Puis, examinant auec attention ce que i'estois, et voyant que
ie pouuois feindre que ie n'auois aucun cors, et qu'il n'y auoit aucun monde,
ny aucun lieu ou ie fusse ; mais que ie ne pouuois pas feindre, pour cela, que
ie n'estois point ; et qu'au contraire, de cela mesme que ie pensois a douter
de la vérité des autres choses, il suiuoit très euidenment et très certainement
que i'estois ; au lieu que, si i'eusse seulement cessé de penser, encore que
tout le reste de ce que i'auois iamais imaginé, eust esté vray, ie n'auois
aucune raison de croire que i'eusse esté : ie connu de la que i'estois une
substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour
estre, n'a besoin d'aucun lieu, ny ne dépend d'aucune chose matérielle. En
sorte que ce Moy, c'est a dire, l'Ame par laquelle ie suis ce que ie suis, est
entièrement distincte du cors, et mesme qu'elle est plus aisée a connoistre que
luy, et qu'encore qu'il ne fust point, elle ne lairroit pas d'estre tout ce
qu'elle est.
Discours de la
Méthode. Quatrième partie, deuxième alinéa
* * *
Puis, / examinant auec attention ce que i'estois, / et voyant
que ie pouuois feindre ' que ie n'auois aucun cors, / et qu'il n'y auoit aucun
monde ' ny aucun lieu ou ie fusse ;
Ce sont sans doute les propriétés de rythme qui frappent le
plus. Un monosyllabe est fortement lancé et détaché : Puis. Suivent
treize syllabes dites d'une traite: examinant auec attention ce que
i'estois. Ensuite quinze autres: et voyant que ie pouuois feindre que ie
n'auois aucun cors. Ensuite encore quinze autres : et qu'il n'y auoit
aucun monde, ny aucun lieu ou ie fusse. Ces deux dernières propositions
sont légèrement coupées 8+7. Cela fait un tempo général très décidé, d'une
grande rapidité interne des membres, lesquels du coup appellent entre eux des
pauses marquées, des vides francs. La symétrie 8+7/8+7 ne peut qu'ajouter à
l'assurance.
La décision du rythme est confirmée par des finales nettes :
puis, tois (twè), cors, fusse, entre lesquelles explosent dix k,
distribuant leur compacité en quatre que, trois cun, un cors,
un ex, un ec. Mais l'éclat est sans à-coup, parce que des tenues,
comme s, v, f, m, n, y sont assez fréquentes et assez également
réparties pour assurer un débit continu autant que moteur. Le mouvement
d'ensemble est à la fois rapide et dense. Il est dru.
La sémie à son tour évoque des résultats prompts : examinant,
voyant que. Et tranchés au point d'être négatifs: aucun, aucun, ni aucun.
Cependant l'imparfait, temps de la remémoration, souligne bien qu'il s'agit
d'une expérience vécue, existentielle, et pas seulement de songes creux : ce
que i'estois.
Assurément, seule une de nos facultés est capable de procurer
des décisions si coupantes. C'est la vue. Et en effet on nous parle non
seulement de vision, examinant, et voyant, mais d'une vision ayant pour
objet une autre vision, et voyant que ie pouuois feindre ; videns
fingere quidem, dit fortement la version latine. Car que veux dire feindre
en ce cas ? Ce n'est assurément pas, comme parfois ailleurs, "imaginer
quelque chose qui n'est point, comme se représenter un palais enchanté ou une
chimère". Mais bien : "considérer quelque chose qui est seulement
intelligible et non point imaginable", selon des formules de l'article 20
des Passions de l'Ame. Il s'agit d'une vraie "perception" où
intervient un façonnement mental. Nous sommes dans une saisie en esprit, mais
qui se veut la plus réelle.
Descartes nous déclare alors avoir pu feindre de cette manière
qu'il n'avait aucun cors, qu'il n'y avait aucun monde, ni aucun
lieu, où il fût. Ces trois aucun, avec leurs trois k compacts,
et leur précision individualisante (pas un), ne sont pas de trop pour nier ce
qui fait partie de l'expérience commune et du "bon sens", à savoir
que ie est bien toujours dans un corps, un monde et un lieu. Mais les
mots ou ie fusse font encore un travail plus remarquable. Par le détour
mental inhérent au subjonctif imparfait, ils signalent le statut subtil de ie
parmi ce désert de l'environnement aboli. En même temps que, par leur phonie
tenue et pointue, ou-e-u, j-f-ss, ils assurent à ie cette
position vertigienuse avec orgueil et foi.
