L'ombre négative, l'ombre positive,
l'obscurité, le noir ne sont pas la même chose. La première c'est Hill and
Adamson et Margaret Cameron, dès les débuts. La seconde, Steichen et Strand,
depuis 1900. La troisième, Brassaï, après 1930. Il fallut aussi attendre 1930,
pour que la photographie découvre le noir, pour qu'elle fasse sonner les noirs.
Techniquement, c'eût été possible plus
tôt. Mais on ne voit pas ce que des noirs sonores seraient venus faire dans le
« soft focus » pictorialiste, ni dans les effets « astraux » de Man Ray, ni
dans la «straight photography» de Weston. Par contre, parmi les photographes
des années 30, tournés davantage vers les proximités et quotidiennetés de ce
monde-ci, on comprend que certains aient cherché à saisir le noir comme noir,
la dense couleur du noir. Au service de trois sujets photographiques non sans
rapports : la constriction chez Alvarez-Bravo, le tellurisme chez Bill Brandt,
l'explosion chez Eugène Smith.
1. Le noir constrictif : Alvarez Bravo
Ce qu'il y a d'essentiel dans l'art du
Mexique, comme dans toute la culture précolombienne, c'est la constriction, une
façon de saisir chaque volume comme entouré, enserré, comprimé en tous sens par
un autre, par plusieurs autres, comme les grains du maïs. Cette constriction,
si sensible dans l'appareil des pierres bâties d'Uxmal et dans les compressions
de la sculpture de Teotihuacan, a appelé, dans les peintures de Bonampak, des
rouges et des verts si denses que leur complémentarité a comme résultat un
effet «noir» accordé aux traits, vraiment noirs eux, qui cerclent les figures.
L'environnement intervient là pour quelque chose. La terre de Pedro Páramo, la
«mera boca del infierno», faite essentiellement de cendres volcaniques, paraît
plus noire encore sous la lumière de son ciel, si brutale qu'elle aussi fait
penser au noir.
Alvarez-Bravo fut élevé à Mexico dans ce
quartier de la cathédrale où, à quelques mètres de distance, tantôt on foule
les restes de la civilisation aztèque, tantôt dans l'édifice chrétien espagnol
attenant on vérifie la collusion culturelle profonde qui a existé en ce cas
entre les envahis et les envahisseurs ; comme le Mexique, l'Espagne privilégiait
l'intrication de la vie et de la mort, et dans un noir, direct cette fois.
Ainsi, dans la Femme se coiffant
de 1937-8 (*LP,132), une figure humaine émerge à peine, comprimée parmi un noir
envahissant, antérieur à tout, chauve-souris nous faisant songer que déjà à
Monte Alban II il y avait un dieu Chauve-Souris, sans doute parce que ce
mammifère, comme l'homme, n'a qu'une paire de mamelles et en principe un seul
rejeton par portée, mais aussi parce qu'il représente la constriction de tout
déploiement dans l'enveloppement noir comme vérité dernière.
Et, assurément, l'être enserré là est
une jeune femme, en ce pays où autrefois, à lire Sahagun, le sacrifice rituel
de jeunes filles était une écluse importante des flux universels. Pas bien loin
d'elle, dans les mêmes dates, Malcolm Lowry incubait Under the Volcano, tandis que les couleurs et les matières du peintre
Tamayo convertissaient celles du MONDE 1 de Bonampak dans les éléments
fonctionnels du MONDE 3.
2. Le noir tellurique : Bill Brandt
La rencontre de l'Allemagne, pays des
éléments empédocléens, où il est né et a été éduqué, et de l'Angleterre, pays
minier, dont il sera citoyen et dont il reçut son «imprégnation»
photographique, comme Evans reçut la sienne à La Havane, situe Bill Brandt.
Quand, en 1936, il titre son premier recueil The English at Home, on pourrait croire qu'il est né dans la même province
minière que le sculpteur anglais Henry Moore, de six ans son aîné, tant il
partage avec le Michel-Ange du XXe siècle le même sens des forces
telluriques, en particulier charbonnières.
