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Résumé (4 pages) + Exercices (6 pages) en PDF
 
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ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


PREMIÈRE PARTIE - LES BASES
 


Chapitre 7 - LES EFFETS DE CHAMP
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 7 - Les effets de champ
 
7A. Les effets de champ perceptivo-moteurs statiques. Les formes réversibles. L'effet Muller-Lyer
 
7B. Les effets de champ perceptivo-moteurs cinétiques
 
7C. Les effets de champ perceptivo-moteurs dynamiques. Les mouvances
 
7D. Les effets de champ perceptivo-moteurs excités
 
7E. Les effets de champ logico-sémiotiques : statiques, cinétiques, dynamiques, excités
 
7F. Structures, textures et croissances (ultrastructures) eu égard aux effets de champ
 
7G. Calculs, descriptions et compatibilisations des effets de champ
 
7H. Les stimuli-signes, en particulier sexuels
7I. Les fantasmes et l'imaginaire
7J. L'imaginaire vs l'imagination vs la perception. Les imagos
 
7K. Sémiotique des effets de champ
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 7 - LES EFFETS DE CHAMP
 
 
 

La segmentarisation et la transversalisation, l'angularisation et la processionnalité typiques d'Homo ne sont pas des opérations froides ; ni non plus l'indicialité et l'indexation, et plus généralement la possibilisation. Des tensions y naissent continûment entre des attracteurs multiples et divergents. Pour le cerveau orchestral d'Homo et pour tous ses sens plus ou moins intégrateurs, mais surtout pour sa vue globalisatrice <1C1> et pour son ouïe proportionnante <1C2>, il est difficile de saisir une chose (cause) sans que d'autres n'interviennent en même temps. Chacune exerce son attraction et sa répulsion, et module pour autant l'attraction et la répulsion des autres.

Dans la perception et la motricité hominiennes, ces attracteurs et leurs champs associés déterminent des effets de champ que nous appellerons les effets de champ perceptivo-moteurs, car la perception et la motricité n'y sont pas dissociables, chacune supposant l'autre, et en découlant partiellement ; il vaudrait même mieux dire, étant donné la normalisation du perçu par le mû <2A2d>, effets de champ moteurs-perceptifs <2A2d>. Semblablement, dans le domaine des signes, il y a des tensions qui naissent entre les indices, entre les index, entre indices et index, voire entre l'ensemble des signes et le corps. Nous parlerons en ce cas d'effets de champ logico-sémiotiques.

Les deux types d'effets de champ se rencontrent et se développent dans les images, la musique, le langage, l'écriture, et nous aurons l'occasion de les retrouver et d'en affiner la compréhension à cette occasion, dans nos chapitres 9 à 19. Mais ce que nous venons de voir du cerveau, des indices, des index, ainsi que de la possibilisation, en montre suffisamment la nature. Et aussi le rôle très précoce qu'ils durent jouer dans l'anthropogénie. Il faut les envisager dès maintenant.

 

 

7A. Les effets de champ perceptivo-moteurs statiques. Les formes réversibles. L'effet Muller-Lyer

 

On aura attendu les années 1910 pour qu'Homo aperçoive un peu clairement que, lorsqu'un animal identifie une proie, un prédateur ou un partenaire, il ne fait pas une simple addition de stimuli isolés, comme le donnait trop à croire l'associationnisme antérieur, mais bien que son cerveau saisit certains stimuli en un champ de tensions (de similitudes, de contrastes) où ils donnent lieu à une résultante, qu'on appela Gestalt en allemand, et forme en français. Le terme allemand est plus heureux, parce qu'il marque bien qu'il s'agit là d'un processus de formation, de mise en forme (Gestaltung), justement dans un champ.

Le cas le plus simple de ces formes est celui où la résultante est immobile, disons statique, par exemple ce contraste figural et valoriste qui attire le picorement d'un poulet, et que nous nommons "boule" ou "grain". On observa alors comment le cerveau animal distinguait certaines formes par instinct ou par apprentissage, puis on complexifia des formes simples, et inversement on simplifia des formes complexes, pour mesurer dans les deux cas jusqu'où elles demeuraient reconnaissables. C'était commencer à comprendre comment Homo technicien spécialise la disponibilité "gestaltiste" de son système nerveux et de son cerveau animal pour distribuer et normaliser son environnement. Avec cette différence que ce qui chez l'animal fonctionne comme un stimulus-signal <4H>, donc en induisant un passage irrépressible de la perception à l'action, est maintenu chez lui dans la distanciation technique et sémiotique.

