- Juftice force -
Jl eft Jufte que Ce qui e/t Jufte foit fuiuy, Jl eft neceffaire que Ce qui eft le plus ton foit fuiui
[Si la Juftice \Jl co] (4).
La Juftice fans la force eft Jmpuiffante, La force fans la Juftice eft tirannique
La Juftice fans force eft contreditte [par les] parcequ Jl y a toujours des mefchants la force fans la Juftice eft accufeé. Jl faut donc mettre enfemble
la Juftice Et la force, Et pour cela taire que ce ui eft Jufte foit fort ou que
Ce qui eft fort foit Jufte, [mais la Juftice]
La Juftice eft fujette a difpute, La force eft très reconnoiffable Et lans difpute, ainfy on n'a pu donner la force a la Juftice, parce que la force a contredit la Juftice, Et a dit qu elle eftoit Jnjufte Et a dit que c eftoit elle
qui eftoit Jufte.
Et ainfy ne(5)
pouuant faire [croire a tout l] que ce qui eft Jufte fuft fort on a fait que Ce
qui eft fort fuft Jufte.
* * *
II est Juste / que Ce qui est Juste / soit suiuy,
// II est necessaire / que Ce qui est le plus fort / soit suiui
///
"Midi le juste", écrira Valéry. Sans doute était-il
sensible, dans "juste", à la délimitation verticale provoquée par
l'avancée haute j-u et par la tenue s débouchant sur le couperet
également haut d'un t. Pascal exploite à fond cette tension impitoyable.
Il énonce Juste deux fois en position tonique, ce qui exalte sa phonie,
mais aussi à la finale des membres, ce qui accroît le tranchant : II est
Juste / que Ce qui est Juste. Ce tranchant est accusé par l'élargissement
rythmique de 3 à 5 pieds. Et l'artifice de la proposition de modalité, II
est Juste que, à la place d'un simple "II faut que", confirme que
le juste est juste, rien de moins, rien de plus.
Assurément, soit suiuy nous fait sortir de la tautologie
que le juste est juste, mais c'est pour resserrer le champ clos. Il y est
question de suivre, d'obéir ; Pascal ne répugne nullement à l'obéissance même
aveugle, "en prenant de l'eau bénite". Le mètre se réduit de nouveau
à trois pieds, en sorte que toute la proposition part puis revient : 3+5+3. Et
avec l'acuité de deux i parmi les tenues s-w-v, le passif soit
suiuy, swè-swi-vi, conclut ce que la phonie de Juste a de définitif.
La seconde phrase, où entre en scène la force, contraste avec
cette clôture. Elle commence par élargir la mesure, et ses deux premiers
membres contiennent cinq et sept pieds. De même, les ouvertures de nécessaire, é(è)-è-è,
et de fort respirent après l'exactitude étroite de Juste. Et la proposition
de modalité ne recouvre plus identiquement ce qu'elle commande. De Ce qui
est Juste on disait seulement II est Juste que. De Ce qui est
fort on dit II est nécessaire que. D'autre part, si Juste
s'emploie frugalement au positif, parce qu'il désigne une qualité qui n'a pas
de degrés, fort admet un comparatif et un superlatif, et c'est sous sa
forme superlative, le plus fort, seul cas où il puisse se mesurer avec
l'intransigeance de Juste, qu'il fait son entrée. Enfin, l'obéissance au
Juste est une question de droit, l'obéissance au fort est une
question de fait. Elle n'en est que plus brutale, et Pascal la dit necessaire,
d'une nécessité pratique, à la manière de Hobbes (Descartes appliquait plutôt
le mot à la nécessité absolue ou métaphysique). Tout indique donc entre le fort
et le Juste la disparité la plus profonde.
Et pourtant il règne entre eux des équivalences. Il y a la
répétition littérale, et en même position de soit suiuy. La disposition
syntaxique est visiblement identique. Le schéma rythmique de la seconde
proposition, 5+7+3, est une transformation régulière de celui de la première, 3+5+3.
