Dans cette histoire, un certain nombre
de termes ont été laissés à l'intuition du lecteur. Nous allons y revenir pour
préciser, non leur définition, mais la façon dont ils fonctionnent dans notre
texte. Et nous terminerons par les limites de notre démarche.
Comme ces mises au point paraîtront trop
évidentes à certains et trop obscures à d'autres, nous les avons lourdement
titrées pour que chacun aille là où il le veut, et laisse tomber le reste.
A. LES APPLICATIONS
1. La topologie
Le domaine de la topologie est le plus
banal, le plus commun, le plus proche qui soit, beaucoup plus que celui de la
géométrie classique, ou géométrie tout court. Cette dernière suppose l'espace
dimensionnel euclidien, mais aussi la notion d'égalité et de mesure : on y
parle de cercles et de triangles égaux, plus grands, plus petits. Cependant, il
y a une géométrie antérieure, plus générale, plus basale, plus immédiate, où,
indépendamment de toute idée de mesure, l'on s'occupe seulement de savoir si
une portion d'espace est plus voisine ou plus lointaine qu'une autre,
entourante ou entourée, contiguë ou non, continue ou non, ouverte ou fermée,
adhérente ou non, compacte ou diffuse, etc., et quels sont les chemins qu'on
peut y concevoir.
Cette géométrie-là est la topologie, la «logie» du
«lieu», qui s'occupe par exemple des nœuds, où la longueur de la corde, la
largeur des boucles, l'angle exact sous lequel le bout de la corde repasse dans
une boucle préalable ne font rien à l'affaire. C'est aussi d'une section de la
topologie que relèvent ces singularités familières de nos environnements que
sont le pli, la fronce, la queue d'aronde, le lacet, ou, moins figuralement et
plus concrètement, la fente, le coin, la poche, la bouche, le diverticule, la
bouteille. Et, bien sûr, c'est encore elle qui prend en compte les
«catastrophes» par lesquelles une forme passe à une autre quand un diverticule
devient une bouche, un estomac ou une matrice. C'est dire que la topologie est
sans doute, avec la biologie moléculaire, un des deux grands systèmes de
lecture de révolution des espèces vivantes, de leur phylogenèse et épigenèse.
Assurément, tout cela donne lieu à des
mathématisations assez abstraites, où par exemple le pli, la fronce, etc. sont
des singularités d'équation. Mais cette mathématisation n'est nullement notre
propos, même si de jeter un coup d'œil sur les pages 332 et 333 de la première
édition de Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d'une théorie générale des modèles
(W.A.Benjamin, Massachusetts, 1972) de René Thom ne fera de mal à personne.
Non, dire qu'un photographe, un littérateur, un musicien, un locuteur naturel,
un scripteur pratiquent ou instaurent, «ont», une topologie, c'est seulement
signaler qu'ils activent un certain TAUX de proche/lointain, de fermé/ouvert,
de contigu/non-contigu, de continu/non continu, d'enveloppant/enveloppé, et
même de compact/diffus, de visqueux/distinct, de fibre/non fibre, de
chevauchant/successif, etc. En ajoutant que, comme il s'agit de TAUX, et donc
de conflits, d'attractions, d'attracteurs, de bassins d'attraction, il faut
bien prendre en compte des EFFETS DE CHAMP perceptivo-moteurs. Bref, on a
continuellement parlé ici de la «topologie» de quelqu'un, ou d'un groupe
social, ou d'un moment historique, ou d'une civilisation, aussi naïvement
qu'on aurait parlé de leur
«psychologie». Les graphologues connaissent bien cela, puisqu'ils infèrent la
psychologie d'un individu de sa topologie telle qu'on l'entend ici,
Rien là de savant, et moins encore de
prétentieux. Piaget disait que tout enfant commence par vivre dans un monde
topologique, et non euclidien-projectif; et c'est sans doute pourquoi les
«enfants de 7 à 77 ans» adorent les bandes dessinées, qui sont le genre
artistique où, depuis le Little Nemo
de McCay jusqu'à La Cage de
Vaughn-James, les métamorphoses et les catastrophes, donc les virtualités
topologiques et biologiques de base, se sont donné le plus libre cours,
jusqu'aux «thériomorphismes».
