On s'attache d'ordinaire aux
tectures monumentales, les architectures. Mais les tectures petites, tables,
chaises, couches, sont plus importantes encore pour une anthropogénie en ce
qu'elles touchent chacun continûment, et cela dans ses gestes premiers, sources
de son langage et de sa pensée. C'est ce dont on s'est aperçu dans les années
1960 pour des raisons dont témoigne cet article, lequel fut suivi de l'article
Design pour Encyclopaedia Universalis et pour l'inauguration du Centre de
Création Industrielle (CCI) au Louvre.
Si l'on recherche les idées vives de notre époque, on rencontre,
parmi les plus saillantes celle de design [1].
Le mot est ambigu dans la langue anglaise, on il signifie à la fois le dessin et
le dessein, le schème et le projet. Il est plus vague encore quand on en fait
un label international. Mais nous savons que l'équivoque des termes peut être
non seulement le signe d'une paresse de l'esprit, mais aussi celui d'une nouvelle
visée, insaisissable parce qu'elle appartient au futur, à ce qui n'a pas encore
été pensé.
On n'approche un objet si fuyant qu'en faisant le tour de ses
profils. Et, par bonheur, ce tour a été accompli par le design lui-même, car ses étapes successives l'ont déployé avec la
rigueur d'une dialectique [2]
- preuve déjà qu'il est au centre des courants. Nous aurons intérêt à suivre
cette genèse qui ouvre son éventail actuel. Mais, de solution en solution,
peut-être le sentiment nous viendra-t-il de retrouver, an bout du compte, des
problèmes premiers non résolus ; le cercle serait un cercle vicieux. A moins,
nous voudrions le suggérer, qu'il ne s'équilibre dans un système plus vaste, celui
d'un humanisme et d'une politique de demain, qui le fonderaient, et qu'il
contribuerait en retour à fonder.
1. L'esthétique industrielle
Une avance considérable dans la révolution industrielle, jointe
aux horreurs inhérentes à ce rôle de pionnier, rend compréhensible que ce soit
en Grande-Bretagne, pays traditionnellement attaché à l'intégrité du paysage, que
l'idée de design ait pris corps, au
milieu du XIXe siècle.
Elle part d'une constatation simple. Les produits de l'industrie exercent sur
nos sens et nos esprits autant d'emprise que ceux de la nature ; l'homme,
devenu responsable du visage du monde, ne saurait donc se dispenser de dessiner
et projeter son ambiance dans l'ensemble et dans le détail. L'école anglaise
engage ainsi une prise de conscience qui demeure au principe de tout design.
Mais beaucoup prétendirent magnifier l'objet industriel en lui
imprimant les formes alors admises de l'art, et en particulier des arts
décoratifs : chemin qui aboutit, vers 1900, au modern style. Les plus éclairés voyaient bien que les nouveaux
matériaux résistaient à ce traitement, et qu'en cette voie on ne produirait que
des objets hybrides, appartenant à la fois au passé et au présent (d'où le
surréalisme du modern style qui a
fait son regain sur le marché des antiquaires), et ils décidèrent que, pour
assainir l'artifice, il fallait retourner à la nature vraie, plus large et plus
souple que l'art académique : on voulut que le produit industriel revêtit les
formes éprouvées de l'oiseau, du poisson, de la plante, ou du moins qu'il
manifestât les proportions qui régissent l'univers, tel le nombre d'or. Il
répondrait aussi à la nature intérieure, à l'âme humaine, dont il aurait à
combler, du park-way au living-room, les instincts de sécurité
et de puissance. Dans cette perspective spencérienne, comme dans le modern style, le design reste bien une esthétique : il poursuit le beau, et il le
fonde sur des principes d'harmonie inscrits dans l'ordre des choses.
Cependant, l'idée de formes et de proportions naturelles, comme
celle d'instincts permanents de l'être humain, se révéla fragile, et surtout
l'esthétique industrielle anglaise ne fut pas assez résolument industrielle :
elle songeait plus à soumettre les nouveaux matériaux à ses préjugés de style
qu'à découvrir leur plastique, leur texture, leur fonctionnement, leur
production massive. Aussi, sauf dans les premières recherches sur
l'aérodynamique et les courbes d'usure, et mises à part quelques personnalités
exceptionnelles qui plus tard continuèrent la doctrine en la débordant, comme
Wright, Neutra ou Mumford, celle-ci ne fut guère prise au sérieux par les
producteurs. Malgré l'immense mérite d'avoir fondé le design en proclamant la prise en charge par l'homme de son
environnement, ce courant restait un compromis.
2. Le Bauhaus
Gropius sut reconnaître la texture des nouveaux matériaux et
leurs possibilités fonctionnelles, ce qui entraîna en architecture la
diminution des points porteurs, le mur rideau, le toit plat habitable, le plan
libre, la préfabrication. Mais peut-être, son insistance sur la préfabrication
nous le signale, fut-il principalement attentif au sens des nouveaux modes de
production, c'est-à-dire à la production de masse, où la division du travail
suppose que l'objet ait été rigoureusement analysé en éléments [3].