Ainsi, malgré le ton abrupt, les deux affirmations ne forment pas deux
événements suffisants, comme il advient dans les saillies de Montaigne et de
Descartes. Elles sont séparées l'une de l'autre par un vide, et en même temps
elles se tiennent par-dessus lui.
Bien plus, une culbute a lieu en chacune d'elles. Les accents
très marqués ust-ust-uy invitent à dire les cinq pieds de que Ce qui
est Juste dans le même laps de temps que les trois pieds d'il est Juste et
de soit suiuy, créant un effet de toboggan. Et, cette mesure une fois
établie, la coupe 5+7+3 d'il est nécessaire / que Ce qui est le plus fort /
soit suiui reproduit le même phénomène, accéléré.
Ainsi, la rime interne, comportant toute une panoplie de
symétries sonores, rythmiques, syntaxiques, sémiques, modales, n'est pas
seulement un procédé au service d'une idée particulière à transmettre, en l'occurrence
d'une opposition. Elle intervient pour faire sentir le contraste des
Contraires, Juste et fort, mais tout autant dans l'énoncé de
chacun d'eux pris à part. En d'autres mots, c'est un parti d'existence plutôt
que le simple procédé pédagogique qu'elle avait été dans le didactisme de Guez
de Balzac. Chez saint Augustin, où elle était également existentielle, elle
poursuivait la sensation absolue, simultanément visuelle, auditive, tactile,
gustative, olfactive. Ici, s'inscrivant dans le formalisme concret du
classicisme, elle a pour fonction de multiplier le vertige d'un intervalle
qu'elle creuse et en même temps permet de franchir d'un saut instantané.
* * *
La Justice/sans la force/est Impuissante.
// La force/sans la Justice/est tirannlque
///
Sans transition, nous passons de Ce qui est Juste et de Ce
qui est le plus fort, réalités particulières, à La Justice et à La
force, qualités universelles. Celles-ci ont maintenant en commun plus que
le lien extérieur soit suiui. C'est intrinsèquement que la Justice
seule manque de force, est Impuissante, tandis que la force seule
manque de justice, et donc n'a pas de frein, est tirannique.
L'intervalle cette fois est survolé d'un coup d'aile large. Justice
et force ont une ampleur phonique que n'avaient pas Juste et fort,
et toute la phrase se soutient dans la persistance de neuf a fortement tenus.
Le rythme s'orchestre en deux décasyllabes réguliers, 6 (3+3) +4 et 6 (2+4) +4
: La Justice/sans la force / est Impuissante// La force / sans la Justice /
est tirannique. Les finales est Impuissante et est tirannique
ont même nombre, même syntaxe, et disposent les nasales en symétrie inversée : in-i-a,
Impuissante, et i-a(a)-i, tirannique. Le est tirannique
fulgure d'autant mieux grâce à ses deux i et parce qu'il est le seul
membre de la phrase à ne pas contenir de s. Ressemblances et
dissemblances continuent à cohabiter violemment.
On pouvait le deviner dès la première phrase, mais maintenant
c'est chose claire, ce texte s'écrira en versets, comme d'autres textes
pascaliens fondamentaux : le Mémorial, le Mystère de Jésus, les Trois Ordres.
Le verset, selon Claudel, est le vers primordial, qui énonce "une idée
isolée par du blanc". Il était prédestiné à porter, dans la Bible, la parole
de Dieu, le chant de David, l'apophtegme de l'Ecclésiaste. Il ne détonne donc
pas dans une page où s'affrontent le Juste et le fort, mais aussi
la Justice, "cette pointe si subtile que nos instruments sont trop
mousses pour y toucher exactement", et la force, telle que Hobbes
vient de la placer au principe de la vie et de l'ordre social.
