CHIMENE
De quoy qu'en ta
faveur nostre amour m'entretienne,
Ma generosité doit
répondre à la tienne ;
Tu t'es, en
m'offençant, monstre digne de moy :
Je me dois, par ta
mort, monstrer digne de toy.
D.RODRIGUE
Ne differe donc plus
ce que l'honneur t'ordonne :
II demande ma teste
et je te l'abandonne ;
Fais en un sacrifice
à ce noble interest :
Le coup m'en sera
doux aussi bien que l'arrest.
Attendre, après mon
crime, une lente justice,
C'est reculer ta
gloire autant que mon supplice ;
Je mourray trop
heureux, mourant d'un coup si beau.
Le Cid, tragi-comédie Acte III,
Scène IV
* * *
CHIMENE
De quoy qu'en ta faveur nostre amour m'entretienne,
Ma generosité doit répondre à la tienne ;
Nous sommes victimes des changements de la diction. Si l'on
prononce quoy par kwa, comme aujourd'hui, les quatre a de quoy,
en (ã), ta, fa pèsent lourd. Ils accablent le eur de faveur,
et referment le premier hémistiche sur lui-même. Du coup, nostre amour
marque un nouveau départ, et l'ampleur de m'entretienne vient achever un
édifice symétrique et pompeux, qui se mesurerait 2+4 / 3+3.
Au contraire, si l'on prononce quoy à peu près kwè
(é-è), comme c'était le cas à ce moment du XVIle siècle, c'est wè et
eur qui l'emportent. En effet, la nasale an, n'étant plus
précédée par un a, se mobilise dans les deux buccales a qui la
suivent, lesquelles à leur tour pointent vers eur, dans une
précipitation où l'hémistiche est un membre de six pieds dits d'une traite.
Ensuite, depuis l'avancée de veur le souffle cherche l'avancée plus
forte de mour. Le vers entier ne forme plus qu'un seul mouvement parti
de wè pour revenir sur tienne.
Les consonnes confirment cet élan tête baissée. Les occlusives
se trouvent dans les quatre premières syllabes d-k-k-t et les deux dernières
t-t, tandis que des tenues et des glissées remplissent le centre : f-v-r
et n-tr-m-r-m. Ce sont donc les extrêmes qui ressortent, avec la
décision finale des deux hautes t-t.
La syntaxe contribue au même effet. Le complément De quoy
qu' crée l'attente d'un verbe qui occupe la position la plus éloignée, m'entretienne.
Ainsi l'inversion en ta faveur devient un instrument non pas de retard
mais d'urgence, d'un bout du vers à l'autre.
Il est alors aisé de vérifier que le vers suivant, Ma generosité
doit répondre à la tienne, suit le même système, Si l'on prononce, comme
aujourd'hui, doit par dwa, le groupe dwa-ré-pon se clôt en un
membre -.-, ce qui divise pompeusement le second hémistiche 3+3 : doit
répon/dre à la tienne. A contraire, si l'on prend soin de dire dwè-ré-pon,
la diction s'allège, et comme elle est entraînée par le souffle, évidemment
d'une traite, de Ma generosité, les six syllabes de doit répondre à
la tienne courent à la dernière, détachant à nouveau, par-dessus un vers
sans pause, les deux extrêmes phoniques et sémiques : ma et tienne.
Il reste donc chez Corneille quelque chose du retrait
affectionné par Malherbe, serait-ce dans le privilège des rétractées è :
quoy (kwè)-tienne-tienne. Mais ce retrait intervient au terme d'un élan,
ou pour mieux dire d'une précipitation. Là où Malherbe écrivait, à propos des
rois, le vers très mesuré et très lent : "ils sont/ corn/ me nous/ sommes",
le Comte, dans le premier acte du Cid, lance d'un jet, sans plus aucune coupe :
"ils sont ce que nous sommes".
D'autre part, le dispositif cornélien a pour effet que la
phrase entière fait saillir deux termes entre lesquels, à distance, s'établit
un rapport, et plus précisément une balance, une pesée. Il y a une balance
simple, dont les plateaux sont ma generosité et la tienne, et le
fléau doit répondre. Puis intervient une balance au second degré, dont le fléau
est la locution concessive De quoy qu' confrontant les deux plateaux nostre
amour m'entretienne, d'une part, ma generosité + la tienne, d'autre
part. Ces comparaisons très formelles prennent place entre des termes eux-mêmes
formels, puisqu'il s'agit d'une generosité qui doit répondre à
une autre, et d'un amour dont les raisons sont si claires qu'on suppose
qu'il nous en entretienne. Rien n'est plus juridique.
