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Texte de l'auteur (14 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - LINGUISTIQUE
 
LITTERATURE EXTRÊME
 
 
 
MOLIÈRE ou le Match des Discours
 
 

SGANARELLE : ... mais encore faut-il croire quelque chose (dans le monde), qu'est-ce (donc) que vous croyez ?

DOM JUAN : Ce que je croy ?

SGANARELLE : Oüy.

DOM JUAN : Je croy que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

SGANARELLE : La belle croyance (et les beaux articles de foi) que voila ; vostre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmetique ; il faut avoüer qu'il se met d'étranges folies dans la teste des hommes, et que pour avoir estudié on en est bien moins sage le plus souvent ; pour moy, Monsieur, je n'ay point estudié comme vous, Dieu mercy, et personne ne sçauroit se vanter de m'avoir jamais rien appris, mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je voy les choses mieux que tous les livres, et je comprens fort bien que ce monde, que nous voyons, n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuict. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce Ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est basty de luy-mesme ; vous voilà vous par exemple, vous estes là ; est-ce que vous vous estes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que vostre pere ait engrossé vostre mere pour vous faire ? pouvez-vous voir toutes les inventions, dont la machine de l'homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est ageancé l'un dans l'autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces arteres, ces... ce poumon, ce coeur, ce foye, et tous ces autres ingrediens qui sont là et qui... oh dame, interrompez-moy donc si vous voulez, je ne sçaurois disputer si l'on ne m'interrompt, vous vous taisez exprés, et me laissez parler par belle malice.

DOM JUAN : J'attends que ton raisonnement soit finy.

SGANARELLE : Mon Raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme quoy que vous puissiez dire, que tous les sçavans ne sçauroient expliquer ; cela n'est-il pas merveilleux que me voilà icy, et que j'aye quelque chose dans la teste qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut ! je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au Ciel, baisser la teste, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner... (Il se laisse tomber en tournant.)

DOM JUAN : Bon voila ton raisonnement qui a le nez cassé.

SGANARELLE : Morbleu, je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous ; croyez ce que vous voudrez, il m'importe bien que vous soyez damné !

DOM JUAN : Mais tout en raisonnant, je croy que nous sommes égarez ; appelle un peu cet homme que voila là-bas, pour luy demander le chemin.

SGANARELLE : Holà, ho, l'homme ; ho, mon compere, ho l'amy, un petit mot, s'il vous plaist.

 

* * *

 

SGANARELLE : (...) mais encore / faut-il croire / quelque chose / dans le monde, // qu'est-ce donc / que vous croyez ?
DOM JUAN : Ce que Je croy ?
SGANARELLE : Oüy.
DOM JUAN : Je croy (...)

 

Ce dispositif insistant a été exactement annoncé plus haut, dès le premier entretien de Dom Juan et de Sganarelle. Dom Juan : Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t'imagines-tu de cette affaire? - Moy, je croy sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en teste. - Tu le crois? - Ouy.  - Ma foy (...) Décidément, les deux personnages, très différents, semblent se plaire à confronter leurs vues, non sans quelque difficulté de compréhension. Dom Juan précise les règles du jeu : Et bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentimens. - En ce cas, Monsieur, je vous diray franchement que (...)

Cette fois, pourtant, ce n'est plus le maître qui interroge le domestique, mais l'inverse. Et beaucoup d'autres choses sont inverses. Dom Juan vient de revêtir un habit de campagne, tandis que Sganarelle s'est mis en médecin, disant : "cet habit me donne de l'esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous." A quoi Dom Juan a acquiescé par un engageant "Hé bien!" Assurément, selon l'intrigue, il s'agit d'un simple subterfuge ; c'est pour dérouter leurs poursuivants que Sganarelle et Dom Juan ont ainsi fait peau neuve. Mais changer de vêtement c'est aussi sortir de son rôle, rôle de théâtre, rôle social, intangible à l'époque. C'est, en plus d'une nouvelle raillerie à l'adresse des médecins, dont l'habit serait la seule science, l'occasion de s'arracher un moment à sa sphère, de sortir de soi, ou de rentrer en soi, de revenir aux racines, de pratiquer une dénudation, de passer des questions de convenances aux questions de fond. En effet, Sganarelle vient de dire aussi : "Je veux sçavoir un peu vos pensées à fonds".

Et le dialogue suit fidèlement le protocole des professions de foi. Il en a l'alternance solennelle, autour du verbe clé croire (crwère, crère, recommande Vaugelas) répété à quatre reprises : mais encore faut-il croire (...) qu'est-ce donc que vous croyez ? - Ce que je croy ? - Je croy (...) Il en a le rythme appuyé : la question de Sganarelle s'introduit par un alexandrin régulièrement découpé 3+3+3+3, mais encore / faut-il croire / quelque chose / dans le monde, continué par un demi-alexandrin, seulement coupé plus vivement, 2(3)+4, qu'est-ce donc / que vous croyez ? Et la reprise de la question par Dom Juan se fait dans un membre de quatre pieds, qui maintient la cadence : Ce que Je croy ?, suivi d'un autre membre pair de deux temps : Je croy.