Mais le verset est aussi appelé par la rime interne, dont il
rassemble les résonances et les béances, et il contribue à en fermer le champ
clos. Bien plus, il oblige à franchir d'une phrase à l'autre le même vide qui
est constamment franchi à l'intérieur de chacune. Les corrections que porte le
manuscrit sont claires à cet égard. Pascal commence par enchaîner : "Si la
Justice". Mais il biffe aussitôt. La conjonction hypothétique
"Si" doit lui paraître trop liante, trop syntactique, ainsi mise en
tête. C'est sans doute pourquoi ailleurs, quand il y recourt, il la place
volontiers en incidente : "Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus
court..." Cette fois il barre carrément "Si la Justice", et
recommence par La Justice sans la force, qui supprime le lien
syntactique, et de surcroît crée la rime interne du second verset avec le
premier.
Le verset est également, selon Claudel, le moyen de privilégier
la respiration. Or seule celle-ci peut réaliser l'unité vertigineuse des
contraires. Ni la vue, ni l'ouïe, et moins encore le tact et l'odorat ne
sauraient opérer ces positions et négations simultanées de l'intervalle autant
que les mesures et les altérations du souffle. Dans ces deux versets c'est
partout la même prise d'air haute, nullement abdominale, travaillant en un
halètement.
Le souffle est d'autant plus haletant que l'intervalle qui sépare
La Justice et La force n'est pas seulement celui de deux
grandeurs, ni même de deux qualités générales. Il engage un ordre de réalités
contingentes, déjà signalé par l'acception pragmatique de
"nécessaire" dans le premier verset, et qui va se préciser maintenant.
* * *
La Justice / sans force / est contreditte
//
parcequ Il y a toujours des meschants
///
la force / sans la Justice / est accusée.
///
II faut donc mettre ensemble / la Justice Et la force,
///
Et pour cela / faire que ce qui est Juste / soit fort
//
ou //
que Ce qui est fort soit Juste,
En effet, avec ce troisième verset, la béance concerne l'ordre
des choses humaines, la société vivante, l'histoire. Pascal n'écrit plus
"La Justice sans la force", mais La Justice sans force, ce qui
frôle la personnification. Les adjectifs attributs accusée et contreditte
désignent des actions et passions nettement morales, alors
qu'"Impuissante" et "tirannique" pouvaient se comprendre
partiellement dans l'ordre physique. Les accusations et contradictions dont il
s'agit sont des faits contingents, qu'il faut une observation contingente pour
remarquer, et dont la cause est également contingente. Le manuscrit montre que
la tournure "par les meschants", plus intemporelle, a été remplacée par
la proposition causale parcequ II y a toujours des meschants, plus franchement
événementielle.
En même temps, la respiration se transforme. Assurément, la
phonie continue d'abord ses symétries de toutes sortes : La Justice sans, la
force sans, de même que contreditte fait écho à "tirannique",
et le rythme poursuit son toboggan, 5+4 ou 3+2+4, dans La Justice sans force
/ est contreditte. Mais le ton vire avec parcequ II y a toujours des
meschants. C'est une première justification, fatalement fragile, après cinq
affirmations tranchées. La finale schants a une sonorité terne après les
éclats qui précèdent. Le rythme s'élargit, s'alanguit en huit à dix syllabes
dites uniformément. En tout cas, une vraie lassitude s'exprime à partir de la
force / sans la Justice / est accusée. Après la personnification
saisissante de "La Justice sans force", c'est un retour à une formule
déjà usée. Dans la même démission, le rythme répète sans innovation le
décasyllabe, 6 (2+4) +4, qui concluait le verset antérieur. La phonie descend
nettement de force à Justice et de Justice à accusée.