En sorte qu'à entendre le ton et le contenu de cette première
proposition, la démarche cartésienne se présente d'abord comme une certaine distribution
des choses dans l'espace, comme une topologie, et plus précisément comme une
topologie de la séparation. Pour ce regard et cette feinte, le réel se répartit
en régions tranchées par des distinctions parfaitement adéquates. Ou, si l'on
préfère, les distributions adéquates,
obtenues par des perceptions feintes, ont pour effet de
"séparer" ou "conserver séparément" des régions pour autant
distinctes entre elles et claires au dedans d'elles, c'est-à-dire n'impliquant
plus en leur sein de nouvelles distinctions réelles. La distribution la plus
immédiate est celle qui tranche le cors, le monde, le lieu,
d'une part, et ie, de l'autre.
C'est assez dire qu'il ne s'agit pas d'un simple jeu d'idées.
La topologie cartésienne n'est pas une mathématique pure, elle disjoint des
niveaux d'existence, et même elle tranche des existants, des êtres, des choses.
C'est une topologie non pas seulement formelle, mais aussi réelle, substantielle,
ontologique, comme on voudra. Elle résulte d'un acte, au sens le plus fort, l'acte
de penser, et en particulier de feindre. Cette topologie est, en rigueur, cet
acte volontaire, cette attention elle-même : examinant avec attention, et
voyant que ie pouuois feindre.
Ainsi, nous retrouvons la définition de l'âme comme mouvement
de l'esprit, que nous avait imposée Malherbe. Mais, cette fois, le ie
n'est plus seulement la négation du monde social. Il est la mise entre
parenthèse du monde tout court, de l'univers. Sa suffisance lui permet de se
feindre sans aucun corps, aucun monde, aucun lieu. Il est parfaitement suffisant,
autarcique.
* * *
mais que le ne pouuois pas fein ' dre, pour cela ' que le
n'es-tois point ; // et qu'au contraire, / de cela mesme ' que ie pensois a
douter ' de la vérité des autres choses, / il suiuoit très euidenment / et très
certainement / que i'estois ;
La topologie qui nous a été proposée est si réaliste et si
active que nous ne sommes pas étonnés de passer maintenant à une mécanique.
Descartes commence par énoncer explicitement ce qui n'était
qu'impliqué dans "ou ie fusse". A savoir que la feinte de l'abolition
du monde ne permet pas pour autant la feinte de l'abolition de "ie" :
mais que ie ne pouuois pas feindre pour cela, que ie n'estois point. Et
il renchérit en ajoutant que la feinte de l'abolition de tout le reste, de
cela mesme que ie pensois a douter de la vérité des autres choses, entraîne
au contraire l'affirmation de "ie" comme existant, il suiuoit très
euidenment et très certainement que i'estois.
Comprenons bien. Plus je feins des anéantissements du reste,
plus aussi se confirme l'acte de feindre, donc de "penser à douter",
donc de penser, donc d'être en tant que "ie" pensant. L'affirmation
est à la mesure de la négation, laquelle est ainsi confirmante. C'est là une
sorte de rebondissement, de retour d'une chose extensible, la chose pensante,
dont la quantité de mouvement est d'autant plus forte et grande qu'a été forte
et grande l'intervention contrariante, selon le principe cartésien de la
conservation de la quantité de mouvement. Le cogito cartésien est doué d'une
véritable élasticité spirituelle.
Ceci, il faut le reconnaître, n'est pas vraiment nouveau. Nous
le savions sans doute dès l'alinéa qui précède, dès la première formulation du
cogito, où l'on voyait le doute se retourner en certitude de penser, et
supposer un "ie" qui pense. En sorte qu'on se demande dans quelle
mesure le discours cartésien avance ou se reprend. Tout se passe comme si cette
parole, plutôt qu'en des progrès, trouvait sa certitude et son bonheur
principal à insister, à se confirmer, ou plus exactement à s'éveiller et se
réveiller sans cesse, en des intensités qui se voudraient plus grandes ou du
moins égales.