Et Francastel employait le même
vocabulaire pour les arts plastiques, qui topologisent beaucoup plus qu'ils ne
géométrisent, depuis les Godesses and Gods of Old Europe, significativement rassemblés par Marija Gimbutas
(Thames and Hudson, 1982), jusqu'au cubisme synthétique de Picasso. Du reste,
on comprendrait incorrectement les exceptions «géométrisantes» que furent les
Grecs et les Renaissants dans l'ensemble de l'histoire humaine si l'on ne
voyait pas qu'en leur cas la géométrisation euclidienne-projective fut
elle-même la conséquence d'un certain parti topologique : en Grèce, le
ni-trop-près-ni-trop-loin de la «skènè», permettant aux «formes» de devenir des
«touts» composés de «parties intégrantes», jusqu'à l'effet de champ
perceptivo-moteur fulgurant des «corrections» optiques du Parthénon; à la
Renaissance, la volonté bientôt galiléenne et cartésienne d'une «étendue»
parcourable et calculable en tous sens. Ce n'est pas au Brunelleschi de la
Capella dei Pazzi qu'il eût fallu expliquer ce qu'était un effet de champ
perceptivo-moteur.
Ceux à qui cette dernière notion serait
moins familière s'y introduiront efficacement en méditant les implications
perceptives des illusions d'op tique, qui sont en fait des attractions,
tensions, torsions, bassins d'optique,
surtout celles de Ponzo, de Poggendorff, de Müller-Lyer, du corridor, toutes
quatre remarquablement illustrées et discutées dans Perception d'Irvin Rock (Scientific American Library, 1984). Ils
penseront alors que tout nouveau point apparaissant dans une image, et a
fortiori toute ligne, toute surface, tout volume (sans compter les couleurs
froides et distantiantes, les chaudes et rapprochantes) y modifient les
dimensions des éléments (voilà pour la géométrie classique), mais aussi leurs
relations de proximité, enveloppement, enroulement réciproque, intrusion et
évanouissement (voilà pour la topologie). Et ils comprendront du même coup
comment, avec pareilles ressources, les plasticiens depuis toujours ont produit
des effets de champ parfois si complexes que, par le rythme ainsi créé, ils
réalisaient des compatibilisations des incoordonnables. Les musiciens, c'est-à-dire presque tous les enfants
africains quand ils frappent sur des boîtes à conserve, ne s'exercent pas à
autre chose dans le domaine du son.
2. La sémiologie générale et la sémiologie
traductionnelle
Nous avons parlé à plusieurs reprises de
logico-sémiotique. Pourquoi cette lourdeur?
Une sémiologie générale doit prendre en compte au sein d'un système de
signification et de sens (a) ce que l'on appelle scolairement signifiant et
signifié, paradigme et syntagme, métaphore et métonymie, dénotation et
connotation, mais aussi (b) les quatre modalités du Signe (indices, index,
signes référentiels analogiques, signes référentiels digitaux), (c) les effets
de champ logiques (les tensions et torsions entre les quatre modalités du
Signe), (d) les effets de champ perceptivo-moteurs, (e) le coefficient
présentiel-absentiel du système, c'est-à-dire son taux de fonctionnements ou de
présence-absence, enfin (f) son taux de syntaxe, de sémantique et de
pragmatique.
Or, pour des raisons économiques et
idéologiques, la Sémiologie se borne généralement à ce que nous venons
d'énoncer sub (a), c'est-à-dire à ce qui intéresse la traductibilité, donc
l'aspect digitalisable d'un système de signes référentiels. Dans la
linguistique, cela a donné des résultats très utiles en ce qui concerne les
machines à traduction, remarquablement résumés dans Natural Language
Understanding de James Allen
(Rochester 1987), tout en détournant d'une part considérable de ce qu'est le
langage naturel, et a fortiori la littérature, où même Jakobson n'a vu que du
feu. Pour les autres systèmes sémiotiques, cette sémiologie traductionnelle (messagère au sens étroit) a presque toujours été
vaine, et a détourné de presque tout l'essentiel de la peinture, de la
sculpture, de la danse, de la musique, du cinéma, de la bande dessinée, etc.