Au point qu'à des explications si radicales et si universelles, dans le monde, convient un lieu également dépaysant. Les ultimes méditations d'Hamlet se situaient dans un cimetière. Ici les pensées à fonds se livrent dans une forêt, d'autant plus étrange  que la scène classique est habituelle­ment urbaine. D'ailleurs, l'idée de cimetière n'est pas absente ; "entre ces arbres", Dom Juan apercevra un "superbe Edifice", dont Sganarelle lui dira que c'est "le Tombeau que le Commandeur faisoit faire lors que vous le tuastes".

Quand un auteur conduit jusque-là ses personnages, il est rare qu'il ne se dénude pas lui-même. Des mécanismes si méticuleux débordent peut-être le cadre encore particulier d'une simple profession de foi. Repassons-en les étapes aussi patiemment que les protagonistes eux-mêmes : a) une question est posée : Qu'est-ce que vous croyez ? ; b) l'interrogé reprend la question en toutes lettres : Qu'est-ce que je croy ? ; c) l'interrogateur confirme que la question a été bien saisie : Ouy ; d) la réponse est introduite dans les termes où la question a été posée : Je croy. C'est là un luxe de précautions qui fait songer aux disputes scolastiques, aux palabres afri­caines, aux annonces de certains jeux. C'est, d'une manière tout à fait générale, le protocole que la théorie des communi­cations recommande pour la transmission fidèle des messages.

Et ceci pourrait toucher le point vif. N'est-il pas remarquable que Molière, confrontant Dom Juan et Sganarelle sur un sujet essentiel, la foi, et de la manière la plus nue, dans le dépaysement du vêtement et du lieu, s'embarrasse tellement des mécanismes fondamentaux de la communication ? Ne serait-ce pas que ces derniers concernent pour lui le coeur du débat ; qu'ils fournissent le ressort de son théâtre et son thème permanent, seulement plus visible ici parce que l'exemple de la profession de foi est un cas très exigeant ? C'est ce que semble vérifier maintenant le credo de Dom Juan.

 

* * *

 

DOM JUAN :  (...) que deux / et deux / sont quatre, //
Sganarelle, //  et que quatre / et quatre / sont huit.

 

Apparemment, rien de plus obvie, de plus apte à rallier l'assentiment universel. Après des millénaires de mythologie, de théologie et de métaphysique, voici la vérité la plus vérifiable et la plus communicable, la plus intelligible à tous. Tellement que l'esprit n'a peut-être pas à sortir de soi pour l'appréhender, comme c'eût été le cas si Dom Juan avait dit : Je crois que le soleil se lève le matin et qu'il se couche le soir. Cette arithmétique sent le souci d'immanence et d'évidence de Descartes, le sensualisme spiritualiste de Gassendi, certaines considérations des Opuscules de Pascal sur les assurances premières et communes.

Et, prenons-y garde, cette vérité simple n'est point paresseuse. En vertu de la démonstration par récurrence, dont Pascal vient d'introduire la pratique, et qui est présente ici sous sa forme naïve, de deux et deux sont quatre il suit que quatre et quatre sont huit, en une mise en mouvement contenant en germe l'arithmétique et la mathématique. Et, comme depuis Galilée et Descartes, on soupçonne que le nombre pourrait être la voie royale de la physique et de toutes les sciences de la nature, il y a là bel et bien une clé de l'univers. Ce dernier est alors conçu comme le fruit d'opérations numériques, débarrassées de tout le flou des sentiments et des qualités pour tenir dans de pures quantités de mouvement.

Dom Juan a pour caractère d'appliquer la récurrence jusque dans les domaines où on croirait qu'elle est le plus étrangère : passages de femme à femme, de parole donnée à parole donnée, de propriété à propriété (point de différence de son argent à celui de Monsieur Dimanche), d'habit à habit, de duel à duel, et généralement d'impression à impression, ses idées étant sans doute des impressions parmi les autres. A cet égard, il est le conquérant pur, sans autre but que d'ajouter pour ainsi dire numériquement la conquête à la conquête ("et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eust d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquestes amoureuses"), sans autre plaisir que de capter le mouvement du redépart ("Les inclinations naissantes après tout ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement"). Mozart ne s'y est pas trompé dans son catalogue : In Italia sei cento e quaranta, In Hispania mil e tre. A la fois raison et bon sens, action et jouissance formelle, muta­tion et identité, la récurrence concerne le classicisme français quant à son fond.

Elle l'anime aussi quant à sa forme, en particulier par la langue qu'elle inspire : que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit. Dans ce cas, le désignant s'efface parfaitement devant le désigné. Il s'épuise dans l'acte de le remplacer à distance. La phrase tient dans l'attribution, dans l'équivalence d'un sujet et d'un prédicat moyennant une copule. On ne saurait trouver meilleur paradig­me pour la Grammaire Générale de Port-Royal.

Dom Juan n'en reste pas moins contemporain de Bossuet. Il prend visiblement un robuste plaisir au fait que son dogme sonne dans l'éclat progressif d-d-k, eux-eux-atre, et dans un vers de six pieds, dont les trois iambes, que deux / et deux / sont quatre, s'avancent d'autant plus énergiquement qu'ils continuent l'iambe de je croy (crwè, crè) pour former un octosyllabe iambique aussi régulier que la vérité qu'il énonce. Cet octosyllabe est aussitôt suivi par un autre, contenant la même gradation phonique mais plus haute, atre-atre-uit, et distribuée plus largement 3+2+3 : et que quatre / et qua / tre sont huit. Entre les deux propositions, le vocatif Sganarelle ajoute l'apostrophe triomphante, avec son attaque Sgana dans l'enchaînement quatre-Sgana, avec sa finale poussant la note la plus haute de la phrase, la rétractée è soutenue par les deux liquides r-l, relle, avec son nombre impair de 3 temps claironnant entre deux octosyllabes, 8+3+8. Boileau n'a pas encore dit : Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement (et énergiquement) ; mais c'est chose faite.

