Já no largo Oceano navegavam, / As inquietas ondas apartando ; / Os ventos brandamente respiravam / Das naus as velas côncavas inchando.
Déjà dans le large Océan ils naviguaient / Séparant les ondes inquiètes ;/ Les vents respiraient suavement / Gonflant les voiles concaves des navires.Camôe, Os Lusíadas
Le Portugal bascule vers l'ouest, à contre-Europe. Cette pente a découragé sa population d'envahir le plateau voisin de la meseta espagnole, et l'a écoulée sans cesse vers l'ailleurs océanique, occidental. Pessoa fait de cette topologie remarquable le poème liminaire de Messagem :
A Europa jaz, posta nos cotovelos : / De Oriente a Ocidente jaz, fitando. (...) /// Fita, com olhar esfíngico e fatal, / Ocidente, futuro do passado. / O rosto com que fita é Portugal". ("L'Europe gît, appuyée sur ses coudes : / De l'Orient à l'Occident elle gît, fixant. (...) /// Elle fixe, avec des yeux de sphinx et de fatum / L'Occident, futur du passé. / Le rostre (visage) avec lequel elle fixe est le Portugal.")
Le territoire n'a pas de coeur, ni de nombril, mais il a un point de catastrophe, Cabo da Roca, la pointe la plus occidentale du continent européen, où la terre s'achève et la mer commence, "onde a terra se acaba e o mar começa". Dans ce cas, "o mar" n'est pas simplement une mer, comme la Méditerranée, avec des vagues s'agitant sur place et des eaux tièdes, mare nostrum, mais l'océan, l'Atlantique, charriant des eaux froides qu'apporte la houle venant de très loin, de l'ailleurs, indéfiniment. Ainsi, les colons romains du Portugal ne furent pas seulement des locuteurs d'extrémité d'Empire, comme les Roumains. Ils se sentirent à la fois loin du centre, Rome, mais également loin d'eux-mêmes par l'appel de l'immensité aquatique vers laquelle le basculement du relief les dissolvait. En appel non du Levant mais du Couchant.
Si bien que le lointain nostalgique de l'espace se double d'un lointain nostalgique du temps. La défaite d'Alcacer Quibir, où le 4 août 1578 le roi Sébastien, alors âgé de 18 ans, périssait et littéralement disparaissait (desapareceu), eût sans doute créé partout un traumatisme, d'autant qu'elle succédait à un siècle de gloire et n'allait pas sans la culpabilité d'un premier relâchement social. Mais nulle part le jeune roi volatilisé ne serait pareillement devenu le désiré, Sebastiâo o Desejado, donnant lieu à une remémoration inlassable et insistante. Les "sebastianistas" veulent qu'un jour l'ombre du disparu remonte le "souple Tage" par temps de brouillard, d'Ouest en Est, à contre-soleil (le mouvement inverse du Quetzalcoatl mexicain).
8A. LE LANGAGE
La langue portugaise s'est établie comme pratique constante du désir, s'il est vrai que désirer c'est saisir à partir des étoiles, 'de-sidera'. Et elle a fondamentalement réalisé ce parti dans la nasalisation vocalique hypertrophiée.
8A1. La phonosémie
La nasalisation permet, en abaissant le voile du palais, de faire résonner plus ou moins longuement les émissions vocales dans la cavité nasale, rendant par là le son ambivalemment pectoral et cérébral. Un peu partout, elle se réalise dans les consonnes 'm', 'n' (parfois 'ng'). Mais elle peut atteindre jusqu'aux voyelles. Les Grecs toujours dans l'éveil de l'émotion ne nasalisaient pas dans ce sens fort. Au contraire, les Latins, promoteurs du sentiment autant que du droit, finirent par dire à peu près 'bonûst' quand ils écrivaient encore 'bonum est', comme nous l'apprend le compte de leurs vers. La nasalisation de 'm' avait entraîné celle de 'u' (ou), qui en retour avait rendu 'm' superflu. On ne comprend pas le mélange de fermeté et de tendresse que fut Virgile, ni le bramement de saint Augustin, ni les fureurs amoureuses de Catulle, si on ne réalise pas suffisamment leurs voyelles nasales.
