PHEDRE
Quel fruit esperes-tu de tant de violence ?
Tu fremiras d'horreur si je romps le silence.
OENONE
Et que me direz-vous, qui ne cede, grands Dieux !
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux ?
PHEDRE
Quand tu sçauras mon crime, et le sort qui m'accable,
Je n'en mourray pas moins, j'en mourray plus coupable.
OENONE
Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ay versez,
Par vos foibles genoux, que je tiens embrassez,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PHEDRE
Tu le veux. Leve-toy
OENONE
Parlez. Je vous écoute.
PHEDRE
Ciel ! que luy vais-je dire ? Et par où commencer ?
OENONE
Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
PHEDRE
O haine de Venus ! O fatale colère !
Dans quels égaremens l'amour jetta ma Mere !
OENONE
Oublions-les, Madame. Et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
PHEDRE
Ariane, ma Soeur ! De quel amour blessée,
Vous mourustes aux bords où vous fustes laissée ?
OENONE
Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennuy
Contre tout vostre sang vous anime aujourd'huy ?
PHEDRE
Puis que Venus le veut, de ce sang déplorable
Je peris la derniere, et la plus miserable.
OENONE
Aimez-vous ?
PHEDRE
De l'amour j'ay toutes les fureurs.
OENONE
Pour qui?
PHEDRE
Tu va ouïr le comble des horreurs.
J'aime...a ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J'aime...
OENONE
Qui?
PHEDRE
Tu connois ce Fils de l'Amazone,
Ce Prince si long-temps par moy-même opprimé.
OENONE
Hippolyte ! Grands Dieux !
PHEDRE
C'est toy qui l'as nommé.
OENONE
Juste Ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace.
O desespoir ! O crime ! O déplorable Race !
Voyage infortuné ! Rivage maheureux !
Falloit-il approcher de tes bords dangereux !
PHEDRE
Mon mal vient de plus loin. A peine au Fils d'Egée
Sous les lois de l'Hymen je m'estois engagée,
Mon repos, mon bon-heur sembloit estre affermi,
Athènes me montra mon superbe Ennemi.
Phèdre, Acte I, Scène III,
édition des Belles Lettres conforme à celle publiée à Paris en 1697.
* * *
PHEDRE
Quel fruit /
espe/res-tu / de tant / de vio/lence ?
Tu fre/miras /
d'horreur / si je romps / le silence.
C'est assurément la même intention que chez Bossuet de faire du
langage un phénomène charnel. Mais, au lieu que la voix parcoure tout
l'organisme et établisse une respiration globale avec l'environnement, comme
chez l'orateur, les sons se disposent de telle sorte qu'ils ne sont jamais
lancés, qu'ils s'attardent dans la bouche, où ils opèrent à la façon
d'excitateurs locaux et insistants.
Les neuf syllabes de fruit
/ espe/res-tu / de tant / de vi s'établissent longuement entre les
dents et les lèvres, de même que Tu
fre/miras, et si je romps / le silence. Les groupes sonores
explorent l'appareil phonateur, de l'arrière à l'avant, comme el-rui, es-per, re-tu, de-tan, de-vi,
dans le premier vers ; de l'avant à l'arrière, comme tu-fré, mi-ra, dor-reur, si-je-romps, le si-len-ce, dans le
second. En tout cas, les ouvertures sont aussitôt rentrées, et Quel, loi ou Tu, si, si finissent par
s'étouffer dans les rimes nasales très soutenues par l-s : lence-lence.
Ainsi la cavité buccale cesse d'être un moyen d'émission sonore
pour devenir hystériquement un corps en réduction. Corps formé d'un gosier,
d'une langue, de dents, de lèvres, autant de zones érogènes qui ont leurs
surfaces et leurs plis, leurs sécheresses et leurs humectations, leurs
décharges et leurs échos. Ces zones sont chacune, par des stimulations
ponctuelles et des glissements, le lieu de ce Freud appelait Organlust, plaisir
d'organe.
Le rythme contribue à cette insistance par l'extrême lenteur de
ses mètres courts. D'abord imperturbablement binaire, iambique : Quel fruit / espe/res-tu / de tant / de
vi/olence / Tu fre/miras / d'horreur. Puis ternaire, anapestique : si je romps / le silence.
Mais, tout comme dans le plaisir d'organe, ces excitations et
satisfactions locales ne se suffisent pas. Elles sont désir, c'est-à-dire à la
fois satisfactions et relances. La bouche, qui en est le territoire, subit une
pression interne : kl-fr, sp-t, d-t,
v-l, fre-r-rr, s-j-r, l-s-l-s, sans compter les singularités comme re-tu/de-tã ou i-e-rõ/e-i-ã. C'est
même sans doute cette force cherchant en vain le jour qui privilégie les deux
portes du corps buccal. Vers l'extérieur, l'espace entre dents et lèvres. Vers
l'intérieur, l'étranglement du gosier, auquel reconduit le quintuple élan
refréné de violence, fremiras,
horreur, si je romps, silence. En plus de la complaisance, le rythme
très lent marque assez la poussée, l'effort.
En sorte que nous est imposé un fantasme péristaltique,
obstétrical. Il est vrai que, prise globalement et rhétoriquement, la sémie ne
véhicule qu'une situation triviale. Oenone, nourrice de Phèdre, veut faire
avouer à sa maîtresse un secret qui la ronge. Pour l'induire à l'aveu, elle
menace de se suicider si elle persiste à se taire. Sur quoi Phèdre l'accuse de violence,
et lui signifie que la vérité serait horrifiante : tu fremiras d'horreur.
Mais, prise non plus globalement mais au pied de la lettre, la sémie envisage
le résultat de l'aveu comme un fruit. Et donc l'aveu comme une parturition, dont
Phèdre signale la violence, le viol. Viol qui vient d'Oenone à elle, esperes-tu,
mais peut-être aussi d'elle-même à elle-même, je romps, à moins que ce
soit du silence à toutes les deux.