Ainsi, pour voir ce qui se passe
vraiment en photographie, comme dans les autres systèmes sémiotiques, il est
indispensable de partir d'une authentique sémiologie générale, et pas seulement de la sémiologie traductionnelle véhiculaire. Comme le mot «logique» en anglais est
extrêmement large, et couvre les quatre modalités du Signe ainsi que sa
syntaxe, sa sémantique et sa pragmatique, nous avons cru que de le joindre
chaque fois au mot «sémiotique», et de parler de «logico-sémiotique»,
rappellerait quelque peu que c'est bien de sémiologie générale ou de sémiologie fondamentale qu'il s'agissait dans cette histoire. Sinon,
traditionnellement et étymologiquement, nous avons entendu par sémiotique la pratique du Signe, et par sémiologie sa pratique réflexive ou sa théorie, sa «logie».
3. La cybernétique
«Cybernétique» a été utilisé par nous
d'une façon tout aussi naïve que «topologie». «Dynamique» n'aurait pas suffi,
parce que le mot n'évoque pas assez les incessants ajustements par feedback que
nous voulions signaler.
Quand quelqu'un dit, avec Valéry, les
trois syllabes de «Parmi l'arbre», c'est-à-dire dès qu'il articule la suite
ar-i-ar, il joue avec des forces contraires ar-i, puis i-ar, que sa voix
compatibilise à travers une suite d'actions et réactions extrêmement complexes,
parmi lesquelles des emballements (réactions dites positives) et des feedback
(réactions dites négatives); à quoi l'insolite de «Parmi» ajoute des effets de
champ logico-sémiotiques, qui s'actualisent aussi selon des réactions positives
et négatives. Ces actions-réactions contrariées sont très visibles dans la
gesticulation qui parcourt des pieds à la tête un guitariste rock, mais elles
sont aussi présentes, quoique secrètement, dans l'exécution d'une phrase de
Schumann. Les images n'échappent
pas à ce travail. Leurs effets de champ perceptive-moteurs et
logico-sémiotiques obligent le regardeur à des actions-réactions chaque fois
spécifiques entre ressemblance et dissemblance, ordre et désordre, information
et bruit, structuration et restructurabilité, états instables et métastables,
voire activité et passivité, selon toutes les dimensions repérées par la
Théorie du système général ou Théorie générale du système.
Dans tous ces cas, une cybernétique est
déclenchée par le produit fini. Mais on n'oserait guère dire qu'on rejoigne,
pour autant, celle du producteur. Un peu en sculpture, parfois en peinture, à
l'état de trace.
Or, la photographie offre à cet égard
une situation privilégiée. Parce qu'elle ne travaille pas par signes
référentiels, comme la peinture ou la sculpture, et qu'elle ne peut qu'indexer
des indices, elle déclare assez clairement la cybernétique de son producteur :
choix d'un plan de meilleure ou de moins bonne définition; choix d'un angle
d'attaque; traque du motif; torture du motif une fois traqué ; pellicules
lentes ou rapides ; développements doux ou durs ; recadrages, impressions
douées ou dures ; bougé ou non bougé ; travail sur trépied ou à la main ; de nuit,
de jour ; avec flash, sans flash ; piqué, fondu, etc. Et, en fin de course, le
regardeur lui-même est incité à partager la cybernétique activée-passivée.
C'est ce que savent les publications de photos qui nous disent autant que
possible comment cela s'est fait ou laissé faire. Et c'est peut-être pourquoi
on aime à parler d'action photographique, voire d'acte photographique.
Bref, la photographie cybernétise
éminemment. Autant que de topologies et de logiques-sémiotiques, son histoire
est une suite de cybernétiques. Et, encore une fois, il n'est pas nécessaire
d'être un familier de Cybernetics
de Wiener pour le comprendre.
4. L'art
Une anthropologie fondamentale montre
que l'art a pour fonction, parmi les activités humaines, la compatibilisation
des incoordonnables,
compatibilisation (cybernétisation) perceptivo-motrice et logico-sémiotique qui
engage fatalement des effets de champ contraires, donc un rythme, seul capable
par des décalages du temps de phaser le non phasable. L'art est quotidien s'il confirme les codes sociaux, et extrême s'il les secoue jusqu'en leurs profondeurs. En
d'autres mots, l'art est quotidien
quand il confirme le sentiment de Réalité, nue ou arrangée. Il est extrême quand, à l'occasion de la Réalité, il ouvre la béance
du Réel, du «ce qui est» au delà ou en deçà de nos systèmes de code.