Son Mineur du Northumberland à son
repas du soir de 1937 (**AP,n° 288)
n'est pas sali par le charbon, il s'en nourrit presque, attentivement assisté
par sa femme; et il faut le comparer aux Dock Workers de Walker Evans à La Havane (M0,52-57), presque la
même année, pour voir à quel point ce qui chez eux était une modulation
valoriste planifiante, témoigne chez lui d'une résonance en ressaut et en
profondeur. Mais sans doute jamais le rapport entre le sol, le charbon qu'il
exsude et l'être humain qui s'en chauffe et presque s'en alimente n'a été rendu
aussi « équivalemment » (au sens de Stieglitz et Adams) que dans les talus
sombrement herbeux, le chemin, le gros sac, le vélo poussé à la main par
l'homme courbé dessus de Coal Searcher Coing Home to Jarrow également de 1937 (FS,275). Le noir minier de Bill
Brandt soutient les choses les plus diverses, depuis l'énergie brute d'une pile
de pont des années 1930 (ArtPress,p.l05) jusqu'à l'éclat culturel et moral
presque éclaboussant des Parlourmaids
de la même époque dès lors qu'il est serti dans un tablier blanc (AP,n° 289).
Un peu après le Paris de Nuit de
Brassaï, il fallait que suive A Night in London.
Un photographe des poussées internes
devait être attiré par les grands angulaires. Brandt, qui fut assistant de Man
Ray en 1929, s'y exerça en 1953 dans Perspective of Nudes (PN,255;FS,n° 310), où c'est encore la turgescence
tellurique que cherchent ses baigneuses égalées aux montagnes, toujours
parentes des géantes d'Henry Moore.
3. Le noir explosif : Eugene Smith
Quant à Eugene Smith, l'Américain, il a
utilisé la couleur du noir comme un vent d'explosion, selon un angle aigu où le
mouvement ne va pas vers la pointe, comme dans la compétition des flux chez
Weston, ni n'en part, comme chez Dorothea Lange, mais suit le souffle éruptif
habituellement de bas en haut.
Ce système a trouvé une manifestation
archétypale dans une Explosion à Iwo Jima en 1945 (AP,415). Mais il s'est déployé de la façon la plus complexe
dans les Funérailles maritimes de
1943 au cours de la campagne des Iles Marshall (***AP,417) : triangle clair de
la mer soufflé depuis le coin gauche en haut ; triangle sombre du bateau
soulevé depuis le coin droit en bas; enfin, le contraste des deux triangles
lui-même redéchiré selon un angle aigu réouvert par les trois rouleaux blancs
des deux marins debout et du linceul enveloppant le corps mort tombant à l'eau.
On remarquera la permanence et
l'évidence du dispositif à travers toute la production d'Eugene Smith. Comme chez
Dorothea Lange, comme chez Kertész. Serait-ce que les photographes de
l'angularité, parce qu'un angle est chose évidente, sont particulièrement
constants ? En tout cas, ici rien n'échappe au système patent : ni la pointe du
menton de la classique tête du médecin se penchant sur une enfant blessée
(LP,151); ni la pointe du fusil planté dans l'herbe à Okinawa (AP,416); ni les
cheveux d'Albert Schweitzer tête baissée (BN,288). L'Espagne devait offrir à
Smith l'occasion d'un reportage exemplaire, parce que c'est par excellence le
pays du noir et de l'angularité explosive, et que la charrue du laboureur, les
fuseaux de la fileuse, les képis des carabiniers y étaient d'avance consonnants
avec son fantasme, sur fond de Zurbaràn (Life,Reportages,72-81). Comme le noir
tellurique de Bill Brandt appelait le grand angulaire, l'angle explosif de
Smith appela le téléobjectif, emportant les obliques du visage d'un
métallurgiste de Pittsburg en 1957.
Eugene Smith tenta de créer le récit
photographique «véridique», où se croisaient textes et photos, telle la journée
du fameux Country Doctor rappelé de sa partie de pêche pour porter secours à
une petite fille frappée d'un coup de tête de cheval et en train de perdre un
œil. An Accident Interrupts His Pleasure (PN.226-227) parut dans «Life» en 1948, un an après que Robert Capa et
Cartier-Bresson aient fondé l'agence Magnum pour assurer aux photographes
reporters une certaine initiative dans le choix de leur thème, et un droit de
regard sur l'édition de leurs photos. Ce fut sans doute l'époque où le
reportage eut la plus haute idée de sa responsabilité. Cependant, il était bien
évident que, dans la narration vérité de Smith, qui se considérait à l'époque
comme la conscience du métier, plusieurs images avaient demandé des prises de
vues multiples et posées, dont certaines avec éclairage artificiel, et que le
départ du docteur pour la pêche et son retour avaient été joués après coup.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992