Il faut cependant voir que, même distanciée et technicisée, la perception demeure là soumise à une coercition, comme l'indique le phénomène des formes réversibles. Un même cube dessiné (donc la résultante d'un champ de neuf lignes droites) peut être perçu en saillie, puis en retrait, puis à nouveau en saillie, mais c'est successivement, et irrépressiblement ; il suffit que notre regard globalisateur et transversalisant prélève une des lignes comme étant en avant ou en arrière pour que notre cerveau hominien (et sans doute déjà mammalien et primatal) opère instantanément une répartition tridimensionnelle cohérente des autres lignes de proche en proche, en en maintenant quatre dans un plan et en projetant les cinq autres dans la profondeur. En effet, notre perception-motricité, même si elle est devenue transversalisante par la station debout, reste phylogénétiquement caudale-rostrale au départ, sélectionnée pour l'attaque-fuite et pour la prédation, transformant ainsi toute oblique en ligne de fuite. C'est encore cette faculté qui soutient aujourd'hui le schéma perspectif et projectif. C'est elle surtout qui va permettre les cadres du cadrage, ce moteur anthropogénique décisif depuis le néolithique.

Un autre cas est encore plus éclairant, celui de l'effet Muller-Lyer. On y voit que deux segments de droite physiquement égaux sont perçus inégaux selon l'orientation des obliques dont on coiffe leurs extrémités. Voilà un effet de champ direct et stable, d'autant plus cernable que nous pouvons le faire varier, en augmentant ou diminuant l'angle des obliques, ou en les traçant plus loin que les extrémités des segments de départ. Ici encore chez Homo la perception est obligée bien que ne travaillant pas comme un stimulus-signal animal, puisqu'elle n'entraîne pas de passage irrépressible à une action. On a souvent parlé à ce propos d'illusions d'optique. Soit, puisque l'on juge inégal ce qui est égal. Mais il faut voir que cette illusion-là n'est pas une déviation de la perception, mais la conséquence de sa nature même, qui est de décider de résultantes d'attractions dans des champs perceptifs.

 

 

7B. Les effets de champ perceptivo-moteurs cinétiques

 

L'animal et Homo ont également affaire à des objets-buts en mouvement. Dans ce cas, outre la capacité de reconnaître la proie, le prédateur, le partenaire et leur lieu en t0, il faut encore qu'un cerveau anticipe leurs déplacements ultérieurs en t1, t2...tn, à partir de leur site en t0, d'autant que beaucoup d'animaux supérieurs chassent à partir de mouvements plus qu'à partir de formes, du moins dès que, dans la poursuite, leur vue relaie leur odorat. Toutefois, dans l'animalité, ces perceptions cinétiques paraissent souvent floues. Il se pourrait que le guépard qui "poursuit" une antilope, le chat qui "joue" avec une souris, n'aient pas besoin de grand-chose à cet égard ; la saisie vague du mobile, puis celle de ses directions et de ses vitesses habituelles suffisent sans doute à définir un bond terminal réussissant une prise sommaire pour une capture efficace. Quant à la précision de la mante religieuse, elle est tout à fait élémentaire, tenant à ce qu'entre la perception visuelle et la saisie tactile la coordination est si instantanée que le déplacement de la proie devient négligeable dans le calcul cérébral.

Il n'en va pas de même chez Homo. Le fait qu'il travaille par protocole à étapes, ses distanciations techniques et sémiotiques, mais aussi tout simplement sa lenteur de course par rapport à beaucoup de ses proies et prédateurs ont sélectionné chez lui un cerveau et un système nerveux toujours mieux capables d'anticiper, à partir d'un premier mouvement, les positions successives dans l'espace d'un corps entier, mais aussi celles de ses parties. Inférant ainsi perceptivement, à partir des pattes postérieures d'un mammifère poursuivi, les positions et les formes de son tronc, de son cou, de sa tête aux moments suivants. C'est cette saisie des effets de champ perceptivo-moteurs cinétiques qui permettra un jour à Homo de pratiquer des jeux de balle, d'envoyer des flèches à partir d'un arc, de tuer un singe dans un arbre élevé avec une sarbacane.