Du reste, même si l'on s'en tient à la lecture rhétorique et
globale, le fantasme obstétrical s'impose. La violence dénoncée n'est pas
immédiatement le suicide agité par Oenone. La menace, "Mon âme chez les
morts descendra la première. Mille chemins ouverts y conduisent toujours, Et ma
juste douleur choisira les plus courts.", n'a pas d'abord provoqué de
réplique de Phèdre. Mais celle-ci interrompt sa nourrice lorsqu'elle lui
rappelle qu'elle a présidé à sa naissance : "Songez-vous qu'en naissant
mes bras vous ont reçeuë?" Qu'elle l'a nourrie du lait qu'elle devait à
ses enfants : "Mon Païs, mes Enfans, pour vous j'ay tout quitté." Que
cette génération et ce nourrissage elle les lui a indefectiblement continués :
"Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?"
Ainsi l'aveu de Phèdre, en même temps qu'un soulagement
psychologique banal lié à la confidence, est un réenfantement de Phèdre à
partir d'Oenone, un accouchement de Phèdre par elle-même dans l'enveloppement
d'Oenone (laquelle aussi bien assistera l'aveu à Hippolyte). Bien que, dans cet
accouchement, le plaisir d'organe se montre si comprimant, si fermé dès le
départ, que déjà on sait que la parturition ne produira rien. Qu'elle ne sera
qu'une figure, où un au-delà pourra être allégué, mais jamais atteint, ni même
vraiment nommé.
Ceci est si vrai que Phèdre ne prévoit aucune conséquence à sa
parole, sinon la communication d'un frémissement, Tu fremiras, une
propagation tactile ou cénesthésique de corps en corps, de chair en chair, une
chair de poule, la stimulation cursive des infimes muscles horripilateurs, horreur,
en un plaisir d'organe partagé par un corps maternel et un corps filial non
encore séparés : Tu ... si je.
* * *
OENONE
Et que / me'direz-vous, / qui ne ce/de, grands Dieux !
A l'horreur / de vous voir / expirer / à mes yeux ?
PHEDRE
Quand tu sçau/ras mon crime, / et le sort / qui m'accable,
Je n'en mour/ray pas moins, / j'en mour/ray / plus coupable.
La réplique d'Oenone ouvre la béance de multiples creux. Dans
que accentué, la consonne la plus compacte vient déboucher sur la voyelle la
plus muette, k-e, et l'effet est repris, nasalisé, dans ra-e : Et
que me. La hauteur du è de cède se resserre entre s et
d ; horreur, après son o élevé, enroule son oe dans un
double ou triple r ; voir (vwèr) est entraîné dans la même
mouvance. Les autres sons tournent autour de ces citernes, tels les deux v
de vous voir (vwèr) qui font écho, avant la césure, au v de direz-vous,
lui aussi avant la césure. Les renflements de grands Dieux et d'eks(pirer)
ébranlent à peine 1'étouffement général, allant de 1'amuïssement d'Et
que me à la rémission de spirer à mes yeux. De même la réplique de Phèdre dresse le sursaut phonique et
sémique de crime, mais en le retenant par des nasales : Quand, mon, je n'en,
j'en, moins ; par des tenues en écho : sç-r, s-r, j-m-r, j-m-r ; par
l'insistance sçaur-aort ; par la chute de k-r-i-m à s-o-r
et de s-o-r à m-a-k-a-b ; par le bâillonnement d'en mourr-en
mourr, compulsionnellement répété.
Le rythme entretient sa lenteur en des mètres courts et
récurrents. Les vers d'Oenone se scandent évidemment 2+4(1+3) / 3+3/ 3+3/ 3+3 :
Et que / me ' direz-vous/ qui ne ce/de, grands Dieux ! / A l'horreur / de
vous voir / expirer / a mes yeux. Et si ceux de Phèdre se distribuent
apparemment 6+6+6+6, toutes sortes d'artifices les ralentissent et les
ponctuent secrètement, comme les rimes internes de sçaur, sort, mourr, mourr,
semblables par leur sonorité et, pour les trois premières, par leur même
position en troisième syllabe de l'hémistiche. De même, le double r de mourray,
mot répété, répond au double r d'horreur, autre mot répété. En
sorte que ces insistances multiples obligent à scander 3+3/3+3/3+3/(2+l)+3: Quand
tu sçaur/as mon crime, / et le sort / qui m'accable / Je n'en mour/ray pas
moins / j'en mour/ray / plus coupable. Cette expiration phonique répond à
la sémie d'expirer à mes yeux. Et de partout se confirme 1'enfermement et la
pression.
Rhétoriquement et globalement, la signification triviale reste
polémique. Oenone, soucieuse ou curieuse, et toujours convaincue que c'est le
secret qui tue Phèdre, affirme que 1'audition d'un aveu quel qu'il soit est peu
de chose comparée au spectacle d'une agonie. A quoi Phèdre répond que son
forfait est d'une nature telle que l'aveu ne la guérirait pas de la mort, mais
y ajouterait un crime nouveau. Ce sont là des rapports logiques, ou si l'on
préfère moraux.
Mais, envisagé littéralement, le texte énonce et répète un
constat, à savoir que la mort est en marche. Oenone parle d'expirer.
Phèdre acquiesce : J'en mourray. Ce futur de mourray, et
rétrospectivement de sçauras, est donc en même temps un potentiel (j'en
mourrais) dans la lecture oratoire et un vrai indicatif futur dans la lecture
insistante. Cette ambiguïté modale est si importante qu'elle se ramasse dans le
double emploi d'en, signifiant d'abord "en dépit de l'aveu",
rapport logique, puis "à cause de l'aveu", rapport réel : Je n'en
mourray pas moins, j'en mourray plus coupable.
Nous savons donc maintenant que l'aveu de Phèdre n'est pas
seulement un enveloppement en amont, une naissance réitérée, mais encore un
enveloppement en aval, la mort. Ce ne sera pas une libération, mais une
régression ultime, un retour à l'origine qui est en même temps une fin. La
clôture est absolue. Au lieu que l'aveu dispense de la mort, la mort est si
certaine qu'elle va précipiter l'aveu. Aveu, naissance et mort s'enroulent,
alimentent la même malédiction et le même désir, le même plaisir.
