Forêt, et clairières (Liès, da palianeu), Sans personne à la ronde (bizlioudiyé krougom), Tempête de neige et pleure et gémit (Viyouga i plâtchètt i stôniètt). Moussorgsky, Chants et danses de mort pour voix et piano
6A. LE LANGAGE
Dans les cas qui précèdent, l'environnement a certainement joué un grand rôle. Mais enfin, il était assez maîtrisable, assez dialectisable, pour qu'on ait pu penser que les langues étaient largement indépendantes de lui, et donc envisageables d'abord pour elles-mêmes, quitte à marquer ensuite leurs consonances avec le paysage et les autres aspects de la culture.
Il existe des situations différentes. Il semble impossible de situer correctement le néerlandais sans évoquer l'extraordinaire intégration sociale et corporelle, la "gezelligheid", qu'a supposée la lutte séculaire contre une mer plus haute que les terres. On ne saurait davantage comprendre l'arabe sans prendre en compte la menace mortelle exercée sur les corps par la chaleur torride et l'immensité nue du désert de sable. De même, comment décrire les structures et le fantasme fondamental de la langue russe, qui s'est fixée entre le XIVe et le XVIIe siècle autour de Moscou, et donc septentrionale avant d'être méridionale, sans partir de l'environnement où elle s'est développée?
C'est d'abord le froid ; le fleuve où l'on pêche les yeux fixés sur le trou qu'on a fait dans la glace ; le permafrost qui tord les rails. C'est ensuite l'immensité de la steppe, non pas balisée d'oasis comme un désert de sable, mais continûment informe, sauf des tertres (kurgan), en une étendue qui, l'Oural excepté, se parcourt du Sud jusqu'au grand Nord, mais également de Lvov à Vladivostok sans ponctuation majeure. Ces provocations physiques en ont entraîné d'autres, socio-politiques. Les invasions des Mongols par l'Est, les fantaisies conquérantes de monarques suédois, polonais, français, allemands par l'Ouest. Tandis qu'en raison des distances le pouvoir tendait à être à la fois flou et discrétionnaire.
Ainsi, la langue russe s'est constituée comme une machine de chaleur contre le froid, d'ancrage contre l'étendue, de permanence sous l'invasion, de vie privée et de convivialité en regard des aberrations de la vie publique. Alors qu'en français, anglais, allemand, italien, espagnol, dans un milieu largement médiatisable, le corps est au service de la langue, c'est la langue cette fois qui est au service des corps. Non pas en les gantant individuellement, comme il convient à la lutte du locuteur arabe contre la chaleur desséchante, ni en entretenant un coude à coude proche mais extérieur des corps communautarisés, comme le demande la lutte du locuteur néerlandais contre la mer s'insinuant de partout. Mais en faisant participer (latéralement) les organismes les uns aux autres comme de l'intérieur, thermiquement et physiologiquement, plus que gestuellement. Nous parlerons de l'endosomie du russe, comme on parle d'endopathie.
Cependant, on précisera que le locuteur russe ne se défend pas contre le froid et le vide comme un locuteur esquimau ou ouralo-altaïque. C'est un indo-européen. Il s'inscrit dans une aire de langage qui d'avance a privilégié une grande cohésion latérale du syntagme, et cela syntaxiquement, morphologiquement, phonétiquement. On sait sans doute alors beaucoup sur la structure et le fantasme fondamental du russe si l'on dit qu'il est une spécialisation endosomique d'un fonds indo-européen déjà latéralisant au départ ; en d'autres mots, qu'il latéralise très fortement. Parmi les autres langues à grande influence somatique, cela le distingue de l'arabe, non indo-européen, qui ne latéralise pas du tout. Et du néerlandais, qui, tout en étant indo-européen, donc latéralisant, a préservé la frontalité à l'égard des choses au sein du coude à coude, et n'est donc pas endosomique au sens ici entendu.