Les locuteurs italiens évacuèrent la nasalisation latine, qui eût altéré l'accord exact poursuivi par eux dans la voix. Les locuteurs espagnols de même, parce qu'elle eût compromis leur provocation affrontée. Par contre, les locuteurs français lui firent la part belle. C'était le moyen de conforter un parti général de netteté en ménageant l'écart maximal des phonèmes, mais aussi de favoriser un parti subsidiaire, le jugement propre, en permettant au locuteur d'afficher, grâce à de multiples sons suffisamment rentrés, un permanent quant-à-soi. Assurément, ce double objectif supposait des voyelles nasales simples et brèves, pas trop insistantes ni fuyantes. Le français d'oïl retint celles de 'a', 'è', 'oe', 'o', c'est-à-dire : 'an' 'in', 'un', 'on'. Furent logiquement exclues les nasales de 'ou' et de 'i', trop bruitées.
Les Romains de Lusitanie, au bord du lointain-proche du Couchant océanique, poussèrent la nasalisation vocalique à l'extrême. Ils gardèrent assurément la pratique latine : 'm' et 'n' continuèrent de se résorber dans la voyelle antérieure non seulement pour 'em-en', 'om-on', 'am-an', mais également pour 'im' et 'oum', ce qui déjà déroute le locuteur français. En sus, ils creusèrent comme d'un écho le 'ôn' de 'cônchas'. Cet écho redoubla dans 'coraçâo', du fait que la voyelle nasale précédait une buccale, et encore davantage dans 'Joâo', ou 'leâo', où elle se répercutait entre deux buccales. Tous ces retours labyrinthiques signalés par le til (le tilde espagnol se contente de mouiller 'n') commandèrent d'autant plus largement la phonie entière que 'âo' concluait les nombreux vocables abstraits formés à partir de l'accusatif latin 'tionem' : 'nasalaçâo', 'uniâo', 'ligaçâo', 'perturbaçâo', etc.
Le 'fadingue' (fading) envahit tout. Les terminaisons latines en 'um' produisirent un 'o' prononcé 'ou' liquéfiant la terminaison ('edicto' dit 'edictou') là où l'italien 'editto' et l'espagnol 'edicto' mettaient en place un 'o' d'appui, tandis que le français, supprimant 'um' tout à fait, obtenait la décision maximale par le couperet de la voyelle finale tonique (édit). Les 's' finals de syllabe se rentrèrent en des 'ch' sans avancée des lèvres (donc sans la sensualité de Brassens dans ses "chasses aux papillons") : 'naus' (bateau) se prononça presque 'naouch', et 'esta' (cette) 'ech/ta'. Les initiales latines 'cl' et 'pl', trop lancées, devinrent ces 'ch' à leur tour : 'clavem' fit 'chave', 'plenum' fit 'cheio'. Le 'l' final se mouilla : 'til' se prononce 'till¡', contrastant avec 'tilde' (ld) espagnol. Le 'fadingue' alla jusqu'au gommage des voyelles dans les syllabes non accentuées, au point de créer des 'murmur vowels' : 'Pessoa' fait 'p¡soa'. A ce compte, il était impossible que l'orthographe portugaise soit phonétique comme l'espagnole, et 'x', par exemple, a cinq valeurs.
8A2. La syntaxe
La syntaxe s'est installée dans la même attitude existentielle avec ses moyens propres, c'est-à-dire qu'elle a privilégié la réflexivité et le mentalisme. C'est sans doute en portugais que la proposition infinitive latine, permettant de présenter un énoncé comme structuré par la pensée d'autrui (on se rappelle les interminables discours indirects de Tite-Live), est restée le plus vivace : 'Ele julgava ser eu feliz' (il estimait moi être heureux). De même, des locuteurs portugais disent plaisamment qu'ils mettent la moitié de leur verbe au subjonctif, mode mentaliste par excellence (dans les subordonnées indirectes latines, il assurait la structure "aliénante" de l'infinitif dans la principale). Puis, les pronoms réfléchis, voire les simples pronoms personnels se placent ici après le verbe (toujours le retour final) tout en lui étant intimement lié par un tiret : 'tu lavas-te', 'impressionar-nos'. La réflexivité est parfois presque explétive : 'a que haja de se fazer referência' (auxquelles il faut <se> faire référence). Les locutions conjonctives s'étalent : 'a ideia fundamental do soneto é <a de> que (...)'. Le discours académique est encore plus diffus ici qu'ailleurs.