Les effets de champ cinétiques hominiens éclairent même le passé à partir du futur. Ainsi, certaines vitesses et directions de mobiles donnent à "voir" irrésistiblement que l'un a déclenché l'autre (sentiment de causalité), ou encore que l'un a lesté ou acquis une partie d'un autre tout en restant lui-même (sentiment de substance), comme Michotte l'a démontré autour de 1940, en tout cas chez Homo occidental, en un complément important de la Gestalttheorie.

 

 

7C. Les effets de champ perceptivo-moteurs dynamiques. Les mouvances

 

La situation hominienne est parfois plus compliquée encore. Il y faut non seulement repérer un mouvement, mais supputer les forces dont il procède et qui l'entretiennent. Ce travail nerveux et cérébral doit saisir des courbures dans des courbes, ou encore des mouvances, c'est-à-dire des mouvements avec les forces dont ils procèdent <2B1>. Les physiciens opposent clairement la cinématique, qui se limite aux mouvements, et la dynamique, qui prend en compte les forces engagées. Nous parlerons donc, en ce cas, d'effets de champ perceptivo-moteurs dynamiques.

Ayant à tenir longuement en main des pierres et des os à façonner, des mets à accommoder, des nourrissons à nurser, les spécimens hominiens ont dû devenir très vite capables de pareilles estimations, qui servirent à Homo chasseur quand il conçut des armes, et à Homo ludens quand il joua à lancer et rattraper des objets, comme des balles, à quoi la perception des effets de champ cinétiques ne suffit pas. Il serait utile à l'anthropogénie de savoir si les animaux antérieurs ont vraiment besoin de telles estimations, ou si pour atteindre leurs proies ils se contentent de percevoir leurs mouvements sans avoir à spécifier les poids et les forces que ces mouvements impliquent. Nous avons déjà posé cette question à l'occasion du contraste entre cerveau préhominien et cerveau hominien <2B1>.

 

 

7D. Les effets de champ perceptivo-moteurs excités

 

Les attracteurs perceptivo-moteurs sont souvent si multiples et en de tels conflits d'attraction que les effets de champ qui en résultent sont instables, hésitant à l'intérieur d'eux-mêmes, mais aussi entre eux et leur fond, sur lequel ils se détachent fragilement. Il sera pertinent de recourir à la notion d'excitation telle qu'elle apparaît chez certains mathématiciens physiciens (Thom), et de dire que de pareils effets de champ sont excités (citare, branler, ex). En voyant bien que, dans ce cas, le préfixe ex- marque une interstabilité intense, qui ne va pas plus vers le dehors que vers le dedans, qui n'est pas moins implosive qu'explosive. Il serait peut-être prudent de spécifier chaque fois qu'ils sont excités (citare, ex) et incités (citare, in), ou excités-incités, mais la formule est encombrante.

Si l'on figurait alors les attractions et répulsions perceptivo-motrices du donné par des gradients de potentiel, semblables aux lignes qui marquent les altitudes sur nos cartes géographiques, on verrait ces gradients s'espacer à mesure qu'ils s'éloignent des divers foyers gravitationnels, et aussi se courber mutuellement, s'entrecourber selon des surfaces gauches, là où les champs des attracteurs se chevauchent. On les verrait même parfois brusquement changer de signe, ou en tout cas marquer des catastrophes (changements de formes) de l'attraction à la répulsion, de la courbure à la fracture, du resserrement à la fermeture, etc.

L'animal, sans doute parce qu'il est pris dans l'immédiat des stimuli-signaux, des releasers (relâcheurs) <4H>, n'a ni le temps ni l'intérêt d'entretenir les effets de champ excités dont son système nerveux est le lieu. Et il n'y a guère que la caresse et le lèchement chez les mammifères et l'épouillage chez les primates qui exploitent un peu richement les inflexions et courbures du champ tactile et kinesthésique. Peut-être aussi certaines girations réglées dans les jeux d'entre-poursuites, par exemple chez les chiens.