C'est bien ce que nous confirment le rythme, la phonie, la
syntaxe de ces deux propositions, que nous appellerons B (mais que... ie
n'estois point) et C (et qu'au... que i'estois) quand on les compare
à la précédente, que nous appellerons A (Puis... le fusse).
1. Les rythmes peuvent se compter à peu
près de la manière suivante :
(A) 1 + 13 +
15 (8 + 7) + 15 (8 + 7)
(B) 17 (8 + 4 + 5)
(C) 4 + 20 (4 + 7 + 9) +
17 (8 + 6 + 3)
C'est donc dans tous ces cas la même vitesse intérieure des
membres, et la même franchise des vides les séparant. Le même passage du pair à
l'impair, ou au moins la même prédominance de l'impair. Chacune des trois
propositions comporte un sous-mètre de huit temps. Trois mètres courts de
quatre temps assez marqués, dre pour cela, et qu'au contraire, de cela mesme,
accomplissent la même fonction, qui est d'articulation de B sur A, puis de C
sur B et A. Cela fait d'une proposition à l'autre, un croisement de départs et
de continuités, qui contribuent à la relance d'un même (r)éveil.
2. La phonie dispose partout, dans les
finales, des voyelles et des consonnes formant des groupes très vigiles :
(A) puis, tois (twè), feindre, cors
(B) feindre, cela, point
(C) traire, mesme, chose,
avant la conclusion triomphante des toniques è-è-ã-è-ã-è, voire de la
suite très insistante : i-i-è-è-é-i-a-ã-é-è-è-è-e-ã-e-é-è, où la série
retrait-avancée-retrait-avancée-retrait impose presque un épèlement syllabe par
syllabe : il/ sui/ uoit/ très/ e/ ui/ den/ ment/ et/ très/ cer/ tai/ ne/
ment/ que/ i'es/ tois.
3. La syntaxe aussi agence des échos,
des relances :
- examinant ce que (A), voyant que (A)
- que ie n'auois (A), qu'il n'y auoit
(A)
- ie pouuois feindre (A), ie ne
pouuois pas feindre (B)
- ce que i'estois (A), que ie n'estois
point (B), que i'estois (C)
- mais pas...pour cela (B), et qu'au
contraire, de cela mesme (C).
Telle est la réitération confirmante de Descartes, qui tient à
la nature même de sa topologie et de sa mécanique. Si le cogito était une
analyse grammaticale ou logique, comme c'est le cas chez saint Augustin, il
faudrait l'expédier une fois pour toutes, sans pathos, et dire avec
l'interlocuteur du De libero arbitrio : Passe plutôt à la suite (perge potius
ad caetera). Mais justement, comme l'ontologie cartésienne est une topologie de
la distinction adéquate s'établissant au mieux à travers une sorte d'élasticité
spirituelle, de traction égale à la rétraction, d'affirmation égale à la
négation, il faut d'une part qu'elle s'impose tout entière d'un coup, mais
aussi que, d'instant en instant, elle renouvelle sa vigilance instantanée.
* * *
au lieu que, / si i'eusse seulement cessé de penser, / encore
que tout le reste ' de ce que i'auois iamais imaginé, ' eust esté vray, / ie
n'auois aucune raison de croire ' que i'eusse esté :
Voici, après la topologie et la mécanique transcendantale, la
théorie de la connaissance, 1'épistémologie. Dans la suffisance substantielle
où il s'est établi, Descartes ne saurait se contenter de simples critères de
vérité, de preuves empiriques que les choses sont telles ou telles. Il lui faut
une raison de croire. Croire, c'est-à-dire saisir son objet avec
force et lumière, y adhérant de toute sa volonté. Et cela en en ayant la
raison, la raison de, et même la raison pourquoi : rationem cur, dit la version
latine du texte. Son fantasme est que l'être, la lumière de l'être, la lumière
aussi par laquelle l'être s'appréhende coïncident. L'épistémologie cartésienne
sera donc réaliste, substantialiste, active, comme la topologie et la mécanique
spirituelle. Ici encore le formalisme reste concret.