Oenone est le révélateur de ces équivalences. Elle leur assure
la réverbération visuelle, vous voir...à mes yeux, et la communication tactile,
A l'horreur de, en réponse mot pour mot à l'appel de Phèdre, Tu fremiras
d'horreur. Mais surtout, de l'aveu-naissance-mort Oenone est la figure.
C'est un personnage figure. Nourrice, confidente et pleureuse, elle incarne
dans sa fonction comment naître, avouer, mourir ne font qu'un. En l'espace de
sept vers, trois hémistiches résument ces trois fonctions : "Savez-vous
qu'en naissant", Et que me direz-vous, expirer à mes yeux.
La figure, qui traverse tout le XVIIe siècle, est une
désignation de l'au-delà par 1'en-deçà, du mouvement par l'immobile. On doit
s'attendre à ce que 1'étouffement racinien l'exploite en tous sens.
* * *
OENONE
Madame, / au nom des pleurs / que pour vous / j'ay versez,
Par vos foi/bles genoux, / que je tiens / embrassez,
Délivrez / mon esprit / de ce funeste doute.
PHEDRE
Tu le veux. / Leve-toy.
OENONE
Parlez. / Je vous écoute.
L'effet de scène est explicite. Toujours initiatrice, Oenone
passe de l'évocation plaintive et de l'interrogation complice au langage
conatif, qui suscite une action : Madame... Délivrez. Toujours en
résonance, Phèdre ratifie cette pression, reconnaît l'injonction comme telle, Tu
le veux, et y obéit en donnant un ordre à son tour, Leve-toy. Si bien
qu'Oenone n'a plus qu'à énoncer l'ordre dernier que Phèdre s'est inchoativement
donné à elle-même : Parlez. Je vous écoute. Dans la cohérence du fantasme
obstétrical, les premières douleurs de l'aveu-accouchement vont faire place à
ses grandes douleurs, préparant la délivrance.
Mais ce mouvement même demeure très enveloppé. Le vocatif Madame
se tient dans l'écho ma-am. La locution au nom des appuie une
demande, mais l'applique aux pleurs que pour vous j'ay versez, dans un
fantasme effusif où continue de se lier l'intime d'Oenone à l'intime de Phèdre.
Par vos foibles genoux presse la requête, mais en marquant plus un état
qu'une action, que je tiens, et sans rompre l'attachement tactile,
embrassez, d'autant que le contact d'une articulation de soutien ("et mes
genoux tremblans se dérobent sous moy") permet de ressentir la présence et
l'inflexion du corps entier, à travers la duplicité du voile, dans la tombée du
pli. De même, Délivrez mon esprit passe à l'impératif véritable, mais
sans déchirer la sémie ambiguë : de ce funeste doute. Le rythme demeure
toujours aussi lent et appuyé : 2/4 +3+3// 3+3+3+3 // 3+3+6(4+2). Quant à l'échange accéléré Tu le veux. Leve-toy. - Parlez. Je
vous écoute, en s'armant pour l'aveu, il diffère l'aveu même. Bien plus, il
dispose une retardation singulière. Car, avec ses deux étages centraux, Leve-toy
(twè) - Parlez, plus élevés phoniquement et sémiquement que le premier et
le dernier, Tu le veux...Je vous écoute, il édifie une sorte de ziggurat
phonique et gestuelle, _ ′ / ′ _ , où les voix et les corps joints s'immobilisent
en se dressant.
Tel est l'effet de scène racinien. Lui aussi n'accomplit pas,
il figure. Selon la portée rhétorique, le climax Leve-toy. - Parlez se
contente d'annoncer l'imminence et l'importance de l'aveu. Mais, pris à la
lettre, il déclenche une réorientation de l'espace, et indirectement du temps.
La ziggurat phonique et rythmique nous fait passer de l'horizontalité et de la
concavité, où se tenaient fruit, horreur, expirer, à la verticalité et à
la hauteur, sans que rien ne puisse vraiment s'accomplir. Seulement,
l'accouchement de Phèdre avance en se reprenant de plus haut et de plus loin.
* * *
PHEDRE
Ciel ! / que luy vais-je dire ? / Et par où commencer ?
OENONE
Par de vaines frayeurs / cessez de m'offenser.
PHEDRE
O haine de Venus ! / O fatale colere !
Dans quels / égaremens / l'amour / jetta ma Mere !
OENONE
Oublions-les, Madame. / Et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel / cache / ce souvenir.
PHEDRE
A'ri'a'ne,'ma'sœur ! / De quel amour / blessée,
Vous'mou'rus'tes'aux'bords'où'vous'fus'tes'lais'sée ?
OENONE
Que faites-vous, Madame ? / Et quel mortel ennuy
Contre tout vostre sang / vous anime aujourd'huy ?
PHEDRE
Puis que Venus le veut, / de ce sang / déplorable
Je peris / la dernie/re, et la plus / misérable.
Ciel ! n'est pas qu'une exclamation de panique, c'est
à la lettre l'achèvement de la prise de hauteur amorcée dans Leve-toy.
De même, Que luy vais-je dire ? Et par où commencer ? n'est pas qu'un
détour de plus, c'est au sens littéral l'interrogation sur le Commencement. Le
rythme qui, dans les dix vers qui précèdent, sinuait en des mètres courts et
insistants, s'élargit : 1+5+6 : Ciel / Que luy vais-je dire ? / Et par où
commencer ? Phèdre, sans sortir de son enfermement dermique, s'écoute
maintenant à partir de confins si éloignés qu'elle cesse d'entendre
Oenone. Celle-ci corrélativement ne
prétend plus instiguer Phèdre. Sa réplique, Par de vaines frayeurs / cessez
de m'offenser, présente la sémie la plus banale et se contente d'assurer à
la remémoration solitaire une clôture au rythme également élargi, à sa mesure :
6+6.
Alors, au bout de cette remontée et dans ce silence, où même la
présence de la nourrice s'assourdit, rien ne s'oppose plus à ce que se lèvent
les Origines : la Mère, la Sœur, le sang.
A. Rhétoriquement, tout se réduit une fois de plus à un fait
divers. Pasiphaé est mère de Phèdre et d'Ariane. Vénus, jalouse de Pasiphaé,
l'a induite à s'accoupler au taureau blanc, et poursuit maintenant ses enfants
de sa malédiction. Elle a rendu Phèdre amoureuse de son beau-fils Hippolyte.
