IMITATION DU PSEAUME
Lauda anima mea Dominum
N'esperons plus,
mon ame, aux promesses du monde :
Sa lumiere est un verre, et sa faveur
une onde,
Que tousjours quelque vent empesche de
calmer,
Quittons ces vanitez, lassons-nous de
les suivre :
C'est Dieu qui
nous faict vivre,
C'est Dieu qu'il
faut aimer.
En vain, pour satisfaire à nos lasches
envies,
Nous passons pres des rois tout le temps
de nos vies,
A souffrir des mespris et ployer les
genoux ;
Ce qu'ils peuvent n'est rien : ils sont
comme nous sommmes,
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.
Ont-ils rendu l'esprit, ce n'est plus
que poussiere
Que cette majesté si pompeuse et si
fiere
Dont l'esclat orgueilleux estonne
l'univers ;
Et dans ces grands tombeaux où leurs ames
hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangez des vers.
Là se perdent ces noms de maistres de la
terre,
D'arbitres de la paix, de foudres de la
guerre :
Comme ils n'ont plus de sceptre, ils
n'ont plus de flatteurs
Et tombent avecque eux d'une cheute
commune
Tous ceux que leur fortune
Faisoit leurs serviteurs.
* * *
N'esperons plus, / mon ame, / aux promes/ses du monde :
Le rythme est à certains égards statique. Le choriambe, ′..′,
N'espérons plus, vient se conclure sur un mètre de deux temps, mon ame,
particulièrement lourd. Lourd par la chute de hauteur. Par l'impact du vocatif.
Par deux syllabes longues accentuées. Par la chaleur d'un on nasal et
d'un a prénasal encadrés d'un double m : m(on a)m.
Par l'étymologie d'ame, souffle intérieur. Par le possessif mon
renvoyant au sujet et interpellé par lui.
Mais on est également frappé par le mouvement. Non le branle de
Rabelais, Ronsard et Montaigne, mais précisément le mouvement. C'est d'abord le
puissant retrait en hauteur de N'esp, qui se détend à travers des sons
de plus en plus avancés, pé-ron-plu, avant le nouveau retrait de l'on
et de l'a très postérieur de mon ame. De même, l'exhortatif
négatif N'espérons plus marque un refrènement vif dans un écoulement
temporel d'autant plus sensible que l'espérance s'adresse au futur. Et le
passage de la première personne du pluriel, n'espérons plus, à la
première personne du singulier, mon, suscite un court-circuit -du plus général
au plus personnel et intime.
Ce mélange de vivacité et d'arrêt crée un effet de survol, de
planement, où le glissement de N'esp à mon ame marque moins une
perte d'altitude que le réchauffement d'une hauteur d'emblée conquise. Alors,
après la suite retrait-avancée-retrait, è-é-on-u-on-â, vient la suite
avancée-retrait-avancée, o-ô-è-e-u-monde, du complément aux promesses
du monde. Du coup, l'ame et le monde se distancient d'autant
mieux qu'ils sont en position symétrique, en fin d'hémistiche.
Distance physique et morale. Mais plus encore ontologique.
Celle séparant la substance solide, le vrai fondement, et ce qui ne l'est pas.
Littré traduit "espérer à", tout comme "espérer en", par
"avoir confiance en". C'est donc ici l'idée d'appui qui prévaut, N'espérons
plus aux, plutôt que celle d'espérance, toutefois maintenue par promesses.
Ce qui est reproché au monde c'est qu'il
se dérobe, qu'il manque d'être véritable.
D'ailleurs, le planement éthique et métaphysique est tel qu'on
peut se demander si ce vers invite une réalité, appelée l'ame, à en
survoler une autre, appelée monde. Ou bien si l'ame ne tient pas
dans le survol lui-même, dans une distanciation
à l'égard du monde. En ce cas, ce poème, où Sainte-Beuve voyait le chef-d'oeuvre
de la poésie classique, introduirait décisivement le classicisme, lequel définit
l'âme comme mouvement de l'esprit. L'alexandrin devait singulièrement convenir
à cette conception. C'est sans doute en songeant à un vers comme celui que nous
venons de lire que Claudel disait de l'alexandrin qu'il était "un élan
mesuré de l'âme".