Pareille obsession justicière était dans l'esprit de 1'époque. L'Astrée
d'Honoré d'Urfé propose de véritables équations du sentiment, tandis que se
développe la casuistique des Jésuites et la direction de conscience de
Port-Royal, comme l'algèbre des mathématiciens. Devant le corps de son fils tué
en duel, Malherbe pense moins à pleurer qu'à demander justice. Guez de Balzac
use de la syntaxe et du lexique comme d'une balance de précision comparant
parlé et prêché, populaire et énigmatique, distinct et confus : "Vous
parlez, Madame, quand elle vous prêche, et répondant populairement à ses
énigmes et distinctement à sa confusion..." Cependant, Corneille apporte
dans ces procédures une rapidité, une impétuosité, une précipitation, dont il
faut rendre compte autrement qu'en rappelant qu'il était juriste et normand.
En vérité, ses comparaisons formelles portent sur les termes
les plus fuyants de la langue : je, tu, il, nous, vous, ils, mon, ton,
son, notre... C'est ce que les linguistes appellent des embrayeurs,
c'est-à-dire des mots qui renvoient non à des choses, des qualités, des
actions, mais au sujet parlant et à ses interlocuteurs. Ces embrayeurs, pronoms
et possessifs sont ici si fréquents, ils occupent si fortement les points
saillants du discours, ils se répondent si bien à travers ou par-dessus les
autres mots (ma... tienne), que, loin de relayer les substantifs, les
adjectifs et les verbes, ils sont le vrai thème de la phrase, les vrais termes
des évaluations. Ainsi, l'essentiel du théâtre cornélien tient dans des
équations de sujets apostrophant ou interpellés.
Mais de soi un embrayeur est vide. "Je" c'est Pierre
et "tu" c'est Paul, ou le contraire, selon que c'est l'un ou l'autre
qui parle. Les embrayeurs ne prennent consistance, comme l'exige le formalisme
concret du XVIIe siècle, que dans des comparaisons, des balances où ils
existent en se mesurant. Dans une transparence parfaite de la confrontation.
Tel est l'amour. Loin d'être cette passion opaque qu'il deviendra chez Racine,
il est nostre amour, un état singulier qui nous met dans une connivence
absolue. "L'amour n'est, ce dit-on, qu'une union d'esprits", déclare
Isabelle dans Don Sanche d'Aragon. Cet amour-là suppose la generosité,
grandeur d'âme de ceux qui sont bien nés, étymologiquement générés, dont
Descartes explique au même moment qu'elle est "la clé de toutes les autres
vertus" parce qu'elle nous pousse à si bien nous comprendre et estimer nous-mêmes
qu'elle nous fait comprendre et estimer autrui à l'égal de nous.
Cependant, chez Descartes, c'est la confiance que l'on a en soi
qui permet et mesure la confiance que l'on a en autrui. C'est même parce que
"il ne s'y trouve rien... qui dépende d'autrui" que l'estime
réciproque est possible. Pour le Corneille des débuts, l'insistance sur la suffisance
stoïcienne conduit jusqu'au rejet théorique de l'amour, chez l'Alidor de la
Place Royale, de peur qu'il donne barre à autrui sur moi ; et dans Médée, de la
même année, une réplique fameuse porte cette autarcie jusqu'au cri : "Dans
un si grand revers que vous reste-t-il? - Moi. Moi, dis-je, et c'est
assez." Mais, au moment du Cid, ce n'est pas la suffisance de soi qui fait
la connivence de l'amour, c'est la connivence de l'amour, l'évidence de
l'autre, qui fait l'évidence de soi, et aussi l'être, la réalité substantielle,
des deux. Ma generosité doit répondre à la tienne.
Alors s'explique sans doute, chez Corneille, la conciliation
paradoxale de la vitesse et de la procédure. Les embrayeurs se remplissent, se
substantialisent d'autant mieux que leurs comparaisons sont plus multiples,
plus fines, plus tendues. Voilà pour l'esprit procédurier. En même temps, ces
subtilités, pour n'avoir aucune opacité, pour confirmer la transparence, ne
souffrent aucun retard, aucune réserve, voire aucune retenue. Voilà pour la
précipitation.