Après le premier classicisme, tout en survol, élasticité, élan,
Pascal introduit le second, plus résigné, d'une pratique moins lointaine : ses
carrosses à cinq sols, sa machine arithmétique, son efficacité polémique, sa machine
à convertir des Pensées. On sent bien que l'écart du juste et du fort ne pourra
pas se résoudre dans l'ordre de la connaissance pure, même fortifiée par la
science et la mathématique nouvelles ; on le surmontera donc par l'agir. Un
agir sans ambition trop entière, et même modeste : II faut donc mettre
ensemble / la Justice Et la force. C'est peu de simplement mettre
ensemble deux choses, après le projet de rigueur métaphysique, mathématique et
physique, qui avait animé Descartes, et peut-être le jeune Pascal. En
conséquence, la phonie se calme, et le rythme se distribue selon un alexandrin
prosaïque, 6+6. (Un conseil également
modéré est prodigué ailleurs dans une coupe aussi régulière, 4+4 :
"Travaillons donc / à bien penser").
Toutefois, le tragique n'est pas évacué. Car ce sont des
contraires, justice et force, qu'il faut mettre ensemble, ce qui revient
à les convertir l'un dans l'autre. La physique et la mathématique pascaliennes
connaissaient des renversements violents, dans les jeux du petit et du grand,
et des deux infinis. Mais, dans le cas de la justice et de la force, la
conversion est non seulement quantitative et spéculative mais qualitative et
existentielle : II faut faire, et pas seulement penser et dire.
L'inversion est aussi morale. Ainsi ou bien le droit tiendrait lieu de force,
ou bien la force tiendrait lieu de droit. Or le seul fait d'envisager pareille
hypothèse ébranle ce que le christianisme et le rationalisme mystique du
premier classicisme avaient conçu comme étant le vrai et le bien. On comprend
qu'Arnauld ait supprimé ce texte dans l'édition des Pensées dite de Port-Royal.
L'alternative monstrueuse est dénoncée par le rythme et la
phonie: les deux possibilités, que ce qui est Juste / soit fort et que
Ce qui est fort / soit Juste provoquent chacune le même rabattement
violent, 5+2, 5+2. Et deux mots se détachent puissamment, deux monosyllabes.
D'abord, faire, isolé par la rémission phonique de Et pour cela,
par la symétrie liant que-que, par l'écho que lui fait fort. Puis, ou.
Or ce sont là les deux termes où s'expriment les deux traumatismes liés à la
contingence des événements du monde. Le premier étant qu'il faut faire que
l'opposé devienne son contraire. Le second, que sur le pivot de la conjonction
disjonctive ou, la justice puisse se muer en force, et qu'en retour la
force puisse se muer en justice.
Bref, si le premier verset de ce texte liait des extrêmes
séparés par un vide infranchissable, si le second a généralisé leur liaison et
leur distance en considérant leur nature, le troisième déploie la monstruosité
de la conversion de l'un dans l'autre. Selon l'ordre des cinq actes de la tragédie,
nous attendons que le quatrième nous fasse assister à la catastrophe, avant que
le cinquième fournisse la résolution.
* * *
La Justice / est sujette / a dispute,
///
La/for/ce est/ très/ re/connoissable / Et sans dispute,
///
ainsy on n'a pu donner la force a la Justice,
//
parce que la force a contredit la Justice,
//
Et a dit qu'elle estoit Injuste,
//
Et a dit / que c estoit elle / qui estoit Juste.
Notons toujours le parti d'écrire en versets. Entraîné par le
caractère plus prosaïque de l'acte précédent, Pascal enchaîne d'abord sans
aller à la ligne : "mais la Justice". Il se reprend, ouvre un alinéa
et rétablit la symétrie : La Justice est sujette a dispute, /// La force est très reconnoissable Et
sans dispute. Nous retrouvons les autres artifices qui lui sont chers.
D'abord la rime interne de sans dispute avec sujette a dispute.
Puis l'élargissement respiratoire de la seconde proposition, par l'adjonction
de très reconnoissable Et.