* * *
Sa lumie/re est un verre, / et sa faveur / une onde,
Que ' tousjours / quelque vent / em/pesche de / calmer.
Le monde survolé n'est pas l'ensemble mouvant des phénomènes et
des signes où s'ébrouaient Rabelais, Ronsard et Montaigne. Ni l'étendue
abstraite à laquelle Descartes réduira toute substance matérielle. C'est la
société, avec son éclat et son pouvoir. L'éclat se fixe en lumiere; le
pouvoir se mesure en faveur,
reçue et accordée. La lumiere mondaine équivaut à l'artifice du social,
et c'est à peine par métaphore qu'elle est dite un verre, et est donc
sujette à brisure (Polyeucte dira : Et comme elle a l'éclat du verre, Elle en a
la fragilité). La faveur mondaine est l'inconstance en soi, elle
équivaut à un fluide indéterminé, une onde, mû par un agent indéterminé, quelque vent, en une
action inlassable, tousjours, et négative, empesche. Calmer
vise le repos physique, moral, et à nouveau ontologique, qui conviendrait au
fondement vrai.
Cette impermanence du monde, contrastant avec le planement de
l'âme, s'actualise à travers un des fracas les plus violents du vers classique.
Les toniques è-è, accusées par les rimes intérieures ere-erre, dans le
double anapeste Sa lumière/est un verre, commencent par réitérer le
retrait en hauteur de N'esp. Puis, à travers ses insinuations phoniques,
s-f-v-r-n-d, l'hémistiche et sa faveur / une onde, 4+2, forme une
large boucle horizontale. Mais en même temps, une onde, en raison de son avancée
après veur et de ses deux temps isolés après 3+3+4, est en équilibre
instable entre le vers qu'il conclut et le vers suivant, dont son vertige
prépare les fractures. Aussitôt, quatre gutturales Que-quelque-cal
entraînent les autres occlusives dans leurs explosions, fc-t-k-k-p-d-k,
relayées par j-v-ch ; l'apparentement des nasales vent-emp crée
un remous central ; les trois e creux de que-que-de se font écho
; le tout pour aboutir aux syncopes multiples de Que/tousjours / quelque
vent / em/pesche de / calmer, c'est-à-dire : ′'..′/′. ′/-/′.′/′ -// La tension
sémique entre le tournoiement d'onde, au début, et le repos de calmer,
à la fin, embrasse cette tempête la plus animée et en même temps la plus
incolore. Aussi incolore que les quantités de mouvement cartésiennes.
Il ne suffit donc pas de parler de mouvement. Le classicisme va
tenir dans un mouvement formel, sans être pourtant abstrait. La définition de
l'âme comme mouvement de l'esprit est corrélative de ce qu'on pourrait appeler
un formalisme concret.
* * *
Qui ' ttons / ces va ' nitez, / la ' ssons-nous / de les suivre
:
C'est Dieu / qui nous faict vivre,
C'est Dieu / qu'il faut aimer.
Comme tout tient désormais dans une relation de mouvements
formels, on ne s'étonnera pas que tout soit dit d'emblée. La distanciation par survol
de l'âme au-dessus du monde a été exprimée d'abord en un vers, réalisant la
prise de hauteur de l'âme, puis en deux vers, réalisant la dislocation du
monde. Elle conclut maintenant la strophe en trois vers, dont le premier
récapitule les précédents, et dont les deux derniers fournissent le principe de
cette ontologie ou de cette topologie : Dieu.