Et l'Œuvre géniale du Bauhaus, fondé à Weimar en 1919 et
transporté à Dessau en 1925, tient tout entière dans l'approfondissement de
l'idée d'élément. Eléments en tous ordres : de figure, de couleur, de matière,
de construction, de geste. Le monde entier, naturel et artificiel, est le
résultat d'une incessante combinatoire qui fait que toute pédagogie comprend
deux tâches : une analyse jamais achevée vers des éléments toujours plus
premiers, et en même temps un effort de synthèse, jamais achevé non plus, vers
la combinatoire la plus systématique et la plus ouverte, la plus fonctionnante.
Pour autant, et bien qu'il continue à parler de « formes », le Bauhaus poursuit
ce que nous appellerions aujourd'hui des « structures ». Ses schèmes
ne sont plus des lois du cosmos. Lorsque Paul Klee, pourtant le plus
contemplatif, invite à « agir non selon la nature mais comme elle »»,
il entend que le constructeur soit, comme elle, un vrai principe, que la
construction vaille non par sa référence à une norme extérieure mais par sa
cohérence interne. Comme Gropius et Moholy-Nagy, il vise un nouvel ordre, dont
les possibilités sont indéfinies et imprévisibles. En ce sens, il n'y a pas de
style Bauhaus.
Et cependant il y eut un style du Bauhaus, outre le fait que la
technique des années 20, encore très « abstraite » [4],
donnait à ses produits industriels une raideur immédiatement reconnaissable.
C'est d'abord la méfiance à l'égard de toute décoration, serait-ce les courbes
reposantes ou stimulantes du naturalisme anglais, et cela moins à cause du puritanisme
de Gropius (qui dut jouer un rôle psychologique) que par l'intention de laisser
parler les éléments, les principes. D'où la force mâle des réussites du
Bauhaus. D'où aussi leur pouvoir d'unité, car des objets qui donnent à voir
uniquement des éléments et des combinaisons ne sont pas clos sur eux-mêmes, ils
montrent partout la même étoffe, s'ouvrent l'un à l'autre par leurs formes et
leurs opérations, et renvoient de proche en proche jusqu'aux extrémités du
système, du monde. Sans ambages, Gropius déclare que le Bauhaus poursuit
l'unité cosmique, et il exige que ses apprentis aient la foi en l'Un pour y
être admis. « C'est beau parce que c'est fonctionnel » ne veut pas
dire « C'est beau parce que c'est utile » (formule absurde devenue
malheureusement l'expression populaire et incorrigible du design), mais « C'est beau parce que cela fonctionne, met les
choses en information réciproque, leur donne de se faire signe, crée des significations,
aliments de toute culture et de toute humanité ».
Du reste, les vues du Bauhaus ne donnaient pas seulement une
unité à l'objet, mais à l'ouvrier. Fini, dans cette perspective, le
cloisonnement voulu par l'Académie entre les artistes, dilettantes inspirés du ciel
ou de l'enfer, et les artisans, enfermés dans des tâches d'exécution. Si toute
Œuvre - peinture, sculpture, architecture, céramique, menuiserie, fonderie,
mais aussi musique, cinéma, théâtre (le Bauhaus compte une scène) [5]
- mobilise des éléments et une combinatoire, les créateurs sont des ouvriers,
les ouvriers sont des créateurs, tous sont des « configurateurs »,
entre lesquels il n'y a, selon les tempéraments et les circonstances, que des
différences de degré. Contrairement à ce qu'on dit parfois, le Bauhaus ne nie
pas l'originalité du grand art, c'est-à-dire le fait que dans certaines oeuvres
les rapports tout à coup deviennent infinis, proposent un fragment du monde à
lui seul un monde, mais il estime que, dans un travail de qualité, le point de
départ de tous les constructeurs, artisans ou artistes, est commun. En ce début
du XXe siècle, ce que
Marx a appelé l'aliénation n'était pas seulement économique mais technologique
; en supprimant une barrière qui frustrait et estropiait les uns et les autres,
le Bauhaus espérait rétablir la continuité opératoire et l'unanimité des
constructeurs, qui régnait, pensait-il, avant le romantisme.
Bref, si l'esthétique industrielle anglaise conçut l'objectif
du design, ce fut le Bauhaus qui lui
donna ses premiers moyens d'action. A peine lui reprochera-t-on un penchant à
considérer que les éléments sont antérieurs à la combinatoire, alors que notre
idée de structure privilégie cette dernière, - et un emploi un peu abusif de beauté là où il s'agissait plutôt de
rigueur, d'information, de signification : deux relents du naturalisme ancien.
Pour le reste, les concepts qu'il a développés explicitement ou implicitement
font dorénavant partie de nos dogmes fondamentaux. Gropius a même vu que le design supposait une mobilisation
économique et politique.
