Oti mia méra tHa thagásis més sto néo lemóni / ke tH'apothesméfsis / terásties posótites íliou apó mésa tou. (Qu'un jour tu mordras en plein dans un citron frais / et tu délieras / de monstrueuses quantités de soleil depuis son milieu. Othiséas Elítis, María Neféli (Marie Nuée)
10A. LE LANGAGE
Le néohellénique, ou grec moderne commun, Common Modern Greek (CMG), comprend un langage qui se parle spontanément, le démotique, étymologiquement langue du peuple, et qui est aujourd'hui enseigné à tous les niveaux. Mais il comprend aussi un rapport intense de ce démotique avec la plupart des états antérieurs de la langue grecque, restée fondamentalement elle-même depuis trois mille ans, et cela dans les écrits exigeants, mais aussi dans certains moments et aspects du parler quotidien. Les locuteurs grecs actuels pratiquent ainsi, non pas deux langues, comme le terme de 'diglossie' le donne trop à entendre, mais une langue à deux polarités, - parfois même à trois, quand sont activées des ressources dialectales.
10A1. La phonosémie
Phoniquement, le démotique est une machine à frontalisation, où les locuteurs s'avancent en d'incessants départs et redéparts vers un avant, et plus précisément vers un avant-haut, en une saisie épiphanique ou parousiaque. "Le grec <moderne> sonna comme une étoile paraît dans la nuit", note Goethe, ayant entendu, à la Congregatio de propaganda fide, des jeunes gens lire des textes sacrés chacun dans sa langue.
Là où le grec ancien disait et écrivait 'i', 'ü', 'ei', 'oï', 'è', le démotique prononce 'i', la plus frontale des voyelles. Bien plus, là où le grec ancien disait et écrivait 'aï', 'é', il prononce 'è', de nouveau plus poussé vers l'avant. Ont été supprimées les anciennes diphtongues vraies , 'aï', 'oï', 'èï', 'own', trop insistantes, de même que 'é' et 'ü', trop appliqués. Demeurent les cinq voyelles les plus directes : a, è, i, ou, o, avec des diphtongaisons transitoires résultant des hasards de la flexion. Les consonnes ont suivi le mouvement. Ce qui se disait et s'écrit toujours 'b', 'd', 'g' s'est avancé haut en 'v', 'th anglais', 'gH', ce dernier étant très médiopalatal, comme le confirme le fait que, devant ce qui est dit 'è' et 'i', il se réalise par yod. Plus de consonnes redoublées, 'll' ou 'ss', qui insisteraient comme des diphtongues. La semi-voyelle 'w' elle aussi s'est avancée en 'v' : un evzone (fantassin) s'écrit 'eu-zonos' (bien ceinturé), mais se dit 'évzonos' contre 'éw-dzonos' autrefois.
Cependant, féminine ou masculine, la voix est chaude, nourrie de miel, comme la pâtisserie qui l'alimente. Sa résonance s'enrichit du 'r' roulé, mais aussi des frottements de 'th' et 'tH' (thêta) ou de gH' et 'kH' : 'égHo ékHo' (j'ai). Du reste, s'il n'y a jamais de nasalisation sentimentale des voyelles comme en latin, la nasalisation inhérente aux consonnes m, n, ng est assez chaleureuse pour entraîner la sonorisation des occlusives qui les suivent. D'où l'astuce très "grecque" qui consiste à représenter le son 'b' par 'mp', 'd' par 'nt', 'g' par 'gk' : gkamparntina = garbardine.
Le phrasé complète cette topologie en l'ouvrant. Les syllabes avancent égales, se détachant comme des événements contigus (des Portugais croient entendre des Japonais) en une horizontalité d'ensemble (on trouve des chants recto tono), mais sur laquelle alors pointent les accents devenus toujours aigus, d'aigus/graves/flexueux qu'ils furent à l'origine. Or, ces accents de hauteur-force sont latéralement mobiles, affectant selon les mots une des trois dernières syllabes. Ceci a un effet rhétorique, puisque les oxytons peuvent paraître plus interpellateurs ('parakaló', s'il vous plaît) ; les paroxytons, plus centrés ('neféli', nuée) ; les proparoxytons, plus initiateurs ('évzoni', lesquels pointent le pouce en avant à chaque pas). Mais surtout cela donne à la diction un mouvement non seulement vertical mais latéral, sorte de déportement diagonal dont les danseurs crétois, témoin Zorba, montrent le paroxysme. Notre translittération a essayé d'en garder quelque chose. Partout, les lettres figurent naïvement les sons du français ou de l'anglais. Mais, si pour le grec ancien la syllabe accentuée est en gras, par contre, dans les textes du néohellénique on a évité les caractères gras qui fausseraient le ton pointu : c'est l'accent aigu (') qui marque la hauteur ; 'e' se prononce 'è'; 'é' figure donc le son de 'è' français avec accent de hauteur.