D'abord, le retrait de l'âme se confirme phoniquement et
sémiquement : quittons, lassons-nous, tandis que la vacuité et la
servitude du monde sont signalées en clair : ces vanitez, les suivre. Et
cela dans un rythme très planant: -'-/.-/.-//-.-/..-,
ou plutôt : -'-/-..-//< -.-/..-/// Mais déjà se
martèlent les vers conclusifs, C'est Dieu / qui nous falct vivre // C'est Dieu / qu'il faut aimer,
dans la structure rythmique la plus énergique, deux fois 2+4, et deux fois
quantifiés .-/...-//, dans la
solidité des compactes qui-qu'il et l'insistance des tenues alternées s-f-s-f,
dans la double verticalité de Dieu-Dieu, dans le double désignatif C'est...
faict, C'est...faut, avec la fermeture de è à o. La hauteur
longuement soutenue de v-i-v-r-e marque au mieux l'altitude et l'énergie
avant la rémission, ou l'étreinte d'é-m-é ou, en rime normande, d'è-m-è-r.
Ces deux vers terminaux accomplissent un travail théologique
considérable. Ils apparentent phoniquement et sémiquement l'ordre moral de
l'injonction faut et l'ordre réel de l'indicatif fait. Bien plus,
le couple qui... qu'il montre Dieu à la fois comme l'agent de l'action, qui,
et le terme de l'action, qu'il. Enfin, la complémentarité de vivre
et d'aimer présente deux verbes impliquant une opération à la fois
active et passive, volontaire et spontanée. Tout ceci réalise en rigueur
l'assimilation aristotélicienne de la cause efficiente et de la cause finale,
du moteur et du but. Nous savons maintenant que le retrait de l'âme est
équivalemment une attraction par Dieu, déterminant une orientation vers Dieu.
Un Dieu qui n'est plus la substance charnelle et rayonnante de la Chanson de
Roland, ni la parole éternelle de Rabelais, mais le mouvement pur du mouvement
incolore, la forme des formes, et cependant vivant, vigoureux, faisant vivre
et provoquant à aimer. Un Dieu plus verbe que substantif. Un Dieu qui
soit syntaxe plus que lexique. Le Dieu du formalisme concret.
Le verbe. Là où Thomas a Kempis avait mis trois verbes,
"vanité des vanités, et tout est vanité, sinon aimer Dieu et le servir lui
seul", Malherbe en met sept, et même neuf si l'on compte les désignatifs c'est-c'est.
Bientôt la Grammaire Générale de Port-Royal définira le verbe (et la
conjonction) comme ce qui signifie "la forme de nos pensées",
"la manière de penser", "les mouvements de notre âme",
"l'opération mesme de notre esprit". Elle ajoutera que cette
opération ne saurait être, en fin de compte, que positive, en sorte que le
verbe est aussi "un mot qui signifie l'affirmation", la négation ne
l'affectant pas comme tel.
La syntaxe. Elle est par excellence l'exercice du formalisme
concret, en tant que structure contrainte de se prononcer sans cesse sur le réel,
ce qui n'est pas le cas du formalisme mathématique. Inaugurant le classicisme,
Malherbe a pour programme de concevoir une langue où la syntaxe serait la plus
évidente, la plus forte, dans l'adéquation proclamée du mouvement de la pensée
et de l'ordre des choses. C'est ce qu'il obtient ici par le recouvrement exact
de la phrase et de la strophe. L'une et l'autre se remplissent du même mouvement
unique, tout indivisible, dont les propositions et les vers forment les parties
intégrantes. La ponctuation prend une importance considérable, marquant bien
que les vers 1 et 4 sont des propositions identiques, dont les vers 2 et 3,
puis 5 et 6 sont les deux démonstrations, la première tournée vers le monde
fluent, la seconde vers Dieu stable. Malherbe substitue ainsi à la ponctuation
rythmique, héritée du moyen âge, une ponctuation précisément syntaxique, si
révolutionnaire qu'elle mettra un siècle à s'imposer.