Mais, à ce propos, des lacunes se firent jour. Le maître
entendait par là l'accroissement de la productivité et l'abaissement des prix
de revient, ainsi que les investissements privés et publics dont il avait
besoin dans son entreprise, et que du reste il obtint en partie. Restait
cependant un facteur mal dompté : l'appétit du client. Des optimistes osaient
penser que les nouveaux objets séduiraient par leur qualité et leur coût
modique ; les réalistes, sans illusion sur le goût de l'époque, appelaient de
leurs vœux une société éclairée. Et sans doute ne pouvait-on faire mieux en
1980. Mais, à cet endroit, la barque faisait eau.
3. Le « styling »
La grande crise allait démontrer qu'il n'y a pas d'économie
industrielle, et donc de design, dans un mécanisme assurant la
permanence de la demande, sans une conspiration de toute la population avec les
objets qu'on lui propose. Dans une économie de marché comme celle des
Etats-Unis, cela revenait à entreprendre la séduction massive et systématique -
industrielle à son tour - de l'acheteur. Ce fut le styling, avec les formules de Raymond Loewy : l'objet laid se vend
mal ; il est inutile à l'objet d'être beau si on ignore qu'il l'est. En
d'autres mots, il déploiera une double rhétorique : celle de sa forme, celle de
sa renommée. A l'encontre du puritanisme du Bauhaus, le stylist compte avec la psychologie des masses et avec les mass-media, qu'il inclut dans son
système. Il se double d'un psychologue, d'un sociologue.
C'est dire que ses produits flatteront le goût du plus grand
nombre, et donc, sous un piquant de surface, pratiqueront la neutralité. Ils
évoluent cependant, car on ne croit plus trop à l'esthétique naturaliste, et il
est entendu que les goûts de la foule moderne varient ; bien plus, pour
maintenir la demande, on provoque l'évolution. Mais, en tout cas, le changement
est plus voyant que profond. Comme le problème est d'assurer la rentabilité de
la chaîne de montage, il faut que la nouveauté n'exige pas de modifications
essentielles : c'est ce qu'on appelle le « vieillissement non
technique » (psychologique, sociologique) de l'objet. Dans ce jeu
difficile, le stylist est heureusement
soutenu par la complicité de l'acheteur, qui, avec des assaisonnements divers,
souhaite d'habitude les mêmes plats.
Malgré cette logique intrépide, on sait les réticences que le styling a inspirées et inspire toujours
(car il est loin d'avoir péri). En particulier, les sociologues ont fait
observer qu'il endort et aliène le producteur et le consommateur. Autrefois,
même si les techniques évoluaient peu ou pas, le couteau, la table ou le
vêtement rayonnaient d'originalité grâce au flottement de leur structure et à
la chaleur de leur matière, tandis que nos produits standardisés ne proposent
de création que si leur idée et leur usage [6]
incluent quelque chose de techniquement neuf, - d'« émergent », -
serait-ce, dans le mobilier et le vêtement, par la combinaison originale de
produits préfabriqués. Or le styling, par
sa fadeur, dérobe cette chance, tout comme il refuse l'autre condition de la
survie sociale : la sécurité de la tradition. Nourri du seul opportunisme, il
est déraciné, ni national, ni international non plus au sens universaliste du
Bauhaus. On a soutenu qu'il rendait son acheteur névrosé, qu'il l'aliénait dans
un fétichisme de l'objet devenu la seule preuve pour l'homme de sa consistance
et de son rang social. A vrai dire, l'être humain s'est toujours reconnu dans ses
produits, mais, par son insignifiance, l'objet de styling bloque la médiation entre l'individu et le monde, entre
l'individu et autrui. Il est fétiche parce qu'il attise le désir d'un objet non
médiateur, - opaque ou vide, - comme on veut.
Bien entendu, ces considérations sociologiques auraient peu
ébranlé les industriels et les designers,
promus sauveurs de la prospérité, si le styling
n'avait fini par perdre le contrôle de la demande elle-même. Un
conditionnement est d'autant plus difficile qu'il est plus artificiel et fait
suite à des conditionnements plus massifs, en sorte qu'une publicité qui doit
sans cesse démontrer de nouveaux vieillissements non techniques engourdit
l'acheteur ; d'autre part, tout cet appareil - bruyant ou clandestin, peu
importe - s'interpose entre le producteur et les désirs profonds du public,
seuls rentables à long terme : d'où l'échec retentissant des enquêtes qui se
proposaient de déterminer le portrait-robot de tel ou tel objet attendu par le citoyen
américain. Le pays du styling devint
celui d'une différenciation gratuite des produits allant jusqu'au gadget, dernier recours contre
l'alanguissement du désir. Le système se retournait contre son principe, contre
la permanence de la chaîne de montage. La productivité engendrait « l'ère du
gaspillage », déjà ouverte par la débauche publicitaire.
4. Artisanat nordique et dirigisme
Devant ces contradictions, qui apparurent dès avant la guerre
de 1940, on est en droit de se demander si le plein rendement industriel est
compatible avec une économie de marché. Et c'est sans doute le lieu d'envisager
deux attitudes qui renoncent à les concilier tout à fait et tempèrent l'une la
production de masse, l'autre le marché.