Ce parti multiplement proversif se confirme dans les prépositions, où l'on remarque l'omnipotence de 'se' (vers), anciennement 'éïs', dont l'état intermédiaire 'is' se retrouve dans Istamboul, 'éïs-tèn-polin' (vers-la-ville). Non seulement cet opérateur vectoriel se combine constamment avec l'article, 'stin AtHína' (vers ou dans <la> Athènes), mais des locutions prépositives d'orientations diverses le comportent comme second terme : epáno sto trapézi (sur à la table) ; anámesa se thio kímata (entre à deux vagues). L'autre préposition dominante est 'apo' (hors de), corrélatif de 'se'.
10A2. Le verbe
On attend alors que le verbe réalise la même topologie, et pour cela montre quatre caractères : (a) de privilégier l'actif aux dépens du passif, (b) de trancher fortement les aspects continu/momentané, (c) de privilégier un mode mentalisant mais à coefficient volontariste, (d) d'avoir des formes saillantes du futur. Et c'est bien le cas.
(a) Non seulement le passif et le moyen se sont fondus depuis la koïnè, mais les sentences vraiment passives sont devenues rares: à notre 'le chien a été écrasé par l'autobus' correspond 'le chien, l'a écrasé l'autobus', où 'chien', saillant d'abord comme un sujet est repris aussitôt comme complément d'objet direct.
(b) Le couple d'aspects continu/momentané, qui au début de notre ère a remplacé un peu partout le couple imperfectif/perfectif, se réalise ici avec une vigueur particulière du fait que depuis Homère les verbes grecs ont gardé deux thèmes morphologiques distincts, un par aspect.
(c) Le subjonctif, mode mentaliste qui a absorbé l'optatif trop vague, se forme par 'na' suivi de l'indicatif (présent pour l'aspect continu, aoriste pour le momentané). Or, ce 'na' est l'ancienne conjonction de but 'ina' (afin que). Nous voilà loin du subjonctif d'évasion du portugais, de l'italien et du français. Et ce subjonctif finalisant intervient dans de nombreuses propositions subordonnées où d'autres langues se contentent d'un infinitif ou d'un indicatif : 'qui peut le faire?' = 'pios borí na to káni?'.
(d) L'impulsion, voire l'impulsivité, culmine dans l'indicatif futur, formé de 'tHa' suivi de l'indicatif (présent pour l'aspect continu, aoriste pour le momentané), lequel 'tHa', dérive carrément de 'tHéléï ina' (on veut que), et crie gare par la fricative alvéolaire dure 'tH' suivie de la voyelle la plus compacte 'a'. Notre futur 'aimer-ai' (infinitif + avoir) paraît bien sage en comparaison.
Et le parfait achève l'activisme latent sous les voix miellées. Alors que notre passé composé se forme par 'avoir' suivi d'un participe passé passif, - tellement passif à l'égard du complément d'objet direct qu'il s'accorde adjectivement avec lui s'il le suit, - le parfait démotique se forme par 'avoir' + infinitif actif + complément d'objet direct' en une double cascade d'activations : 'ékHi thési aftó' (il a attacher ceci).
10A3. La syntaxe
Nous supputons du coup la fonction des cas. Ils ont été rabotés comme ailleurs selon le parti analytique de l'ère chrétienne, et parfois plus qu'ailleurs en raison des confusions phonétiques dues à la frontalisation. Mais pas mal ont été maintenus. C'est qu'à leur façon ils soutiennent une perception proversive des choses en permettant d'adopter un ordre des mots qui fasse saillir le perçu comme événement, avènement, apparition, épiphanie, mobiles comme les accents. Ainsi, rien que le complément déterminatif dispose de quatre possibilités syntaxiques : (1) suivre le déterminé à l'accusatif, sans préposition, comme à joints vifs : "mia stagHóna éma" (une goutte de sang) ; (2) le précéder en s'y soumettant par le génitif ; (3) le suivre au génitif : c'est le cas de tous ces pronoms personnels et démonstratifs postposés qui accomplissent de façon quasi apostrophante, parfois polémique, - comme quand on dit : 'son fils à elle', - la fonction que nos adjectifs possessifs antéposés réalisent presque subrepticement ; (4) entrer en composition avec le déterminé.