Néanmoins, malgré tant de sérieux, l'effet est comique. C'est qu'entre Je croy et que deux et deux sont quatre, il y a rupture. Croyance, d'une part, vérification opératoire, de l'autre. Ce n'est pas du même ordre, aurait dit Pascal. Que s'est-il passé ? Sganarelle a mené le jeu en demandant : Qu'est-ce donc que vous croyez ? Or son univers de discours, qui est celui de la croyance, n'est pas celui de Dom Juan. Ce dernier, pour être aussi raisonnable qu'il prétend être, aurait dû refuser d'entrer là, en déclarant par exemple qu'il ne se mettait pas en peine de croire ou de ne pas croire. Mais non. Il a accepté les termes de l'adversaire. Et, bien entendu, il répond dans les siens.

Il vient de faire ce que fait le Bourgeois Gentilhomme quand il énonce des prétentions nobles dans un langage bourgeois ; la précieuse Madelon quand elle exprime des réalités triviales dans un langage recherché ; le Misanthrope quand il manifeste les sentiments les plus tendres dans un langage bourru. Tartuffe ainsi que Dom Juan dans la scène ultérieure où il devient hypocrite forment le pivot de ce théâtre parce que ce saut, inconscient chez la plupart des personnages, ils le transforment en un système réfléchi.

A la façon de tous les comiques, Molière fait donc une sémiologie en acte, c'est-à-dire qu'il dévoile les distances entre les systèmes de signes, comme Rabelais. Mais, chez ce dernier, cela donnait lieu à des correspondances, des répercussions, au point de former une gigantesque résonance du cosmos comme réalité organique. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, dans le formalisme concret de l'âme entendue comme mouvement de l'esprit, et après les secousses et les trahisons de la Fronde, la sémiologie comique devient la saisie des fractures et des incompatibilités insurmontables des discours. Ce sont ces discordances qui rendent les personnages "déraisonnables", les mettent hors du bon sens, soit qu'ils sortent de leur sphère, comme Mascarille, soit qu'ils n'arrivent pas, comme Alceste, à ce tempérament, à ce sfumato social, qui leur permettrait, dans le bon ton, de fonctionner sans heurt.

"Le ridicule est la forme extérieure et sensible que la Providence a attachée à tout ce qui est déraisonnable." D'une manière très bergsonienne, vu que Bergson a précisément édifié sa théorie à partir de Molière, le rire est alors le châtiment social des discours qui sortent de leur ordre, des moeurs qui sortent de leur classe, ou au contraire qui s'enferment dans leur ordre et leur classe absolument. La fonction de l'auteur comique est morale et sociale, et Molière moralisera de plus en plus explicitement jusqu'au Clitandre des Femmes Savantes. Il s'agit de repérer partout ces décalages, ces non-ajustements, de les donner à voir, pour nous faire rire, c'est-à-dire pour nous les faire éviter, pour nous apprendre la souplesse, le sfumato des rapports.

Dans la scène que nous lisons, tout a été mis en oeuvre pour que nous apercevions parfaitement l'écart. Les redondances de croire, croyez, Ce que je croy, Ouy, Je croy, ne sont pas seulement des précautions informationnelles et communicationnelles, des règles de jeu, une liturgie de la profession de foi. Ce sont aussi des aménagements de l'effet comique moliéresque. Ils définissent un univers de discours, pour mieux faire saisir qu'on va, non pas glisser, comme il le faudrait, mais sauter à un autre. Le saut est d'autant plus remarquable qu'il a lieu entre une principale, Je croy, et sa proposition subordonnée complément d'objet direct, que.

D'ailleurs il y a une autre fracture des discours dans cette phrase. Le vocatif Sganarelle nous avait d'abord paru ajouter à la récurrence, que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit, une sorte de motricité, d'entraînement supplémentaire. Mais un vocatif, il faut bien le dire, n'a rien à faire en arithmétique, tandis qu'il convient très bien au discours de la croyance. Selon sa conception du comique, Molière le place, non après ou avant Je croy, du même ordre, mais justement au beau milieu des deux propositions qui se prétendent à la fois de pure analyse formelle et de pur constat positiviste, les recouvrant ainsi tout entières de sa discordance.

Or, poussé à ce point, l'effet se retourne en tragédie. Car de pareilles discordances sont comiques quand elles éclatent par accident ou en matière légère. Il n'en va plus de même quand elles touchent les matières essentielles et engagent la condition humaine, qu'elles rendent contradictoire comme telle. Sganarelle est sincère dans sa question, et Dom Juan est sincère dans sa réponse, et nous voyons qu'ils prennent beaucoup de précautions pour se comprendre sur une matière capitale. Mais ils ne se comprennent pas, et tout est disposé pour qu'on voie clairement qu'il est impossible qu'ils se comprennent.