Elle dut voir sans chagrin qu'Ariane était abandonnée par Thésée sur l'île de
Naxos.
Cependant, l'anecdote est dépassée par le choix syntaxique de
deux vocatifs : O haine de Venus ! O fatale colere ! Par le vague
grandiose de leur sémie. Par l'apparentement phonique hain-Ven, par le
contraste phonique O hain-O fatal. Par l'épaisseur obscure des a-ã
de fatale, dans, égaremens, amour, jetta, jusqu'à l'alternance a-è
de ma mère. Tout résonne d'un ébranlement fondamental. Du reste, dès le
vers suivant, il n'y a plus Venus, encore particulière, mais seulement l'amour,
général, comme aussi des égaremens pluriels. Ceux-ci sont précédés de quels,
qui à la fois les estompe et les rend infinis, actifs en l'amour (jetta),
subis en ma Mère (dans), selon un enroulement de l'action et de la
passion si étroit qu'en même temps que pousse la violence, se resserre l'enveloppement.
L'interrogation affolée Et par où commencer ? a donc
donné le fruit de tant de violence.
Le principe qu'elle invoque, ou qui repart en elle, est le premier
principe : ma Mere. Et, avant même la mère, ses égaremens. Ou
mieux encore Venus, comprise chez Lucrèce, médité par Racine autant que par
Bossuet, comme mouvement génésique universel, dans le débordement du plaisir,
de la fureur, de l'appariement jusqu'avec la bête. Phèdre est demi-soeur du
Minotaure, et l'amour qui l'a engendrée n'est pas substantiellement différent
de celui qui, dans l'accouplement furtif au taureau blanc (supposta furtim Pasiphaé,
a lu Racine dans Virgile), a engendré le Minotaure.
Et c'est ce que commémore la sauvagerie du rythme. Les trois
hémistiches O haine de Venus ! O fatale colère ! Dans quels égaremens
peuvent être lus 6+6+6, aussi bien que 2+4, 3+3, 2+4. Mais, dans les deux cas,
tout cela a une ampleur qui contraste avec la violence rythmique, phonique et
sémique de l'amour / jetta ' ma mere, 2+4(2+2), où jetta, j-tt, e-a,
éclate férocement entre l'amour et ma mere, a-ou, a-è, l-m-r,
m-m-r, chacun très déployés après égaremens et jetta.
Alors, faisant écho à ce déchaînement, la réplique d'Oenone, en
plus d'une invitation oratoire et redondante à oublier la tare d'une famille, Oublions-les,
Madame, désigne un mal métaphysique : la fureur présidant à toute
naissance, dont la forclusion constitue, et dont le dévoilement menace,
l'humanité entière : Et qu'à tout l'avenir / Un silence eternel / cache / ce
souvenir. Dans une distribution rythmique 6+6+6/2+4, qui fait écho à celle
de Phèdre, cache, 1+0, provoque le même freinage et au même endroit que le
dissyllabe amour. En sorte que, s'obscurcissant de la plus compacte des
voyelles, a, de la plus compacte des consonnes, k, de la plus
compacte des tenues, ch (ce ch est le seul de tout le passage, et
l'on sait le prix de ce phonème pour Racine, qui voulait qu'on dise
"Achéron", et non "Akéron", comme Lulli et l'Opéra), la
phonie de cache, où se parfait le climat utérin des a buccaux et
nasaux qui précèdent, touche à l'insondable de la remontée.
B. Recommencée depuis les égaremens de la Mere, Phèdre
peut se reprendre maintenant de plus près, de la Soeur, de l'aînée, Ariane,
ma Soeur. Ariane, premier miroir, si identiquement proche que Thésée, qui
avait enlevé puis délaissé Ariane, put ensuite épouser Phèdre.
Pour la troisième fois, le distique aligne ses hémistiches dans
la vitesse évasive de la réminiscence, 6+...+6+6, Ariane, ma Soeur, / ... /
Vous mourustes aux bords / où vous fustes laissée, et assure le ressaut
d'un hémistiche d'exception, 4+2, détachant à nouveau amour, déjà souligné
par l'élan de quel et par l'écart de son genre masculin au féminin de
blessée : de quel amour / blessée.
Mais cette fois, ce n'est plus le rougeoiement brunâtre et sanglant,
presque menstruel, des a-ã charriant les égaremens sans contours
de la Mere, mais une délinéation caressante. Les trois a d'Ariane
ma se dessinent avec fluidité dans le fil des tenues r-n-m-s-r et
dans l'impondérabilité avancée du œ de soeur. De même, De quel
amour, s'affinant dans blessée, puis dans la double suite ou-ou-u-t-e
et l'alternance r-f de Vous mourustes et où vous fustes,
continue le glissement jusqu'à celui, sémique, de aux bords et laissée.
Ainsi, après le magma initial, une première proximité s'amorce
en miroir. La Mere était l'origine aux ébats terribles, ma Mere,
que retrouvera Georges Bataille; ma Soeur est le double dessiné qu'on
caresse. Cependant Phèdre, toujours enveloppée, ne retient de cette
reconnaissance que la fascination. Son mot phoniquement le plus évocateur
d'intimité, m-ou-r-us-tes, est aussi celui où pour le sens elle se piège
narcissiquement dans la mort partagée.
Oenone perçoit bien cette précipitation mortifère de l'étreinte
sororale, et la signale, toujours en retombée clôturante : Que faites-vous,
Madame ? Et quel mortel ennuy, où quel fuse pour la troisième fois
en deuxième syllabe de l'hémistiche. Si bien que Contre tout vostre sang
vous anime aujourd'hui, qui rhétoriquement reproche à Phèdre son animosité
contre les siens, la prévient littéralement de son animosité contre elle-même.
Ce sang ne désigne pas seulement les ancêtres. C'est l'assimilation, consommée
dans la naissance et dans la mort, de Phèdre aux ancêtres.