On sent comment l'intention cornélienne était acculée au
théâtre, et au théâtre en vers, non au roman, ni non plus au lyrisme. Ces
équations fulgurantes des embrayeurs ne peuvent se réaliser que dans l'échange
actuel de deux regards qui se croisent et qui, vides chacun en eux-mêmes, se
donnent l'être dans l'éclair d'une comparaison, d'un croisement, qui les
constitue. La phonie et le rythme tiennent le personnage non seulement dans
l'éveil perpétuel cultivé par le héros cartésien, mais encore à fleur d'yeux, à
bord de sourire, en une sorte d'ouverture et de réouverture incessante de
l'oeil : "Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue", notera
Boileau. Chacun se précipite vers un interlocuteur précipité vers lui, dans l'absolu
de l'évidence réciproque. Pareille conception de l'âme comme mouvement de
l'esprit dénie le poids du corps, du sexuel. Et s'exerce à un érotisme
désincarné, s'entretenant plus de signes que de chair, comme tous les
érotismes.
* * *
Tu t'es,/ en m'offençant,/ monstre di/gne de moy :
Je me dois,/ par ta mort,/ monstrer di/gne de toy.
La sémie de ces deux vers nous précise que la balance des
sujets ne s'estime pas seulement dans la monnaie un peu vague de la générosité,
mais dans celle, plus définie, d'un code de l'honneur.
On remarquera que le code de l'honneur postulé par la scène
n'est nullement celui des deux romances du Cid, que Corneille cite pourtant
dans son Avertissement ; là Chimène, redoutant que Rodrigue n'étende à elle sa
vengeance, demande protection au roi, lequel ne pouvant faire tort ni à
Rodrigue ni à Chimène rend un jugement de Salomon en les mariant l'un à
l'autre. Ce n'est pas non plus le code de l'Historia d'España de Mariana,
également citée dans l'Avertissement, et où Chimène laisse au roi le soin de
lui donner Rodrigue pour époux ou de le punir comme il le mérite, - ce que le
rôle militaire du Cid exclut. Non, le code appliqué maintenant suppose qu'un
fils dont le père a été offensé tue l'offenseur, fût-il le père de son amante,
et qu'une fille dont le père a été tué tue le meurtrier. Ainsi Chimène est
"une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son
amant". Elle a déjà réclamé la mort de Rodrigue au roi. Allant jusqu'au
bout, elle la réclame enfin à Rodrigue lui-même. Je me dois, par ta mort,
monstrer digne de toy.
Jusqu'ici rien de tellement surprenant. Ayant conçu l'âme comme
mouvement de l'esprit, le premier classicisme entier est héroïque. Déjà
Malherbe annonce le refus de toute facilité : "N'espérons plus, mon âme,
aux promesses..." Honoré d'Urfé veut l'exploit qui détermine le héros dans
sa pleine clarté : "Bref, faisons-nous paraître telle que nous désirons
d'être crue", dit Céladée en se tailladant le visage. A quoi fera écho le "Voilà quelle je
suis et quelle je veux être" de Théodore. Que la balance ne soit pas entre
le bien et le mal, mais d'emblée entre deux honneurs, amour et gloire, amour
humain et amour divin, cette casuistique également est déjà présente dans
l'Astrée et chez les Précieux. Vers 1636, tout cela est même si répandu dans le
milieu français qu'un dramaturge comme Corneille peut forcer un large public à
s'y reconnaître. Et pourtant le public fut étonné, comme nous le sommes encore
aujourd'hui.
C'est que cette fois il ne s'agit plus tant d'honneur que d'étonnement,
cet "excès d'admiration", selon Descartes. A première vue, dans ces
deux vers, nous sommes toujours en présence d'une équation des embrayeurs. Ils
sont aussi abondants : Tu t', moy, Je me, ta, toy. Ils continuent à se
disposer de manière à se répondre, à se mesurer, d'un extrême à l'autre : Tu
moy, Je toy. La répétition de digne-digne, monstré-monstrer, de même
que l'apparentement phonique mof-mon-mor-mon conjuguant m'offençant-monstre
et ta mort-monstrer, donnent bien à saisir que c'est l'équation comme
telle, la mesure aperçue pour ainsi dire visuellement qui importe. Du reste, il
s'établit à nouveau une comparaison au second degré entre le premier et le
deuxième vers, et plus particulièrement entre en m'offençant et par
ta mort.