Cette définition de l'art est d'autant
plus problable qu'elle ne contredit pas celles qui ont eu cours depuis Hegel,
«Das sinnliche Scheinen der Idée» («idée» étant pris au sens concret hégélien),
jusqu'à René Thom : «A la faveur du désordre, de l’excitation produits dans le champ sensoriel, certaines chréodes
très complexes - de trop grande complexité pour résister aux perturbations du
métabolisme de la pensée - peuvent un moment se réaliser et subsister». A ce
compte, la plupart des photos qui ont été envisagées par nous appartiennent à
l'art, et un bon nombre à l'art extrême, - «bon» ou «mauvais», ce n'est pas
notre problème.
Mais «art» est sans doute un mot à
éviter. D'abord, parce que les sémiologies traductionnelles - à peu près toutes
les sémiologies d'aujourd'hui - ont parfois une certaine idée des effets de
champ logico-sémiotiques, mais, à de très rares exceptions près, elles ignorent
totalement ce qu'est un effet de champ perceptivo-moteur. On a bien été jusqu'à
dire que les tableaux de Mondrian étaient une affaire de combinatoire entre
rectangles ! Avec quelques factorielles pour éblouir le profane ! Si
l'art c'est ça, ou quelques autres fadeurs sur le signifiant et le signifié, la
dénotation et la connotation, mieux vaut pour la photographie prendre la fuite
et camper ailleurs.
D'autre part, dans les propos hâtifs,
«art» fait souvent couple avec «réel», par exemple quand on déclare qu'il y
aurait deux grandes espèces de photos, celles qui captent le «réel», que l'on
confond joyeusement avec la «réalité», et celles qui à cette captation
ajouteraient de «Fart», petit ou grand. C'est beaucoup demander. Car enfin, si
la photographie nous montre la «réalité-réel», ou le «réel-réalité», le photographe
est Dieu, le regardeur aussi. Et, à moins d'être Satan, ou Paul Valéry, on
comprend mal pourquoi on demanderait à voir plus que Dieu. Einstein n'en a
jamais exigé tant.
Faut-il le répéter? En fait, il y a des
photos qui poursuivent un sentiment de Réalité, montrant un «ce que c'est» déjà
apprivoisé dans le Signe, et qui appartiennent donc à l’art quotidien, alors que d'autres veulent faire basculer la Réalité
dans le Réel, ou ouvrir l'illusion qu'est la Réalité par la béance du Réel,
faisant entrevoir le «ce que c'est» en deçà du Signe, et elles appartiennent
ainsi à l’art extrême. Voilà une
formule que Georges Bataille aurait parfaitement comprise, quitte à remplacer
«réalité» par «discontinu», et «réel» par «continu», - affaire de mots, - et
quitte aussi malheureusement à n'avoir jamais bien reconnu ce qu'était un effet
de champ perceptivo-moteur, même s'il fait grand usage d'effets de champ
logico-sémiotiques.
5. Les artistes
Nous laisserons au sociologue les
distinctions utiles entre l'ouvrier, qui déclenche des prises de vues et des
tirages mécaniques ; l'artisan, qui fait des prises de vue et des tirages
manuels selon un protocole imposé ; l'artiste, quotidien ou extrême, qui met en
œuvre un sujet photographique quotidien ou extrême. De même que la distinction
entre photographes professionnels et amateurs, photographes constants ou
fluctuants, photographes publiants, exposants et cryptobiotes, etc. Toutes
choses dont on fait remarquer qu'elles ont un rôle souvent décisif au plus
intime de la production même.
Mais il nous importe de réaliser quand
se met en place un sujet photographique et pour combien de temps. A l'entendre,
Proust a attendu l'âge de quarante ans avant de devenir Marcel Proust, mais
après cela il est resté lui-même, du moins dans ses œuvres décisives. Walker
Evans a attendu La Havane de 1933 pour devenir Walker Evans, mais ensuite il
est resté Walker Evans, du moins dans ses photos décisives. Cela ne veut pas
dire que Proust devenu Proust n'ait pas écrit des lettres à son éditeur ou à des
amis où il redevenait monsieur tout le monde, ni que Walker Evans ne se soit
pas essayé à faire quelques photos couleur avec ses amis Christenberry et
Friediander, en y prenant plaisir, en ayant même le sentiment de découvrir
quelque chose de neuf, etc. Cela ne veut même pas dire qu'Hugo n'ait pas écrit
en pleine Légende des Siècles :
«C'est le seigneur, le seigneur Dieu !», qu'un autre aurait pu écrire à sa
place ; mais bien plutôt qu'il est l'auteur de «Booz / dormait / auprès / des
boisseaux / pleins / de blés», dont les effets de champ perceptivo-moteurs le
désignent infailliblement. Comme «Parmi l'arbre» désigne infailliblement
Valéry. Comme certains nus de O'Keeffe ne peuvent avoir été pris que par
Stieglitz dans sa maturité.