C. Enfin, le retour
depuis les lointains s'achève. La Mere et la Soeur, avec leurs
majuscules, font place pour Phèdre, qui reprend le mot d'Oenone, au sang
avec minuscule, liquide qui de génération en génération est le continu de la
vie et de la mort, précisément rougeoyant et obscur, chaud et étouffant,
confondant les corps tout en les murant chacun dans son battement, réalisation
première du plaisir d'organe, systole et diastole : de ce sang / je peris.
Introduite par une conjonction causale dénotant la certitude de
l'effet, Puis que, la sémie évoque ce commencement, Puis que Venus le
veut, et cette fin, je peris la derniere, en un cours dont le
caractère indissoluble est marqué par une ambiguïté syntaxique. En effet, De
ce sang déplorable s'introduit d'abord comme un locatif d'origine, où il
fait figure de principe, mais il se subordonne ensuite à la derniere et la
plus misérable, par quoi, devenu complément d'adjectif, il se donne comme
conclusion. La phonie contribue à cette fatalité du cours confondant
phoniquement Venus et veut. En même temps, elle alanguit les obscurités
maternelles et volcaniques de sang parmi les explosions dépressives de
trois p, déplorable, peris, la plus, et de trois d, de, déplorable,
derniere, jusqu'à la chute définitive de iere à able. Ce qui
propose le rythme rapide puis insistant : 6/ 3+3//3+3/ 3+3. Après les extrêmes de
l'espace et du temps originels, nous voici revenus à la présence immédiate de
l'hystérie buccale et dermique.
Ou plutôt nous ne l'avons pas quittée. Car la Mère, la Soeur,
le sang ainsi revécus n'ont pas été des êtres ou des événements réels,
extérieurs à Phèdre et situés dans le lointain. Ils sont plutôt le lointain,
l'origine, le devenir, l'espace et le temps eux-mêmes, en un mot la filiation
dernière se manifestant, sécrétant des images qu'elle nie à mesure de leur
émergence, toujours entre-vue, entre-entendue, entre-touchée, archétype au sens
où Jung entendait le mot. C'est ce que soutiennent les majuscules, exploitant
une habitude calligraphique de l'époque : Dieux, Madame, Venus, Mere,
Ariane, Soeur. Comme, il y a un moment, Païs, Enfans. Comme bientôt Fils,
Amazone, Prince. Puis Ciel, Race, Hymen, Ennemi. Comme ailleurs Fille, Neveux,
Tige, Rejetton. Ou bien encore la rime majeure de cette signifiance involutive
: Histoire -Mémoire. La minuscule de sang n'en est que plus sensible.
Voué aux personnages figures et aux effets de scène figures,
l'enfermement racinien l'était donc encore, car tels sont les archétypes, à des
principes figures.
* * *
OENONE
Aimez-vous ?
PHEDRE
De l'amour / j'ay tou/tes les fureurs.
OENONE
Pour qui ?
PHEDRE
Tu va ouïr le comble des horreurs.
J'aime.../ a ce nom fatal, / je tremble, / je frissonne.
J'aime...
OENONE
Qui ?
PHEDRE
Tu connois ce Fils de l'Amazone,
Ce Prin/ce si long-temps / par moy-mê/me opprimé.
OENONE
Hippoly/ te ! Grands Dieux !
PHEDRE
C'est toy / qui l'as nommé.
En ce point de fusion avec l'Origine, il n'y a plus place que
pour l'aveu même. Ou, afin de rester dans le fantasme obstétrical, pour la
délivrance. Nous approcherions donc de la clarté et de la responsabilité
finales s'il ne fallait attendre que l'enveloppement de Phèdre trouve des
détours à la mesure de l'évidence plus proche.
Oenone, en sage-femme experte, intervient par trois syllabes
décidées : Aimez-vous ? Et, du point de vue rhétorique, Phèdre
acquiesce, renchérissant : De l'amour / j'ai tou/ tes les fureurs.
Cependant, les structures profondes de sa riposte contiennent deux propositions
: "Je suis énamourée", qui répond bien à la question d'Oenone ; mais
aussi "l'amour est furieux". Or cette seconde affirmation comporte un
double décentrement. Un premier, moral, où la responsabilité de "Je suis
énamourée" est excusée par la fatalité de "L'amour est furieux".
Un autre, métaphysique, à savoir que "L'amour est fureur",
c'est-à-dire qu'il s'inscrit dans l'implication réciproque de la naissance et
de la mort, débordant les prises de l'individu, pour qui il est ainsi l'objet
d'aveu par excellence. L'aveu n'est-ce pas la reconnaissance que quelque chose
est mien, mais me possédant plus que je ne le possède ? On avoue son seigneur,
sa faute, ou justement son amour, dit Littré. "Je t'avoûray de tout",
dira Phèdre elle-même.
Oenone resserre alors le travail en deux syllabes : Pour qui
? Phèdre la suit d'un verbe transitif deux fois répété, dont le complément
devrait achever la délivrance : J'aime... J'aime... Mais le décentrement
se confirme d'autant. La prise de responsabilité inhérente à la première personne de J'aime
est aussitôt palliée par le recours à une proposition en deuxième personne : Tu
va ouïr, par laquelle, dans l'horreur presque mugissante du double hiatus a-ou-i,
l'aveu ne se situe plus à partir de Phèdre mais à partir d'Oenone. Surtout, J'aime
est à deux reprises propulsé puis barré par des points de suspension, ne
livrant pas le complément promis. Effet de rhétorique magnifiant ce que l'on
tait, tout en ménageant une nouvelle invocation de la fatalité : a ce nom
fatal. Mais en même temps effet puissamment physique, extrême de la clôture
dermique : le comble des horreurs, je tremble, je frissonne, allant
jusqu'à interrompre la transitivité verbale.
Oenone achève alors le travail en un monosyllabe : Qui ?