6A1. La phonosémie
Puisque nous sommes tellement à même le corps, il faut plus encore qu'ailleurs partir de la phonétique. Une façon courante de se protéger contre un environnement hostile c'est de multiplier les consonnes, et le russe les accumule, comme l'arabe et le néerlandais : 'zdrav-stv-oui(tié)!', 'bonjour!', de la racine 'zdrav', sain et raisonnable, en bon ordre (du reste, le premier 'v' ne se prononce pas, et la forme entière est souvent réduite à 'zdrastié'). Mais, étant endosomique, il les mouille et les sonorise, car ainsi elles se chevauchent, formant un tissu continu à la fois impénétrable et épais. Les chuintantes sont privilégiées et appuyées : 'jè', 'tchè', 'cha', 'chtcha'. Là où l'allemand fait se succéder implosion et explosion, dans les affriquées, ici se succèdent explosion et implosion dans 'vp' (inverse de 'Pferd' allemand), 'dn' ('Dniepr'), 'zn', 'sd', 'stv', 'chk', 'kv', sortes d'affriquées à rebours. Surtout, en plus de leur version dure, presque toutes les consonnes ont une version mouillée, ignorée du français. Les autres choix confirment le molleton sonore : le 'r' est roulé en grondement, et les doubles ('ss', 'nn', 'll', 'tt') s'allongent sans l'extraversion italienne. Pas d'aspiration véritable, et la gutturalisation se contente de produire un khi grec, translitéré 'kh', relativement doux, à la différence de la jota espagnole, et aussi des aspirées et gutturales de l'arabe ou du néerlandais, très râclées.
Dans les langages de défense contre l'environnement, les voyelles, trop découvrantes, sont généralement réduites. C'est le cas de l'arabe, qui n'en a guère que trois (a, ou, i), et du néerlandais, qui, s'il en compte davantage, tantôt les diphtongue (moeite), tantôt les moud dans la meule des consonnes ('graag', 'slurpen'). Le russe en a six principales, mais seul le 'a' est ouvert ; déjà le 'è' et le 'o' sont semi-ouverts, et le 'i' (antérieur), le 'eu' (central, et écrit 'bI') et le 'ou' (postérieur) sont franchement fermés. Le système est dominé par les sons 'a' (la plus compacte et primordiale des voyelles) et 'i' (qui cette fois, à l'inverse du français, solubilise plus qu'il ne pointe). Ainsi, 'o' devient un 'a' soutenu avant l'accent, et un 'a' amuï après : 'avtabiagrafia' ; 'è' devient 'i' avant l'accent : 'nigatif'. Le 'i' est encore omniprésent sous la forme du yod ('y'), 'ya', 'yè', 'yo', 'you', 'yi' : 'Briejniev', d'autant qu'on ne compte pas les terminaisons en 'iet', 'iyou', et que la terminaison abstraite est 'tsiyé' : 'dimocratsiye', 'likvidatsiye' ('liquidation'). Cependant, le russe ignore les diphtongues, trop confondantes : les 'y' et 'i' que nous venons d'écrire ne font pas corps avec la voyelle qui les suit, mais appartiennent à la mouillure, à l'adoucissement de la consonne qui les précède (il est aussi difficile pour un locuteur russe d'entendre nos diphtongues que pour nous d'entendre ses consonnes douces). Les voyelles nasales et le ü, si caractéristiques du français, sont exclus, les premières comme résonnant trop narcissiquement vers l'intérieur (donc non endosomiques au sens défini) ; le second comme trop distanciateur.
Voilà quelques détails parmi bien d'autres d'une diction masticatrice et savourante, où les interactions à la fois latéralisantes et sonorisantes sont attentives non seulement aux dissimilations nécessaires à tout langage, mais encore aux timbres (intensités relatives des harmoniques) qui peuvent naître entre les éléments dissimilés. Il n'y a pas meilleur moyen de se maintenir dans la physiologie d'un corps sonore que le timbre, avec ses effets de rhombe. La phonétique anglaise l'exploite également, mais en laissant sa réalisation à la fantaisie individuelle. Endosomique, la phonétique russe produit un tissu d'autant plus continu et épais que la position de chaque fil y est délicatement définie point par point. Elle fait penser au sandhi du sanskrit.
Cependant, on ne comprendrait rien à cette diction thermique et physiologique si on négligeait le souffle vital qui la soutient. Le russe se parle plutôt fort et pas trop vite, disent les manuels, ce qui convient à son environnement. L'accentuation n'y poursuit ni la décision du français, ni l'effusion de l'anglais, ni le creusement de l'allemand, ni la quantification et le ressaut de l'italien, ni la pression frontale de l'espagnol ; mais pas non plus le relâchement du wallon, dont les voyelles entravées ('eu' pour 'i', 'mon p'teu'') ressembleraient à celles du russe, le souffle en moins. C'est un soutien de fond, une reprise incessante par le fond, un bombement presque abdominal, appelé par l'effet de rhombe, qui se manifeste jusque dans le maintien général du locuteur et dans sa sphéricité de bouche (plus qu'une simple rondeur) concordant avec le visage poupin déjà sélectionné par les facteurs climatiques et alimentaires. Ainsi, le mètre, sensible dans le vers mais aussi dans la prose, n'a pas la "vis" agressive dont il fait preuve en latin et en grec ancien. Dans la turbine thermique de la diction russe, lui aussi latéralise fortement et épaissit le syntagme.