Cependant, les similitudes n'offrent cette fois qu'un canevas,
et l'équilibre est vraiment rompu. La Justice, déjà disgraciée par la
sémie de sujette et de dispute, se prend à tourner rythmiquement
sur elle-même dans trois mètres ternaires, 3+3+3, et sans éclat phonique : La
Justice / est sujette / a dispute. Par contre, La force s'avance
avec la sécurité sémique de sans dispute et de très reconnoissable, dans
la pompe d'un mètre de huit pieds, presque coupés 4+4, et d'abord détachés
syllabe par syllabe par la suite insistante f-r-r-r, la/for/ce est/ très/
re/connoissable, avant le rabattement impérieux des quatre temps vifs d'Et
sans dispute, exploitant les écarts é-an / i-u parmi la suite s-d-sp-t.
Et de conclure que les jeux sont faits : ainsy on n'a pu
donner la force a la Justice. La majeure du syllogisme permettant d'aboutir
à cette conclusion, à savoir que ce qui n'est pas reconnaissable est sans
force, n'est pas formulée ici. Elle est suffisamment présente dans le mouvement
général de la pensée. Et du reste Pascal l'a clairement développée ailleurs :
"Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à l'autre ? Le moins
habile ? Mais je suis aussi habile que lui ; il faudra se battre sur cela. Il a
quatre laquais, et je n'en ai qu'un : cela est visible ; il n'y a qu'à compter
; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix
par ce moyen ; ce qui est le plus grand des biens." Ainsi nous sommes
passés de la conversion de la force en justice,"ou" de la justice en
force, au privilège de la force. Dans l'économie de la tragédie, nous sommes
bien au quatrième acte, celui de la catastrophe, ici de l'ordre social.
L'argumentation est déjà si complète que le parce que
qui suit, au lieu de la fonder, nous en apporte plutôt, selon la rhétorique
tragique des relais pascaliens, un nouveau degré, lui-même articulé en trois
sous-degrés : parce que la force a contredit la Justice,/ Et a dit qu elle
estoit Injuste,/ Et a dit que c estoit elle / qui estoit Juste. Ainsi, la
force ne se contente pas d'évacuer la justice en se substituant physiquement à
elle. Elle tient elle-même le discours de la justice, l'accuse d'être injuste,
se proclame juste, et cela dans l'aplomb de la formule désignative que c estoit
elle qui estoit Juste. Dans cette inversion parfaite, on ne s'étonnera pas
que ce soit maintenant au tour de la force d'être personnifiée, comme
plus haut la Justice, et de régir les verbes d'action personnelle : a
contredit, Et a dit, Et a dit.
Le rythme témoigne de l'emballement. Si l'on excepte ainsy,
qui se compte à part, le mouvement s'élargit en trois longs mètres non encore
utilisés de onze pieds, disposés 11+11+8+11, s'il est vrai que la vitesse de
l'ensemble pousse à lire parc(e)que. Le rabattement final demeure néanmoins
assuré du fait que le dernier mètre de onze pieds contient secrètement la
distribution 3+4+4, quasiment hoquetante après des mètres plus larges : Et a
dit / que c estoit elle / qui estoit Juste.
Le survoltage est tel qu'on sent bien qu'il s'agit de quelque
chose de plus émouvant, de plus intimement personnel que la lutte séculaire et
structurelle des justes et des forts, où ces derniers l'emportent. Et en effet,
derrière le chemin de croix de la Justice bafouée par la force,
les pratiquants de la Bible que sont Pascal et ses lecteurs devaient entrevoir
en figure (toute une section des Pensées est consacrée aux figures) une autre
Passion, celle du Juste par excellence, bafoué lui aussi par la force, ou ce
qui revient au même, nous venons de l'apprendre, par la fausse justice :
"La fausse Justice de Pilate ne sert qu'à faire souffrir Jésus."
Ainsi ce quatrième verset entreprend de suivre jusqu'au bout,
en un mélange de fureur et de tendresse, l'abaissement de l'un des contraires.
Comme il convenait à la catastrophe de la tragédie, il est le premier à être
dissymétrique, à laisser la balance s'emporter d'un côté irrémédiablement, et
donc à chercher en avant son point de repos, sa résolution.
* * *
Et ainsy / ne pouuant faire / que ce qui est Juste / fust tort
//
on a fait / que Ce qui est fort / fust Juste.