Phèdre désigne sans confusion possible Hippolyte, matière même de l'aveu : Tu
connois ce Fils de l'Amazone. Mais le décentrement continue. Tu connois
dispense Phèdre de la parole, qui était encore supposée par Tu va ouïr. En quoi la lecture rhétorique reconnaît un
subterfuge appelé par le caractère inexpiable de l'inceste : Phèdre est la
marâtre d'Hippolyte, fils de son époux Thésée, et selon la loi grecque elle ne
saurait être son amante. Mais la lecture littérale observe que Phèdre désigne
Hippolyte, sans mention de Thésée, comme ce Fils de l'Amazone, de la
sauvage Antiope ("Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc",
"C'est peu qu'avec son lait une Mère Amazone"). Et cela au moment où elle-même vient de se
remémorer qu'elle est la fille de Pasiphaé, qui fut un jour amante du taureau
blanc. Les origines de Phèdre et d'Hippolyte sont donc également sauvages. L'attirance
de Phèdre par Hippolyte, sans cesse associée aux "forests", c'est
leur commune sauvagerie manifestée. L'attraction par le pur lieu sauvage fut
même la toute première forme de l'aveu : "Dieux ! Que ne suis-je assise à
l'ombre des forests !"
Ainsi, les fureurs de l'amour de Phèdre sont vraiment la
consommation de l'origine et des égaremens de la Mere. Leur objet
ne saurait être qu'indirectement désigné à travers les démonstratifs : ce,
Ce, laudatifs et dépréciatifs, mais certainement apotropaïques. Dans Ce
Prince si long-temps par moy-même opprimé, où la lecture rhétorique
discerne la lueur d'une tendresse repentante, la lecture littérale retrouve
jusque dans l'objet d'amour, le fantasme de l'enfermement, opprimé, et
de sa durée indéfinie, si long-temps.
Enfin, le "fruit de tant de violence" étant apparu au
grand jour, du moins pour les témoins sinon pour Phèdre, il appartient à
Oenone, déjà nourrice, confidente, pleureuse et sage-femme, de le baptiser en
proclamant son nom. Elle le fait dans la seule forme à la mesure de cette
essence primitive : Hippoly/te ! Grands Dieux ! Trois pieds pour la
désignation : Hippolyte c'est celui qui délie et dompte les chevaux
sauvages, nom d'homme mais aussi d'un peuple, d'un état barbare de l'humanité,
comme celui d'Hippolyte, reine des Amazones chez Apollonius de Rhodes, et pour
autant fatal, a ce nom fatal, je tremble. Mais trois pieds aussi pour
que rayonne sa gloire : t-gr-d, e-ã-ieu, te Grands Dieux ! A ce point,
Phèdre acquiesce absolument, puisque sa réplique veut dire : il s'agit bien de
celui que tu désignes. Mais le décentrement est également complet. Le gallicisme
réduplicatif C'est toy (twè), éclatant en un cri sauvage dans la saute
rythmique d'Hippoly/te ! Grands Dieux !, 3+3, à C'est toy // qui l'as
nommé, 2+4, transforme l'enveloppement d'Oenone en une véritable
imputation.
Cet hémistiche est sans doute la tentative la plus profonde de
l'enfermement racinien. Le "fruit", qui par nature ferait sortir de
soi, y est ramené à une nomination, plutôt qu'à un acte. Le crime de Phèdre est
un nom sur des lèvres. Et cette nomination ne cherche pas à enclencher un fantasme
individuel sur la vie active, comme dans la séance freudienne. A la manière
junguienne, elle dresse plutôt un archétype, c'est-à-dire un principe si
général et néanmoins si proche qu'il est universel et innommable, seulement
musicalement dicible. Mais, même ainsi, la nomination n'est pas assumée par le
sujet. Les archétypes sont toujours déjà là proférés par autrui, ou plus
généralement par la société, la culture, la langue comme culture, dont ici
Oenone, nourrice, est l'instance prochaine.
Et c'est sans doute cette nomination archétypale, réalisable
seulement par un autre et par l'Autre, qui fait que partout les interlocuteurs raciniens
s'imbriquent si étroitement que leur dialogue a l'unité d'une partition
musicale, où ils tiennent une "voix". Ici, quatre répliques
impératives d'Oenone s'articulent voix par voix dans quatre répliques
énonciatives de Phèdre. Oenone opère en trois syllabes, puis deux, puis une : Aimez-vous
? Pour qui ? Qui ?, en une sémie de plus en plus directe et une phonie de
plus en plus haute : é-é-ou, ou-i, i, avant l'exclamation conclusive,
3+3, Hippoly/te ! Grands Dieux ! Les répliques de Phèdre utilisent tout
aussi sériellement les trois temps du verbe : le futur Tu va ouïr, le
présent Tu connois, le passé C'est toy / qui l'as nommé, selon
une durée à rebours où la clôture et la désappropriation se rendent
progressivement définitives.
* * *
OENONE
Juste Ciel ! / tout mon sang dans mes veines se glace,
O desespoir ! / O crime ! / O déplorable Race !
Voyage infortuné ! / Rivage malheureux ! /
Falloit-il approcher de tes bords dangereux !
PHEDRE
Mon mal vient de plus loin. / A peine au Fils d'Egée
Sous les lois de l'Hymen je m'estois engagée,
Mon repos, / mon bon-heur semblait estre affermi,
Athènes me montra mon superbe Ennemi.
L'aveu ayant eu lieu, dans un théâtre d'action il n'y aurait
plus qu'à se précipiter vers ses conséquences. Mais justement, l'aveu de Phèdre
n'a pas été un fait. Ni l'énonciation d'un fait. Mais un mouvement détourné,
décentré. Sa sortie provoque une nouvelle rentrée. Son aval désigne un amont : Mon
mal vient de plus loin.
Assurément, ni Phèdre ni Oenone ne sauraient remonter plus haut
vers l'origine que les égarements de la Mère et le nom du sauvage Hippolyte.
Seulement, selon le plaisir d'organe, les dilatations et contractions du spasme
majeur exigent une résolution. Selon le fantasme obstétrical, le
"fruit" découvre un arrière-faix, ces événements réels ou fantasmes
dont la germination secrète a conduit de l'Origine, métaphysique, à sa
protrusion avortée dans un nom.
Ainsi, tout continue, tout persévère dans l'être, bien qu'en un
écho assourdi. Les thèmes archétypaux : crime,
Race, Voyage, Rivage, Egée, Hymen, Athènes, Ennemi. L'espace clos : sang,
veines, glace, engagée. Le contour frôlé : ces bords dangereux où
déjà Ariane s'était emmêlée dans la mort. Le lointain temporel : A peine.