L'apparentement de la syntaxe et de la prosodie est tel que la
disposition des rimes et des longueurs devient essentielle. Malherbe élabore
une structure de strophe différente pour chacun de ses poèmes. C'est ici : 12F,
12F, 12M, 12F', 6F', 6M. Cela fait un double passage du féminin au masculin,
donc du plus disponible au plus conclu, et un passage de quatre fois douze
pieds à deux fois six, par justes moitiés. Or cette suite donne lieu à une inversion
entre forme et sens. En effet, dans les deux premiers vers, très parallèles, et
dans le troisième, où la variété ne fait que s'amorcer, sont disposées les turbulences,-tandis
que dans les trois derniers, où la variété prosodique domine, prennent place
les énoncés francs ?.C'est sans doute le dispositif le plus flottant et le plus
décidé, le plus ouvert et le plus ferme, que Malherbe ait construit.
* * *
En vain, / pour satisfaire / à nos las/ches envies,
Nous passons / pres des rois / tout le temps / de nos vies,
A souffrir / des mespris / et ployer / les genoux ;
Ce qu'ils peu/vent n'est rien : ils sont / comme ' nous '
sommes,
Véritablement / hommes,
Et meu/rent / comme ' nous.
Le mouvement formel de la première strophe se voulant
absolument complet ne peut que se réitérer. En vain, ã-v-έ,
renouvelle le retrait initial de N'esp. On retrouve les dépréciations
sémiques : satisfaire, envies, lasches, souffrir, mespris, ployer, n'est
rien. Après la continuation, 2+4, de "C'est Dieu/ qu'il faut
aimer" par En vain,/ pour satisfaire, dix mètres ternaires et de
plus en plus anapestiques (..-) continuent l'entraînement rythmique d"'aux
promes/ses du monde". Derechef, la seconde partie de la strophe contraste
avec la première, comme l'essentiel après le pittoresque. La ponctuation est
ostensiblement syntaxique : , , , ; : , , . /// C'est aussi la
même imagerie à la fois concrète et abstraite, biblique : l'abstraction de mespris
est concrétisée par l'article indéfini des, et en retour, la trivialité
de genoux est rehaussée par la généralité abstrayante de les.
Mais la négation du monde montre en ce cas trois caractères,
propres à la négation classique, auxquels nous allons nous attarder.
1. La négation classique s'applique
volontiers à ce qu'il y a de plus élevé dans le monde, en particulier aux rois,
campés cette fois par l'anapeste rétracté haut pres des rois, è-è-wè,
dans la sémie fervente de pres, constante de tout le temps,
unanime de de nos vies. Ce départ transforme les anapestes
suivants en un tournoiement assidu, fasciné, exploitant de surcroît l'ampleur
articulatoire de lasches envies, les homophonies de pour-souf et frir-pris,
l'avancée finale de genoux.
Ainsi commence la colonisation de l'adversité par la
magnificence, selon la stratégie tragique. S'en prendre aux rois est un bon
argument a fortiori : l'ébranlement qui affecte la tête, le roi, affecte à plus
forte raison les membres, les autres hommes. Mais c'est faire aussi que les
réalités survolées, par leur hauteur, même trompeuse, glorifient le survol.
Chez Malherbe, ce qui est nié est à la fois élevé et étroit, la cour des rois.
La délimitation convient bien au formalisme classique.
2. La négation classique n'attribue pas
aux rois des vices relatifs, corrigibles, qui entraîneraient les péripéties
d'une histoire. Elle leur impute le défaut sans mesure, sans remède,
congénital, abolissant toute histoire devant l'éternité : la mort. Pour que le
jugement soit absolu, on recourt aux termes radicaux : est, peuvent, rien,
sont, sommes, meurent. Et on les dispose dans le rapport logique
fondamental à l'époque, l'identité: sont, comme, sommes, véritablement,
comme.
II convient à ces équivalences de s'épeler en une chaîne de syllabes
isolées, s'il est vrai que les e muets de comme, meurent, hommes
sont placés de manière à ne guère se compter, et que véritablement, en
raison de sa sémie insistante, de sa longueur, de sa boucle continue
rétraction-avancée, é-i-a-e-â, s'égrène syllabe par syllabe : ve'ri'ta'ble'ment.