Mais le rythme nous prévient d'autre chose. Il se distribue
maintenant en quatre membres, 2+4 // 3+3 ///
3+3 // 3+3
: Tu t'es,/ en m'offençant,// monstre di/gne de moy:/// Je me dois,/ par ta
mort,// monstrer di/gne de toy./// Ceci, par opposition aux deux vers
précédents, lus quasiment 12+12, ferait croire à un ralentissement, par exemple
pour conclure la tirade. Mais, à condition de prononcer moy, dois, toy par
mwè, dwè, twè, presque tous les mètres pointent avec une extrême vivacité
vers leurs finales : t'es, digne, moy, dois, digne, toy. Et si les
quatre syllabes du mètre exceptionnel en m'offençant sont nasales et
lentes, elles font ressortir d'autant plus violemment par ta mort, qui
leur répond dans la ponctuation, dans la sémie et dans la position avant la
césure. L'apparentement mof-mon-mor-mon contribue à la précipitation :
il franchit deux syllabes dans m'offençant-monstré, il est immédiat dans
mort-monstrer. Ainsi, les coupes multiples transforment les balances déjà
observées en de véritables assauts.
Cette impression est confirmée par la syntaxe. Chaque vers (ou
couple de vers) de Corneille tend à être une action complète, - ce qui est
postulé par les équations transparentes des embrayeurs. Et cette action se
présente souvent sous forme de deux événements dont l'un provoque l'autre, le
justifie, le surmonte. Or on peut voir dans ces causalités physiques et morales
et dans ces concessions provocatrices une nouvelle manifestation de l'esprit
procédurier. Mais ce qui y frappe surtout c'est le déclenchement comme tel, de
la cause qui engendre l'effet, de l'effet qui suit la cause, de la proposition
principale qui surmonte la concession. C'est sur le tremplin d'oppositions
vaincues, De quoy qu'en ta faveur, que la generosité de Chimène se propose
d'abord d'égaler celle de Rodrigue. C'est sur le tremplin de l'héroïsme de
l'offense, Tu t'es en m'offençant, qu'elle bondit maintenant jusqu'à
l'héroïsme de la vengeance, Je me dois par ta mort. Non seulement
l'esprit procédurier de Corneille se subordonne à la vitesse, mais par le
déclenchement causal, consécutif, concessif il se met au service de l'étonnement,
comme son ressort.
Alors, la situation théâtrale cornélienne n'est pas simplement
l'équation transparente des embrayeurs, laquelle se ruinerait elle-même, vu
qu'une simple comparaison renvoie à ses termes, et que dans ce cas les termes,
les sujets, sont vides. Seul l'étonnement de l'autre par soi et de soi par
l'autre peut détourner le "je" et le "tu" de leur inanité,
faire que s'élançant l'un vers l'autre dans une surprise éperdue ils se
croisent, et existent un instant dans l'éclair de ce croisement même. Le moment
cornélien est celui de deux étonnements actifs se provoquant et s'entretenant
circulairement jusqu'au cri amébée : "Rodrigue, qui l'eût cru? - Chimène,
qui l'eût dit?", qu'on peut lire plus loin. Polyeucte et Néarque, Pauline
et Sévère, Cornélie et César, Laodice et Nicomède, tous s'entr'étonnent, comme
amis ou ennemis, au point que leur surprise partagée forme un être sui generis,
où chacun, tout en restant un sujet, échappe à son néant de sujet, le temps
d'éclairs sans cesse redéclenchés. Le monde de Descartes est bien recréé par
Dieu à chaque moment.
Ainsi, ces héros n'accomplissent pas un programme, fût-il
héroïque. Il est même insuffisant de dire qu'ils inventent leur devoir. Ce qui
les propulse c'est leur "gloire", dont leurs devoirs inventés sont
les tremplins. La gloire, pense Descartes, est "une espèce de joie",
qui vient d'une "espérance", celle d'"être loué par quelques
autres". La gloire cornélienne ce n'est pas d'être loué mais d'éblouir. Et
d'éblouir non pas quelques-uns, c'est-à-dire personne en particulier, comme il
convient à la suffisance individuelle de Descartes, mais justement un seul ou
une seule.