Le lointain spatial : Mon mal vient de plus loin. La désappropriation : Athènes
me montra. Et ces remontées événementielles, comme tout à l'heure les
remontées originelles, fusent dans des mètres plus larges. Chez Oenone : 3+9/
4+2+6/ 6+6/ 12. Et chez Phèdre, toujours acquiesçante : 6+6/ 12/ 3+9/ 12.
De la sorte, l'ensemble du texte depuis Quel fruit se
distribue en quatre moments alternativement lent-rapide-lent-rapide, répondant
à quatre espaces alternativement serré-large-serré-large, en quatre phases
répondant aux quatre moments du fantasme obstétrical. L'aller-retour mortifère
et libidinal du plaisir d'organe, ou de la naissance-mort, a gagné de la
microstructure du vers à la macrostructure de la scène et de l'acte. Ces
alternances engagent l'espace et le temps tout entiers en des tableaux
contrastés, qui ailleurs prendront la forme-nuit-jour-nuit-jour : "Elle
veut voir le jour", "Vous haïssez le jour que vous veniez chercher".
L'enfermement racinien ajoute donc aux personnages, figures, à l'effet de scène
figure, aux principes figures, la scène figure, en entendant toujours par ce
terme d'exégèse biblique la désignation d'un au-delà par un système de rapports
clos.
* * *
L'enfermement est si fondamental chez Racine qu'il explique
jusqu'aux mécanismes de sa création. Sa tragédie de Phèdre semble avoir été
écrite littéralement de l'intérieur de la tragédie d'Hippolyte d'Euripide. La
confrontation du texte ancien et du texte moderne, loin de trancher une banale
question de sources, établit entre eux des résonances qui dévoilent le premier
et parachèvent le second, en complétant son système d'échos.
Lisant Euripide, peut-être déjà comme élève à Port-Royal,
Racine y a vu Phèdre sur sa couche où on la transporte (v. 179-180), s'y
dressant (v. 198), s'y retournant (v. 203), le corps exténué (v. 274), les
articulations brisées (v. 199), parmi les boucles de ses cheveux blonds (v.
133-134), qu'elle veut encore répandre en flots sur son épaule (v. 202). Il y a
vu Oenone saisir sa main (v. 325), puis ses genoux (v. 326), jusqu'à ce que la
main se refuse (v. 333), puis s'abandonne (v. 335). Le Coryphée l'introduisit
dans le travail de la gésine, au dedans de cet organisme féminin que "se plaît
à hanter le funeste embarras des douleurs de la parturition" (v. 161-164).
Bien plus, la fin du choeur lui fit saisir la confession de Phèdre comme plus
qu'une confidence, comme un enfantement (v. 161-169) dans l'enveloppement
d'Oenone (v. 245 et 250), l'enveloppe étant aussi un fantasme euripidien (v.
192), Oenone non seulement "trophos", nourrice, mais "maia"
(v. 243 et 311), c'est-à-dire sage-femme, mère et grand-mère, source des
permissions indépendantes de la loi, comme un peu partout dans les mythes. Et,
au milieu de ce réenfantement, il y avait déjà le taureau blanc de Pasiphaé
(v. 337-338), Ariane de même sang (om-aïme)
(v. 339), Phèdre troisième du sang (tritè) fermant la boucle (v. 341).
Il entendit même (v. 352) : C'est de toi, non de moi que tu entends dire ce
nom.
Et, en contraste avec les moiteurs et les égarements de Phèdre,
appartenant au monde de Vénus, il suivit l'éclat et la course d'Hippolyte (v.
17-19), voué au monde de Diane (v. 15-16), et représentant l'autre fureur,
celle de la chasse, Thanatos aussi mortifère qu'Erôs. Les dispositions phoniques
du texte grec étaient décisives. Le dompteur de chevaux (v. 110-112) entrait à
chaque coup dans l'élan de trois temps vifs rompant en son début la suite
normale des iambes : Ippolu / tos a / gnou Pit / theôs / paideu / mata (v. 11).
Et tout cela dans un éloignement intangible, quasi spectral (v. 73-87).
Seulement, chez Euripide, c'est Aphrodite, déesse de la
continuité vitale, et Artémis, déesse de la chasse et de la pureté, qui mènent
leur guerre. Hippolyte porte l'enjeu de la tragédie : l'impossibilité pour
l'homme de choisir la pure lumière et la virginité contre les emmêlements
obscurs de l'amour. Phèdre, simple terrain d'un conflit qui lui est étranger,
n'avait qu'un rôle en début de pièce. Si Euripide coïncide pourtant si
intimement avec elle, c'est que pour lui
la lamentation humaine avait cessé d'être la reconnaissance des dieux, comme
chez Eschyle et Sophocle, et commençait à frémir de révolte.
Nous avons assez vu que, dans sa remémoration d'Euripide, le
parti de Racine était tout différent. Son édition de 1677 portait pour titre
Phèdre et Hippolyte. Celle de 1687 devait porter le titre plus décisif :
Phèdre. C'est le rôle de Phèdre que, selon l'abbé du Bos, Racine enseigna vers
par vers à la Champmeslé.
* * *
Resterait à déterminer le lien des deux couches du texte que
nous avons suivies. L'une, que nous avons dite rhétorique, anecdotique ou
psychologique, noue une intrigue à partir de caractères. L'autre, que nous
avons appelée littérale ou fantasmatique, se réalise par la phonie, le rythme,
la syntaxe, ainsi que par la sémie quand on la prend au mot. Comment concevoir
que le même effort créateur ait enfanté un discours poétique aussi dense en
même temps que les ressorts apparemment prosaïques de ce qui va bientôt devenir
le drame bourgeois ?