C'est qu'un cerveau ne fait pas
n'importe quoi. Un cerveau c'est
des neurones en compétition nutritive et organi-sationnelle. Une fois monté
(tracé, nodifié, stratifié) par des facilitations topologiques, cybernétiques,
logico-sémiotiques, il n'a pas beaucoup de chances d'en sortir, ou même aucune.
Surtout quand ce codage est à la fois très cohérent et très improbable, comme
dans le cas d'un sujet photographique, ou artistique quelconque. A y bien
regarder, même un Picasso, perpétuel mutant, n'a fait que déployer une
situation cérébrale globale, en place depuis sa période nègre au plus tard.
On dit que les durées de création d'un
photographe sont d'ordinaire plus courtes que celles d'un peintre. Sans doute
un peintre peut creuser indéfiniment les signes référentiels sortant de sa main
et de son cerveau, comme Rembrandt ou Titien vieillards, tandis qu'un
photographe ne peut qu'indexer des indices dont il ne maîtrise ni les
occurrences ni l'usure. La longévité dépend néanmoins de la nature des sujets
photographiques, dont certains s'usent moins vite que d'autres, parce qu'ils
comportent plus de cohérence et plus de possibles, plus de degrés de liberté.
Tel celui de Kertész.
6. Les moments historiques
Nous avons parié sans cesse de moments historiques.
La notion mérite une halte. Le moment a un poids, une énergie potentielle. Un
moment historique est une époque de l'histoire qui a un élan particulier. Et
cela en raison de l'em-ballement de facteurs convergents, ou de l'éblouissement
d'une aurore. Il y a eu des deux dans le «miracle grec». Comme dans
l'étonnement devant la Terre et son atmosphère devenues la «réalité médiane»
(nature et technique confondues) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
En tout cas, ce qu'il y a d'essentiel à
un moment historique c'est qu'il s'étend à plusieurs domaines culturels, et
même à tous. L'artisanat rationnel grec éclos au VIe siècle a tout modifié,
depuis le comportement technique quotidien de navigateurs sur une mer à la fois
difficile et maîtrisable (la Thyrrhénienne et l'Egée) jusqu'à la position
convexe du corps grec, donc aussi jusqu'à la sculpture, l'architecture, la
peinture, mais encore la mathématique, la théorie de la connaissance, l'idée
des dieux, l'homosexualité culturelle, le droit, la démocratie (à moins que les
assurances sur le fret aient mis le droit et la démocratie au départ). On peut
alors relever trois niveaux de moments.
Il y a ce qu'on pourrait appeler les petits
moments, ceux où des événements
apparemment insignifiants provoquent un microséisme culturel. Pour la
photographie, beaucoup de ces déclencheurs et détonateurs ont été rassemblés
par Szarkowski dans Photography Until Now (MOMA, 1989). Ce fut, par exemple, (a) la haute définition des
négatifs sur verre humidifié ébranlant ce qu'il restait encore de picturalité
dans les ombres massives des calotypes à négatif sur papier ; (b) la
photographie sèche, sur verre puis sur pellicule, qui a fait que non seulement
le photographe devint mobile, mais que la photographie concerna tout le monde;
(c) la création du chemin de fer transaméricain qui eut pour résultat indirect
qu'on chercha moins à photographier des lieux inaccessibles que les monuments
le long de la voie ferrée dont les voyageurs voulaient garder le souvenir; (d)
la photogravure qui permit de diffuser la photo à bon marché, mais aussi invita
de grands photographes comme Sander à élargir leur style, etc. Ainsi, Beethoven
eût été impossible si le statut du musicien n'avait varié depuis Bach et Haydn
et n'était devenu indépendant grâce à Mozart. Et il n'y aurait pas eu de 29e
sonate, la «Grosse Sonate», sans le nouveau «Hammer-Klavier», auquel elle est
pour ainsi dire dédiée.