Cette dénonciation est aussi tragique à sa manière que celles de Pascal, de Retz et de La Rochefoucauld, au même moment. Sans doute est-il postulé qu'en dehors de la scène il y a des êtres capables de discours assez cohérents au dedans et assez souples sur leurs bords pour former ensemble "le" discours, la société paisible. Mais cette société, dont le roi est la figure et Clitandre le théoricien, est aussi "cachée" que le Dieu de Pascal; et l'Exempt royal dans Tartuffe vient d'un monde extérieur, comme un ange Gabriel. Sur la scène, que seule on voit, règne seulement le désaccord, ne tenant pas qu'aux passions, peut-être guérissables, mais à la nature même des langages, des systèmes de signes. Alors le vocatif Sganarelle c'est aussi, au bout du ridicule des dis­cours discordants, l'appel à un contact, au contact avec n'importe qui, - avec le domestique Sganarelle comme, dans Phèdre, avec la suivante Oenone, - pour combler, en sachant que c'est impossible, une béance inévitable.

Où est donc Molière ? Comique ou tragique ? On a souvent fait remarquer que presque toutes ses pièces décisives, Le Misanthrope, Tartuffe, Dom Juan, L'Avare, pouvaient se jouer en comédie ou en tragédie. En vérité, les deux partis sont insuffisants. De même qu'il s'avance dans la fracture des discours (et de quelques gestes), ce théâtre tient dans le choc du comique et du tragique ainsi suscité. Il ne s'agit nullement de mélanger la tragédie et la comédie dans le drame, à la manière d'Hugo, mais de monter un dispositif qui fasse apparaître leur implication réciproque, comme le fort, chez Pascal, ne va pas sans le juste, ni le juste sans le fort. Pas plus que dans les Pensées, il ne saurait être question d'atteindre une vérité fixe, et l'âme encore une fois naît dans la vitesse de son mouvement entre deux pôles opposés et non dialectisés. Seulement, la matière des oppositions diffère. Chez Pascal, ce sont des qualités-quantités presque personnalisées, la force, la justice. Chez Molière, ce sont des univers de discours. En sorte que la transcendance alléguée par la béance n'est pas la même non plus : Dieu, d'un côté, le Roy, de l'autre. Et le sens du mouvement est d'ailleurs inverse. Le Pascal des Provinciales et des Pensées devient comique à force d'être fidèle à son inspiration tragique, ce qui est rendu par la sémie et la phonie ambiguë de "plaisant" : "plaisante justice qu'une rivière borne". Molière, au contraire, est tragique à force d'aller au bout de l'intention comique moliéresque.

Nous n'en avions donc pas fini avec le vocatif Sganarelle. Après y avoir repéré la motricité, puis l'incohérence, puis l'empathie, il faut y sentir la tension des trois, où tient l'essentiel. C'est pourquoi le projet de Molière supposait le théâtre. Seul l'acteur classique, par les systèmes distincts de sa: motricité, de son geste, de sa physionomie, de son intonation, elle-même décomposable selon le rythme, la hauteur, le timbre, pouvait être le lieu d'une confrontation si complexe. Seule la scène classique, avec la distribution fixe de son espace et de ses entrées, fournissait les coordonnées cartésiennes par rapport auxquelles pouvaient s'évaluer avec finesse les univers de discours avec leurs moindres fractures et les moindres variations de leurs quantités de mouvement.

La curiosité pour les déhiscences, qui dans la solitude d'écriture de Pascal, se limitait au fantasme vertigineux d'un individu, s'égale, dans la pratique collective et physique du théâtre, au jeu périlleux de toute une société, qui est exactement la société classique. Si le classique parle plutôt qu'il n'écrit, s'il cause plutôt qu'il ne parle, c'est que la conversation, particulièrement de salon et de cour, bref de théâtre, est pour lui l'exercice quotidien de ce qu'il considère comme le centre du phénomène humain et le thème profond de toute politique : comment assurer, par le sfumato, la composition inlassable des univers de discours en une société unique. Ce sont là des exercices spirituels aussi exigeants que ceux de la liturgie, du reste dominée par le sermon. C'est le programme que les Oratoriens, relayant les Jésuites, commencent d'appliquer dans la pédagogie, qui passe donc du latin au français.

En tout cas, et quoi qu'il en ait pensé, Molière ne fait pas des comédies de caractères, ce qui entraînerait pour chaque personnage un langage et des gestes cohérents. Son acteur n'a pas à consulter un moi ou des entrailles qu'il n'a pas, mais à repérer l'endroit exact où chacun de ses propos et de ses gestes intervient dans la suite des fractures ainsi mises à nu. On ne comprendrait pas, sinon, que l'auteur puisse, sans fausse note, intervenir si souvent en polémiste dans ses pièces et faire parler ses personnages comme il parlerait lui-même. Tandis que, si l'essentiel est le mécanisme des discours, et si le prétendu caractère n'est que la cohérence stable d'un discours défini ou la cohabitation momentanée de plusieurs discours incompatibles, il devient loisible de multiplier les allusions extérieures à l'intrigue, comme quand Dom Juan devient Tartuffe, dans une suprême vengeance contre le parti dévot.

