Malgré leurs parentés, il y a une grande différence entre
Stieglitz et Weston, d'une part, et Ansel Adams, de l'autre. Et c'est de
nouveau la frontière entre l'avant et l'après 1930, déjà rencontrée à propos de
Brassaï. Adams a quelque chose de naturel, de familier, de proche de la
perception courante, là où ses prédécesseurs, contemporains des grandes
mutations perceptives des trois décennies précédentes, avaient toujours soutenu
quelque chose d'extrême, de tendu, de spécialisé. Tout comme Brassaï, Ansel
Adams privilégie le lieu comme introréverbération de l'espace. Seulement, son
lieu à lui ce n'est pas les «brothels» parisiens, ni les lumières de Paris la
nuit. C'est la nature dans ses manifestations les plus embrassantes : Yosemite
National Park et la chaîne de montagnes qui l'entoure, la Sierra Nevada
californienne, The Range of Light.
Yosemite Valley est sans doute, sur notre planète, l'endroit où
la sériation de la lumière est la plus large et la plus subtile. L'endroit donc
où l'on peut le mieux tester la perception visuelle d'un primate adaptée aux
ondes électromagnétiques comprises entre 400 et 700 nanomètres, les plus
énergiques pour un Soleil de 5800° K en surface, comme le nôtre. Là, le jour et
la nuit ont la franchise californienne, et la géologie est telle que, les
pentes étant plus éclairées au-dessus qu'en bas, la lumière tombe en cascades
hautes, larges et détaillées, sorte de Niagara de photons. La Chine, d'un génie
différent, présente les mêmes chutes lumineuses, la même multiplicité, mais pas
avec cette décision à travers le multiple. Dans Yosemite and The Range of
Light, titre du somptueux ouvrage publié par Thames and Hudson en 1979,
«range» a ses deux acceptions anglaises : la chaîne montagneuse, qui fut le
thème ou le motif d'Ansel Adams, et la disposition sérielle lumineuse, qui fut
son sujet photographique.
Ce dernier exigeait un calcul permettant, en présence d'une
distribution de la lumière, d'en ouvrir l'éventail au maximum, ou du moins
selon le gré. Ce calcul s'incarna dans le «zone-système», qu'Ansel Adams
développa à la fin des années 1930 avec Fred Archer, stimulé comme lui par les
relations entre exposition et densité des films étudiées par Daven-port : «The
Zone System correlates essential information, including effective film speed,
subjects luminances, meter, lens, and shutter calibrations, and film
processing, along with own concepts and récognition of image qualifies in a
subject. » En retour, le zone-système appliqué à un motif aussi vaste que
Yosemite National Parc entraîna un nouveau régime du cadre. Déjà Hill and Adamson nous avaient conduits à
distinguer du cadre-index, propre à la peinture traditionnelle, le cadre-limite,
ou cadre-indice, propre à la photographie. Or, chez Ansel Adams, la conjonction
de l'ampleur du spectacle et de sa différenciation lumineuse non seulement
produisit presque fatalement un cadre-limite, donc l'ouverture des bords, mais
aussi une sorte d'ébullition de spectacles partiels, mobiles, erratiques, en
chevauchement, déroutant toute référence, tout axe de coordonnées, qu'on peut
appeler un multicadre interne.
L'action photographique se déroule alors selon un protocole
qu'Adams a maintes fois commenté : on circule en voyageur dans un paysage de
commencement du monde; voici qu'on y éprouve un mélange de perception et
d'émotion intenses, non pas devant un spectacle, mais parmi des spectacles
multiples; ces spectacles ne sont pas seulement visuels, ce sont aussi des engendrements
tactiles et proprioceptifs; si l'on est photographe, on «prévisualise» ce que
pourrait être une photo qui, une fois imprimée, donnera un «équivalent» de cet
engendrement-perception-émotion-là (nous avons vu la notion d'équivalence
introduite par Zayas à propos de Picasso se répandre à travers Stieglitz).