Car, dans cette curiosité boulimique, les compositions les plus diverses, déterminatives ou juxtapositives (dvandva), sont permises. Ceci, joint à d'innombrables emprunts ou calques de locutions étrangères (italiennes pour la navigation et le commerce, françaises pour la politique et le droit, turques pour l'alimentation, anglaises pour la contemporanéité), produit un vocabulaire indéfiniment riche, mais également flou, qui appelle la fréquence de 'ke' (et) joignant des synonymes.
Au point qu'avec toutes ces libertés le groupement grammatical des mots, le "parsing", est très fuyant. Dans le langage parlé, le problème est partiellement résolu par la gravitation des enclitiques et des proclitiques autour des mots principaux seuls accentués. Dans le langage écrit, c'est la distinction étymologique de 'i', 'è', 'aï', 'oï', 'eï' (pourtant tous prononcés 'i'), et parfois d'accents aigus, graves et flexueux (alors que depuis peu seul subsiste l'accent aigu), voire d'anciens esprits, qui aide l'oeil à reconnaître et grouper les mots. On le voit, le néohellénique n'archaïse pas seulement par recherche poétique ou par purisme politique selon les principes de la katHarévousa (i katHarévousa thiálektos, la langue épurée, parfois droitiste), mais par nécessité structurale.
En retour, ces archaïsmes donnent lieu à une orthographe polygraphique, telle qu'il n'est pas rare qu'un dictionnaire donne deux ou trois versions d'un mot, et qu'on en lise encore une autre dans un bon auteur. Ceci nourrit chez les locuteurs néohelléniques une conscience étymologique et sémantique inconnue aux locuteurs français, et même aux locuteurs allemands et russes, et cela jusque chez les illettrés à qui il suffit à cet égard d'entendre parler les lettrés, le pope par exemple. Ainsi, 'epifánia' c'est 'surface', mais, écrit ou dit sur un certain ton, c'est 'épi-phanie' (apparition dessus). 'Parousía' c'est la présence, mais également le jugement dernier si elle est deuxième (deftéra). Sans doute, les Grecs d'aujourd'hui n'ont plus le culot des Grecs d'autrefois, qui se saluaient par 'kHaïre!' (réjouis-toi!), mais leur 'kHeretismoús' (salutations!) continue d'aller de pair avec 'kHéro' (je me réjouis). 'Contents' (efkHaristiméni), ils sont 'bien graciés'. Et s'ils disent simplement 'bon' (kaló), c'est par un mot qui continue de descendre de 'beau'. L'incessant 'parakaló' comprend autant de mandement que de prière (parakaléo). Douze termes différents désignent la lumière.
Nous touchons là à l'énergie potentielle quasi explosive du néohellénique. Car, par le biais de la perception étymologique et polygraphique, il s'adjoint les ressources du grec depuis toujours. Et d'abord de cette stupéfiante langue dorienne, ionienne et attique qui, surgie en Hellade autour de 1300, a engendré, entre 700 et 300, tous nos genres traditionnels : l'épopée, l'élégie, l'ode, la tragédie, la comédie, l'histoire, le discours philosophique, mathématique, physique, biologique. Et cela par ses trois voix du verbe (active, passive, moyenne) ; ses cinq modes majeurs (indicatif, subjonctif, optatif, participe déclinable, infinitif temporalisé) ; ses deux thèmes distincts perfectif/imperfectif ; ses terminaisons catégorielles (+sis, +ma, +tès, +tos, +ticos, +teos, etc.) distribuant un même sème dans tous les types opératoires ; ses deux négations, l'une réelle (ou), l'autre mentale (mè) ; ses articles définis invitant à substantifier toute locution ("l'étant est, le non-étant n'est pas") ; son adjectivation et adverbialisation sans restriction ("to ontôs on, l'étantément étant", d'où sortirent le néoplatonisme et la participation de l'être thomiste) ; l'incroyable obligation d'articuler toute sentence sur la précédente par une particule logique (oûn, dé, gar) ; l'assaisonnement constant du discours par des opérateurs réduplicatifs, précisifs, métalogiques ("to on ê on, l'étant en tant qu'étant") ; une morphologie verbale labile jusqu'au désordre ; trois tons haut/bas/flexueux ; un feu d'artifice de cinq voyelles brèves, de sept voyelles longues, de vraies diphtongues, parmi des consonnes très oppositives, mais en excluant les voyelles nasales sentimentalisantes. Bref, la plus formidable machine à curiosité et à étonnement jamais activée, jusqu'à l'héroïsme mental des paradoxes de Zénon, de la philosophie autocritique de Platon, de l'impitoyable démonstration géométrique selon Archimède.