Ceci explique que Molière, comme nous le reverrons encore, donne beaucoup plus d'importance au rythme qu'à la phonie. Celle-ci, sauf justement quand elle est appelée par le rythme, se contente de rester éveillée, d'une motricité assez égale, évitant à la fois les succulences de Rabelais et les stridences de Montaigne ou de Pascal. Le rythme est ce qu'il y a de plus fondamental dans un univers de discours. Et d'autre part, lui seul réussit à compatibiliser tant bien que mal les discours hétérogènes.

 

* * *

 

SGANARELLE  : La belle croyance / et les beaux articles de foi / que voila ; //vostre religion, / à ce que je vois, / est donc l'aritmetique ; /// il faut avoüer / qu'il se met d'étranges folles / dans la tes/te des hommes, // et que pour avoir bien estudié / on en est bien moins sage / le plus souvent ; // pour moy, / Monsieur, // je n'ay point / estudié / comme vous, / Dieu mercy, // et personne / ne sçauroit / se vanter / de m'avoir jamais / rien appris, /// mais avec mon petit sens, / mon petit jugement, // Je voy les choses mieux que tous les livres, // et je comprens fort bien /que ce monde, / que nous voyons, / n'est pas un champignon / qui soit venu tout seul / en une nuict.

 

Ce sont tellement les mécanismes du dialogue qui importent ici que Sganarelle commence par proposer du credo de Dom Juan l'analyse que nous venons d'en faire. Il situe la faille exactement là où elle est. Ce que Dom Juan prétend croire n'est pas une croyance, en d'autres mots, ce ne sont pas des articles de foi : La belle croyance / et les beaux articles de foi / que voila ! Pour qui n'aurait pas compris, une seconde phrase ramasse la contradiction en mettant "Je croy" sous la forme d'un substantif sujet, vostre religion, et "que deux et deux sont quatre" sous la forme d'un substantif attribut, l'aritmetique. Il saute aux yeux que les deux substantifs ne concordent pas, comme le marque l'ironie de est donc. Au mépris de toute comédie de caractères, Sganarelle se montre logicien virtuose, autant que Dom Juan, et faisant lui aussi honneur à la clairvoyance classique. Au point qu'on se demande si entre eux un vrai dialogue ne va pas quand même se nouer.

Mais il faut être attentif au ton, qui déjà introduit une nouvelle faille, en amorçant ce qui, en réponse au credo de Dom Juan, va s'affirmer comme le credo de Sganarelle. De même que le maître, mis sur le terrain de la croyance, y avait fait entrer de force la constatation positiviste et la logique formelle, le serviteur, mis sur le terrain de la constatation positiviste et de la logique formelle, y fait entrer subrepticement son univers de discours, qui est celui de la croyance.

Son analyse logique, il l'énonce sur un ton qui détonne avec la logique. C'est une suite d'élans phoniques : belle, croyance (créance pour Vaugelas), foi (fwè), voila, vois (vwèla, vwè).  Une jubilation rythmique, sautant du pair à l'impair, 4(5)+8+3, la belle croyance / et les beaux arti­cles de foi / que voila, et de l'impair au pair, 5(4)+5+6, vostre religion / à ce que je vois / est donc l'aritmetique. Des soulignements : la belle, et les beaux, que voila, à ce que Je vois, est donc. Tout cela fait que le discours de Sganarelle se prend à insister. Il avance par appuis presque physiques. Sa certitude vient moins de la chose affirmée que de l'effort et de l'élan kinesthésiques qui soutiennent son affirmation. Cette insistance, ne serait-ce point déjà la faille du discours de la foi ? Ou, dirait Sartre, sa mauvaise foi ?

En effet, voici le credo lui-même. Non content d'avoir dépisté la faute logique de Dom Juan, Sganarelle se flatte maintenant de l'expliquer, puis de la rectifier. Cela commence par une suspicion générale, dans une phonie et un rythme presque sémillants, i-o-a-ou-é, 2'3(2), i-e-è-é-â-e-o-i, 8, â-a-è-e-è-o, 6(3+3) : il faut ' avoüer / qu'il se met d'étranges folies // dans la tes/ te des hommes. Ensuite, dans un rythme rabattu, 9+6+4, et dans une suite de toniques dié-sage-vent, plus modeste, mais avec de nouveaux soulignements, bien, bien, le plus, cette suspicion se précise en une constatation qui, on devait s'y attendre, rabaisse la condition de maître et exalte celle de serviteur : et que pour avoir bien estudié / on en est bien moins sage / le plus souvent.

En si bon train, l'apostrophe de deux fois deux pieds, pour moy / Monsieur, amorce la magnification de l'ignorance, dans la suffisance affichée de deux fois quatre mètres ternaires presque rimes (et ranimés/ seulement avant leur chute par les cinq syllabes de m'avoir jamais) : je n'ay point / estudié / comme vous / Dieu mercy //et personne / ne sçauroit / se vanter /..../ rien appris.  Enfin, en un rythme animé et élargi, 7+5(6)+10(4+6.5)+6, l'absence d'études se hausse au rang de science infaillible, avec un soulignement à chaque membre (mon petit, mon petit, mieux que tous, fort bien) : mais avec mon petit sens / mon petit jugement / je voy les choses ' mieux que tous les livres / et je comprens fort bien.