6A2. L'écriture
Les caractères cyrilliques, adaptés du grec au IXe siècle par Cyrille et Méthode pour noter les langues des Slaves qu'ils voulaient évangéliser, visualisent remarquablement ce parti phonétique, et l'on comprend qu'indépendamment du lien qu'ils assurent entre les peuples divers de l'U.R.S.S., ils ne soient pas à la veille de disparaître dans une graphie internationale comme le pinyin du chinois. Eux aussi latéralisent et épaississent le texte par la longueur mimétique de 'jê', 'cha', 'you' ; par les jambages écartés de 'd' et 'l' ; par les appendices de 'tsê', de 'chtcha' et du signe durcissant 'tviordeuï znak' ; beaucoup sont plus carrés que hauts ; ils comptent plus de pleins que de déliés ; les minuscules y ont des formes majusculées, ce qui a pour double effet de magnifier l'ensemble et de l'égaliser en y noyant les vraies majuscules. Mais surtout, ces caractères épais rendent visibles les moindres interactions savourantes du "sandhi" russe. Au point que beaucoup ne sont pas nécessaires phonématiquement. Des trente-trois signes de l'alphabet on pourrait sans doute supprimer une dizaine sans que la lecture soit troublée. Mais tout se passe comme si, à l'inverse du lecteur arabe, qui valorise la réduction des signes jusqu'à l'ambiguïté, et du lecteur anglais, qui creuse l'écart graphique entre lecture et étymologie, le scripteur et le lecteur russes voulaient que le texte note tout ce qui dans les phonèmes peut les joindre entre eux, en faire un tissu sonore continu et épais. La ponctuation est forte, et la subordonnée est toujours séparée de la proposition dont elle dépend par une virgule.
La morphologie latéralise à son tour en soulignant puissamment l'articulation racine/thème/désinence, propre à l'indo-européen. Cela a donné l'orthographe dite morphologique : la 'maison' est 'dom' au nominatif singulier et 'dama' au nominatif pluriel, mais s'écrit 'doma' même au pluriel pour que les flexions externe et interne demeurent patentes. Le mot peut prendre ainsi un poids énorme. On dit couramment à un enfant qui a fait une bêtise: '(êta) bièzabrazna'. On traduit : 'C'est vilain'. Mais, en fait, il a été proféré, entendu, écrit, lu : 'Cela <est> sans image' ; èta (cela) bièz (sans) obrass (icône)-na'. Servie par la mise à nu morphologique, la sémantique est aussi dense que le tissu phonique.
6A3. La sémantique
La sexualisation interne des vocables conforte encore la prégnance, donc l'endosomie. Les trois genres de la trinité cosmologique indo-europénne, masculin, féminin, neutre, ne sont pas cette fois de simples caractères de la déclinaison, ils appartiennent au thème du nom, et cela par des règles. Bien plus, ces règles ont une portée analogique. Dans la forme canonique du nom, à savoir son nominatif singulier, le thème masculin laisse à découvert sa consonne finale dure ou mouillée (première déclinaison). Le thème féminin la couvre vocaliquement par '-a' ou '-ia' si elle est dure (deuxième déclinaison), et la laisse découverte si elle est mouillée ou chuintante, car elle est alors vocalisée d'avance (troisième déclinaison). Les thèmes neutres se signalent par '-o' et se rangent dans la première déclinaison. Les dictionnaires ne caractérisent pas un mot par 'masculin' ou 'féminin', comme en français, mais bien par : 'racine (rod) masculine', 'racine (rod) féminine'. La sexualisation morphologique se retrouve jusque dans des formes verbales : au passé, ce sont les genres, non les personnes, qui forment la conjugaison. Quant au pluriel des noms, il est asexué, mais il conserve l'autre distinction indo-européenne intense, parfois active déjà au singulier : animé/inanimé. Un cadavre est inanimé, mais un mort est animé ; une foule et une armée, étant des collectifs, sont inanimés. Quelle sociologie implicite!