Pour cela, le texte nous propose un exercice encore plus aigu
que les précédents : si i'eusse seulement cessé de penser. La subtilité
tient surtout dans le seulement. Il ne s'agit pas de cesser de penser, par
exemple en dormant ; le sommeil montrerait que la conscience existe à certains
moments et pas à d'autres, qu'elle est donc locale et transitoire, ce qui
ruinerait d'entrée de jeu toutes les prétentions cartésiennes. Il ne s'agit pas
non plus de rester éveillés, et d'apercevoir froidement que l'absence de
conscience implique l'absence de raison de croire que l'eusse esté. Non,
on nous demande, toujours selon la négation confirmante, de mettre
progressivement ( si seulement ) notre conscience en veilleuse pour
mesurer qu'à proportion de cette cessation cessent du même pas les raisons de
croire que je sois. Et donc, inversement, qu'à mesure que cesse cette cessation
brille une lumière qui est justement la raison de croire que l'eusse esté.
Ainsi, au cours de ce fading mesuré, l'acte de penser est à soi-même son
imposition, sa thèse, dans l'ordre de l'existence et sa lumière dans l'ordre de
l'intelligibilité. L'existence comprend là
la raison de croire, et celle-ci en retour avive l'existence. Ou encore,
la substance est lumineuse, et la lumière substantielle, dans la pensée
activera proportion de son éveil. Cela nous fait, depuis le cogito de l'alinéa
antérieur, quatre propositions :
(A) je nie toutes pensées → j'existe
pensant
(B) je nie le monde ↛ je nie mon être
(C) je nie le monde // je pose mon être
(D) je nie ma pensée // je nie la
raison de croire que je suis
(D') je pense // j'ai
une raison de croire que je suis.
Selon la réitération cartésienne, le rythme distribue à
nouveau des membres drus : 3 + 9.11 + 21 (6 + 11 + 4) + 13 (9.1O
+ 4). La phonie active des finales relativement franches : que, aer, reste,
iné, vray, croire (crwèr, crèr), esté. La logique reste adversative : au
lieu que, si...seulement, encore que, aucune. Les concepts se répètent : cessé,
penser, imaginé, eust esté vray, l'eusse esté. En ressort d'autant mieux
l'idée neuve : raison de croire.
Néanmoins, notre proposition présente deux caractères
originaux. Elle contient trois subjonctifs plus-que-parfaits : eusse cessé,
eust esté, eusse esté, qui marquent bien le caractère subtil de
l'évanouissement vigile, d'ailleurs porté par les six tenues j-s lancées
par i-u de si l'eusse seulement cessé de penser. Et d'autre part,
au lieu de conclure sur l'impair, comme auparavant, l'élan aboutit à deux membres
pairs, de quatre temps chacun : eust esté vray, que i'eusse esté.
L'effort extrême de si i'eusse seulement, joint à cette carrure, nous
prépare sans doute à ce que confirme le double point, après trois points et
virgules. Nous allons passer d'un ensemble de prémisses à des conclusions.
* * *
ie connû de la / que i'estois une substance / dont toute l'essence
/ ou la nature / n'est que de penser, // et qui, pour estre, /n'a besoin
d'aucun lieu, / ny ne dépend ' d'aucune cho ' se matérielle.// En sorte que ce
Moy,/ c'est a dire l'Ame /par laquelle ie suis ce que ie suis, / est
entièrement ' distincte du cors, / et mesme qu'elle est ' plus aisée a connoistre
que luy, // et qu'encore qu'il ne fust point, / elle ne lairroit pas / d'estre
tout ' ce qu'elle est.
Ce qui étonne dans ces conclusions, c'est leur grand nombre, de
cinq à dix selon les lectures. Elles découlent de prémisses également
nombreuses, au moins trois ou quatre, nous venons de le voir. Rien n'indique de
quelles prémisses découlent quelles conclusions. Les termes varient parfois de
sens en cours de route. On ne nous marque même pas franchement quand les
conclusions commencent. Est-ce à le connû de la que, après le double
point ? Ou bien à En sorte que, après le point simple ?