Et nous n'avons pas fini. Car, par la même graphie étymologique et polygraphique, le néohellénique communique encore avec la koïnè, 'i kiní thiálektos', cette langue commune qui, de la conquête de la Grèce par Rome à sa conquête par les Arabes, donc pendant sept siècles, a fourni à toute la partie orientale de l'Empire une lingua franca assez puissante pour porter les deux formules : "En arkHè èn o logos" (Au commencement était le verbe) et "Kaï o logos sarx égénéto" (Et le verbe s'est fait chair), dont la détonation alimenta les mille dogmes, hérésies, séductions logiques et érotiques de l'Eglise d'Orient, jusqu'à cette Vie de saint Antoine par saint Athanase dont Flaubert a communiqué l'extravagante odyssée spirituelle au lecteur français.
Rien n'éclaire mieux que la koïnè la nature du grec en général. Car que faut-il pour devenir une koïné? Disposer du pouvoir politique? Mais c'est le latin qui l'avait. Du pouvoir commercial? Mais quand Marc-Aurèle, empereur romain du IIe siècle, écrit ses méditations en koïnè savante, il s'agit non de commerce mais de feeling, un peu comme si Gorbatchev aujourd'hui prenait plaisir à tenir son journal intime en anglais. Au fond, et le statut actuel de l'anglais le confirme, une koïnè est avant tout une langue ouverte, capable phoniquement, morphologiquement, syntaxiquement d'assimiler sans crampes et sans périphrases n'importe quel concept ambiant, et spécialement nouveau, par emprunts, par calques, par agglutinations, par dérivations (surtout catégorielles), par repiquages de racines, mais aussi de terminaisons et d'infixations. A cet égard, la koïnè antique, occidentale mais orientalisée, fut d'autant plus apte à l'emporter sur le latin que celui-ci, en raison même de ses capacités abstractives, était si introréverbérant, donc si inadaptable, que partout, ne pouvant assimiler les influences extérieures, il a donné lieu à des descendants, les langues romanes, où il disparut comme tel.
Cependant, on méconnaîtrait d'importantes virtualités du néohellénique si l'on oubliait son écriture. Rappelons-nous qu'à l'origine celle-ci fut la première écriture phonétique unie et complète, c'est-à-dire notant non seulement les consonnes, comme les écritures sémitiques, mais les voyelles, indispensables dans une langue à flexion. Du coup, les désignants écrits parurent des calques des désignants langagiers, qui à leur tour parurent des calques des désignés réels ou imaginaires, par là même censés intelligibles. Bref, ces capitales, puis ces minuscules, jointes aux autres pouvoirs de la langue, soutinrent une métaphysique de l'être un et multiple, un savoir social (doxa), un savoir vérifiable (épistèmè), enfin une herméneutique (érmènéïa) de la vérité comme dévoilement (a-lètHéïa) très différente de l'interprétation scripturale, sémitique (juive, arabe) et psychanalytique. Personne n'a moins connu le complexe d'Oedipe de Freud que l'Oedipe de Sophocle, qui tue Laërte et épouse Jocaste non parce qu'ils sont son père et sa mère, mais parce que son 'hubris', son excès (rançon de la proversion), l'a rendu aveugle au fait qu'ils l'étaient.
D'ailleurs, les formes de cette écriture concordent avec l'élan curieux et étonné, voire éristique. Les caractères romains sont si nûment efficaces qu'ils disparaissent comme tels dans la lecture ; à l'autre extrême, les caractères cyrilliques sont si latéralisants qu'ils captivent en eux. Les caractères grecs, surtout minuscules, sont à la fois stables et instables, dansants et déportés comme l'accentuation qu'ils portent, au point de demeurer visibles comme tels sans enfermer en soi. Eveillant aux accidents du discours. Attisant la polygraphie. Plastiquement étymologiques.