Mais c'est la déclinaison qui syntaxiquement contribue le plus à la latéralisation organique. Rien ne fait un tissu plus coalescent que de marquer les fonctions par des cas déclinés, et pas seulement par des prépositions ou des positions du mot, comme en français, langue distanciatrice. Le russe décline donc, tout comme l'allemand. Et il le fait avec des terminaisons très variées, consonantiques : 'm', 'n', 'v', 'kha', et vocaliques : 'a', 'ou', 'o', 'è', 'i', 'ia'. Ainsi, tandis que les cas en 's' ou 'en' de l'allemand, fort discrets, n'entament pas le caractère monématique des mots et resserrent seulement leur déflagration, les cas très visibles du russe proclament les fonctions en tant que telles, nouant intimement le tissu verbal de loin comme de près.
Du même coup, les cas sont nombreux. Ils comptent évidemment les quatre de l'allemand : sujet (nominatif), déterminant (génitif), objet frontal (accusatif), objet tangentiel ou bénéficiaire (datif). Mais on y trouve deux autres des cas du proto-indo-européen : le locatif et l'instrumental, ce dernier étant d'emploi fréquent et marqué. De la sorte, c'est presque toutes les fonctions qui peuvent se passer de la préposition, distanciante, et appartenir intérieurement au mot. Une absence remarquable pourtant, mais qui concorde avec la volonté endosomique? Celle de l'ablatif, cas de l'ablation, si opératoire en latin, langue juridique, et dont la fonction est ici assurée par d'autres cas, comme en grec.
Sinon, quand la préposition est requise, elle fait corps avec le nom qu'elle précise, vu qu'elle y régit un cas : 'ia v komnatié maièï pichou' est ainsi plus serré que 'j'écris dans ma chambre', et peut remplir un vers de Pouchkine. Et il arrive même que la préposition contribue à la chaleur ; là où le français dit sèchement : 'un champion d'échecs', 'un compagnon d'armes', le russe dit et pense 'tchèmpiyon po chakhmatam' et 'tavarichtch po aroujiyou', créant les multiples liens de 'po + datif'. Evidemment, en contraste avec les prépositions anglaises de soi très directionnelles, la préposition ici se contente souvent de marquer un simple type d'adhérence, précisée ensuite par le cas. Ainsi, moyennant le cas, 'Na' couvre des directions aussi variées que 'sur', 'en', 'contre', 'pendant', 'pour' (pour deux roubles), 'de' (être en retard de cinq minutes), 'à' (à la manière de)', (à l'an prochain), (au Nouvel An)'.
6A4. Le verbe
Toutefois, comment étendre l'endosomie jusqu'au verbe? Les temps verbaux ne sont-ils pas l'expérience irréductible de l'extériorité? On peut bien franchir les distances de l'espace, si grandes soient-elles, on ne peut pas retourner dans le passé, ni aller déjà dans l'avenir!
Eh bien, les verbes russes présentent, et cela primordialement, avant toute autre détermination de mode et de temps, ce qu'on appelle un aspect, lequel marque si l'action dont il s'agit est indéterminée à l'égard de son achèvement, et est donc éventuellement répétée (lire), c'est l'imperfectif ; ou au contraire comporte son achèvement (lire un livre d'un bout à l'autre), c'est le perfectif. L'imperfectif est normalement premier, quand bien même on peut le reformer parfois à partir d'un perfectif. Ce système appartient au proto-indo-européen, et on en trouve des traces dans la conjugaison grecque, par exemple dans son parfait (perfectif). De la sorte, les actions sont situées d'entrée de jeu soit dans l'écoulement pur, héraclitéen, soit dans l'achèvement définitif, parménidien, ces deux registres étant les deux faces de l'état. Dans le grec post-socratique, ces aspects du verbe ont cédé progressivement la place aux temps du verbe, ou plus exactement ils y sont devenus une simple caractéristique de certains temps (comme le parfait et le plus-que-parfait) ; ils ont même disparu dans les langues considérées par nous jusqu'ici. Signe que l'état s'estompait comme transcendantal premier au profit d'un autre transcendantal : l'action progressive, le progrès (pro-gredi), avec ses présents, imparfaits, aoristes, futurs simples, futurs antérieurs, plus-que-parfaits, ouvrant une dialectique.