3. La négation classique s'applique à
faire contraster les extrêmes du haut et du bas, en une topologie qu'on retrouvera
chez Corneille et Pascal, et où Binswanger voyait l'essence de la saisie
tragique. Sémiquement, les désignants du néant, rien, meurent, voisinent
avec ceux de l'être, sont, sommes, véritablement, comme, comme.
Phoniquement se creusent les citernes les plus profondes, peuvent, meurent,
où deux e muets s'étranglent entre p-v/m-r, mais à proximité des
hauteurs les plus claires, comme, sommes, (t)hommes, comme,
où les o ouverts soutenus par k-s-t-k sont encore accusés par les
contrastes de comme après sont et meurent, sommes après nous,
hommes après le roulement sourd de véritablement.
Qu'il y ait là le désir de confronter sans cesse des extrêmes
est attesté par le rythme. Après les dix mètres ternaires qui précèdent, et qui
se continuent dans un ternaire régulier, Ce qu'ils peu (..-),
puis un ternaire syncopé, vent n'est rien (e.-), il n'y aura plus
de mètres identiques, et les syncopes seront telles qu'on ne saura plus ce qui
appartient aux écarts et aux similitudes :
- ′ / ′ O ′ / ′ //
ils comm sommes
sont (e) nous
-
- - -
/ ′ //
Ve
ri ta
ble men t hommes
.
′ /
O
/ O
′
///
comm
Et meur (e) (e) nous
Ces trois modalités de la négation - grandeur, radicalité,
contraste - sont en même temps trois aspects de la mort telle qu'elle est
apparue au XVIle siècle commençant. Mais pour comprendre ceci il ne suffit pas
de savoir que le roi meurt. Il faut suivre jusqu'au bout sa décomposition,
comme Malherbe va s'y employer.
* * *
Ont-ils rendu l'esprit, / ce n'est plus'que poussière '
Que cette majesté ' si pompeuse ' et si fiere '
Dont l'esclat / orgueilleux / eston/ ne l'univers ;/
Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines /
Font enco/re les vaines,/
Ils sont mangez ' des vers.
Le mouvement général de la première strophe se répète à nouveau
vers par vers. Ont-ils rendu l'esprit reprend la hauteur, i-u-i,
et le retrait de "N'esp"; à partir de quoi s'amorce la condescendance
phonique et sémique de ce n'est plus que poussière. Le second vers,
entraîné par que poussière que, libère ses douze pieds dits quasiment
d'une traite pour créer une circularité immense. Le troisième déclenche une
fois de plus la force maximale avec la sémie d'estonne (frappe du
tonnerre), la phonie de cla, torg, tonn, la syncope du ne creux
de ne l'univers, secouant le rythme régulier 3+3+2+4. Le quatrième vers,
à nouveau dit d'une traite, joue toujours son rôle de résumé, avant que les
deux vers finals traduisent la vanité, font encore les vaines, dans
l'image biblique : ils sont mangez des vers, si brutale qu'elle est sans doute
dite en un seul souffle de six pieds, contrastant avec la régularité 3+3, qui
précède.
L'élément vraiment neuf de cette reprise est son apparente
contradiction. On nous prouve le néant du monde par la poussière et les vers du
roi. D'autre part, on nous fait comprendre que, dans le monde-société, le roi
est surtout un signe, lequel a une vie propre et survit à l'existence du
porteur du signe : Et dans ces grands tombeaux. Même le roi mort, la
majesté royale dans le mausolée s'affirme avec la force de l'indicatif présent
: estonne, font. Ces présents sont si audacieux qu'estonne fut
corrigé en un imparfait, estonnoit, par les premiers éditeurs du texte.