Et ainsy ouvre le cinquième et dernier acte. Il reprend
1'ainsy qui dans le verset précédent avait marqué la fatalité du destin
de l'ordre social, et le gonfle de cet Et qu'affectionné Pascal, parce
qu'il souligne ses homothéties et ponctue ses reprises de souffle.
Les trois syllabes terminales fort fust Juste multiplient
la rime intérieure en tous sens. Par deux u entre les trois tenues f-j-s.
Par le f initial de fust réitérant ceux de fust fort et fort.
Par le chiasme fust fort, fort fust. En même temps, la profonde chute
phonique de fort à Juste confirme fust Juste dans le rôle
d'accord de résolution, espéré depuis les notes d'attaque du premier verset, II
est Juste que, dont l'attente a été renouvelée à la fin des versets
troisième, soit Juste, et quatrième, estoit Juste.
Le rythme opère la même rémission en alignant ses membres dans
la suite 3+4+5+2 et 3+5+2, en deux élargissements rabattus chacun sur deux
temps secs, et dont le second resserre le premier, accentuant la fermeture de fust
fort à fust Juste.
Quant à la sémie, elle achève le passage du présent, mobile,
des trois premiers versets au passé, définitif, amorcé au verset qui précède.
Elle passe aussi d'une négation, où se rassemble la dissymétrie catastrophique
du quatrième acte, à une affirmation, qui en fournit le repos : ne pouuant
faire que... on a fait que ; et cela à propos de ce verbe faire déjà
fortement détaché plus haut, et qui rend la conclusion à la fois théorique et
pratique. Tout se boucle de partout. Le participe ne pouuant est le
strict répondant de l'adjectif impuissante au second verset ; et les
propositions que ce qui est Juste fust fort et que ce qui est fort
fust Juste mettent au passé, mais rigoureusement dans les mêmes termes, les
propositions du troisième verset qui en avaient déployé la contradiction.
Modes et temps du verbe achèvent également leur système. Après
l'indicatif présent, imparfait, passé simple, passé composé, après le
subjonctif présent, tous amenés en des gradations mesurées et patentes, nous
débouchons enfin sur le subjonctif imparfait, fust fort, fust Juste,
emploi le plus subtil de la conjugaison, et qui pour autant procure ici le
sfumato qu'appelle l'affirmation monstrueuse que la force, dans l'ordre de la
contingence historique, tient lieu de droit. A toutes ces résolutions
stylistiques est en même temps sous-jacente une résolution sociologique et
philosophique. L'écrasement de la justice par la force engendre la paix.
"Grandeur de l'homme d'avoir tiré de la concupiscence un si bel
ordre."
Pourtant, s'il y a résolution, au sens musical du terme, il n'y
a pas de solution, et la tragédie pascalienne ne se termine pas davantage que
la tragédie cornélienne. Pour le fond et pour le ton, la justice et la force
restent éternellement antagonistes, et leur distance demeure infranchissable.
La dernière correction est symptomatique à cet égard. Pascal commence à écrire
: Et ainsy ne pouuant faire croire a tout l. Car c'est bien de la
croyance de tout l(e monde) qu'il s'agit en ce cas, et c'est parce que
la justice échoue à être très reconnaissable et sans dispute qu'elle est disqualifiée
comme fondement de l'ordre social. Mais Pascal barre croire atoul l, et
le texte retrouve ses symétries habituelles : Et ainsy / ne pouuant faire /
que ce qui est Juste / fust fort //
on a fait que Ce qui est fort / fust Juste. Le philosophe sacrifie donc une
explication importante au profit de l'écrivain. A moins que l'écrivain soit en l'occurrence
le vrai philosophe.