Or, en russe l'aspect, donc l'état, reste principiel. Gardant la pratique proto-indo-européenne, les thèmes verbaux comportent leur aspect par préfixation, suffixation, infixation, avant même de se conjuguer, tout comme, nous venons de le voir, les thèmes nominaux ont un genre avant de se décliner. Et les temps proprement dits préservent cette prévalence des états sur la dialectique du progrès. Perfectif ou imperfectif, le verbe ne compte qu'un passé, sans distinction d'imparfait, aoriste, parfait, plus-que-parfait, et ce passé ne se conjugue pas d'après les personnes, mais selon que le sujet est pluriel ou singulier, et au singulier selon qu'il est masculin, féminin ou neutre ; le passé est ainsi adjectivé, plus qualifiant qu'actif. Et il n'y a qu'un futur, où l'état est également privilégié, puisque, quand il a une forme originale, il est perfectif, et sinon se conjugue moyennant être + infinitif (le futur français est formé de l'infinitif + avoir : aimer-ai). Quant au présent, il ne s'applique qu'aux imperfectifs, désignant ainsi des actions dont on déclare ne pas considérer l'achèvement, et qui par là sont constantes ou itératives, une des deux faces de l'état.
Somme toute, ce système endosomique confirme en stase ce que les philosophes modernes, habitués aux temps progressifs de leurs verbes, ont parfois appelé les ex-tases des moments du temps. Les modes verbaux sont alors limités. L'indicatif et le conditionnel suffisent, sans subjectif ni optatif. Par contre, les infinitifs, participes, gérondifs, toutes formes ayant des statuts de noms, d'adjectifs ou d'adverbes, et marquant donc des états, sont largement représentés.
Reste à envisager les deux verbes essentiels : être et avoir. L'être et l'avoir, c'est là que se joue la topologie fondamentale du vivant et surtout du mammifère : être englobé, ou être ; être englobant, ou avoir ; le premier ne crée pas d'extériorité, le second en crée une. Nous avons deviné. Dans l'endosomie russe, être est si naïf, si natif, il fait si peu événement dans l'état qui lie le sujet et l'attribut, qu'au présent il n'a pas à être exprimé : 'je suis à la maison' = 'ia' ('je') 'dom-a' ('maison' au locatif) ; 'ma maison est commode' = 'moï dom oudobneuï' ; 'être' au présent s'indique assez d'une pause dans la diction ou d'un tiret dans le texte. 'Etre' n'intervient vraiment que pour marquer un autre temps que le présent, ou bien la négation : 'niètt' (ne ièstt) avec le génitif.
Par contre, avoir, étant extériorisant, fait problème. Le russe tourne son englobement actif en englobement passif par la ressource de 'chez' : 'quelqu'un avoir quelque chose' = 'quelque chose chez quelqu'un'. 'J'ai un crayon' = 'Ou minia (chez moi) karanndach (crayon)'. 'Tu as un crayon' = 'Ou tibia karanndach'. 'Il a un crayon' = 'Ou nivo karanndach'. 'Elle a un crayon' = 'Ou niyo karanndach'. En cas d'insistance ou d'interrogation, on ajoute 'ièstt'. Alors, le possédé pluriel ne change pas 'ièstt' : 'Oui, il a vraiment une femme et un fils' = 'Ou nivo ièsst jeuna i seun'. La topologie d'une langue est d'une cohérence inébranlable.
Pas de raison, dans un tel système d'existence, de préciser, comme par les articles français 'un', 'des', 'les', 'le-la', qu'un nom représente un individu singulier, ou des individus, ou un universel en extension, ou un universel en compréhension. Donc point d'articles. En revanche, comment se priverait-on de la chaleur conviviale du pronom devant les formes personnelles du verbe, comme font le latin et l'italien? Et comment ne pas décliner jusqu'aux noms, prénoms et patronymes des personnes (ce que l'allemand ne fait pas), et cela substantivement dans les deux derniers cas, et adjectivement dans le premier, sans doute plus périphérique, plus simplement légal? Dans l'endosomie, au lieu que l'individu soit un inamovible phonique et graphique, il est lui-même syntaxisé.
6A5. La syntaxe
En résumé, voilà un tissu langagier serré, chevauchant, fortement latéralisé, épais autour de son locuteur, qui préserve la chaleur et la vie, et en même temps rayonne la chaleur et la vie. Par les timbres subtils et définis. Par l'ostentation des fonctions grâce à la déclinaison et aux prépositions régissant des cas. Par l'évidence des thèmes et même des racines archaïques, peu nombreuses et protégées par l'orthogaphe dite morphologique. Par l'absence d'articles, autre mise à découvert des racines et des thèmes. Par l'impact et le fourmillement de la graphie cyrillique. Et surtout, il faut maintenant l'ajouter, par la liberté que donne la déclinaison non seulement de jouer avec les places du déterminant et du déterminé, mais aussi de placer les blocs sémantiques et les fonctions dans l'ordre d'ébranlement le plus efficace pour la chaleur fantasmatique et logique de la sentence. Par là, les vers de Maïakowski pourront souvent consister en un mot isolé : "mot ainsi plus lourd, plus en suc, plus en sang, aussi serré qu'un ongle fermement tiré, juste essayé et aussitôt expulsé, nous rendant plus responsables de lui, inversant sans cesse le mètre".