C'est cette photo qu'on va tenter de faire. Ce qui suppose le zone-système et
entraîne le multicadre interne.
On l'aura compris, «ça», en ce cas, ce n'est pas Yose-mite
comme réalité physique (inaccessible), ni Yosemite comme objet de perception
visuelle et tactile directe (inaccessible), mais une perception-émotion qui
s'est produite dans un certain cerveau à telle seconde parmi un lieu de
Yosemite, et qui plus tard suscitera, dans le même cerveau ou dans d'autres, un
«équivalent» grâce à une photo. Rien là du réalisme. Ni du romantisme. Mais une
saisie-construction ouvrant béant le Réel au-delà, ou plutôt en deçà, de la
Réalité. Ou bien, si l'on préfère, entre un cerveau et un morceau de papier
impressionné, un aperçu de la nature naturante. Donc pas des manifestations
naturelles, mais quelque chose de leur principe, selon la doctrine toujours
présente du transcendantalisme américain.
Alors, le photographe gagne à tout coup. Car il est trop
heureux, presque mystiquement heureux, si c'est «ça» qu'il obtient. Mais, si
cela rate, il est heureux aussi. Car il aura appris, par son erreur même,
erreur relativement repérable et maîtrisable grâce au zone-système, quelque
chose de nouveau sur une des étapes du processus photographique (pellicule,
ouverture de diaphragme, temps d'exposition, mode de conservation) qu'il pourra
communiquer à Land, l'éminent physicien et naturaliste inventeur du polaroïd,
avec lequel il entretient le contact le plus constant. En d'autres mots, la démarche
photographique est à la fois perceptivo-motrice et presque scientifique. Tel
était le genre d'ambition qui animait aussi le groupe F/64, fondé par Weston à
San Francisco en 1932, et qu'Ansel Adams rejoint deux ans plus tard : «64»
désigne la plus petite ouverture des lentilles conjuguant la haute définition
et la profondeur de champ. Si la photographie des années 1930 a montré une
proximité, une quotidienneté inconnues auparavant, il faut y ajouter l'humilité
scientifique. Avec comme corollaire, le contrôle des variables. Le lecteur
français mesurera commodément cette attitude en circulant dans les deux cents
pages de Le Zone-Système publié par «Les Cahiers de la Photographie».
Pour illustrer la géologie poétique d'Ansel Adams, nous avons
choisi Mount Williamson, qui occupe une double page dans «The Family of
Man» (*FM,69), parce que cette photo démontre la force
du système à la fois dans le lointain et dans le proche ; d'autre part, elle a
dû être choisie par Adams et par Steichen, concepteur de l'exposition, qu'elle
éclaire du même coup. Pour mesurer à quel point nous sommes passés là à la
saisie-construction du MONDE 3, donc par éléments indépendants reliés par leur
seul fonctionnement, on comparera cette prise de vue à celles que Witkins
faisait en 1866 dans le «garden paradise» de Yosemite à peine découvert, et
qui, isolées (AP,n°l 13-120) ou juxtaposées en «mammoth plate» (AP,n°112),
appartenaient encore largement à la saisie-construction unitaire et même «
formelle » du MONDE 2.
Si des extra-terrestres en visite chez nous se proposaient
d'emporter vers leur région éloignée une seule photographie, nous pourrions
leur confier un Ansel Adams. En l'honneur de notre planète, de sa lumière, de
ses virtualités, de l'humilité scientifique, mais aussi des saisies qu'un
regard terrien (œil et cerveau) a pu élaborer, et aussi s'interdire d'élaborer,
à leur propos. Le dernier choix ferait néanmoins
problème. Car qu'est-ce qui est le plus géologique et cosmologique chez Adams?
Ses paysages? Ou le portrait qu'il a fait de Brassaï en 1974 justement à
Yosemite (PHPH,130)? Si l'on était sûr que nos
visiteurs ont l'œil, on pourrait leur passer le portrait, lequel contient
virtuellement les paysages. Mais, pour être prudents, passons-leur quand même
un paysage.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.