Ainsi le design nordique
ne prend pas son point de départ dans l'industrie, mais au contraire s'appuie
sur les métiers du Nord, en particulier du métal et du bois, et prétend seulement
accommoder l'artisanat aux exigences de l'industrie moderne qui ne le
compromettent point. Cette table-bureau, sans laisser tout à fait d'être un
individu, comme l'objet ancien, se mue cependant quelque peu, par sa
transparence fonctionnelle, en un faisceau de relations ouvertes ; son teck ou
son palissandre résonnent toujours en profondeur, comme dans un vieux meuble,
mais les voilà lissés de telle sorte qu'ils s'abstraient à leur tour en
rapports ; après que l'ouvrier a caressé le bois dans l'ébauche, son geste
s'analyse pour permettre jusqu'à un certain point la division du travail et la
suppléance de la machine ; quant à l'usager, lorsqu'il opère sur ces surfaces
chaudes et mystérieuses, et pourtant strictes et intelligibles, il conjugue la
tendresse avec une sorte de fonctionnement léger. Et personne ne niera la
séduction de ce design qui nous a
valu les produits les plus humains dans l'ameublement et dans l'architecture.
Mais c'est une solution locale, possible dans des pays à fortes traditions et
n'ayant pas franchi le seuil de la véritable production de masse. C'est
également une solution d'attente, car, dans la mesure où l'artisanat
industrialisé affronte le marché international, comme c'est son ambition, il
rencontre tôt ou tard les problèmes du styling.
Que dire alors de la solution inverse ? Des deux rhétoriques du
styling - celle de l'objet, celle du
discours social - le dirigisme, qui réduit le marché, se contente apparemment
de la seconde, où la publicité est remplacée par la propagande, et le design se limite alors (du moins peut-il
le croire) à la simple efficacité technique définie par le planificateur. Mais
si cette solution convint à la production lourde de l'Allemagne nazie, tournée
vers la préparation militaire, ou de la Russie stalinienne, absorbée par
l'équipement de base d'un grand pays ; si même les biens de consommation
quotidienne purent être soumis à pareil système dans ces moments de
mobilisation générale des esprits, il en va autrement de la Russie poststalinienne,
capable de fabriquer des produits raffinés pour une population exigeante. En l'occurrence,
il s'agit à nouveau de rejoindre des désirs mouvants sans trop compromettre la
chaîne de montage, et nous retrouvons les problèmes du styling présents déjà du fait, faut-il ajouter, que cette industrie
maintenant épanouie affronte le marché international, où l'équipement lourd
lui-même requiert une rhétorique de l'objet. Sans doute un dirigisme est à
l'abri de certaines anarchies propres aux économies de marché, et il possède,
pour le développement de standards désintéressés, des moyens de planification
très puissants, mais la bonne volonté et le pouvoir ne suffisent pas à éviter
les impasses du styling, comme en
témoigne l'architecture soviétique jusqu'à hier.
5. Le design informationnel
Revenons donc un moment aux U.S.A., qui, par leur avance
technique, avaient éprouvé les vertus et les limites du styling dès le lendemain de la seconde guerre mondiale. Pour bien
apprécier la situation, il faut se souvenir encore que ces années marquèrent un
nouveau seuil de l'industrie. Apparue jusque-là comme un phénomène quantitatif
de production d'énergie, la technique se découvrait un processus d'information,
non seulement dans quelques machines isolées (radar, canons anti-aériens,
calculatrices), mais dans tous les ensembles industriels ou agricoles. En vue
même de l'efficacité, la production massive devait faire place à une production
différenciée, où l'adaptation des objets au terrain et entre eux était aussi
impérative que leur nombre et leur puissance brute. La permanence de la chaîne
de montage, déjà compromise par les caprices du marché, l'était donc également
par la synergie croissante du réseau à laquelle tendaient les techniciens de
tous ordres. Ainsi l'objet de design se
tissait de plus en plus d'exigences contradictoires, et il était urgent d'en
fournir une nouvelle analyse. Le remède vint, comme souvent, de ce qui
paraissait aggraver le mal. La théorie de l'information, qui compliquait
apparemment le statut de l'industrie en l'exigeant flexible, allait, de ce fait
même, fournir l'instrument attendu. Elle s'avisa que le produit aussi
comportait une information, voire une communication, et qu'on pouvait donc y
distinguer un code, un message et une redondance. Cette lecture est devenue si
importante pour notre vision du monde, pour notre esthétique et - disons le mot
- pour tout humanisme, qu'on ne saurait trop s'y arrêter.
Le message, ici, c'est le prototype conçu par le designer : cet immeuble de Kenzo Tange,
ce fauteuil de Saarinen, cette trousse médicale de Maldonado, ce tailleur de
Courrèges, dont l'immeuble, le fauteuil, la trousse, le tailleur que j'ai
devant moi sont des exemplaires, au sens où on parle des exemplaires d'un
livre. Ce message me parvient à travers mes perceptions visuelles, auditives,
tactiles, olfactives, mais aussi par les actions qu'il impose, suggère, refuse.
Ses deux aspects, perceptif et ergonomique, sont indissociables.