8A3. La sémantique
Ce parti d'existence devait se résumer dans un mot, à la fois fétiche et invocation, la 'saudade'. Croisant les ancêtres latins 'solitatem' (solitude) et 'salutationem' (salutation), mélange d'aspiration et de langueur, la 'saudade', dont le genre féminin n'est pas innocent, se définit comme "la remembrance triste et suave de personnes ou de choses distantes ou éteintes" ("a lembrança / triste e suave / de pessoas ou coisas / distantes / ou extintas"). Elle comprend, continue le Pequeno Larousse, un mélange de "cumprimentos" et de "lembranças afectuosas, dirigidas a pessoas ausentes (personnes absentes)". Ainsi, le locuteur portugais n'est ni émotif comme le locuteur grec, ni sentimental comme le locuteur romain : il vit d'émotions plus que de passions ("a predominaçâo da emocâo sobre a paixâo", dit Pessoa), mais d'émotions modulant un sentiment unique (Pessoa accepte 'sentimento', même s'il exclut 'paixâo').
Au point que tous les autres termes psychologiques comportent un coefficient de 'saudade', par exemple 'alheaçâo' (dérivation plus vulgaire), 'alienaçâo' (dérivation plus savante), 'lembrança', 'suave', cet adjectif si évocateur (il est présent dans la définition de la 'saudade' et dans le 'brandamente' de Camôes) qu'il a donné une marque de cigarettes. Evidemment, pour peser la sémie d'un mot on ne saurait la séparer de sa phonie, et la 'saudade' inhérente à 'alheaçâo' tient largement à son '-âo' final, comme encore à la résorption du 'n' latin entre 'e' et 'a', sa nasalisation étant assumée par celle, modérée mais active, de ces deux derniers.
Ainsi, portée par sa phonie, sa syntaxe, sa sémie, la sentence portugaise suit un déploiement sinusoïdal, dans l'insistance et la distance conjointes d'une houle continue. Son expansion est si sensible que le très classique Compêndio de gramática portuguesa consacre sa première moitié à la sentence entière (avec son accent, ses rimes, ses nombres, etc.), puis au discours (avec ses genres littéraires), avant de considérer le statut des mots isolés.
Du reste, ce dernier passage se fait après un long chapitre intitulé : "Do latim ao português", permettant de présenter toute la morphologie comme une suite de dérivations explicitées du latin. Le Pequeno Larousse donne pour beaucoup de mots une étymologie que le Petit Larousse ne donne pas. Le portugais se vit comme "lingua romana rustica" continuée. Camôes est formel. Les exploits accomplis par le Portugal sont d'autant plus puissants qu'ils s'expriment dans un langue qui, à quelque corruption près, possède les vertus du latin : "na língua, na qual, quando imagina,/ Com pouca corrupçâo crê que é a Latina." Nouvelle dimension du sébastianisme. Surtout si l'on remarque le "quando imagina".
Pourquoi l'espagnol s'est-il tellement teinté d'esprit arabe, et le portugais point (l'emprunt de quelques mots ne fait pas un esprit)? Les arguments sont multiples. Fidélité des colons de Lusitanie à la langue mère du fait qu'ils étaient les plus éloignés de Rome, un peu comme les Roumains? Exacerbation du "faustisme" occidental par la présence obsédante du Couchant océanique, évacuant tout Islam? Cohérence inexpugnable de la nasalisation hypertrophiée, et donc aussi de tout le dispositif langagier régi par elle? Opposition structurale aux voisins espagnols, puisque Pessoa écrit : "Somos ternos <tendres> e pouco intensos, ao contrário dos espanhóis - nossos absolutos contrários -, que sâo apaixonados e frios (qui sont passionnés et froids)"?