Mais la contradiction disparaît si l'on entre dans le réalisme
sémiologique du premier âge classique, et si l'on considère avec Malherbe que
le roi est signe, mais signe vivant. Non plus l'essence substantialisée
qu'était Caries li reis dans la Chanson de Roland, ni non plus la pure convention
changeable qu'il sera bientôt chez Retz, Pascal et La Rochefoucauld, voire pour
la Grammaire Générale de Port-Royal, dégageant clairement l'arbitraire du
signe. Pour Malherbe, "poète du Louvre", chantre de Louis XIII et de
Richelieu, le signe politique fait encore un avec l'individu qui en est revêtu.
Il suppose la substance, même s'il n'en émane plus. Voyons à nouveau que c'est
une forme, mais concrète. Le mausolée survit au roi, mais c'est un bruit vain.
En cette année 1624, la royauté meurt encore vraiment avec le roi, jusqu'à ce
qu'un autre roi le relaye. Le roi est mort, vive le roi. Comme faite périssable
de la convention sociale, le roi est héros et thème de la tragédie classique.
Qu'y aurait-il à ajouter ? Dans cette ontologie des quantités de
mouvement, après que le corps royal a été mangé des vers qualitativement, il
reste aux noms royaux à être emportés dans une chute vertigineuse purement
quantitative, au-dessus de laquelle l'âme s'achèvera comme planement
intangible.
* * *
Là / se perdent ces noms / de mais/tres de la terre, /
D'arbi/tres de la paix, / de fou/dres de la guerre : /
Comme ils n'ont plus de sceptre, ils n'ont plus de flatteurs,/
Et tom/bent avecque eux / d'une cheu/te commune /
Tous ceux / que leur fortune
Faisoit / leurs serviteurs.
Prenons la peine de retrouver une dernière fois la même
structure de la strophe. Le a fortement postérieur du monosyllabe très accentué
Là, lancé et soutenu par la liquide l, réitère le survol initial,
mais en transformant son retrait en un espace infini et nul : le non-lieu du
tombeau royal. Puis intervient l'habituelle détente de la fin du premier vers
et de tout le deuxième, en un planement alimenté par quatre è et six r.
Ensuite c'est le vers éclat, encore une fois troisième, où sceptre et flatteurs
se tendent d'autant mieux phoniquement qu'ils se détachent sémiquement sur la
fatalité d'ils n'ont plus, ils n'ont plus. Le quatrième vers
résume le fait que le vice du monde est
ontologique, que c'est son inconsistance : tombent d'une cheute. Dans
les deux vers finals, par le lien de dépendance des serviteurs aux
maîtres, toujours a fortiori, la mort des rois devient la mort universelle : avec
eux, commune, tous ceux.
Chez Villon, la mort était un vent sec et froid. Ici, parmi les
quantités de mouvement de l'ère classique, elle s'organise en tornade, en des
mètres rapides le plus souvent de six pieds à peine articulés 2+4, où s'ébruitent
les signes les plus glorieux : de mais/tres de la terre, D'arbi/tres de la
paix, de fou/dres de la guerre, Et tom/bent avec eux, Tous ceux / que leur
fortune Faisoit / leurs serviteurs. Mais de partout ce tourbillon est
creusé des dépressions du e muet, fréquemment en contraste avec la hauteur de è,
par la médiation de r et d-t. Ce rapport est annoncé dès se
perdent ces, e-è-e-è. Il se répète dans de-mais-de-terr,
tre-de-paix, dre-de-guerr, et culmine dans plus de sceptre, u-e-è.
Le rythme exploite la syncope e suivi de trois temps : tre de la
terre, tre de la paix, dre de la guerre, bent avec eux, que leur fortune.
Le tout renforce par opposition la pure masculinité de la conclusion : Faisoit
/ leur serviteurs, laquelle répond sur ce point à la finale également
conclusive de C'est Dieu / qu'il faut aimer.