Mais pour composer son message, le designer a dû, plus ou moins consciemment, puiser dans un code,
dans un système de structures générales reçues comme références dans son
milieu. Son fauteuil n'a pu se concevoir ni prendre sens pour lui et pour
autrui que par rapport à un certain monde mi-réel, mi-imaginaire, en tout cas
collectif, où le fauteuil a déjà un
rapport avec la chaise, avec la table, et aussi, lointainement, avec l'immeuble,
le tailleur et la trousse médicale. De même, au moment où il choisissait telle
courbe, telle répartition des points porteurs, tel matériau, ce devait être sur
le fond de familles de courbes, de systèmes de sustentation, de textures ayant
une présence actuelle ou potentielle dans l'ensemble technique contemporain.
Ces éléments de code, les théoriciens de l'information ont proposé d'en faire
l'objet d'un metadesign, réservant le
terme de design aux messages
particuliers [7].
Enfin, nous savons que ces derniers ne vont jamais sans redondance.
Un fauteuil, fût-il de Mies van der Rohe, n'est jamais le fauteuil, ni même purement et simplement le fauteuil de Mies van
der Rohe : il est toujours quelque peu en surenchère sur son essence. Il
comporte des répétitions, des soulignements rhétoriques de trois ordres : les
plus nécessaires aident à sa perception et à sa manipulation ; d'autres se
proposent de séduire l'acquéreur ; enfin, certains poursuivent des fins
directement « culturelles », tournées vers le passé ou vers le présent.
On voit les clartés et même les éléments de solution que cette
analyse nous apporte. Sur la toile de fond d'un metadesign. l'objet est aperçu comme un cas particulier d'une
structure en évolution (« munie de son groupe de transformations »),
c'est-à-dire avec une dimension temporelle qui lui permet de varier dans la
cohérence : inscrit d'emblée dans une famille de courbes nettement élucidées,
un miroir « dessiné » par Max Bill prévoit ses variations sans
obliger à des refontes du projet initial ; les supports d'un siège de G.
Rietveld sont conçus à un niveau de généralité qui comprend déjà leur
fonctionnement dans des meubles différents. Et cette économie dans la
conception se reflète dans la rentabilité de la chaîne de montage, laquelle
suppose que les matrices des machines-outils se renouvellent sans interventions
artisanales (trop onéreuses) et donc selon des programmes cybernétiques simples
(les programmes spéciaux revenant aussi cher que l'artisanat) ; or une analyse
judicieuse permet précisément de trouver, dans le voisinage des courbes souhaitées,
celles qui non seulement résistent le mieux à l'usure, mais encore, réductibles
à des droites et des arcs de cercle, se produisent cybernétiquement à peu de
frais. Enfin, le metadesign pallie
peut-être nos déséquilibres les plus graves, ceux qui surviennent dans les «
ensembles » techniques par les déplacements des centres consécutifs au progrès
: comme pour lui il existe moins des choses que des éléments, ou mieux des
structures opératoires, toujours réorganisables dans l'espace et le temps, il
détourne le créateur et l'utilisateur de la fascination de l'objet pour
l'ouvrir à la continuité du réseau. Bref, le metadesigner, bardé de géométrie topologique, de physique des
usures, de human engineering, renoue
avec les perspectives du Bauhaus en les élargissant.
L'idée de message n'est pas moins féconde. Grâce à elle, le
produit n'attend pas la « beauté » pour devenir humain ; il comporte
non seulement des actions, mais des significations, qui au stade actuel de la
technique expriment la majeure partie de la nature et de la culture ; son
« visage » le justifie sans qu'il soit fait appel à l'efficacité
brute, ni à un esthétisme incontrôlable, généralement inspiré par des
attachements infantiles, des besoins d'évasion ou des privilèges de classe.
Parler de message nous donne aussi une échelle de valeurs, puisque nous savons
par ailleurs que l'information est d'autant plus riche que le message est plus
improbable, plus « émergent ». Nous apprenons encore, avec Abraham
Moles, à distinguer la complexité structurale de la broderie et la complexité
fonctionnelle de la corde (ou du jeu de cartes) avec tous les intermédiaires
qui se disposent en une classification très suggestive des objets techniques.
Du reste, nous apercevons cette vérité fondamentale, que l'idéal du technicien
n'est pas le robot mais le réseau, puisque l'information est en principe
d'autant plus féconde qu'elle est moins saturée, plus ouverte à d'autres
informations [8].
Quant à la notion de redondance, elle rend compte d'une sorte
d'ouverture, de jeu, à l'intérieur de l'objet lui-même, en même temps qu'elle
soustrait ce jeu au dilettantisme et l'articule à son tour sur l'échange
informationnel. Il y a en effet, par définition, de mauvaises redondances,
celles qui ajoutent au message des superfétations qui l'estompent, et de
bonnes, qui le mettent en lumière, lui donnent plus de force quant à son impact
physique et moral sur l'usager. La rhétorique de l'objet n'est donc pas passée
sous silence. Mais au lieu de l'abandonner à l'anarchie mercantile qui règne
dans le styling, ou à la propagande
des économies dirigistes, ou tout simplement au kitsch, le design informationnel
la saisit elle-même comme un phénomène d'information et lui donne une chance de
se régler. Il l'aide aussi à mieux voir ses limites. Car s'il est loisible que
la redondance s'enfle dans les objets courants, où la variété stimule l'usager
et lui permet de se singulariser, - il nous faut même des objets déformables
(robe de chambre de Diderot) où nous imprimions notre marque, - elle devrait
s'amenuiser dans les biens d'équipement collectif (raffineries, navires,
avions, calculatrices), où tout vieillissement et toute singularité non
techniques se font au seul profit des spéculateurs.