Par contre, les effets de champ excités jouent un rôle considérable chez Homo, qui les cultive pour de nombreuses raisons. (a) Son statut d'animal possibilisateur. (b) Les pentes endotropiques, et donc imaginatives, de son système nerveux et en particulier de son cerveau. (c) Les distances et les distanciations inhérentes aux objets techniques et aux signes <4A>, indices et index. (d) Ses choses-performances, qui sont toujours en-situation-dans-la circonstance-sur-un-horizon <1B3>. (e) Sa tridimensionnalité s'impose à des choses (causes) qui de soi sont plutôt multidimensionnelles. (f) Une tension naît fatalement entre sa transversalité et sa rostralité animale résiduelle. (g) Les segments de sa technique ne sont jamais qu'en émersion provisoire dans un environnement naturel qui les contredit de ses segments préalables (de montagne, de rivière, de fourré, de milieu trop découvert), ou tout simplement par son entropie générale.

On peut ainsi, chez Homo, dénombrer des effets de champ perceptivo-moteurs excités tactiles, olfactifs, gustatifs, auditifs, visuels. Le toucher en propose l'expérience première dans la caresse du nourrisson ou de l'amant, quand les mains planes en se déplaçant multiplient, parmi le corps d'autrui et le corps propre, des inflexions entre attracteurs tactiles de surface et de profondeur, au point que fusionnent presque le percevant et le perçu, le mouvant et le mû, le soi et l'autre, à des fins consolatrices ou orgastiques. De même, les odeurs et les goûts hominiens sont diversement fermés, ouverts, poreux, compacts, stabilisants, vertigineux. La nature mobile des partiels (harmoniques) du son oblige l'ouïe à des ajustements perpétuels entre des synodies sonores interstables. Le regard d'un buveur attablé est obligé aux mêmes compatibilisations quand il est assailli ou baigné par les interférences entre volumes, traits, teintes, luminances, saturations, de son bistrot préféré. Dostoïevski attribuait à une "inflexion" du cou de Grouchineka l'esclavage amoureux du père Karamazov ; était-ce même le cou qui s'infléchissait en ce cas, ou l'étendue-durée, voire l'espace-temps qui se tendait fragilement à son occasion ?

 

 

7E. Les effets de champ logico-sémiotiques : statiques, cinétiques, dynamiques, excités

 

A côté de ces effets de champ perceptivo-moteurs, chez Homo indicialisant et indexateur, donc sémiotique, des effets de champ naissent aussi à l'occasion des signes, dans la mesure où des attracteurs multiples s'activent-passivent entre eux, et parfois en eux. Ce sont les effets de champ logico-sémiotiques.

Ceux-ci présentent les quatre mêmes types : statiques, cinétiques, dynamiques, excités. Statiques, quand les attracteurs entre signes ou dans les signes donnent lieu à des résultantes stables. Cinétiques, quand des mouvements logiques larges ou infimes font augurer de mouvements ultérieurs. Dynamiques, quand ces mouvements invitent à calculer sous eux les forces qui les engendrent. Excités, quand ils entretiennent des interstabilités inépuisables, par exemple dans l'équivoque, l'humour, l'indignation, les ambiguïtés de la présence et de l'absence, de la présence-absence <8A>.