La discordance éclate alors à partir de que ce monde que nous voyons. Pour alléguer un créateur de l'univers, Sganarelle va invoquer un argument cher au mécanisme théiste de Gassendi. Mais il le fait dans une langue qui réduit le monde à n'être qu'un événement particulier.  Particulier dans son apparition : que nous voyons, car la relative abaisse le "je vis" de Descartes, le "voyez" et "voilà" de Bossuet.  Particulier dans sa structure, décrite du reste négativement : n'est pas un champignon / qui soit venu tout seul / en une nuict. Ainsi, le discours de la foi a beau se grossir en des rythmes pairs très réguliers, 8+6+6+4.3, il se rabaisse à une banale positivité. Il souffre des mêmes incohérences internes que le discours de l'incroyance. Molière, suivant la veine sémiologique de sa comédie-tragédie, va reprendre maintenant cette contradiction fondamentale en trois variations.

 

* * *

 

SGANARELLE (suite)  :  Je voudrois bien ' vous demander / qui a fait / ces arbres-là,/ ces rochers,/ cette terre,/ et ce Ciel / que voilà là-haut, // et si tout cela / s'est basty / de luy-mesme ;// vous voilà vous par exemple,/ vous estes là ',// est-ce que vous vous estes fait tout seul,// et n'a-t-il pas fallu ' que vostre pere ' ait engrossé vostre mere / pour vous faire ? // pouvez-vous voir / toutes les inventions, / dont la machine de l'homme / est composée, / sans admirer de quelle façon / cela est ageancé ' l'un dans l'autre ? / ces nerfs, / ces os, / ces veines, / ces arteres, / ces ... / ce poumon, / ce coeur, / ce foye, / et tous ces autres ingrediens / qui sont là / et qui... oh dame,/ interrompez-moy donc/ si vous voulez, / je ne sçaurois disputer / si l'on ne m'interrompt, / vous vous taisez exprés, / et me laissez parler / par belle malice. /
DOM JUAN : J'attends / que ton raisonnement soit finy.

 

La première variation répète la contradiction pour ainsi dire telle quelle. La foi prétend à nouveau à la compréhension du monde en général, et toujours selon le mécanisme théiste de Gassendi : Je voudrois bien ' vous demander / qui a fait. Elle intrique même ces vues avec un des fonctionnements les plus spécifiques de la croyance, la litanie : ces arbres-là / ces rochers, cette terre / et ce ciel. Mais elle veut y parvenir encore dans la familiarité perceptive, et dans le même prosaïsme de la relative : que voilà là-haut. Et aussitôt la création se dégrade en fabrique : et si tout cela / s'est basty de lui-mesme. Le rythme est rempli d'insistances : 8(4+4) + 3/ 4+3+3+3/ 5/ 5(4) + 6(3+3).

La seconde variation montre le même retournement logique, lorsqu'elle démontre la noble fabrication du monde par la triviale fabrication de l'engrossement, et cela avec une nouvelle agression à l'égard du maître, déclaré semblable à son domestique devant les processus de la naissance. Pour de pareilles audaces ce n'est pas trop que le rythme cabriole, 7/4(3) /10(8) // 17(6+4+7)/ 3 : vous voilà vous par exemple / vous estes là / est-ce que vous vous estes fait tout seul // et n'a-t-il pas fallu 'que vostre pere ' ait engrossé vostre mere / pour vous faire, fouetté par les échos rimants pere, mere, faire.

La troisième variation reprend le mouvement dans toute son ampleur. Elle en appelle à ce que la foi a de plus pur, l'admiration : pouvez-vous voir / toutes les inventions / dont la machine de l'homme / est composée // sans admirer de quelle façon / cela est ageancé ' l'un dans l'autre. L'admiration nourrit la litanie : ces nerfs / ces os / ces veines / ces arteres / ces... D'abord, le rythme est assuré : 4+6/ 6(7)+4// 8(9), et après le relâchement 6'3 de cela est ageancé ' l'un dans l'autre, il repart de plus belle: 2+2+2+3. Mais suivent les dérapages. Installée dans l'ampleur des pluriels, la litanie bafouille en achoppant à ces... ce poumon, singulier à l'époque. En même temps, elle passe de ce qui est dessiné, donc rassurant, nerfs, os, à ce qui l'est moins, veines, arteres, poumon, coeur, foye, et ensuite à ce qui ne l'est plus, ingrediens. Rien n'y fait, ni le pluriel, ces, ni la généralité, tous, ni les insistances désignatives : et tous ces autres ingrediens / qui sont là / et qui. Comme l'atteste son brusque affolement rythmique, 8+3+2, le discours croyant, en passant de la physique à la chimie et à la cuisine, crée entre son début et sa fin la même rupture qu'il y avait entre "je croy" et "que deux et deux sont quatre" dans le discours mécréant.

Parvenu à cet extrême, Sganarelle sent sa faille, comme Dom Juan avait senti la sienne. De même que le maître avait lancé sur le gouffre de ses propositions inconciliables l'appel du vocatif "Sganarelle", le serviteur, du milieu de sa contradiction, lance à son tour un appel de contact : oh dame,/ interrompez-moy donc. A quoi la restriction ou l'invitation si vous voulez ajoute l'astuce, ou l'imploration, de laisser la responsabilité de l'initiative à l'interlocu­teur. Comme toujours, le mécanisme du discours nous est indiqué en clair : je ne sçaurois disputer / si l'on ne m'interrompt. En plus de quelque sarcasme à l'adresse des disputes de Sorbonne, entendons : mon discours, qui est celui de la croyance, n'est pas rationnel, il se soutient non de son contenu ou de sa forme mais d'insistance interne et de résistance externe. Tout cela est même si évident que Sganarelle suppose que Dom Juan s'en est aperçu : vous vous taisez exprés,/ et me laissez parler/ par belle malice. A quoi, pour la parfaite clarté du jeu, le maître acquiesce : J'attends/que ton raisonnement soit finy. Etant entendu que finir est bien la dernière chose que puisse faire le raisonnement de la litanie, qui par conséquent n'est pas un raisonnement.