Le tourbillon se retrouve dans la ponctuation. Pour la première
fois la strophe n'est pas coupée par un point et virgule, mais par un unique
double point. Et non en son milieu mais après le deuxième vers. Toujours dans
le recouvrement de la syntaxe et de la versification, l'ensemble est travaillé
par une dissymétrie qui le précipite, selon l'axe vertical de la tragédie, à
partir de la culmihation phonique et sémique du signifiant par excellence : le sceptre
royal.
* * *
En liant le monde, la société et les signes au roi vivant, en
ne connaissant que le pur présent et en se défiant comme Descartes de toute
rémanence du passé, Malherbe aboutit à une méditation sur la mort qui non
seulement ne laisse place à aucun "discours sur l'histoire
universelle", mais aussi coupe court à toute oraison funèbre, quelle
qu'elle soit. Et en effet il n'y en a aucune parmi ses vers officiels.
Mais, en même temps, le culte du présent comporte la jubilation
devant le roi qui vit, soit qu'il aille "comme un lion donner le dernier
coup à la dernière teste de la rébellion", soit qu'à l'arrivée de la reine
on explique à celle-ci que "C'est là (en son "sein") qu'il faut
qu'à son Génie, Seul arbitre de ses plaisirs, Quoy qu'il demande, il ne dénie
Rien qu'imaginent ses désirs." Car "est-il pas indigne de vivre s'il
ne vit pour se resjouyr ?" Ainsi l'absence des oraisons funèbres est compensée
par le nombre des "consolations", qui prêchent l'oubli des morts et
l'appétit des vivants. A côté des vers spirituels, du reste peu nombreux, voisinent
les poésies galantes personnelles ou les vers d'amour de commande.
Plus significatives encore sont les cinq ou six contributions
au Cabinet Satyrique de 1618 et aux Délices Satyriques de 1620. Dans ces
poésies gauloises, on retrouve tout de l'imitation du psaume que nous venons de
lire. L'impatience, la précipitation, l'arrachement, la mise à nu, l'intransigeance
du tout ou rien, le regard survolant : "Là! Là! pour le dessert,
troussez-moy ceste cotte, Viste, chemise et tout, qu'il n'y demeure rien Qui me
puisse empescher de recognoistre bien Du plus haut du nombril jusqu'au bas de
la motte". La rudesse de contact : "venez que je vous frotte".
L'imagerie abstraite : "Suis-je pas vostre coeur ? Estes vous pas le mien
?" La conception furieuse et éjaculatoire du présent : "Je le pense
flatter afin qu'il me contienne, Mais en l'entretenant je ne m'apperçoy pas
Qu'il me crache en la main sa fureur et la mienne ?" L'opposition entre le
mouvement de l'âme, ou qu'est l'âme, et le branle du corps, principe d'une
"si douce mort" : "Quel estoit cet effort Où le branle du eu
fait que l'âme s'endort".
On retrouve même, dans ces écrits qui n'ont pas été retenus par
les collections officielles, l'acribie lexicale et grammaticale : "II n'a
pas dit : Foutez! mais, grossiers que nous sommes, Multiplier le monde en
langage de Dieu, Qu'est-ce donc, si non Foutre en langage des hommes." Et
l'énergie quantitative : "Si nous avions rangé tous nos coups bout à bout,
Quand nous aurions vécu quinze lustres de vie, Nous n'aurions pas foutu six
semaines en tout!" Ce dernier calcul rentre dans un autre plus général,
celui de la justice, comme forme raide, où chacun exige un dû : "Allongez
mes années, Ou me rendez le temps que je n'ay pas ...tu"
De même, devant le cadavre de son fils assassiné, "Ce fils qui fut
si brave et que j'aimay si fort", Malherbe n'exprimera qu'un sentiment,
l'appel au Dieu justicier : "Le veu de la vengeance est un veu légitime,
...Ta justice t'en prie".
Un tel retrait du monde joint à une telle fureur de vivre ne
peut se comprendre que si la condamnation du monde est, comme nous l'avons
assez vu, non pas morale ni psychologique, mais précisément ontologique,
absolue, formelle.
Henri Van Lier