Nous allons donc, en le paraphrasant, tenter de déployer
quelque peu les implications de ce discours, qui se donne pour clair et distinct
et allant de soi, et qui néanmoins, pour le logicien, est beaucoup plus retors
que n'importe quel alinéa de Kant ou de Hegel, parfois réputés obscurs.
le connu de la que i'estois une substance
|
ce qui est de manière adéquatement séparée,
et dans un acte que sa négation confirme, est une substance ;
|
dont toute l'essence ou la nature
|
la nature de la substance pensante et
son essence sont équivalentes ; à la fois réalité (ontologique) et pensée et
intelligibilité (logique) ;
|
n'est que de penser,
|
quand il s'agit de "ie"
cette essence-nature est uniquement ("n'est que de") l'acte de
penser ;
|
et qui, pour estre, n'a besoin d'aucun lieu, ny ne dépend
d'aucune chose matérielle.
|
cette substance que "ie"
suis ne dépend, dans son être, de rien de matériel, ni d'un monde, ni d'un
lieu, ni d'un corps (on réserve la question de savoir si elle dépend de
quelque chose d'immatériel, par exemple Dieu) ;
|
En sorte que ce Moy, c'est a dire, l'Ame
|
un pareil "ie" est un Moy,
et ce Moy est une Ame ; Moy et Ame méritent une majuscule que cors ne mérite
pas ;
|
par laquelle ie suis ce que ie suis,
|
dans la question (examinant avec
attention), l'essence ou nature se définissait à la façon d'Aristote,
"ce que i'estois" (to ti en einai) ; dans la réponse, elle se
définit à la façon des scolastiques, "par laquelle ie suis ce que ie
suis" (id quo res est id quod est) ;
|
est entièrement distincte du cors,
|
la distinction entre Ame et corps est
entière, en tout cas quand elle est considérée à partir de l'Ame ;
|
et mesme est plus aisée a connoistre que luy,
|
l'aisance plus grande à connaître l'Ame tient à ce qu'elle
est connue primordialement, mais aussi à ce qu'en elle l'être et la raison
d'être coïncident ;
|
et qu'encore qu'il ne fust point, elle ne lairroit pas d'estre
tout ce qu'elle est.
|
pouvant se passer de corps, l'Ame
n'est pas détruite par sa destruction à lui (on n'en conclura pas cependant
qu'elle est immortelle ; sa conservation dans l'être dépend du libre arbitre
divin ; on dit cependant ne pas voir pourquoi Dieu cesserait à son égard sa
création continue).
|
Après l'affirmation gratuite que l'on peut s'imaginer sans
corps ni lieu, suivent donc les glissements hasardeux de le à
ce Moy (sous la responsabilité de Montaigne), et de ce Moy à l'Ame,
puis de nature à essence, de ce qu'on est à ce par quoy
on est ce que l'on est, etc. Devant tant d'intrépidité, ou de mauvaise foi, il
faut revenir à ce qui nous avait frappés dès le départ. A savoir que Descartes
ne raisonne pas, ni n'observe. Mais qu'il voit. Ou plutôt qu'il veut voir. Et
donc revoir sans cesse de façon aussi forte et aussi instantanée que possible.
C'est cette volonté qui est sa vision même, sa substance et sa lumière, sa
raison-dé. D'où un discours plutôt qu'une déduction. D'où l'inutilité, en sus
de la distinction topologique entre
"ie" et le corps, de faire d'autres distinctions entre l'implicite et
l'explicite, l'acte et la faculté, la faculté et la substance, la nature et
l'essence, la logique et la rhétorique. Il n'y a que l'acte volontaire qui
compte. Le reste est considéré comme vaines subtilités scolastiques, ou
différences qui ne sauraient être que modales. D'où aussi l'absence de
distinction entre le langage technique des philosophes (essence) et le langage
commun de la vie quotidienne, ou du catéchisme (Ame).
Dans cette conclusion, le rythme demeure dru. Mais, après avoir
été souvent impair, il multiplie cette fois les membres pairs:
5 + 6.7 / 13
(4.5 + 4 + 5) //
4 (2 + 2) +
6 +
12 (4 + 4 + 4)
6 + 4.5 +
9 (3.4 + 6)
10 (5.4 + 5) + 14 (5 + 9)
7.8 + 12 (6.5 + 3 + 3)
Sans se forcer, la diction détache facilement des mètres de
quatre pieds, et qui pour estre, c'est a dire l'Ame ; de six pieds, n'a
besoin d'aucun lieu, En sorte que ce Moy ; et même, devant les points
finals, deux alexandrins, le premier ternaire, ny ne dépend / d'aucune
chos/e matérielle, le second conclusivement régulier : elle ne lairroit
pas / d'estre tout ce qu'elle est. Des raisons de croire si risquées ne
sauraient prendre assez d'appui.