Ces dernières répliques sont, chez les deux interlo­cuteurs, à dominante paire : 2+6 +4/ 6(7) + 6/ 6+6+4(5), chez Sganarelle ; 2+8, chez Dom Juan. Un round est achevé. Le discours de la foi vient d'être démonté sous toutes ses faces. Pourtant, Molière va le renouveler dans un ultime effort.

 

* * *

 

SGANARELLE  : Mon Raisonnement / est qu'il y a / quelque chose / d'admirable dans l'homme / quoy que vous puissiez dire, / que tous les sçavans / ne sçauroient expliquer ; / cela n'est-il pas merveilleux / que me voilà icy, // et que j'aye / quelque chose / dans la teste / qui pense cent choses différentes / en un moment, / et fait de mon corps ' tout ce qu'elle veut! // je veux frapper des mains, / hausser le bras, / lever les yeux au Ciel, // baisser la teste, / remuer les pieds, / aller à droit, / à gauche, / en avant, / en arrière,/ tourner.... (Il se laisse tomber en tournant).
DOM JUAN : Bon / voila ton raisonnement / qui a le nez cassé.

 

Cette fois, selon une autre piste, celle du spiritualisme mécaniste de Gassendi, Sganarelle ne s'appuie plus sur le monde extérieur mais sur l'homme. Dans l'homme, il ne prend plus un individu autre, Dom Juan, mais lui-même, en tant qu'il y trouve le plus grand étonnement, celui d'exister, d'être : que me voilà icy, où viennent aboutir la vingtaine de ce, cette, ces, cela, là, là-haut, voilà, voir, de ses arguments précédents. Et, en lui-même là présent, il ne s'attache plus à des organes triviaux, mais à que j'aye / quelque chose / dans la teste / qui pense cent choses différentes / en un moment. Le voici donc en ce foyer qui est le mouvement volontaire, ou la volonté motrice, laquelle fait de mon corps ' tout ce qu'elle veut, et que Gassendi distingue bien de l'âme motrice, qui n'est qu'un corps subtil. A propos de tout cela est rani­mé l'essentiel de la foi, qui est l'admiration, la merveille : Mon Raisonnement / est qu'il y a / quelque chose / d'admira/ blé dans l'homme ; cela n'est-il pas merveilleux. Et l'on trouve le moyen de tenir compte de l'interlocuteur sans avoir à dépendre de lui : quoy que vous puissiez dire.

Non seulement Sganarelle se surpasse, mais il nous est difficile de ne pas entendre résonner derrière sa source proche, Gassendi, les noms les plus prestigieux de la philosophie, Platon, Aristote, Augustin, Descartes. On ne saurait mener plus loin la conciliation de la passion admirative et du raisonnement, ce dernier paré d'une majuscule et s'exprimant dans la plus frugale des syntaxes : mon Raisonnement / est qu'il y a. Le rythme est somptueux, rejoignant l'éloquence de la chaire, pleine et vive, telle que Bossuet vient de la poser : 4(5) +4/3 +3+ 3/6 // 5+6// 8+6// 3+3+3// 8(9)+4/ 5'4(5)// 6+4 6. Au mépris encore une fois de toute comédie de caractères, le discours de la foi atteint, dans la bouche de Sganarelle, à la cohérence que le discours incrédule avait réalisée dans celle de Dom Juan.

Mais les dérapages antérieurs nous en font attendre un nouveau à la mesure de cette pureté. A partir de baisser la teste, et surtout depuis remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner, les paroles et les gestes mêmes se prennent à tourner vertigineusement (beaucoup d'interprètes adoptent à ce moment la giration du derviche tourneur), autant dans leur motricité que dans leur sémie : 4+4+4+2+3+3+2. Molière, qui n'est pas prodigue d'indications de scène, précise cette fois : II se laisse tomber en tournant. Qu'on ne pense donc pas à une chute accidentelle d'un comique facile. Se laisser tomber activement et passivement est une bonne manière de surmonter la difficulté du discours litanique, qui est de finir. Ce n'est pas Sganarelle qui tombe, mais son raisonnement, son discours, le discours de la foi tout entier. Et Dom Juan marque le coup, selon la règle du jeu jusqu'ici appliquée. Il le fait dans son rythme pair, en un alexandrin conclusif, 1/ 6+6 : Bon / voila ton raisonnement / qui a le nez cassé.

A cet extrême, les inversions du comique et du tragique l'un dans l'autre ne sauraient durer, comme le peuvent le tragique et le comique purs. Maintenant que les deux discours primordiaux, celui de l'incroyance et celui de la foi, ont montré jusqu'au fond leur faille interne et en tout cas l'impossibilité de leur dialogue, il faut en sortir, s'en aller.