Et c'est infiniment plus périlleux. La joie cartésienne est
constante, comme les desseins de Dieu. La joie cornélienne est jubilation. Donc
plus intense, plus foudroyante, mais plus fragile. Jubilation tragique. Car il
faut que l'autre soit là et qu'il réponde ; Alidor, le stoïcien solipciste de
la Place Royale est, chez Corneille, un personnage comique. Et, même quand
"tu" est là et répond, il faut encore que d'instant en instant
"tu" et "je" se croisent, se déroutent de surprise en
surprise. La hauteur des è cornéliens n'est pas de retrait et de survol comme
chez Malherbe. Elle est d'élan tendu et risqué.
A cet égard, Rodogune est une confirmation par l'absurde. C'est
la seule tragédie cornélienne devenue classique qui finisse en véritable deuil.
Mais c'est aussi la seule à se fonder sur la haine, laquelle peut étonner
l'autre, mais non pas être étonnée par lui en retour. Si dans ses
"examens" Corneille affiche une prédilection marquée pour cette
pièce, c'est sans doute qu'il y avait mené une expérience ultime, poussant
1'étonnement provoqué jusqu'à sa crispation en sadisme solitaire, tout comme
dans le Menteur, autre pièce chérie par lui, il l'avait poussé jusqu'au bluff
comique. Le Cid et Polyeucte marquent sans doute la plénitude du système parce
que c'est dans le double assaut d'amour que 1'étonnement réciproque, abolissant
un moment le vide des sujets, avait le plus de chance d'aboutir, ou en tout cas
de dissimuler sa contradiction.
* * *
D. RODRIGUE
Ne differe donc plus ce que l'honneur t'ordonne :
II demande ma teste et je te l'abandonne ;
Fais en un sacrifice à ce noble interest :
Le coup m'en sera doux / aussi bien que l'arrest.
Attendre, après mon crime, une lente Justice,
C'est reculer ta gloi/re autant que mon supplice ;
Je/mour/ray/trop/heu/reux/mou/rant/d'un/coup/si/beau.
Il est dans la logique de la transparence et de la connivence
cornélienne qu'il soit fait peu de place aux différences des sexes. Et en effet
la réplique de Rodrigue a la même structure fondamentale que celle de Chimène.
Voici encore des vers qui volent à leur finale jusqu'à se lire
d'une traite, sauf le quatrième légèrement césure à cause de la reprise coup-doux,
le sixième à cause de l'irradiation de gloire, et le septième épelé
presque syllabe par syllabe à cause de la suite insistante : j-m-rr-r-r-m-r-s.
La précipitation est même signalée explicitement dans la sémie : Ne differe
donc plus. Les rimes demeurent hautes et plus ou moins rétractées : donne-donne,
rest-rest, tice-plice, annonçant si ; et beau est
moins avancé qu'heureux (Bossuet écrit parfois : hureux, hureusement, bienhureux).
La syntaxe aussi est celle qu'a exploitée Chimène et favorise
les déclenchements de causalité, de conséquence, de concession, d'antithèse. Tantôt
la cause précède naturellement l'effet : II demande ma teste - et je te
l'abandonne. Plus souvent l'effet précède la cause, l'ultérieur précède
l'antérieur : Ne differe donc plus - ce que l'honneur t'ordonne ; Fais-en un
sacrifice - à ce noble interest ; C'est reculer ta gloire - autant que mon
supplice ; Je mourray trop heureux - mourant d'un coup si beau ; Le coup m'en
sera doux - aussi bien que l'arrest. Ces inversions sont sans doute un
autre moyen de se précipiter au but, comme aussi de provoquer la sensation de
tremplin, de déclenchement.
Les tours stylistiques parachèvent ces mécanismes. Ainsi, la
littéralité des images, chère aux Précieux, travaille comme instrument de
franchise et d'excès. Parlant de sa tête qui va tomber, Rodrigue dit à Chimène
: Fais en un sacrifice à ce noble interest. Non pas le sacrifice,
ce qui ferait office d'un trope, mais un sacrifice, marquant bien le
sens propre. Polyeucte dira aussi crûment de ses larmes et du coeur de Pauline
: "J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser Ce coeur trop endurci
se pût enfin percer !" En même temps, se suivent en cascade les
substitutions de pronoms à noms : honneur-il, teste-l', teste-en,
sacrifice-en, procédé qui s'accorde avec le formalisme procédurier, mais
aussi avec les images littérales, dont il estompe les incohérences sans perdre
la crudité. Enfin, on retrouve les balances habituelles, attendre-reculer,
crime-justice, supplice-gloire, confrontant les embrayeurs : ta gloire,
mon supplice. Tout comme dans le discours de Chimène, la ponctuation surabonde
en points et virgules et en doubles points, faisant de chaque vers ou double
vers un événement absolu, non sans marquer les relais, les rebondissements.