Plusieurs de ces caractères font que le russe est, avec le sanskrit, une des présences les plus insistantes du vieux fonds proto-indo-européen, et en particulier de ses ressources syntaxiques latéralisatrices dégagées par la grammaire comparée : la distinction animé/inanimé, le couple perfectif/imperfectif, la déclinaison et la conjugaison accordantes, la trinité masculin-féminin-neutre, la trinité racine-thème-désinence, la trinité des trois degrés d'un même radical : voyelle forte / voyelle fléchie / voyelle absente, ou apophonie vocalique. Le tout sur le fond de la trinité sociologique : fécondité/guerre/loi, répondant à paysan/guerrier/roi.
Les analyses archéologiques de Marija Gimbutas (1963) attribuent la révolution proto-indo-européenne à la "civilisation des tertres (kurgan)" qui a éclos au IVe et au IIIe millénaires dans la plaine qui va du Dniepr au haut Iénisséï, c'est-à-dire de l'Ukraine au Kazakhstan, tout le long du 50e parallèle, en des lieux favorisés déjà par des civilisations néolithiques que nous apprenons à mieux connaître chaque jour. Alors, non seulement la langue russe est une spécialisation endosomique de la révolution syntaxique indo-européenne, latéralisante, mais le milieu russe, avec sa géographie singulière, a sans doute eu une part décisive dans l'éclosion de cette révolution syntaxique elle-même.
Plaine + tertre + climat continental, c'est-à-dire circulation facile + défense militaire et stratification sociale haut-bas + défenses physiques immédiates, mais aussi transitions étirées de la nuit et de la lumière (*deiv, dieu)! Cet environnement et cette topologie, créant une situation non encore dialectique (il faudra attendre les post-socratiques pour passer de l'aspect de l'état au temps), mais proto-dialectique, mérite d'être méditée quand on pense à l'anthropogénie. Tout comme l'absence de ponctuations majeures de ce paysage est, au dire de certains locuteurs russes actuels, l'image (l'induction?) des compénétrations latérales (de la non-ponctuation?) phoniques, morphologiques, syntaxiques de leur langage.
6B. LES CONSONANCES CULTURELLES
L'institution primordiale qui consonne avec une langue aussi endosomique est évidemment le repas. Repas de nourritures substantielles, où les liquides brûlants, borchtch, vodka et thé à côté de la réserve d'eau bouillante du samovar, sont aussi vitales que les viandes, d'autant plus importantes que le légume est rare, le chou mis à part (la soupe aux choux se dit 'chtchi', quintessence de la phonétique). Mais ce repas est autant une recharge de la "psychè" au sens grec (principe animateur corporel), puis du "pneuma" toujours au sens grec (principe spirituel évasif, pneumatique), dans une savouration des mets qui compte moins que celle des mots. La liturgie prandiale comporte deux moments : l'expression de l'affection commune, puis bientôt la perte de chacun et de tous ensemble dans l'espace, dans le temps, parmi la divagation des hommes et la raideur des lois, à mesure que la soirée et l'ivresse s'avancent. Car l'approfondissement de l'immensité nocturne fait partie de l'approfondissement de la communauté. On ne dit pas : de la société, toujours suspecte.
Autour du repas, c'est la chambre, 'komnata', l'abri agricole-nomade contre la fuite trop lisse de l'environnement extérieur, et qui pour cela privilégie la viscosité des formes et des couleurs, stabilisantes et réchauffantes, comme les mots et les mets. La cellule architecturale n'est pas la maison, à moins que celle-ci, comme l'isba, et aujourd'hui la datcha, n'excède point trop les dimensions de la chambre. A fortiori pas d'urbanisme, comme le constataient déjà les troupes napoléoniennes passant de Paris à Moscou. Les perspectives de Léningrad sont "la fenêtre par laquelle la Russie regarde en Europe". Ailleurs, dans la torsion de leurs bulbes et l'insistance de leurs couleurs (de crépuscule transparent, "prazratch(i)neuï soumrak"), les palais et les églises créent en grand la viscosité agricole-nomade que la chambre assure en petit.