 

* * *

 

SGANARELLE : Morbleu, / Je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous ; // croyez ce que vous voudrez, / il m'importe bien que vous soyez damné !
DOM JUAN : Mais tout en raisonnant, / je croy que nous sommes égarez ;/ appelle un peu cet homme ' que voila là-bas, / pour luy demander le chemin.
SGANARELLE : Holà, / ho, / l 'homme ;// ho, / mon compere, / ho l'amy, / un petit mot, / s'il vous plaist.

 

Cette sortie, Sganarelle et Dom Juan l'opèrent chacun selon son discours propre, et d'une manière pour ainsi dire complémentaire.

Fidèle à la logique de la foi, Sganarelle attribue l'échec de la communication à la difficulté de faire entrer un mécréant dans le mouvement admiratif de la litanie. Résumant littéralement les incohérences explorées, il appelle la foi un raisonnement, à raisonner avec vous, et le positivisme une croyance, croyez ce que vous voudrez. Son rythme reprend du champ et fuse en membres larges et impairs, 2+15/ 7(6)+11 : Morbleu / je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous // croyez ce que vous voudrez / il m'importe bien que vous soyez damné (où s'annonce le foudroiement final de Dom Juan).

Dom Juan, fidèle à son programme de récurrence conquérante, ne s'embarrasse pas d'expliquer le passé et enregistre seulement l'échec : Mais tout en raisonnant, / je croy que nous sommes égarez, d'un égarement physique et moral, et conclut aussitôt à l'action efficace : appelle un peu cet homme ' que voila là-bas, / pour lui demander le chemin, en son rythme pair, 6+8(9)/ 6+5+8.

Enfin, Sganarelle, à qui la décision de son maître achève de redonner bonne conscience, va pouvoir se livrer sans vergogne à la turbulence du discours servile. Dans un moment de tension métaphysique, cette turbulence s'était élevée à l'insistance litanique de l'admiration. Redevenue profane, elle répand un chevauchement d'impulsions phoni­ques : o-l-a-o-l-o-m-o-m-õ-k-õ-p-è-r-o-l-a-m-y, que les impulsions rythmiques, 2+1/ 1/ 1+3/ 1+2, font hoqueter davantage : Hola, / ho,/ l'homme ;/ ho,/ mon compere, / ho l'amy. Jusqu'à ce que de ce bruit se dégage un message, d'ailleurs réduit à deux stéréotypes, dans la rémission 4(3)+3 : un petit mot, / s'il vous plaist.

L'incident serait-il clos ? Non. Toujours dans le même lieu sauvage et dépaysant, et dans la même inversion de l'habit, va commencer l'entretien avec le Pauvre. Confrontant non plus la foi spéculative et la raison positiviste, mais la foi imploratrice et ce que Dom Juan appelle "l'amour de l'humanité".

 

* * *

 

Le fait que la police ait exigé la suppression de ce passage dans l'édition cartonnée de 1682 s'explique assez par ce que les propos de Dom Juan et de Sganarelle avaient d'offensant pour le parti dévot. Mais on peut y voir une frayeur plus profonde. Cette scène révèle crûment la structure du classicisme de Louis XIV, lequel, comme toute société dont la structure est mise à nu, en paraît problématique.

Le classicisme de cour impliquait une théorie du signe transparent, rapide, naturel, où les incompatibilités des mouvements de discours selon les classes ou les individus étaient palliées par un bon ton, un sfumato, un tempérament, confirmant l'univocité du langage. Or, dans ces années 1664-1666, où des circonstances politiques et sans doute aussi personnelles lui donnent une claire vue des mécanismes de la société où il se meut, Molière en vient à suggérer, dans le Tartuffe, Dom Juan, le Misanthrope, trois propositions scandaleuses.

D'abord, le sfumato n'est pas là pour confirmer l'univocité des discours, mais pour camoufler leur équivocité insurmontable. Ensuite, la communication, dès qu'elle sort des à-peu-près des propos mondains et veut se prononcer sur l'essentiel, la sensualité, la foi, l'amour, est impossible. Enfin, la non-communication, c'est-à-dire la pratique rectiligne et impitoyable d'un univers de discours, est pour les individus inconscients, pour l'Avare, le Bourgeois Gentilhomme, le Malade Imaginaire, une faiblesse, mais elle devient, dès que son processus est maîtrisé, une arme presque absolue contre la société établie. C'est le cas de l'hypocrisie de Tartuffe, de la désinvolture de Dom Juan dans la scène exemplaire avec Monsieur Dimanche, où le discours noble se montre une citadel­le imprenable par le discours bourgeois.

Ainsi, à côté du rire gardien de la société, il y aurait chez Molière un autre rire, de pure suffisance, de lucidité froide, le rire dit satanique, celui de Montaigne et de Voltaire, que certains interprètes ont tenté de retrouver. Tant de clairvoyance était intolérable, et comme tous les grands comiques Molière dut apprendre à vivre. Après un élan d'intransigeance, qui continue Pascal, Retz, La Rochefoucauld, il comprendra qu'il faut pratiquer une voie plus moyenne, et proclamer avec le Clitandre des Femmes Savantes que le sfumato du bon ton fait bien une unité.

Alors, il n'y avait moyen d'échapper à la résignation qu'en reprenant les choses de plus haut et de plus bas, comme Bossuet. Ou de plus bas et de plus loin, comme Racine.

 

Henri Van Lier

 
 
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