8B. LES CONSONANCES CULTURELLES
Semblable parti ne fait attendre ni une prose somptueuse, ni une grande musique savante, et un Flaubert ou un Beethoven portugais ne sont guère concevables.
Par contre, une poésie et une musique populaires intenses furent sécrétées continûment. Le 'fado', où la voix cassée de Marceneiro s'allie aux syncopes de la guitare, porte le nom terrible du 'fatum', le destin en tant qu'insondable (de 'fari', proférer) : "esfíngico e fatal" est l'"olhar" (regarder) portugais, nous a prévenus Messagem. Cela remonte aux troubadours galiciens-portugais, le relais étant assuré à la Renaisssance par les sonnets de Camôes. Le contraste de ces Sonetos avec ceux de Pétrarque, dont pourtant ils suivent jusqu'à l'ordre des rimes, oppose bien les montées et dépressions des vagues de l'italien, d'une part, la propagation horizontale et sinusoïdale de la houle portugaise, de l'autre. Dès les premiers vers, contrastent le presque jacassement de "Voi ch'ascoltate in rime sparse il suono / Di quei sospiri (...)" et l'aspiration lancinante et étale de "Enquanto quis Fortuna que tivesse / Esperança de algum contentamento (...).
La topologie du lointain-proche enfanta un second grand art populaire, l'architecture. Eugenio d'Ors exagère à peine quand il déclare qu'il n'y a de vrai "baroque" que portugais. Mais c'est dès 15OO, dès l'ère manuéline que le gothique lui-même, pourtant congénitalement ascensionnel, s'est distribué là selon la tension horizontale océanique, au fil de motifs décoratifs liant des noeuds et des ondulations de flots, mais surtout par la structure globale où la rhétorique des arcs surbaissés crée un espace-temps de la transcendance immanente, de l'immanence transcendante. Les mosaïques ondulantes des trottoirs continuèrent la navigation obsédante dans l'urbanisme. Alors, sur cette triple assise fadiste, manuéline et baroque, la poésie savante put étendre à son tour ses deux conquêtes : Camôes et Pessoa.
On ne lit pas Os Lusíadas. On y navigue. Camôes ne les a pas écrits. Il les a nagés. Somme toute, il avait tout contre lui quand il entreprit de célébrer les Lusitaniens, les Lusiades, Os Lusíadas. Autour, l'épopée était devenue héroï-comique chez l'Arioste, romanesque chez le Tasse, fleurie chez Ronsard. Surtout, comment en 1572 maintenir le ressort mythologique, au moment où la Renaissance découvrait l'attitude objectivante de la science? D'autant que ce réaliste, qui avait perdu un oeil dans ses expéditions d'outre-mer, se targuait de la réalité des prouesses qu'il narre (façanhas) contre les songeries des anciens : "As verdadeiras vossas <façanhas> sao tamanhas, / Que excedem as sonhadas, fabulosas." (Vos vraies <prouesses> sont si grandes qu'elles excèdent les rêvées, les fabuleuses.). A ce compte, on joue à Polybe. Pas à Homère ni à Virgile.
Pourtant, l'épopée eut lieu. C'est que, par un concours unique, les lieux parcourus (l'océan et ses partages en étendues, en îles, en presqu'îles et en cap des tempêtes), le thème traité (l'aspiration du lointain-proche, ceinturant érotiquement la Mère-Terre), la structure du langage (la transcendance horizontale du portugais), la topologie générale inhérente à l'épique (justement horizontalisant) coïncidèrent si étroitement que le réel eut l'intériorité de l'imaginaire, que l'histoire devint mythologie, que les opérations des acteurs furent en même temps celles de l'écrivain écrivant et du lecteur remurmurant son texte. Qu'on relise les quatre vers de notre épigraphe. Parlent-ils des marins portugais épousant les mouvements de Neptune et d'Eole ou de ces autres marins que sont les locuteurs portugais avançant dans les méandres de leurs syllabes nasalisées, en une succession de trochées, de spondées, de dactyles, de choriambes, d'iambes, : Os ven/tos bran/damen/te res/pira/vam?