10B. LES CONSONANCES CULTURELLES
Si le néohellénique est ainsi le moment actuel d'un langage s'étendant sur trois millénaires, au point que ses locuteurs peuvent encore assister à une tragédie de Sophocle dont on a seulement frontalisé la prononciation, toute activité culturelle grecque, qu'elle soit littéraire, sculpturale, picturale, théâtrale, a également une extension trimillénaire.
Cette situation est d'autant plus prégnante que, dans tous les ordres de l'activité humaine, c'est ici que, vers 500 avant J.-C., à la perception-construction par éléments agrégatifs et pulsatoires régnant depuis les origines (MONDE 1) fut substituée la perception-construction par "formes intégrées" (eïdè, d'où idées), c'est-à-dire par "touts constitués de parties intégrantes" (MONDE 2), laquelle a régné jusqu'à la fin du XIXe siècle, moment où l'être humain a commencé à percevoir-construire par éléments fonctionnels (en fonctionnement), selon des dispositifs et processus ouverts sur d'autres dispositifs et processus (MONDE 3). On voit le problème de toute production culturelle grecque d'aujourd'hui. Comment intervenir dans le Monde 3, tout en communiquant toujours avec le Monde 2 dans ses accomplissements les plus puissants, et même dans son surgissement à partir du Monde 1, - Monde 1 encore palpitant chez Homère et Archiloque, ou dans les vases, puis les sculptures qui remplissent les salles initiales du Musée d'Athènes?
Eh bien, le théâtre, 'tHéatron', surtout dans sa partie essentielle le choeur, 'kHoros', dansé, chanté, parlé, est sans doute la pratique la plus favorable à ces confrontations ultimes. Il fut, c'est vrai, l'exercice par excellence du Monde 2 : le verbe correspondant à 'tHéatron', 'tHéâstHaï', désignait l'appréhension d'une chose ou d'une pensée précisément dans cette distance moyenne de la 'skènè' (scène) qui permettait de les comprendre comme des touts constitués de parties intégrantes, qu'il s'agisse des acteurs-statues sur leurs cothurnes, des protases et apodoses des périodes, des deux tétracordes de l'échelle heptatonique, voire des trois angles d'un triangle comme égaux à deux droits pour ce 'tHéôros' (spectateur) exemplaire, fou de 'tHéôria' et de 'tHéôrèma', que fut le géomètre. Il y a donc quelque abus de terme à continuer d'appeler aujourd'hui théâtre les productions du Monde 3, lesquelles renoncent à cet embrassement totalisateur du 'tHéâstHaï', verbe nodal du "miracle grec", et ne retiennent dans le 'théatron' que la confrontation périlleuse de corps vivants présents avec d'autres corps vivants présents. Mais justement la possibilité de cette radicalisation, à la Grotowski ou à la Beckett, témoigne de la capacité agonistique du théâtre généralisé à activer (par le 'drama') et à purifier (par la 'katHarsis') les rapports des trois grands moments fondamentaux de l'histoire humaine.
Ainsi, c'est sans doute les musiciens Xenakis et Théodorakis, plus que les peintres ou les sculpteurs, qui sont exemplaires de la création grecque d'aujourd'hui, s'il est vrai que leur référentiel est le choeur généralisé, croisant danse, musique, voix, parole, sculpture, peinture, architecture, processus lumineux (lasers), exploitant ainsi une structure qui avait permis à Pindare, il y a 2500 ans, de passer décisivement du Monde 1 au Monde 2 pour nous faire passer fragilement du Monde 2 au Monde 3 non sans souvenir du Monde 1. Le souffle de la musique orthodoxe grecque intervient pour beaucoup dans cette confrontation fusionnante.