Une fois de plus, voici des notions qui s'inscriront définitivement
dans l'idée de design. Elles sont
d'ailleurs les facettes d'une seule pensée décisive, à savoir que l'objet n'a
pas d'abord une valeur esthétique mais sémantique, et que former un designer ou un architecte (qui dans notre
architecture de préfabrication est pour une large part un designer}, c'est moins spéculer sur le nombre d'or au Parthénon ou
même à la Cité radieuse que développer une plus vive conscience de nos rapports
sociaux tels qu'ils se cherchent dans la ville, la demeure, le meuble, le
vêtement, l'outil, à la fois dictés et rendus possibles par les nouveaux
matériaux et les nouveaux moyens d'information. Cette orientation, libérée de
tout esthétisme comme de tout utilitarisme, et fonctionnelle au sens du Bauhaus,
s'est exprimée au Séminaire de l'I.C.S.I.D. à Bruges en 1964 [9], où le design se définit « une activité créatrice ayant pour tâche de
déterminer les qualités formelles (entendons
d'information, de mise en forme) des objets produits industriellement ».
On distinguera donc trois types d'objets artificiels : les œuvres d'art majeur,
fragments du monde à eux seuls un monde, ou,
comme dit Mikel Dufrenne, « quasi-sujets » ; les objets décoratifs, poursuivant
un reflet de l'art sur l'ustensile,
avec encore un but esthétique, quoique mineur ; les produits d'industrial design, sémantiques avant
tout, et qui prétendent être non des mondes mais, au plein sens du terme, des facteurs du monde. Sans doute les arts
décoratifs ne disparaîtront pas de sitôt mais, dans une société industrielle où
l'artisanat meurt pour des raisons éthiques et pas seulement économiques, ils
se réfugieront de plus en plus dans la « haute couture » du vêtement
ou du bibelot. Quant au design lui-même,
on ne nie pas qu'il continuera d'utiliser une rhétorique destinée à séduire
l'acheteur ou à assurer des allusions culturelles, mais on donnera tous ses
soins à cette rhétorique essentielle qui éclaire la perception et la
manipulation de l'objet, du moins lorsqu'il s'agit d'équipements collectifs.
N'oublions pas, insiste Thomas Maldonado, que nous sommes dans l'ère de la
misère, non de l'opulence, les deux tiers de la planète étant sous-équipés,
comme ils sont sous-alimentés.
Cependant, cette orientation si pure - presque puritaine -
n'est pas encore entièrement claire. Somme toute, elle veut, à coups d'analyse
technique, d'une part, et de sociologie, de l'autre, faire entrer l'objet dans
des circuits rationalisables, et ainsi le soustraire à l'anarchie de la
spéculation financière et de la sentimentalité. Mais plusieurs couches du
produit industriel, et peut-être toutes celles qui concernent justement le designer, résistent en partie à cette
clarification. Dans nos économies concurrentielles ou planifiées, l'objet
courant garde, bon gré mal gré, une rhétorique de séduction de l'acquéreur qui
échappe largement au contrôle. Ensuite, durant son enfance mais encore à l'âge
mûr, l'être humain ne tolère, dans sa vie quotidienne, qu'un certain nombre
(qui d'ailleurs ira croissant) d'objets fonctionnels, et pour les autres il
attend une fantaisie alimentée à une rhétorique d'allusions « culturelles »,
mal prévisible également. Bien plus, même dans les biens d'équipements
collectifs, qui peuvent s'en tenir à une rhétorique strictement informative
(perceptive et motrice), celle-ci met toujours en jeu les rapports que
l'utilisateur et le constructeur entretiennent à un moment donné avec leur
espace et leur temps, en d'autres mots elle renvoie à une attitude
existentielle qui échappe aussi à la rigueur quantifiée. Ceci remonte jusqu'à
l'acte de configuration, jusqu'à la conception du « message », puisque le seul
fait de disposer des fonctions dans l'espace-temps concret (ce qui est la tâche
du designer, par opposition à celle
de l'ingénieur, qui conçoit des fonctions pures) est un choix d'existence avec
sa part d'arbitraire, individuel ou collectif. Et toutes ces fissures restent
ouvertes aux intrusions subreptices du styling.
Quant à invoquer une analyse sociologique qui viendrait à bout de
l'irrationalité de l'imaginaire et des choix d'existence, ce serait oublier que
la sociologie se fait au passé, tandis que le design opère au présent.