Pour le reste, tout conduit à l'icône, qui rayonne comme le mot russe. Par la monotonie de ses thèmes, par sa centration sur le visage, par les entrelacs de ses fonds et aussi de ses figures, par sa couleur-lumière à la fois épaisse et diffuse, l'icône et l'iconostase transforment l'espace et le temps en états, piégeant la transcendance même dans l'endosomie. En Occident, les images sont distinctes de ce qu'elles représentent : "imago alicuius rei est ad quandam significationem, non est ipsa res", insistait Thomas d'Aquin, coupant court à toute idolâtrie. Continuant Byzance, l'image russe participe ontologiquement, et pas seulement sémiotiquement, de ce qu'elle figure. Stase dans l'iconostase, état parmi les états, perfectif/imperfectif déclaré, elle est véritablement la Vierge et le Sauveur, ou en tout cas leur lumière. D'où le sérieux des querelles iconoclastes, perpétuées devant les portraits de Lénine et de Staline. Le génie de Roublev fut d'élargir l'entrelacs de l'icône, de filtrer la viscosité de sa couleur, sans perdre son épiphanie. Il est remarquable qu'il ait travaillé à Moscou au moment de la constitution du russe actuel autour de 1400. Malevitch dans la vitesse héraclitéenne-parménidienne des formes, et Rothko dans la suffusion lumineuse de la couleur, montrent que cette épiphanie se continue à travers le XXe siècle.
Aucun philosophe fracassant, il fallait s'y attendre. Car rien dans la turbine physiologique et thermique de l'endosomie n'appelle les médiations lointaines qu'est une grande philosophie. Le matérialisme de Lénine dé-dialectise Marx : "Toute différence mystérieuse, ingénieuse et subtile entre le phénomène et la chose en soi n'est qu'un tissu d'absurdités philosophiques". La "sophiologie" de Soloviev (peut-être surtout poète) et de Serge Boulgakov est une gnose érudite, obsédée de communion et de contact immédiat, où réel et réalité, et surtout souvenir et présent veulent coïncider. La religion orthodoxe a poussé le plus loin la symbolique conjugale du corps de l'Eglise unie au Sauveur. Elle a aussi fermement rejeté les définitions juridiques tranchant le mal qu'on confesse et le bien qu'on ne confesse pas, à la romaine, pour cultiver un aveu libre qui laisse au repentant l'intimité presque physique de la faute et du repentir.
La paresse philosophique devait aller de pair avec une puissante littérature en prose, seul moyen de la gnose en acte. Le roman russe s'égale au vent de l'immensité extérieure, tantôt tentant de le domestiquer par le parcours orchestré chez Tolstoï, tantôt s'abandonnant à sa folie chez Gogol, tantôt faisant résonner ses illuminations charitables ou diaboliques, en tout cas "idiotes", jusque dans les courants d'air des intérieurs de Dostoïevski. Tous ces romanciers partagent un même procédé : mener de front de tout petits détails très exacts avec des desseins généraux sans axes de référence. C'est ce qu'on a parfois appelé réalisme et métaphysique, et qui n'est ni l'un ni l'autre, mais seulement l'expérience d'un temps et d'un espace non dialectisables où tout plein est vide, tout vivant mort ou jamais né, en d'inachevables Ames mortes, d'inconciliables, incoordonnables et du reste aussi inachevables Frères Karamazov. Dès 1849, dans le Songe d'Oblomov, Gontcharov décrivait la tentative de conversion du Russe quiétiste Oblomov ('Ablomov', ablameuvatye', être cassé) par le Russe mi-occidentalisé Shtoltz, et l'échec de cette perestroïka. Lénine connaissait l'écrit et en mesurait la portée.
Sur pareille plaine, la poésie ne peut être d'abord qu'horizontale, c'est-à-dire épique : "Na biériégou pousteunneukh voln (Sur berge <des> désertes ondes) / Stayal On (<se> tenait-il) , doum vilikikh poln (<de> pensées grandes rempli) , i vdal gliédièl (et au loin regardait)". Ainsi commence le canonique Cavalier d'airain de Pouchkine. Et, pour les mêmes raisons que les romanciers, les poètes conjoignent vastitude et détail. Un poème de Maïakowsky de 1922 commence par un simple et large effet de lumière : un garçon ("Maltchik") s'avance face à un couchant jaune inégalable ("niéprivzaïdima jolt"), où la neige même jaunissait ("snièg jeultièl"). Et subitement :
Chol (Avançait) / vdrouk (soudain) / vstal (arrêta) / F cholk (Dans soie) / rouk (des mains)
/ stal(i) (acier).