Mais faut-il même énumérer tant de mètres divers, et Camôes n'est-il pas l'exemple le plus flagrant de la théorie de Poe dans The Rationale of Verse? Le problème alors ne serait pas tant d'un nombre fixe de pieds que de la façon dont, par groupes de deux ou trois (rarement quatre ou cinq), leur mesure est battue égale si l'on place bien l'accent, mais aussi si l'on perçoit que, par position et parfois par sens, des syllabes ont une valeur quasiment double ou triple d'autres. En sorte que la diction et l'événement se prennent à nager de conserve, de brasse en brasse, en ouverture-fermeture, élan-rétraction, sonance-résonance, écho rétroversif et proversif ; bref, qu'ils naviguent "on/das in/quie/tas ap/partan/do", "ve/las cônca/vas inchan/do". A la condition, bien sûr, que la strophe entière soit nageante. La disposition ABABABCC existait aussi chez l'Arioste et le Tasse, mais c'est dans la sinusoïde portugaise qu'elle trouve son ultime accomplissement.
Ainsi, le ciel même entra dans la mythologie océanique. Quand les dieux de Camôes parcourent l'éther, c'est selon un mouvement horizontal et souple d'escadre convolante : "Pisan/do o cris/tali/no Céu/ fermo/so, / Vêm pe/la Vi/a Lác/tea jun/tamen/te" (Foulant le beau ciel cristallin, ils vont de conserve à travers la Voie Lactée). Dérisoires alors l'"intérêt" narratif et la "vérité" des caractères. Les questions de Voltaire (hélas, sans remords) et de Chateaubriand (heureusement, avec palinodie) montrent seulement qu'ils ne savaient pas le portugais.
Pessoa (p¡soa), presque contemporain de Proust, et si proustien, a fait un voyage encore plus périlleux que Camôes, celui de l'alheaçâo absolue. En effet, il signa Pessoa, Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, et autres "heterónimos", selon que c'était le 'eu' (je) sébastianiste et futuriste qui publiait Messagem (le Futurisme, image en miroir du Sébastianisme, connut un moment vif à Lisbonne), ou que les "subpersonalidades" de cet "ele mesmo" (lui-même) activaient une poésie antique panthéistique, pré-culturelle, archéologique, latinisante, etc. A ce propos, on s'est livré au jeu mondain (toujours faux) des rapprochements, alléguant "les personnages en quête d'auteur" de Pirandello, les crises d'identité de Milosz et d'Ungaretti, les instances multiples du polythéisme antique. Mieux vaut prendre le poète au sérieux quand il déclare que "sa patrie c'est la langue portugaise", et que "o bom português é várias pessoas". Chez ces locuteurs-là, même la différence sexuelle n'aiguise pas la provocation, comme en Italie, en France ou en Espagne, mais l'ajustement. Dans la 'toirada', on ne tue pas le taureau, on le serre. A la façon dont la voile serre le vent, et la coque le flot.
Il aura pourtant fallu des facteurs renforçants pour produire le Camôes extrême que voulut être Pessoa. S'appeler 'pessoa' : persona = masque = personnage. N'avoir pas eu vraiment de langue maternelle ; il fut élevé en Afrique du Sud, et perçut anglais et portugais comme deux secondes langues. Une disposition hystéro-neurasthétique : "Nâo sei se sou simplesmente histérico, se sou, mais propriamente, um histero-neurasténico". Une homosexualité (platonique) invitant à transgresser son sexe, ou plutôt, puisque nous sommes dans l'ajustement sexuel portugais, à appartenir aux deux sexes tout en restant dans le sien : "Na mulher os fenómenos histerícos rompem em ataques (...) Mas sou homem - e nos homens a histeria assume principalmente aspectos mentais".