Mais peut-être, pour aller au fond des choses, faut-il encore
ajouter que nous avons laissé planer une grave équivoque en ne distinguant pas
avec soin, parce que le design informationnel
ne le fait guère, théorie de la communication et théorie de l'information. En
rigueur, la première s'applique quand le code préexiste au message, quand il
s'agit seulement d'encoder et de décoder (ce que font par exemple le parleur et
le linguiste), tandis que la seconde concerne le cas où, pour rendre compte du
réel, le code, chaque fois, doit être inventé comme une hypothèse constructive
(c'est ce que fait le physicien quand il assume les stimuli reçus de la nature dans une théorie) [10]
; en d'autres mots, la théorie de la communication est ce cas particulier de la
théorie de l'information où le code préexiste. Au vrai, l'objet de design, qui sans cesse se réfère à un
code établi, mais en même temps, dans la mesure où il est émergent, institue un
code nouveau, possède un statut ambigu. Et cette ambiguïté est pour lui une
nouvelle porte sur l'irrationnel, voire celle qui explique les autres.
Nous allons donc voir ce que la jeune théorie de la resérnantisation,
très éveillée à l'irrationalité de l'objet, va tenter pour inclure celle-ci
dans une vue qui ne perde pas les acquis précédents.
6. La resémantisation
Les conceptions qui précèdent étaient, à divers titres, radicales
: elles se proposaient d'assainir le monde industriel en profondeur. Le designer qui « resémantise » se veut plus modeste. Il estime que la production
de masse entraîne invinciblement une rhétorique du marché ou de la propagande ;
qu'elle cultive peu l'émergence informationnelle ; que tout ce que l'on doit
espérer, c'est que dans l'océan de la pacotille se détachent des objets de
qualité moyenne, et aussi quelques objets de qualité supérieure. Nous pouvons
donc, au plus, attendre une pyramide à la base large, à la pointe effilée.
L'image de la pyramide dit plus encore, car on estime que
chaque niveau repose vraiment sur les inférieurs, qu'il y prend appui. Le styling n'avilit pas seulement les
objets de bas étage, il est le point de départ émotif et formel dont nous
procédons partout et toujours. Bref, on ne peut que « resémantiser »
l'ambiance compromise. C'est, du reste, ce que fait ce cousin du designer, le plasticien contemporain,
dans ses tendances les plus avancées : le Pop'Art
accepte en principe les matières, les formes, les images du ready-made, et tente alors de les
transfigurer dans l'agression, la tendresse ou l'humour ; l'Op'Art, après avoir pratiqué une intransigeance qui rappelait le
Bauhaus, se rapproche du Pop : noire et blanche, l'« unité
plastique » de Vasarely avait la hauteur de Malevitch ; passée à la
couleur, elle l'a volontairement choisie chromo, contribuant bien à ce que son
auteur appelle un « folklore » planétaire (sans compter que le noir et blanc
vasarélyen a montré récemment sa convenance à la mode et à l'objet de luxe, et
qu'il lui sera bien difficile à l'avenir de ne pas se reprendre sur eux). Pessimisme
donc, puisqu'on désespère de changer le cours des choses ; optimisme également,
puisqu'on décide de bâtir sur lui.
Quant à l'orientation de la reprise, la resémantisation la veut
ouverte. Gio Ponti propose, dans un numéro de Domus, un pavillon de William Perry à Lahore, qui évoque la continuité
historique et géographique du lieu ; mais il dit, dans un autre, les mérites
d'un siège dûment fonctionnel de Le Corbusier de 1930, et il ne se fait pas
faute, à l'extrême opposé, de présenter des architectures à composantes
oniriques, voire surréalistes. Un seul impératif absolu : il faut que la
fabrication obéisse à toutes les exigences industrielles, qu'elle s'ouvre aux
leçons du metadesign, comme dans les
fauteuils en polystyrène d'A. Mangiarotti. D'où le rejet d'attitudes comme
celle qui a présidé à l'exposition parisienne « Antagonisme II », parce que
l'anarchie culturelle y rendait l'objet techniquement anodin ; d'où les réserves
à l'égard du design nordique, encore
artisanal ; d'où, chez Filiberto Menna, les faveurs d'un fauteuil d'àlbini pour
la Poggi de Pavie, parce que la cohérence industrielle y demeure présente sous
les évocations culturelles du passé et du présent.
Et le design italien;
qui travaille souvent dans cet esprit, est un des plus actifs de l'heure.
Oserions-nous dire cependant que nous voyons mal quels liens la théorie établit
entre la technique industrielle et les différentes rhétoriques qu'elle permet,
ou plus exactement qu'elle propose qu'on lui surajoute ? Il nous semble que des
formules telles que « quelque chose au-delà du design » ou « une solution formelle qui va non contre
mais au-delà de la fonction au sens strict » aboutissent à voir dans
l'objet deux messages sans lien marqué, et oublient surtout que le design, rien que par la disposition
spatio-temporelle des fonctions, est déjà gros d'options existentielles qu'il
faudrait situer.
Nos analyses reviennent donc buter au même point. Laissé à soi,
le design, d'où qu'on le prenne, ne
suffit pas à assurer l'unité de son objet. Il a eu le mérite d'y relever différentes
couches : un schème de fonctionnement (affaire de l'ingénieur), une
configuration spatio-temporelle (son affaire essentielle à lui), des redondances
d'accès, de séduction, d'édification culturelle (sa préoccupation subsidiaire).
