriquées, de mots si comprimés dans leurs
entassements de monèmes, d'une syntaxe croisant si constamment anticipation et
rétention, que déjà cela déflagre, avant même qu'on ait vu de quoi cela
parlait. Langue par laquelle Hölderlin et Nietzsche ont embrayé sur Empédocle,
avec ses quatre éléments principiels en haine et en amour. Qui possède un
préfixe «Ur», pour marquer qu'avant un commencement il y a un autre commencement
; et un préfixe «Er» pour signaler que certains processus sont actifs et
passifs à la fois. Là toute surface n'est qu'une interface, la résultante
gravitationnelle et chimique entre deux milieux et deux densités. Langue de
chimistes et d'alchimistes. Langue dans laquelle fut conçu l'espace-temps,
l'empaquètement du temps dans l'espace. Langue aussi de celui qui le premier
eut l'idée que la croûte terrestre était faite de plaques tectoniques en
ajustements réciproques, Alfred Wegener.
Dans le livre-catalogue Dieter Appelt publié chez Dirk Nishen en 1989 (DA), arrêtons-nous
alors devant la photo d'un crâne enserré dans un carcan de métal, où les
coutures entre les plaques crâniennes sont mises en évidence (*DA,79).
Difficile de ne pas comprendre là-devant que la citadelle de la pensée, et la
pensée elle-même, tiennent à la rencontre évolutive locale et transitoire de
plusieurs formations osseuses rapportées l'une à l'autre tant bien que mal,
d'une dure-mère, puis d'autres méninges, puis d'une cervelle, étroitement mais
hasardeusement compatibilisées. Du reste, ce Schädel/Maschinen (crâne/machines) fait partie d'une série intitulée Erinnerungsspur (traces de mémoire), où espace et temps se croisent
au plus près.
Tous les autres thèmes de Dieter Appelt
renvoient ainsi à des forces accumulées jusqu'à l'écrasement ou à la
combustion. Un tas de bois (DA,46). Un sous-bois dense et frontal (DA,31). De
l'aubier découvert (DA,34). Des poutres de bois qui se couchent et se dressent
à la manière de Bernt Lohaus (DA,47). Des corps couverts de terre, de bandages,
des chiffres (DA,28). Dans une séquence intitulée Carnac, un avant-bras et une main étendus sur-dans une
fracture béante de roche nous reconduisent aux premiers partages lithiques
(DA,61).
Cette attention aux interfaces
évolutives pouvait-elle donner un sujet photographique? Oui, car la
photographie est elle-même une double interface : interface chimique, par ses
pellicules ; interface physique, par ses lentilles.
Il n'y avait alors qu'à reprendre, mais
en les retournant, tous les moyens de Man Ray. Cette fois, la solarisation
supprimera la peau d'un chien pour justement mettre à nu ses énergies internes
(DA,7). Le rayogram, qui rendait tout impondérable, servira d'instrument à une
palpation directe et enveloppante de l'objet par les photons. Les
surimpressions, qui faisaient tout glisser et flotter, vont multiplier les
couches en feuilletage. Les focales bizarres, qui se contentaient de gonfler ou
d'étirer, feront varier localement les épaisseurs et les minceurs pour qu'elles
se compénètrent, se densifient, se réenveloppent, et la loupe, qui est
l'archétype de toutes les focales (DA,20,21), ouvre le recueil (DA,9). Les
raccourcis, qui avaient parfois dispersé les corps, les ramasseront
éruptivement depuis les pieds (DA,71), depuis la tête (DA,38,85), tandis que
des rotations de 90° ou de 180°, à la façon de Baselitz (DA.,77,85),
recreuseront leurs ravines. Enfin, en prenant quatre vues très détaillées de
quatre quarts d'un visage, sans loupe (DA,49,59), ou avec loupe (**DA,57,56),
et en les mettant en un léger décalage, on espérera atteindre «das Licht der
Gedanken» dans «der Schatten der Körper».
Pour mieux situer Dieter Appelt, il
n'est pas inutile d'évoquer le sculpteur et performeur allemand Joseph Beuys.
Dans le crash de son avion à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Beuys
avait subi une fracture du crâne assez importante pour ne plus pouvoir par la
suite considérer une tête sans imaginer du même coup ce qu'il y avait dedans.
Il portait en permanence un chapeau, qui dans son cas évoquait tout de suite un
crâne, une cervelle, les circonvolutions d'une cervelle. Et la cervelle est le
meilleur résumé de notre univers proche, parce que ses neurones organisés sont
le produit le plus élaboré de la phylogenèse, et parce qu'elle rend ostensibles
les empaquetages et feuilletages si importants dans l'épigenèse. Dieter Appelt,
sur la page en regard de son Schädel/Maschinen, a photographié un plat et un chapeau tournant l'une
vers l'autre leurs concavités. Cela leur vaut le titre de Quelle (DA,78). La «source» est sans doute le suprême dedans
comme origine.
On peut voir dans Dieter Appelt une
sorte d'inverse de Mapplethorpe, lequel pratiquait Apollon, tandis qu'il
pratique Dionysos. Ce n'est pas une raison pour l'imprimer dans des noirs
saturés qui en font un émule du performeur Hermann Nitsch. La recherche du
dedans du dedans, de l'antérieur de l'antérieur (Ur-), bref de l'ombre interne,
suppose un grain très fin, comme dans le catalogue-livre de Dirk Nishen que
nous avons suivi. Rien de moins brutal, rien de plus délicat dans la violence
qu'un post-modernisme qui ne se nourrit pas à l'histoire comme anecdotes, ni
même comme événements, mais comme «Urgeschichte».
Walker Evans nous avait montré un
archéologue poète. Ansel Adams un géologue poète. Sander un sociologue poète. Y
a-t-il un paléontologue poète? Ce pourrait être le cas de Dieter Appeit.
On a beaucoup parlé de lui à grands
coups de citations des classiques allemands, invoquant Schiller ou Novalis.
Cédons à la tentation en invoquant un vers de Hölderlin dans Der
Archipelagus : Komm'ich zu dir und
grüss'in deiner Stille dich, Alter !». «Stille» est «silence», et «Alter»
est vieillard.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.