Ce rythme distribue la densité de la suite s-b-s-t-s et
du ã profond de substance, préparé par le a de de la
et répété en écho par le ã et les s d'essence, puis, après
la pointe de nature, par le ã-s de penser. Les coupes sont portées
par les k de qui, aucun, aucune, les è de estre et matérielle,
l'alternance haut-bas de Moy (mwè) à Ame, les aiguës de ie
suis ce que ie suis, les occlusives de tièrement, distinctes, cors.
Dans cette topologie transcendantale, la phonie est au service des coupes, de la
coupure, non l'inverse. L'assertion finale, elle ne lairroit pas / d'estre
tout / ce qu'elle est, est presque violente. Elle se prépare par la compacité
martelée des cinq k de connoistre que luy et qu'encore qu'il.
Elle exploite au maximum la rétraction des è : lair, roit (rwè),
estre, est. Elle conclut son alexandrin en faisant contraster les trois
temps rapides de ce qu'elle est sur les trois temps pleins d'estre
tout. Le mouvement de l'âme, ou qu'est l'âme, est plus rapide que chez
Malherbe, mais aussi impérieux.
Le texte que nous venons de parcourir est à la fois une période
et un alinéa. Pour autant il signale clairement l'unité articulatoire de la pensée
cartésienne. Malherbe écrivait par strophes, Pascal écrira par versets, Bossuet
par coulées. Descartes écrit par alinéas-périodes, ou par "articles";
qu'il pourra même numéroter dans les Principes de Philosophie et dans les
Passions de l'Ame. On a dit que la période était chez lui un reste de latinité.
En réalité, seule la période se gonflant en alinéa pouvait, par ses
subordinations compliquées, voire maniéristes ou précieuses, obtenir ce regard
qui soit tout, tout à la fois, partout et tout le temps. Mais la période-alinéa
elle-même n'est pas définitive, son éveil appelle le réveil suivant. On sait
que la copie latine des Méditations, et donc sans doute aussi l'original, ne
commençait pas l'alinéa en allant à la ligne, mais par un simple blanc plus
marqué sur la ligne. Cette remarquable disposition rend bien la vigilance
toujours en départ et toujours égale à soi.
* * *
Sa stylistique du réveil incessant, Descartes lui-même l'a
indirectement dépeinte dans ses remarques sur l'admiration, dont il fait
"la première de toutes les passions", résultat de "la surprise,
c'est-à-dire l'arrivement subit et inopiné de l'impression". Nous
retrouvons quasiment les mots que son rythme, sa phonie, sa sémie, sa syntaxe nous
ont imposés : "(Le mouvement) de l'admiration a deux propriétés : la
première, que la surprise le rend fort dès son commencement ; et l'autre, qu'il
est égal en sa continuation." Cet éveil renouvelé n'est pourtant pas à
confondre avec l'allée perceptive de Ronsard, laquelle échauffait le sang :
"Cette passion (l'admiration) a cela de particulier qu'on ne remarque
point qu'elle soit accompagnée d'aucun changement qui arrive dans le coeur et
dans le sang, ainsi que les autres passions." Et ce n'est pas non plus
1'étonnement, qui est "un excès d'admiration", lié à la
"précipitation", source de toute erreur. Non, si "l'admiration
est une subite surprise de l'âme, qui fait qu'elle se porte à considérer avec
attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires", les
objets les plus extraordinaires sont justement les plus simples, les plus
évidents, les plus immédiats. C'est, par exemple, "la puissance d'user de
son libre arbitre", l'acte volontaire, le vouloir penser et feindre, qui
fait partie de ces "causes (qui) sont si merveilleuses...qu'à toutes les
fois qu'on se les représente de nouveau elles donnent toujours une nouvelle
admiration".
Avec la même clairvoyance, son fantasme de la distinction
adéquate et de la substance autarcique, Descartes l'a résumé lui-même dans
quelques mots de la Recherche de la Vérité, ce dialogue inachevé où il fait
dire à Eudoxe : "II (mon esprit) jouit du même repos que ferait le roi de
quelque pays à part et tellement séparé de tous les autres, qu'il se serait
imaginé qu'au delà de ses terres il n'y aurait plus rien, que des déserts
infertiles et des montagnes infranchissables." Tout est là. L'imagination
et la feinte. La prévalence de la vue. La séparation volontaire. La distinction
radicale et adéquate. La suffisance substantielle de "ie".