Quant à nous, à la recherche de sujets
photographiques éminents, nous nous sommes plutôt intéressés aux moments
moyens, c'est-à-dire à la façon dont
une génération entière participe à une topologie, une cybernétique, une
logico-sémiotique profondément communes. Ainsi Nadar nous a confrontés avec la
poussée physiologique-géologique des années 1855-1865 ; Atget avec la
compénétration temporelle proustienne, debussyenne, bergsonienne ; Stieglitz
avec le vision-tact de Valéry ; Man Ray et Moholy-Nagy avec la révolution
représentationnelle des années 1900 à 1927; Sander avec le Bauhaus et Spengler
; Cartier-Bresson ou Capa avec la simplification représentationelle de
l'environnement dont témoignent si fortement le styling comme la photogravure
des années 1930 ; Irving Penn avec la révolution cybernétique-informatique de
1950; Colette Duck et Radisic avec l'esprit chimiste des années 1980, etc.
Ces moments historiques moyens sont
extrêmement éclairants. Sentir Beethoven dans la génération de Hegel, et Bach
dans celle de Leibniz, comme de sentir Atget contemporain de Proust, de Bergson
et de Debussy, et Marville de Napoléon III et de Flaubert, illumine les enjeux topologiques,
cybernétiques et logico-sémiotiques de tous. Et la contre-épreuve en est
fournie quand on s'impose l'effort d'imaginer un instant Beethoven contemporain
de Leibniz, Bach contemporain de Hegel ; ou encore Marville contemporain de
Proust, Debussy, Bergson, et Atget contemporain de Napoléon III et Flaubert.
Cette participation semble parfois s'étendre jusqu'aux sciences. Malherbe
contemporain de la mécanique «droite» de Galilée, et Racine de la mécanique
«courbe» (à équations différentielles) de Newton-Leibniz assurent à nos esprits
quelque confort. Racine imaginé contemporain de Galilée, et Malherbe de
Leibniz-Newton nous donneraient des cheveux blancs.
Enfin, il y a les grands moments, telle notre division en MONDE 1, MONDE 2, MONDE 3.
Ces moments-là sont vraiment grands et théoriquement puissants, parce qu'ils
reposent sur une catégorisation définissable et contrôlable en rigueur, qu'ils
concernent tous les aspects de l'activité humaine, et qu'ils permettent non
seulement de comprendre mais aussi de prévoir des faits avec la vérificabilité
et les ajustements progressifs de la connaissance scientifique. Ainsi, si la
photographie ne nous avait pas limités à l'instauration du MONDE 3 dans son
articulation immédiate sur le MONDE 2, si nous avions dû jouer avec les époques
antérieures, nous aurions été amenés à envisager ces cas subtils où MONDE 1 et
MONDE 2 se sont diversement combinés, soit parce que le premier ne faisait
encore que virer au second (les Empires primaires, Egypte, Sumer, Maya), soit parce
que le premier passait au second tout en ne l'acceptant pas tout à fait (Inde,
Chine, Japon après Alexandre), soit parce que pendant un moment le second fut
ébranlé par une résurgence du premier (Moyen Age européen au moins jusqu'au
roman inclus).
B. LES
LIMITES
Ce travail a des limites, qu'il est bon
d'apercevoir pour saisir ses vides et aussi ses pleins.
7. Des sujets photographiques éminents
Préoccupés de sujets photographiques
constants et déclarés, nous avons laissé de côté les photographes qui
fonctionnent principalement d'après des thèmes, ou des pragmatiques, par
exemple ceux qu'on dit documentaires, industriels, militants sociaux,
posteristes, autobiographes, dragueurs, photographes de mode, etc. C'est avec
regret, car ils comptent d'excellents techniciens et même de vrais inventeurs,
ils exercent une immense influence, et certains d'entre eux ont diffusé des
topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques configurant la Réalité,
et l'ouvrant même parfois au Réel. Mais c'est sans vice de méthode. Car, dans
ce genre d'entreprise, il est plus facile de singulariser les Everest et les
Cervin que les puys d'Auvergne.
Mesurons quand même ce que nous avons
perdu. Weegee, pendant des décennies, loge à New York en face de la police,
suit les sirènes répondant aux appels de nuit, adore les obliques sèches et les
grimaces, comme le confirment ses montages, et n'est jamais si content que
quand une flaque de sang ou une tête séparée d'un corps font une grimace
oblique au pied d'un réverbère. Mais il ne détache pas un sujet photographique
éminent. N'empêche qu'une photo de Weegee de 1941 montrant la stupeur
d'écoliers assistant à l'assassinat d'un parieur à Brooklyn (*LP,142) est
peut-être la pièce qui révèle le mieux la situation de la photographie, de ses
producteurs et de ses regardeurs.