C'est qu'il importe sans doute à toute cette démarche que la
béance irrémédiable entre les deux ordres de la force et de la justice en désigne,
ou plus exactement en invoque un troisième, celui qui s'est profilé en figure
quand, derrière la passion de la Justice, fut évoquée la passion du Juste. Et,
on le sait, le troisième ordre pascalien ne veut pas réconcilier ce qu'il
transcende, et dont il ne dispense pas. A son tour il recreuse l'intervalle qu'il franchit : "La distance
infinie des corps (à quoi appartient la force) aux esprits (à quoi appartient
la justice) figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la
charité, car elle est surnaturelle." Soulignons à nouveau figure, ici sous
forme verbale. Les figuratifs, comme
Pascal les appelle, à condition de ne pas être "trop grands", sont
sans doute avec "faire que" le moyen propre à franchir les vides sans
cesse déplacés et approfondis.
* * *
Ainsi toute l'existence pascalienne tient en une succession de
sauts, de franchissements, qu'on peut appeler "conversions", ou
"renversements continuels du pour au contre". Le graphologue croit
les dépister dans les majuscules vertigineuses des I, J, C, U initiaux,
exploitant les libertés du graphisme de l'époque. Le mécanologue note que
l'artifice principal de la machine arithmétique est le "sautoir".
Surtout, le physicien et le mathématicien remarquent que, pour cette vue,
l'univers n'est plus continu, comme l'estimait Descartes, mais implique de
vrais vides, ainsi que le vérifiaient les expériences de la tour Saint-Jacques
ou de Puy-de-Dôme.
Le vide, dans la stupeur de cette première rencontre sensible
au milieu du XVIIe siècle, dut apparaître vertigineux. Pascal, sans doute préparé
par une situation personnelle (âpreté montagnarde, maladie, accident) et sociale
(lendemain de la Fronde, contradictions de la noblesse de robe favorisant le
jansénisme) va traquer la béance par l'expérimentation, vraie et supposée, mais
aussi il l'imagine, il se la "figure", il se la représente et s'en
effraye en cent visages par des relais qui la balisent, la rendent sensible, vers
1'infiniment grand et vers l'infiniment petit : "Un point au prix du Vaste
tour... Et que ce Vaste tour luy mesme... que l'Imagination passe outre... Que
l'homme estant revenu... la Terre, les Royaumes, les Villes... des Venes dans
ses Jambes Du sang dans ses Venes des humeurs dans ce sang... la dedans Un abisme
nouveau..."
Néanmoins, par la balise et le relais, la béance, en même temps
qu'elle se creuse, se calcule, et devient très exactement l'intervalle. Et cela
donne, à côté des a fortiori gigognes des Provinciales et des Pensées, les
contributions au calcul infinitésimal (ces intervalles infiniment petits à la
fois franchis et non franchis), au calcul des probabilités (cet apprivoisement
des écarts déroutants du hasard par la "règle des partis"), à une vue
plus claire de la récurrence. Cependant ce type d'attention pathétique a ses
bornes, parce qu'il ne saurait guère envisager l'abstraction décidée qui sera
celle de Newton et Leibniz, trente ans plus tard. Fidèle au formalisme concret
du classicisme, la saisie pas-calienne se confie spontanément à la Géométrie au
détriment de l'Analyse.
En tout cas, les renversements incessants par-dessus les
béances disposent partout des "ordres" en "gradation", si
"différents de genre", ayant si bien leur logique propre, leurs
perceptions, leurs sentiments, qu'ils obligent sans cesse à des efforts de la
base au sommet mais aussi, équivalemment, du sommet à la base, en des
conversions et reconversions perpétuelles. Sans rien délaisser. Ni
l'arithmétique, qui elle-même a ses "ordres" : nombres triangulaires,
pyramidaux, etc. Ni la géométrie. Ni la physique, en particulier des fluides.
Ni la technologie. Ni la sociologie. Ni la politique. Ni la mystique. Ni
l'exégèse biblique. Ni les diverses méthodes que sont l'esprit de finesse, de
justesse, de géométrie.
