Le portrait de la future Elisabeth Eastlake
debout à côté de sa mère assise est prophétique (*BN,82).
C’est un calotype, ou talbotype, c’est-à-dire qu’il est fait d’après le premier
procédé de la suite négatif-positif rendu public par Talbot en 1839, et
perfectionné par lui l’année suivante quand il s’aperçut que le négatif était
développable et qu’on pouvait réduire son temps d’exposition, donc le temps de
pose. Cette photo a supposé un peintre, Hill, et un jeune ingénieur, Adamson,
signalant ainsi la place prépondérante que joue l’appareillage dans la nouvelle
discipline. Mais surtout, la mère, la fille, le rideau, les fleurs, le mur
lépreux et leur genre de mise en place déclarent la rupture, dans les années
1840, avec la construction de l’espace et du temps instaurée en Occident depuis
deux millénaires et demi.
Rappelons-nous brièvement l’état antérieur. Aux
environs de 500 avant notre ère, l’artisanat rationnel grec avait installé une
saisie et une construction de l’environnement par « formes », c’est-à-dire
par des « touts » formés de « parties intégrantes », donc d’éléments
renvoyant chacun directement au tout qu’ils intègrent, et pour autant se
détachant, avec ce tout, sur un « fond ». D’où une vue de l’univers
comme d’un « cosmos » (organisation cosmétique) assez articulé pour
se résumer dans des microcosmes géométriques et anatomiques, tel le corps
humain triomphant. Il est commode d’appeler ce système, qui a régné jusque
pendant le romantisme européen : MONDE 2. Car, dans ce qu’on peut appeler
MONDE 1, depuis les origines, l’être humain avait toujours saisi et construit
son environnement par « éléments vitaux », c’est-à-dire renvoyant
pulsatoirement et agrégativement d’abord aux éléments voisins, avant de
renvoyer indirectement à des ensembles fluides, se confondant plus ou
moins avec le fond, lequel n’était donc pas un vrai « fond ». Sinon,
contentons-nous de signaler que des pratiques s’édifièrent à mi-chemin entre
MONDE 1 et MONDE 2, à Sumer, en Egypte, en Inde, en Chine, au Japon, dans l’Amérique
précolombienne, de même que chez nous au Moyen Age.
C’est avec cela que rompt, bon gré mal gré, notre
photo de 1844, illustrant une nouvelle saisie-construction, qu’on peut appeler
MONDE 3. Cette fois, plus de renvoi direct de « parties intégrantes »
à des « touts », comme dans le MONDE 2 : la mère assise et la
fille debout font un certain triangle, mais rien en elles n’y renvoie
directement, et du reste les empiétements du rideau sur le mur, comme la
matière fuyante du mur et du rideau, échappent à la géométrie et à l’anatomie
classiques, et créent même une sorte de dé-forme. Il ne s’agit pas davantage d’éléments
« vitaux » renvoyant les uns aux autres pulsatoirement, comme dans le
MONDE 1 : le camail et la robe n’engendrent nullement des pulsations
consécutives, pas plus que les fleurs avec le rideau à fleurs, ni aucun des
éléments du mur et du rideau dégradés. Nous avons affaire à un ensemble de
pièces et d’événements d’abord isolés, largement hétérogènes, et dont tout ce
qu’on peut dire c’est qu’ils fonctionnent ensemble, se déclenchent
mutuellement de près ou de loin, comme les éléments en fonctionnement des
machines et des processus de la nouvelle industrie. On ne s’étonnera donc pas
que soient reflétés ou annoncés les premiers peintres du MONDE 3 :
Delacroix (celui des « tartes aux pommes mal cuites » de la fin),
Courbet (le matiériste, dont l’Homme à la pipe est de la même année),
Manet (plaçant ses noirs indépendamment des contours), en attendant qu’advienne
la conversion de Degas. Un nouveau regard est né.
Mais ce n’est pas assez dire. Car le MONDE 3 que
suscitent Hill and Adamson est un monde de photographes, non de peintres. Leurs
calotypes résultent de la lumière passant à travers la trame du papier du
négatif, et leur définition est donc si basse que l’image consiste pour finir
en paquets d’ombres denses et en paquets de lumières denses, contrastant d’autant
plus massivement que les temps de pose, qui sont encore obligatoirement de dix
à vingt secondes, entraînent un certain bougé. D’autre part, ces paquets
brutalement contrastés empiètent sur les bords, qu’ils font éclater en tant que
système de référence. Le bon vieux cadre-index de la peinture occidentale n’est
plus qu’un cadre-limite, qu’on peut aussi appeler cadre-indice, parce qu’il
signale simplement que la surface sensible de la plaque s’arrête là.
Eh bien, de ces caractéristiques de la
photographie de leur temps Hill and Adamson firent un sujet photographique. Ils
utilisèrent ce tohu-bohu de blocs d’ombre et de blocs de lumière à susciter une
équivalence du positif et du négatif, à déclencher un véritable battement
positif/négatif, qui demeurera une des grandes ressources de toute photographie,
mais dont ils tirèrent un effet vitrail qui n’est qu’à eux (AP,35-43 ; FS,n°23-27). Et cela en une séquence rythmique
ouverte, en raison du bousculement du cadre-index (de la peinture) par le
cadre-limite ou cadre-indice (de la photo). Survoltant de partout la
saisie-construction par éléments en fonctionnement, plutôt que par « formes ».