Mais ce n'est pas seulement des photos
remarquables, c'est des photographes entiers que nous avons laissés ainsi hors
de nos prises. Un bon exemple est fourni par Le Gray, ce pionnier qui en 1851
publia la formule d'un négatif papier rendu beaucoup plus translucide (presque
autant que le verre) par l'imprégnation dans la cire avant sensibilisation, et
qui la même année fut désigné parmi les cinq photographes chargés de faire le
relevé du patrimoine architectural français dans le cadre de la politique
d'aménagement industriel du territoire qui est un des apports majeurs de
Napoléon III. Or Le Gray inaugure en tous ordres, quand il prend (fabrique)
l'empereur lui-même, le yacht de l'empereur, les demeures officielles, un môle
battu des flots à Sète, un arbre déraciné dans la forêt de Fontainebleau, un
pilier déboîté à Karnak, une vague qui ressemble étrangement à celle de Courbet
(AP,85-92,95,96). Il explore même des effets de champ qui échappaient
absolument à la peinture antérieure, comme dans ces Manœuvres de cavalerie
au camp de Châlons (AP,93,94) où se
découvrent des vides et des indéterminations spatiales strictement
photographiques. Cependant, il semble avoir été tellement partagé entre ses
goûts et ceux de son maître, ses travaux proposent une telle suite
d'opportunités, qu'il appelle une monographie nuancée plus qu'un chapitre dans
un ouvrage général.
On regrettera autant l'absence de
Rejlander (qui curieusement au même moment que Cameron privilégiait aussi la
figuralité, mais à d'autres fins), ou de Bellocq et de tant d'autres, tous trop
excentriques pour avoir permis une approche simple. On the Art of Fixing a
Shadow est un merveilleux recueil de
ces documents rares, qui ouvrent des questions infinies, comme quand des photos
primesautières de Vuillard sont mises en regard du primesautier Lartigue.
8. Le degré de détermination
Un sujet photographique ça se définit.
Mais jusqu'où sommes-nous allés? et devions-nous aller?
Le moins qu'on puisse exiger est que la
formule adoptée convienne au «sujet» envisagé et à lui seul : «conveniat omni
et soli». Ainsi, il n'eût pas été suffisant de caractériser Eugene Smith par
l'angularité, ni même par l'angle aigu, puisque Dorothea Lange en fait autant;
il fallait absolument ajouter que chez lui cet angle déflagre de sa pointe vers
l'ouverture, ce qui n'est pas le cas chez elle, où l'angularité est
articulatoire (claviculaire). De même, puisque Colette Duck et Denis Roche
pratiquent tous deux une photographie proprioceptive, il faut avoir
suffisamment marqué que la proprioception part du dedans du corps chez la
première (plus fémininement? plus germaniquement ? plus wild life?), du dehors
du corps chez le second (plus masculinement ? plus latinement? plus
citadinement?).
Mais c'est avouer du même coup que la
détermination d'un sujet photographique est interminable. Par exemple, la prise
en compte du rôle de l'angle chez Jean-Loup Sieff obligerait à déterminer
davantage la nature de l'angle chez Smith et chez Lange. Comme certaines frondaisons
de Friedlander définiraient mieux leur espace en regard de celles d'Arnaud
Claass, etc. Bref, si nous avions considéré cent photographes au lieu de
cinquante, certaines de nos déterminations auraient dû être plus poussées.
En particulier, deux sujets
photographiques ont été déterminés d'une façon superficielle : ceux de
Ueda et Suda. En effet, le seul fait qu'ils soient Japonais nous les a rendus
si étrangers que nous nous sommes contentés de définir en général la topologie,
la cybernétique, la logico-sémiotique de leur culture, sans préciser assez les
singularités qui les opposent à d'autres Japonais.
9. La méthode
Lorque John Szarkowski déclare que
Marville est à ses yeux un des plus grands photographes parce qu'il nous a
livré des rues marchandes «framed with so lively a sense of ingenuous virtue,
and recorded in so pure a morning light, that his pictures persuade us that
these places are our forgotten childhood home», il fait une déclaration
éclairante, mais qui exige une expérience de l'enfance peu partageable.