Que faudrait-il alors pour que le produit industriel soit humainement un, comme
l'était l'objet artisanal ancien ? Que tout cela converge dans une orientation
unique. Mais, justement le design a
bien vu aussi que ses strates relevaient de trois facteurs indépendants, sur
lesquels ses théories n'avaient pas entièrement prise : l'état d'esprit de l'ingénieur
; celui du client ; celui du designer lui-même
quand, non seulement dans les redondances, mais dans l'acte fondamental de
configuration, il est bien obligé d'instaurer
un espace-temps. C'est donc qu'un design
cohérent supposerait qu'il y ait, dans l'univers actuel, une atmosphère
commune, une vision du monde, dans laquelle ces trois principes d'initiative se
rejoindraient.
Nous avons dit ailleurs [11]
que les fondements d'un humanisme de cette sorte étaient actuellement en place,
et il serait fastidieux d'y revenir ici. Contentons-nous d'affirmer que la
vulgarisation de la mathématique moderne, de l'image T.V., des formes récentes
de l'art, du théâtre, du roman, de la danse, bref, tout ce qui ouvre bon gré
mal gré au nouvel état d'esprit commun, fait plus pour préparer la rencontre de
l'ingénieur, du designer et du client
que les théories et les publicités. Mais nous pourrions peut-être suivre un
moment le chemin inverse, et nous demander comment, porté par le mouvement
global du monde contemporain, le design le
porte en retour, en particulier dans la politique.
On se plaint, dans les pays de haute industrie, à l'Est comme à
l'Ouest, d'une désaffection de la masse à l'égard de la politique. Mais, en
même temps, le grand nombre, et plus seulement les élites, commence à se rendre
compte de deux choses : d'abord que l'« architecture » du monde par
la technique et l'industrie constitue nos conditions de vie, notre paysage, et
que d'autre part ce facteur essentiel relève presque entièrement d'instances de
décisions sur lesquelles la collectivité n'a point de prise : entrepreneurs privés,
administration, gouvernement élu sur la base d'un programme muet à cet égard.
Supposons même tout ce monde désintéressé et compétent. Aucun savoir ne peut
décider a priori des besoins ni des
désirs d'une population en ce qui concerne son ambiance : c'est affaire de
calcul, mais aussi d'incessants choix de valeurs qui appartiennent à la
responsabilité du groupe. Seul le groupe peut déterminer, au fil de sa
maturation, quels sont l'aérodrome; la route, l'école, l'église, l'usine, la demeure,
l'ameublement qu'il veut. Il est donc urgent que le citoyen partage, ou en tout
cas contrôle, ces décisions qui engagent une bonne partie, et bientôt la
presque totalité de son espace-temps, c'est-à-dire de sa destinée. Pour la
station souterraine de Varsovie, Zoltan constitua un groupe des futurs
utilisateurs du métro, quelques dizaines de personnes, de l'ouvrier à
l'intellectuel : cet échantillon fut régulièrement consulté non seulement au
stade des projets, mais durant le développement des travaux. Nous croyons que, dans les années qui
viennent, les grandes nations industrielles seront appelées à mettre en place
des dispositifs et des processus de cet ordre. Pareille animation politique
aurait l'avantage - en contraste avec les tensions économiques et idéologiques encore
nécessaires [12]
mais un peu essoufflées - de ne pas dépérir à mesure qu'un pays se développe,
mais plutôt de croître avec lui, et aussi de stimuler toutes les couches de la
population, puisqu'elle concerne tous les degrés d'intérêt et de compétence. Sans
doute un éveil semblable sera plus facile chez des peuples depuis longtemps
attentifs à l'acte de configuration, - les Nordiques, les Suisses allemands,
les Hollandais, les Italiens, - que pour d'autres, tels les Français, habitués
à privilégier la parole [13].
Mais le mouvement est général, et un pas décisif sera fait quand, même dans les
pays de la parole, on se rendra compte qu'à côté de la langue et de la mathématique
nouvelle, la sémantique des objets constitue notre troisième apprentissage fondamental.
Une politique de cette sorte est, en retour, indispensable au design lui-même. Nous avons vu qu'il est
irréductible à la rationalité pure, et qu'il implique, à tous ses niveaux, des
options de valeurs dans la configuration de l'espace et du temps. C'est donc
trop peu dire qu'il doit, pour assurer sa cohérence, s'insérer dans le courant
général d'un humanisme contemporain ; il faut encore qu'il spécifie cette
vision d'ensemble d'après les désirs des diverses communautés. Et, pour
connaître ces désirs il a besoin d'une politique qui le prenne pour un de ses
thèmes, et lui indique ses tâches. Alors, par le dialogue collectif entre le
projet, la réalisation et le désir, il deviendra, chez l'homme industriel
engagé dans des collectivités immenses, qui l'agrandissent ou l'écrasent selon
qu'il réussit ou non à s'y exprimer, une des sources essentielles de l'action.
Henri Van Lier
in Critique, n°246, novembre 1967