Chimène respire , ; , , : , , / Rodrigue respire : ; : : . , , , ; , .
/
Bref, ce qui marque cette réplique c'est moins l'originalité
des procédés que la façon dont ils s'accumulent au profit d'un climax. Chimène
parlait de mort, Je me
dois par ta mort, mais il s'agissait d'une exécution différée et indirecte,
moyennant le détour de la justice royale : "Va, je suis ta partie
(adverse) et non pas ton bourreau", dira-t-elle dans un instant. Or Rodrigue
réclame une exécution immédiate, et par Chimène en personne. Seule la mort de
chacun par l'autre, et dans une proximité sans intermédiaire, peut achever la
transparence et la connivence de l'étonnement réciproque, l'élan croisé des
embrayeurs, l'orgasme érotique se substituant à l'orgasme sexuel. Rodrigue
développe un véritable jeu de la mort, revenant à l'idée sept fois en sept vers
: II demande ma teste, je te l'abandonne, fais en un sacrifice, Le coup m'en
sera doux, autant que mon supplice, Je mourray trop heureux, mourant d'un coup
si beau.
Bien entendu, et sauf encore une fois dans Rodogune, il ne
s'agit pas vraiment de la mort physique, qui ruinerait la connivence
poursuivie. Il n'est pas question que Chimène consente à immoler Rodrigue
sur-le-champ. Ce qu'on cherche c'est, dans la tension de deux voix et de deux
gestes, le rapt, le ravissement, la mort intentionnée, la mort en esprit, la
mort en liturgie, celle qui hante tous les érotismes, et qui s'achève, quelques
vers plus loin, dans la satisfaction et la rémission de Ma Chimène crois-moy,
prononcé par krwe mwe ou fcrè mwè. On songe à la sorte de mort que poursuivaient au
même moment les mystiques de l'Ecole française de spiritualité, Bérulle et
Surin. Seulement, alors que l'élan de transcendance du mystique à Dieu réussit
à se clore dans l'aire silencieuse de l'oratoire, semblable au poêle de Descartes
et à la chambre de Pascal, l'extase poursuivie par l'éblouissement réciproque
de deux créatures ne peut être que gestes, paroles, regards échangés sur un
théâtre, c'est-à-dire dans un lieu embrassé du regard par tous, theatron, de
theas-thaï, embrasser du regard. Tragédie, ou plus exactement, en raison de la
jubilation tragique, tragi-comédie.
Et même mélodrame et théâtre à machine. Car le problème était
que la mort en esprit est, par nature, instantanée. C'est à quoi répondent les
imbroglios fréquents des actions cornéliennes. Les complications d'intrigue,
les raffinements procéduriers, outre qu'ils bandent les élans et les
déclenchements, permettent aux étonnements renouvelés de remplir rituellement
les cinq actes d'une pièce, comme chez les Précieux et les directeurs
spirituels de l'époque les torsions verbales et morales permettaient d'occuper
la durée d'une vie. On pourrait songer à un autre théoricien de la mort en
intention, à Hegel, lui aussi pantragique et panlogique. Mais le rapprochement
fait ressortir que, chez Corneille, comme il convient à la définition classique
de l'âme, la tension des contraires et l'élan dans le vide, même réciproques,
ne donnent jamais lieu à une quelconque synthèse. Il n'y a pas plus de
dialectique ici qu'il n'y en avait chez Malherbe et Descartes et qu'il n'y en
aura chez Pascal.
Si la pièce cornélienne finit bien ou mal, en réalité elle ne
finit jamais. Elle nous laisse sur l'assurance que nous ne pourrons revivre
l'échange des embrayeurs, le rapt de l'Erôs, la jubilation tragique, qu'en
retrouvant dans d'autres circonstances le même étonnement foudroyant, le même
formalisme concret, jusqu'à la mort en esprit. Le rideau qui tombe à la fin de
la pièce, ou à la fin de l'acte, n'est pas une conclusion, même provisoire, ni
le signe qu'un pas a été accompli. C'est un simple répit, car il faut vivre,
avant la suivante et identique culmination.
Henri Van Lier