Le suicide est consommé en six monosyllabes, qui sont six vers, avec toutes les causalités circulaires de Chol/cholk, vdrouk/rouk, vstal/stal, sans compter "jolt/jeultièl/Chol/cholk". Comme 'cholk' est un accusatif, on sent même le poignard glisser dans la soie des mains. Grâce à l'extraordinaire force iconique des mots russes, le paysage ("jolt") et la marche ("Chol") suffisent à déterminer la mort. Tout L'Etranger de Camus en une quinzaine de lignes.
L'art musical, on s'en doute, s'est nourri au "sandhi" du langage, c'est-à-dire aux timbres, plutôt qu'à la mélodie et au rythme. Il fut d'abord celui des chants liturgiques, archaïques comme les racines et les thèmes des mots. Puis, quand il devint instrumental, il s'est disposée, non en vrais opéras ou symphonies, mais en suites de tableaux instrumentaux (Tableaux pour une exposition), véritables icônes sonores, de Moussorgsky à Chostakovitch. Le rock russe actuel est un poème long comme les repas et les offices orthodoxes, où le groupe participe de l'intérieur (endosomiquement) à la voix et au corps du poète et de tous. Dans la danse autochtone, les corps individuels sont les organes ou les répliques du corps convivial. A cet égard, la danse classique est en Russie aussi muséale que Léningrad, où elle fut d'abord introduite par le Marseillais Petipa.
Quant à l'intelligentsia, si son nom a fait le tour de la planète, elle n'a sa force native que là, communiante, tantôt croyante tantôt athée, mais millénariste toujours, exaltant jusqu'au paroxysme le repas de nourriture et le repas de mots. Les propos de Jésus et de Pilate dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov illustrent assez l'essence gnostique de son logicisme, surtout si on les compare à ceux de Borges sur le même thème.
La communauté russe est sans doute la seule où la notion de "classe" au sens marxiste ait pu être autre chose qu'une abstraction militante. Participant à la foule pleurant après la mort de Lénine, Maïakowski croise au plus serré endosomie et classe : "Joie que soient communes même les larmes hors des yeux (...). Plus fortement / et plus purement / impossible de communier / avec le noble sentiment / qui a nom - / classe! : Sil(i)niéié / i tchiichchié / nil(i)zia pritchiastitsa / po imeni - / klass! Pour l'emploi de 'pritchiastitsa', le commentaire officiel ne craint pas de rappeler le sens premier : recevoir l'eucharistie. Les programmes politiques, comme les religions, ont besoin de certains sols langagiers pour s'épanouir.
L'importante contribution russe à la linguistique ne dément pas l'endosomie et l'icônie. Jakobson a systématisé les phonèmes de toutes les langues connues en les ramenant aux divers remplissages d'une matrice de douze traits, douze couples d'opposés sonores, physiques mais aussi existentiels : compact/diffus, énergie forte/énergie basse, voisé/non voisé, strident/non strident, diézé/non diézé, bémolisé/non bémolisés, etc. Il a franchement marqué les restrictions qu'il fallait apporter à l'arbitraire du signe trop massivement emprunté par Saussure à l'Américain Whitney, et cela dans le rapport signifiant/signifié, mais aussi dans le sens phonique des mots, coïncidant ou non avec leur sens lexical ; et il cite Mallarmé remarquant que 'nuit' est phoniquement clair, tandis que 'jour' est phoniquement obscur, alors que dans le couple tchèque den/noc (comme dans le latin diem/noctem) cette discordance n'intervient pas. Il n'a cessé de signaler qu'on ne saurait comprendre adéquatement une langue si l'on ne repère pas selon quelles voies elle s'apprend chez l'enfant et se perd chez le sénile ou l'aphasique, et il a proposé en particulier une psychologie génétique des phonèmes à partir de l'opposition a/p, a/ou, ou/i, p/t, d/t, et ainsi de suite. Il s'est constamment préoccupé de situer la fonction poétique, considérant que le langage y renvoie autant à lui-même qu'à des désignés extérieurs.
On a beaucoup parlé de l'âme russe. Ce genre de cliché n'est jamais faux. Si 'âme' est pris dans son sens étymologique de souffle puissant, chaud, intérieur et néanmoins subtilement modulé latéralement, c'est là une description rigoureuse.
Situation C6 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en janvier 1990. La translittération du russe est due à Pierre Lottefier, auquel l'auteur doit aussi de nombreux conseils grammaticaux. Le lecteur de référence fut le regretté Alexis Guedroïtz, qui manifesta une adhésion inconditionnelle et à la compréhension de la langue et à sa translittération.
Henri Van Lier
in Le Français dans le monde, 1990