Les poètes aussi se réclament du moule chorégique. Elitis prévient que sa María Neféli (Marie Nuée) est un poème scénique (skinikó piíma), un antiphonaire pindarique où María et son Antiphoniste (Andifonitís) occupent chacun une des pages en regard selon l'alternance : M-A, A-M, M-A. Dans leurs tensions d'ombres et de lumières, les deux protagonistes sont alors le néohellénique lui-même. María est dite "irréfutablement fille aiguë" (anamfisvéteta korítsi oxí), selon une langue stridulante íiiii (tsirízondas íiiii) ; elle brille tel un coutelas (lámbi san makHéri) ; véritable menace du futur" (alitHiní apilí tou mélondos), chaque fois qu'elle dit "je <me> coucherai avec lui" (tHa kimitHó m'aftón), elle pense qu'elle tuera encore une fois l'Histoire (ennoí óti tHa skotósi akómi mia forá tin Istoría). Car "le pur ne peut se représenter que dans l'impur", s'adjoignant l'allemand pour le dire : "Das Reine, Kuríes ke Kíriï,/ kann sich nur darstellen im Unreinen". Elle vit aux antipodes de l'Ethique, elle est ethos absolument (zi stous andípodes tis ItHikís / íne ólo ítHos). Sa fin ne peut qu'être empédocléenne : "Flux de la mer et vous / épiflux lointains des astres - assistez-moi" (Roés tis tHálasas ke sis / ton ástron makrinés epiroés - parastatHíte mou!). Et, Monde 3 oblige, parmi les flux cosmiques, on peut lire : "PHILIP MORRIS KENT CRAVEN A", transformant un vers entier en un tube au néon. L'écriture traverse son destin, "et une goutte de sang au-dessus d'elle / a l'apparence qu'eut jadis / le Lambda de l'Iliade" (ke mia stagHóna éma epáno tis / ékHi tin ídia simasía pou íkHe álote / to Lámbtha tis Iliáthas).
Le néohellénique aura été d'abord poésie en raison de son noyau démotique et de sa propension chorale, mais il compte également une prose. Le (nouveau?) roman To tríto stefáni (La troisième couronne) étend sur deux cents pages le monologue intérieur d'une vieille trois fois mariée (une couronne est un mariage) vitupérant contre sa fille, vieille fille qui n'a jamais su faire, et priant le Seigneur de lui conserver son troisième époux mal en point, tout en s'assurant que, s'il le fallait, elle saurait faire, elle, pour en dénicher un quatrième. C'est donc toujours le redépart consanguin au néohellénique, mais allant cette fois jusqu'à l'apostrophe, la revendication, la rouspétance contre les dieux, vieilles comme Euripide, à qui TákHtis fait irrésistiblement songer : "The boró, ókHi, the boró na tin ipoféro pia" (Je ne peux plus, non, je ne peux plus la supporter). Monologue, polylogue d'autant plus soutenu que dans pareille langue il n'y a guère que des émotions, pas de sentiments ; des niveaux de discours, peu d'inconscient. Nous n'avons pas quitté la chorégie.
Revenons donc, pour finir, à cette permanence trimillénaire. On alléguera la solidité de l'accent de hauteur, comme dans le cas de l'italien. Et l'élasticité d'un langage ayant fourni une koïnè. Mais il faut voir surtout la scène (skènè, skiní) des Cyclades et des Sporades sur l'Egée. Mer praticable et difficile. Iles blanc sur bleu plongeant et émergeant comme des dauphins selon qu'on en repart ou qu'on y réaborde sans cesse. Marins seuls ou peu nombreux, donc autonomes, c'est-à-dire trouvant chacun sa norme en soi. Avec la nécessité de contrats d'assurance pour le fret, de constitutions pour les colonies. Donc d'une écriture complète pour fixer tout cela. Donc.
A ce compte, l'institution de base, ici, c'est le périple. 'Perí-plous', la circumnavigation cyclique mais non aisée, qui va si bien avec l'hédonisme cru depuis Archiloque, l'homosexualité culturalisée depuis Sappho, la cruauté ultime depuis les Atrides, le sophisme des Sophistes, l'éros de Platon, l'étonnement d'Aristote, l'agón (combat) politique de Démosthène, l'agón religieux des Conciles. Le périple n'est pas la diaspora, dispersion plus ou moins malheureuse à partir d'une unité transcendante. C'est une exploration horizontale, bifurquante, autour, quitte à ce que le tour ait le diamètre de la Terre. Ainsi Homère a pu tracer l'Odyssée il y a deux mille sept cents ans. Et Odyssée en néohellénique est encore un prénom.
Situation C10 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en juillet 1990. Ses lecteurs de référence furent Georges Lurquin et A. Yannopoulos.
Henri Van Lier
in Le Français dans le monde, 1990