Il n'en va pas de même quand nous avons
dit que Marville pratique le cadre index et qu'il accepte et même privilégie
les discontinuités en particulier entre champ défini et champ non défini, et
qu'il est donc tout différent d'Atget. Ou que Stieglitz enroule la lumière. Ou
que l'ombre de Strand est anagogique, tandis que celle d'Emerson s'enfonce, et
que celle de Cobum est générative. Ces
afïirmations-là sont vraies ou fausses, du moins pour le système perceptif
actuel de sapiens sapiens. A dix personnes habituées à saisir des effets de
champ visuels il faudra peut-être cinq heures d'échanges intenses, mais elles
finiront par tomber d'accord sur une formule. Et cela d'autant plus vite que le
groupe comprendra un Chinois, un Japonais, un Africain, un Sud-Américain. A
moins, et cela arrive aussi, que personne ne trouve le nœud ni la clé. Et qu'on
attende vingt ou trente ans pour y venir. Ou que les membres de la savante
assemblée soient aveugles aux phénomènes plastiques.
En fait, la détermination d'un sujet
photographique, comme d'un sujet littéraire, musical, pictural, relève de la
logique de l'argumentation. Et il faut donc considérer l'ordre des démarches.
L'erreur serait de croire qu'on commence par rassembler un corpus très large,
puis tous les renseignements sur un photographe donné, parmi lesquels les
déclarations du photographe lui-même, et que de tout cela on calcule une
résultante. Il n'en est rien. Et quand cela se produit, car on ne peut toujours
s'empêcher de savoir, c'est le plus dangereux.
L'ignorance est plus payante. En effet, il arrive
alors que d'un photographe on connaisse une photo, idéalement deux (deux permet
de départager le fondamental et l'accidentel). Alors, si une
topologie-cybernétique-logique-sémiotique se formule, elle se vérifiera, se
contredira, se nuancera à la rencontre d'autres documents inconnus, imprévus,
des semaines ou des mois après. Ensuite encore, elles se précisera selon les
thèmes abordés ou évités par elle. Voire par certains aspects de la pragmatique
du photographe : Adams compréhensif bien qu'individualiste, Strand «often aloof
in his relations with people» bien que militant social. Il arrivera aussi qu'on
tombe sur une lecture tout à fait indépendante mais concordante : pour nous,
celle qu'à faite Loïc Malle du sujet photographique de Friediander dans «Photo
Poche». Il peut même arriver qu'une boutade du photographe apporte une touche
finale : Cartier-Bresson parlant de l'organe visuel comme «perturbateur», ou
encore d'une «étincelle d'Euclide» chez Kertész. Enfin, il y a ces rencontres
d'autant plus démonstratives qu'elles sont plus indirectes, comme le fait
qu'Evans (convexe) ait exposé Friediander (convexe), lequel a exposé Bellock
(convexe). Ou quand on tombe sur les dessins d'un photographe dont on ne
connaissait jusque-là que les photographies. Ou qu'on s'aperçoit que l'homme de
la compétition des flux, Weston, a fait la seule photo vraiment «coïtale»
(**PN,237).
Mais sans doute que les confortations
les plus consistantes sont venues à l'auteur quand il s'est aperçu que des gens
qu'il ne connaissait pas, comme les rédacteurs de The Art of Photography, avaient fait pour certains photographes, voire pour
tous, des choix qui étaient justement les plus démonstratifs du sujet
photographique retenu, et cela jusqu'à proposer des photos qu'on pourrait dire
archétypales, comme les trois qui non seulement illustrent le sujet d'Helmut
Newton, mais en sont une véritable décomposition (AP.449-451). On en dirait
autant pour Hill and Adamson (AP.35-43), Strand (AP,183-196), Man Ray
(239-247), etc.
Cependant, on n'oubliera jamais qu'il
est plus certain d'inclure que d'exclure. Quand on dit que Stieglitz a un sujet
photographique constant, on peut être à peu près sûr de l'affirmation ; quand
on dit que Le Gray n'en avait pas, c'est peut-être nous qui ne l'avons pas vu.
De même quand, pour un photographe,
on dit qu'il a tel caractère, on a des chances de toucher juste. Mais quand on
ajoute qu'il n'a que celui-là, ou même que c'est celui-là qui est chez lui
l'essentiel, il faut être plus humble.