L'infertilité de ce qui est au-delà des limites de la conscience. Le repos lié
à ces négations isolantes. Le parti stoïcien de ne mettre son bonheur que dans
ce qui dépend de soi. La royauté en tant qu'elle implique la défense des frontières,
la vigilance militante, l'héroïsme des entreprises.
* * *
Descartes offre la singularité d'être vraiment un écrivain
français et vraiment un écrivain latin. Le Discours de la méthode, que nous
venons de lire, est écrit en français. Les Méditations sont pensées et écrites
en latin. On y trouve les mêmes caractères.
D'abord, l'incessant passage d'éveil en éveil. Dès l'attaque de
la première phrase : Animadverti / jam ante aliquot annos / quam multa, /
ineunte aetate, / falsa pro veris ' admiserim, / et quam dubia sint quaecumque
(...) J'ai remarqué, / déjà depuis quelques années, / combien nombreuses,/ dès
ma prime enfance, / furent les choses fausses que j'ai admises pour vraies, /
et combien douteux était tout ce que... Cela va droit à l'expérience
d'attention (J'ai remarqué), aussitôt renforcée par une circonstance de temps
(déjà depuis quelques années), qui débouche sur une exclamation de surprise
(combien nombreuses), aggravée par une nouvelle circonstance de temps (dès ma
prime enfance), touchant la pire des confusions, faux reçu pour vrai (furent
les choses fausses que j'ai admises pour vraies), avant une seconde exclamation
de surprise, introduisant le doute (et combien douteux était tout ce que (...).
Assurément, tout cela a été gommé dans la traduction courante du Duc de Luynes
: "II y a quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières
années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce
que...
De même pour la topologie de l'isolation adéquate. On trouve
quelques lignes plus loin : Opportune igitur hodie / memtem curis omnibus
exsolvi, / securum mihi otium procuravi,/ solus secedo, / serio tandem et
libère ' général! huic mearum opinionum eversioni vacabo. "Opportunément
donc, aujourd'hui, j'ai dégagé mon esprit de tous les soucis, / je me suis assuré
des loisirs protégés, / je fais retraite seul, / enfin sérieusement et
librement ' je vais vaquer à cette expulsion générale de mes opinions." De
nouveau, la traduction de Luynes nous fait passer de la force de Descartes aux
bergeries du cartésianisme, de la philosophie comme violence instauratrice à la
philosophie d'école : "Maintenant donc que mon esprit est libre de tous
soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je
m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes
anciennes opinions". Solus secedo, je fais retraite seul, devenu
"dans une paisible solitude", résume bien la dégradation. Sans
compter qu'on a perdu aussi la remarquable succession temporelle, passé (j'ai
dégagé, je me suis assuré), présent (je fais retraite seul), futur (je vais
vaquer), sorte de veni, vidi, vici cartésien.
Le latin du XVIle siècle que pratiquait Descartes a perdu ses
codes phoniques et rythmiques, et les modes du verbe y sont devenus flottants,
en particulier en raison de l'abus des subjonctifs. Mais cette langue, même
abâtardie, gardait une ressource pour la surprise cartésienne : l'ordre
libre des mots permettait d'y provoquer de ligne en ligne, et parfois
davantage, les départs et redéparts incessants de l'admiration.
* * *
Le regard impérieux et vigile, propre à la philosophie
cartésienne, se confirme dans tous les domaines où Descartes s'est avancé. Sa
mathématique se fixe comme objet privilégié les "proportions", ou
"raisons". Il veut qu'on les range dans un ordre linéaire tel qu'un
regard suffisamment lumineux puisse les totaliser. Un peu comme si on vous
disait voyez comment a/b = c/d = e/f, puis comment a/b = e/f, jusqu'à ce
qu'idéalement vous saisissiez d'un coup comment a/b = y/z, avec toutes les
proportions intermédiaires. Ceci exclut les syllogismes scolastiques, dont les
suites ne sauraient procurer cette intuition simultanée. Et aussi les axiomatiques,
trop purement abstraites et arbitraires. Descartes tend à travailler sur des
lignes qui se voient vraiment, et même parfois sur des réglettes qui se
poussent vraiment, du moins en "feinte". Sa géométrie analytique est,
à l'entendre, une façon d'obtenir que l'algèbre rende la géométrie plus systématique,
et que la géométrie rende l'algèbre plus appréhensible. Malherbe nous en avait
prévenus, le formalisme classique est un formalisme concret.