Ce sujet photographique entraîna les thèmes. Les
fusils et les uniformes rudement contrastés des Cordon Highlanders à
Edinburgh Castle (**AF,38) lui étaient prédestinés.
Ou encore, parmi d’autres lieux qu’avait dû hanter Walter Scott, écossais comme
eux, le cimetière de St Andrews, où par prédestination s’opposaient de grosses
tombes claires et de grosses tombes obscures, en même temps qu’une haute tour
pleine et un large gable creux (PN,41).
Hill and Adamson furent sans doute confortés dans
leurs options visuelles par la tradition anglaise du portrait à la Reynolds
ainsi que par les paysagistes romantiques anglais antérieurs, en particulier
Constable, qui cultivait déjà le cadre vaguant. D’autre part, Hill fréquenta la
Free Church of Scotland, dont le puritanisme devait ratifier d’avance ces
empreintes photoniques de la photographie, qui étaient des œuvres presque
directes de la Nature (The Pencil of Nature fut le titre des recueils de
Talbot), et donc de Dieu dans la tradition anglo-saxonne, plus que n’étaient
les signes intentionnels sortant de la main d’un peintre. D’autant mieux que
ces indices photoniquement obtenus montraient la lumière émanant de l’ombre (On
the art of fixing a shadow est le sous-titre du compte-rendu de découverte
de Talbot en 1839), et qu’ils étaient assez frustrants pour évoquer la
transcendance divine. Hill
le déclare clairement en 1848 : « The rough
and unequal texture throughout the paper is the main cause of the Calotype
failing in details (...) and this is the very life of it ». Et il en tire
une allégation de transcendance : « They
look like the imperfect work of man and not the very much diminished work of
God ». Nous retrouverons souvent cette note de
stupeur, d’émerveillement, accompagnant le parti qu’est un sujet
photographique.
Ce qui complète la force historique de notre
portrait c’est qu’Elisabeth Eastlake, qui à ce moment était encore Elisabeth
Rigby, fut la femme du Directeur de la National Gallery, président pendant un
temps de la Photographie Society of London, future Royal Photographie Society,
et que, stimulée par l’extraordinaire ébullition théorique de son milieu, elle
écrira dès 1857 un texte remarquable, Photography, qui va droit à l’essence
sociologique du nouveau médium : « jusque dans le village le plus
éloigné le dernier serviteur a maintenant son image pour un shilling, comme la
fiancée de Rothschild (traduction abrégée) » ; mais aussi à son
essence cosmologique : « Maintenant qu’est mis à notre service un
grand agent primitif (la lumière), on peut prévoir combien extensivement il va
contribuer à débrouiller les fils d’autres secrets des sciences de la nature ».
La portraiturée est donc ici, comme il arrivera
souvent par la suite, des deux côtés de la caméra. Bien sûr, nous remarquons
ailleurs que Hill and Adamson ont demandé à bien d’autres femmes de se revêtir
de dentelles et de robes à fleurs qui exaltaient leur sujet photographique (AP,39,40). Mais Elisabeth la future théoricienne a dû si bien
comprendre le pourquoi de cette demande que nous l’imaginons choisissant
théoriquement, et pas seulement coquettement, sa robe en triple cascade, sa
position de guingois envoyant le flux d’étoffe vers une destination excentrique
(déjouant le cadre-index au profit du cadre-indice), la tapisserie branlante et
la lèpre du mur (toute photo est texture avant d’être structure), le camail et
le bonnet de sa mère continuant le battement positif/négatif et l’effet
vitrail.
A voir ainsi la révolution culturelle qu’impliqué la photographie des années 1840, on peut se
demander si ce n’est pas elle qui a suscité le MONDE 3 tout entier. Cependant,
ne l’oublions pas, c’est vers le même moment que l’électricité remplace partout
les actions progressives de la technique ancienne par les déclenchements
brusques de ses commutateurs. Que les machines d’information, elles aussi
déclencheuses, se mettent à compléter les machines d’énergie. Que des
mathématiciens envisagent des géométries non euclidiennes, où par un point pris
hors d’une droite on peut mener une infinité de parallèles à cette droite
(Lobatchevski), ou au contraire aucune (Riemann). Que Richard Wagner dissout
dans le chromatisme la tonalité classique, qui avait été l’absolutisation
sonore de la « forme ». Que, pour la grande épouvante de Karl Marx,
esthéticien romantique, l’activité humaine change de nature par le passage de
la manufacture à l’usine : au lieu de rester « concret », donc d’établir
entre le produit et le corps du producteur une correspondance d’abord
pulsatoire (« agrégative ») dans l’artisanat naïf du MONDE 1, puis
globalisatrice (« formelle ») dans l’artisanat rationnel du MONDE 2,
voici que le « travail » devenait « abstrait »,
compa-tibilisant des parcelles de matière avec des parcelles de geste, dans les
fonctionnements non contigus du MONDE 3. Nous avons évoqué plus haut la
révolution parallèle des peintres.
La photographie fut donc un opérateur et un
témoin privilégié d’une mutation radicale de topologie, de cybernétique, de logique,
de sémiotique. Mais parmi d’autres opérateurs d’un moment historique tout
entier en consonance avec elle. Comme Nadar va nous le confirmer.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.