Numérotons quelques questions ultimes. (1) Y a-t-il eu dans cette aire langagière un grand philosophe? Réponse aphoristique : Oui, saint Augustin. Réponse non aphoristique : Oui, Pessoa, même si celui-ci fait déclarer à Alberto Caeiro : "nâo ter filosofia nenhuma. Com filosofia nâo há árvores (avec la philosophie il n'y a pas d'arbres) : há ideias apenas". (2) Y a-t-il eu dans la première moitié du XXe siècle un anthropologue fondamental plus essentiel que Freud? Oui, Pessoa. (3) Enfin, une autre langue pouvait-elle prétendre à l'alheaçâo, mélange d'"étrangèreté" et de trouble (perturbaçâo)? Oui, l'anglais, et c'est sans doute pour cela que The Rationale of Verse élucide si bien Camôes. Pessoa fut aussi un poète anglais, tantôt byronien, tantôt shakespearien : "achou nos sonetos de Shakespeare uma complexidade que quis reproduzir numa adaptaçâo moderna". Dans ses 35 sonnets organisés ABABCDCDEFEF/GG, tout comme les 154 de Shakespeare, on trouve une définition parfaite du lointain-proche : "Our soul from us is infinitely far."
Dans la peinture, Vieira da Silva a fait des villes tout entières navigantes, appareillant dans le glissement des valeurs. La photographie, elle aussi volontiers bistre, confirme la désontologie valoriste. Elidant tête et pieds des motifs, les évanescences horizontales de Jorge Molder tendent le champ perceptif en une "alheaçâo" sans limite. Ce qu'en Italie on nomme des raccourcis devrait s'appeler ici des élongeants.
* * *
Le portugais n'a pas, comme l'espagnol en Amérique latine, accompli le miracle de fondre une civilisation européenne et une civilisation précolombienne puissante. Mais sa sinusoïde océanique rencontrant la rythmique noire (africaine et caraïbe) a engendré la danse du Brésil, cette perception de la vie où les corps sont à la fois frénétiques et ondulatoirement respiratoires, où naissance et mort s'entre-respirent, l'une éveillant et attendrissant l'autre, sans amertume et sans illusion. Plus de 'fadingue' des 'murmur vowels', les 'ch' finals sont 's', les voyelles rentrées s'ouvrent. La syntaxe se désimplique. Et la sémantique se pratique comme déplacement "dansé" du désignant.
Mais, si locuteurs portugais et brésiliens ont parfois de grandes difficultés à se comprendre, parlant presque deux langues, c'est cependant les Portugais Camôes et Pessoa qui de loin portent encore le Brésilien Haroldo de Campos quand sous la forme de la "poésie concrète" (très importante en Amérique latine par influence aztèque plus que mallarméenne), il obtient que la mort et la naissance ondulent à la brésilienne entre les deux pôles de "se", pronom réfléchi et conjonction conditionnelle mentaliste, et de "re", réitératif et nostalgique :
se / nasce / morre nasce / morre nasce morre / renasce remorre renasce / remorre renasce /
remorre / re
re / desnasce / desmorre desnasce / desmorre desnasce desmorre / nascemorrenasce / morrenasce / morre / se
Et c'est sans doute aussi dans la houle de ce locuteur portugais-brésilien que les langues européennes depuis la Grèce se sont croisées le plus intimement comme intertexte polyglotte : polifluxbórboro polivozbárbaro polúphloisbos / polyfizzyboisterous weitaufrauschend fluctissonante esse mar esse mar / esse mar esse martexto (mer-texte) por quem os signos dobram marujando (les signes se redoublent tanguant comme des marins) num estuário / de papel num mortuário num monstruário de papel múrmur-rumor-remurmurhante (...) escribalbuciando (...) na primeira, segunda, terceira posiçâo do amor". A la condition d'être "une fois de plus uni à la mer" : "Mais uma vez junto ao mar...".
Situation C8 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en avril 1900.
Henri Van Lier
in Le Français dans le monde, 1990