En fin de compte, rien ne communique vraiment, sinon par et
dans le "coeur". Le coeur est le foyer de perception du
"sensible", c'est-à-dire du lien mystérieux, "figuratif",
qui unit les incommunicables, les séries séparées par un intervalle
"infini". De même, il sent les principes premiers : "C'est le
coeur qui sent les principes de la géométrie", "Dieu sensible au
coeur". Si le Dieu de Pascal est "caché", c'est moins parce
qu'il est voilé, comme sera celui de Racine et de Rembrandt, que parce qu'il
est déroutant, supposant la "Clef du Chifre". Et, tandis que l'inquiétude
sensuelle du coeur augustinien finit par jouir d'un certain repos (donec
requiescat in te), celle, "sensible", du coeur pascalien est acculée
à l'insomnie d'une agonie permanente : "Jésus sera en agonie jusqu'à la
fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là."
* * *
Mais alors le style est absolument privilégié. Et l'on comprend
toujours mieux avec quelle exigence impérative l'exactitude philosophique et
sociologique d'Et ainsy ne pouuant faire croire a tout l(e monde) devait
céder, dans notre texte, à l'ellipse d'Et ainsy ne pouuant faire que ce qui.
Parmi les conversions en tous genres, et du pour au contre, le style est la
conversion même, et Brunschvicg a obéi à sa familiarité des Pensées en plaçant
les réflexions sur le style en tête de son classement. Le souffle, le rythme,
les rimes internes, le funambulisme langagier - toutes les corrections sont
instantanées, sans reprise différée - constituent le vrai "pari", la
vraie "eau bénite", l'expérience quotidienne des passivités et des
activités de la grâce, méditée par Augustin et l'Augustinus.
La tragédie ainsi mise en train devait être écrite plutôt que
parlée. Elle est trop fulgurante dans ses retournements, et son vertige
franchit des espaces trop larges, pour tenir sur les tréteaux d'un théâtre et
s'incarner dans le corps et la voix d'un acteur, comme chez Corneille. Il lui
faut les intervalles indéfinis du graphisme, l'aire close et discontinue du
livre, et plus particulièrement celle de fragments, griffonnés après le feu
d'un entretien ou dans le silence nocturne de l'insomnie, comme le suggèrent
les études paléographiques de Brunet. Déflagrations de l'intelligible et du mystère.
Et c'est sans doute la même pratique qui s'épure dans la parole intérieure,
devenue balbutiement, puis pur souffle, de la prière, où rayonne non une idée
ou un principe transcendant comme le Dieu "des philosophes et des
savants", mais "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob", et
plus proche, la personne quasi tangible où se totalisent tous les intervalles
de la grandeur et de l'abaissement, de l'éloquence et du silence, Jésus. Jésus
comme expérience la plus aiguë, comme le pari le plus risqué, du formalisme
concret du XVIle siècle.
Le saut incessant du pour au contre, nouvelle définition de
l'âme comme mouvement de l'esprit, Pascal lui-même en a clairement thématisé le
fantasme dans le fragment connu "On ne montre pas sa grandeur pour être à
une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux.
Mais peut-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre
de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le
tison de feu".
La "renonciation totale et douce" où aboutit le Mémorial,
et où il est question de s'abandonner dans la ponctualité irradiante du
monosyllable "Feu", puis du monosyllabe "Joie", ne conclut
rien. Le Mémorial a beau avoir été porté dans la couture du pourpoint, à même
le corps, à même le souffle, jusqu'à la mort, il est daté et irréversible :
"L'an de grâce 1654, Lundi, 23 novembre, ...Depuis environ dix heures et
demie du soir jusques environ minuit et demi". Ce court moment au-delà du
style et de l'agonie ne conclut pas. Au contraire, il déclenche et soutient
huit années de style et d'agonie, et aussi de visites aux pauvres, où il figure
comme un retournement parmi les autres. Privilégié seulement parce qu'au fil des
"contrariétés" il est l'instant qui sans cesse abolit les séries pour
les relancer.
Henri Van Lier