La physique cartésienne trahit la même attitude. Les lois de la
réfraction sont trouvées et démontrées comme un système de proportions entre
des directions de mouvement variables et des quantités de mouvement constantes.
Pour le reste nous ne quittons jamais la substance et l'ardeur. La matière est
étendue et mouvement, mais "la seule agitation d'un corps le peut embraser".
Le style, avec sa rhétorique, n'est pas entièrement dissociable des
démonstrations ni scientifiques ni philosophiques, car "à peine
saurions-nous concevoir aucune chose si distinctement que nous séparions
entièrement ce que nous concevons d'avec les paroles qui avaient été choisies
pour l'exprimer", dit la traduction française des Principes. Ces pages de
physique sont presque à lire tout haut. "La parole a beaucoup plus de
force pour persuader que l'écriture", dira Descartes deux ans avant sa mort.
Entendons aussi que son écriture est une parole. Tout le classicisme parle plus
qu'il n'écrit. Ou son écriture est parlée. A la cour, dans la chaire, au salon,
et même dans la solitude de la chambre et du poêle.
Enfin, la théodicée cartésienne saisit Dieu comme la source si
parfaite du cogito imparfait que cette métaphysique équivaut à une mystique.
Saisi du sein d'un acte volontaire, le cogito, Dieu est Volonté. Au point que,
s'il l'eût voulu, les trois angles d'un triangle n'eussent pas été égaux à deux
angles droits. Il n'y a que deux choses que Dieu ne puisse pas faire, tout
comme le style et le regard de Descartes : être inconstant et opérer autrement
que selon les voies les plus courtes. Pour le reste, s'il crée le monde, ce
n'est pas une fois pour toutes, mais d'instant en instant, comme l'attention et
la mémoire cartésiennes se réveillent à chaque instant du néant, en une création
continuée, ou plutôt toujours recommencée. La preuve de Dieu est comme les
autres preuves, d'abord volontaire : "Les perceptions qu'elle (l'Ame) a de
ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu'elle les
aperçoit." Sartre a écrit son texte le plus décisif à propos de Descartes
parce que sa philosophie de la liberté se tenait dans le même noyau.
Rarement philosophe aura pris tant de plaisir visible à redire
si souvent les mêmes choses presque dans les mêmes termes, quoique chaque fois
selon les voies les plus courtes. Leibniz aussi redira sans cesse, mais selon
des coupes différentes, et ce sera le cercle de ces coupes qui formera son
encyclopédie. Tandis que c'est du même point de vue que le regard cartésien,
visant à être ponctuel, se reprononce inlassablement sur le tout.
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Les mètres longs et rapides de Descartes, contrastant avec les
mètres courts et pleins de Malherbe, montrent que la mécanique classique, son
formalisme concret, sa définition de l'Ame comme mouvement de l'esprit, ont
alimenté des figures différentes. Mais il s'agit bien d'un même parti
fondamental, qui se retrouve dans la Grammaire Générale et l'ascétisme de
Port-Royal, dans la mystique et la pédagogie de Bérulle, dans le style
politique de Richelieu, dans le Corneille des pièces de 1636-1643, voire dans
les tensions des Précieux. Ce culte du
mouvement pur, achromatique, est remarquablement visualisé par Georges de La
Tour, l'exact contemporain, dont l'attention silencieuse nous rappelle que la
vision cartésienne, comme la vision classique en général, est nocturne, non
colorée. C'est celle du chat, dont Descartes nous dit que les yeux ne reçoivent
pas la lumière la nuit mais l'émettent. Les couleurs ne sont que des effets
subjectifs du noir et du blanc, nous est-il répété sans cesse par le philosophe
qui fut considéré comme le classique par excellence. Philosophie des bâtonnets
de l'oeil, non des cônes.
Henri Van Lier