C'est que ces ressorts ne sont pas encore prosaïques, et dans
ce premier moment de leur découverte, causent une crainte révérencielle égale à
celle que la découverte du vide avait provoquée chez Pascal, ou celle de la
permanence des quantités de mouvement chez Descartes. Initiale, la science
exacte du XVIle siècle est encore initiatique. Si les personnages raciniens
restent en petit nombre, trois ou quatre, et mus par deux grandes forces
antagonistes seulement (Phèdre, marâtre et amante d'Hippolyte, Oenone
secourable mais d'"intentions serviles", dit la Préface), c'est que
la mécanique n'est plus celle, rectiligne, de Descartes et Corneille, mais une
autre en train d'être formalisée par Leibniz et Newton. Elle considère des déviations
imperceptibles résultant d'intervalles infimes, saisissables par un calcul
infinitésimal, captant dans les passages à l'infiniment petit du "triangle
caractéristique" non plus seulement la courbure régulière d'un arc de
cercle, comme chez Pascal, mais bien une courbe quelconque, si fuyante et si
retorse soit-elle.
Alors, toute action peut, comme au même moment dans les monades
leibniziennes, devenir ombrée et néanmoins déterministe, calculable et chaude,
lointaine et proche, et donc acclimater une dernière fois et pour un court
moment, avant le franc passage aux Lumières, tout le mystère, et en même temps
l'intelligence souveraine de la fatalité. Paradoxalement, plus l'intrigue
racinienne se perd dans le traquenard, le faux-fuyant, le radotage de la
galanterie, le détour et la brigue, plus elle désigne le Tout des rapports, et
pour autant, dans ce premier saisissement, leur Noeud. Ce calcul infinitésimal,
qui au siècle suivant donnera lieu aux fanfaronnades démiurgiques de Laplace,
propose ici la figure de la constriction, d'une clôture mentale et dermique qui
ne désigne son dépassement qu'en le montrant tragiquement impossible.
* * *
Une perception du monde si intriquée put sans doute se
réaliser, une fois assagie par l'âge et les cabales, dans l'Histoire, quand
Racine, devenu historiographe du Roi, accomplit au jour le jour sa rime
fastueuse : Histoire-Mémoire ; au même moment, il y eut le même glissement à
l'Histoire et à la Géographie culturelle chez Bossuet et Leibniz. Mais, dans
l'impétuosité de la jeunesse et du premier âge mûr il y fallut le théâtre, et
en particulier un théâtre du geste, où paroles et gestes, derme de la bouche et
de l'organisme entier, communiquent dans la même hystérie. Gestes gourds :
"Chargez d'un feu secret vos yeux s'appesantissent". Gestes liquides
et chauds, jusqu'aux larmes. Le vasculaire y prévaut sur le moteur, comme il
advient aussi au décor, où le corps se mire moins qu'il n'agrandit sa
physiologie, et dont le clair-obscur de lumières et de nuits achève
l'enveloppement du sujet et transfère sa responsabilité à l'environnement :
"il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes, Vont prendre la
parole." En tout cas, gestes contenus, et par là introduisant l'esthétisme,
c'est-à-dire la retenue devenue thème, expérience et valeur.
Racine semble avoir parfaitement perçu cette structure de son
théâtre. "Il m'a plusieurs fois conté, écrit Valincourt à d'Olivet, que
pendant qu'il faisoit sa tragédie de Mithridate, il alloit tous les matins aux
Tuileries où travailloient toutes sortes d'ouvriers et que récitant ses vers à
haute voix, sans s'apercevoir seulement qu'il y eût personne dans le jardin,
tout à coup il s'y trouva environné de tous les ouvriers. Ils avoient quitté le
travail pour le suivre, le prenant pour un homme qui par désespoir alloit se
jeter dans le bassin..." Voilà tout. L'enveloppement, la fureur, le milieu
liquide, la voix résumant la gesticulation et portée par elle, l'absorption, le
goût de la remémoration : "il m'a plusieurs fois conté".
* * *
Par là se conclut le classicisme, c'est-à-dire l'ensemble des
figures de l'âme comme mouvement de l'esprit. Ce moment de formalisme concret
avait d'abord été mental dans le retrait de Malherbe, dans la négation
confirmante de Descartes, dans l'étonnement réciproque des héros cornéliens. Il
s'était rapproché du corps chez Pascal par l'insistance du souffle, chez
Molière par la turbulence des discours, chez Bossuet par la sexualité conjonctive
jusqu'à l'Histoire universelle. Racine achève le cycle avec un corps si près de
soi qu'il est toujours en train de naître, de mourir et d'avouer. Au point que
l'espace, le temps, le proche, le lointain, même les dispositions de la cérémonie
sociale, au lieu de lui fournir un cadre, sont eux-mêmes hystériquement compris
dans sa compression.
Si donc la tragédie racinienne demeure sans ambiguïté dans la
visée classique par son allégation de la transcendance, cette dernière y est
invoquée paradoxalement à partir de son contraire. Elle est richement ou perversement
figurée par l'immanence allant jusqu'à l'étouffement. Après il n'y aura plus
place que pour l'immanence nue, celle de La Bruyère, ou pour rester dans le
cadre de la littérature extrême, celle de Montesquieu, de Diderot, de Rousseau.
Par cette façon de découvrir ce qu'il y a avait de plus neuf à l'époque,
c'est-à-dire le corps viscéral, au service de ce qui avait fait son temps,
c'est-à-dire l'âme comme mouvement spirituel, Racine crée un suspens où les contraires
s'arrêtent et s'exaltent : immanence médusée par la transcendance,
transcendance exaspérée par l'immanence.
D'où, chez le disciple de Port-Royal, à la fois l'amour et la
haine à l'égard de ses maîtres. Chez ses exégètes, la matière à des
supputations contradictoires et toutes pertinentes. Enfin, aux yeux de
l'historien, l'annonce d'une rupture culturelle d'une violence extrême, celle
qu'a si bien marquée Paul Hazard dans la Crise de la Conscience européenne.
Alors que la musique se donnera encore quelques années pour
égaler les stratifications du vers racinien dans l'Art de toucher le clavecin
de François Couperin et dans les Leçons de ténèbres de Michel Richard
Delalande, comme aussi pour déployer l'oratorio d'Athalie dans les Passions de
Bach et le Messie de Haendel ; alors que la peinture attendra Watteau pour
connaître ces frémissements et ce soufre ; le geste et la parole de théâtre,
après avoir fourni la dernière et la plus complète Figure, vont se retrouver,
du jour au lendemain, et par leur paroxysme même, simple et laïque comportement.
Henri Van Lier