Nous avons alors à nous demander à quoi les effets de champ logico-sémiotiques s'alimentent. (a) En général, les types de signes sont peu coordonnables entre eux. Par exemple, les indices sont des signes non intentionnels et pleins, tandis que les index sont des signes intentionnels et vides <4H>. Puis, les indices vont de l'objet au sujet, tandis que les index vont du sujet à l'objet. En sus, les indices nourrissent la prégnance, tandis que les index confirment ou provoquent la saillance, etc. Autant d'attracteurs divergents, entre lesquels les résultantes, quand il y en a, ne sont pas définitives, mais seulement susceptibles de stabilisations, de courbures, d'inflexions, d'excitations. (b) D'autre part, les signes, comme les perceptions, sont saisis à travers des modes d'existence thématisés, possibilisés, modulés : bluff/soumission, affrontement/isolement, sérieux/jeu, exploration/coquetterie, rêve/rêverie <6B>. Et encore à travers des modes du possible, comme le non-réalisé, le supposé, l'imaginé, le réalisable, le nécessaire, l'impossible, etc. Autant d'occasions de courbures, d'inflexions, d'excitations. (c) Enfin, il y a une tension permanente chez Homo entre ses signes et son corps. Le corps hominien a beau être orthogonalisé, frontalisant, latéralisé, indexateur, il demeure sensible, sensitif, immédiat, concret, labile, périssable. Au contraire, les signes sont de soi insensibles, médiats, abstraits, parfois presque impérissables. Entre corps et signes, il ne s'agit même plus de courbures-inflexions, mais souvent de véritables annulations alternantes.

 

 

7F. Structures, textures et croissances (ultrastructures) eu égard aux effets de champ

 

Les effets de champ statiques, cinétiques, dynamiques et excités, qu'ils soient perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques, invitent à distinguer, dans les productions hominiennes, les structures, les textures et les croissances. Les étymologies encore une fois sont très anthropogéniques.

Les structures, comme le dit structurae de struere (bâtir), se construisent en disposant ou accumulant progressivement des matériaux les uns sur les autres ; et cette progressivité d'élaboration fait qu'elles dégagent généralement une loi apparente (de construction) ; la mathématique a souvent été définie comme la théorie des structures. Les textures, texturae de texere (ourdir), ont pour archétype le tissage, lequel propose des structures si on y retient seulement la position des fils, mais comporte aussi des irrégularités si on y remarque la matière du fil avec son grain ; on parle métaphoriquement de la texture d'une pierre, d'un cuir, d'une peau. Enfin, les croissances, crescentiae de crescere, visent les organismes vivants, dont nous savons depuis peu qu'ils résultent initialement des acides aminés et des protéines, donc de polymérisations. Les modes de formation (Gestaltung) des croissances sont très différents de ceux des structures et des textures, comme l'exemplifient les atlas d'histologie, et les biologistes ont même inventé à cette occasion le terme d'ultrastructure, "the visible ultimate physiological organization of protoplasm" (Merriam-Webster) <21E2a>.

Les effets de champ ont évidemment des fortunes diverses selon ces trois types de formation. A travers les structures, facilement déchiffrables, ils sont souvent statiques, cinétiques et dynamiques, plus rarement excités, mais alors parfois très puissamment, dans des systèmes architecturaux, musicaux, philosophiques (par exemple, Hegel). Ils sont peu ou pas statiques ni dynamiques, mais souvent cinétiques et même excités à travers les textures, quand celles-ci règnent en maître, dans certains tissus, ou sont couplées à des structures, dans des accords musicaux, des photos, des films, le ciel étoilé. A travers les croissances et leurs ultrastructures, étant donné que celles-ci ne sont pas intégrables, ils ne peuvent avoir lieu que dans les phénotypes macroscopiques qui en résultent, une feuille, un tronc d'arbre, un muscle, une patte, une tête, et ils sont alors statiques, cinétiques, dynamiques ou excités selon que ces effets proposent des structures (les inflexions d'une anatomie) ou des textures (la complexion d'une peau).

Les croissances sont frappantes surtout dans les plantes. Les textures dans les animaux (peau, poil, plume). Les structures dans les bâtiments de la technique, ainsi que dans les animaux en tant que châssis. De voir l'art d'une époque insister sur les images des plantes, des animaux, des bâtiments est donc déjà une précieuse indication sur ses options plastiques et même générales. La façon dont, dans leur pratique et dans leur théorie, un groupe hominien ou un spécimen hominien pondèrent l'importance relative des structures, des textures et des croissances, avec leurs effets de champ attenants, est un trait culturel essentiel. Nous aurons l'occasion de vérifier fréquemment que le passage d'une vision du monde par structures et textures à une saisie de l'univers par croissances (polymérisation) est la révolution anthropogénique majeure du XXe siècle <21E2a>.

 

 

7G. Calculs, descriptions et compatibilisations des effets de champ

 

Dans quelle mesure peut-on calculer (mathématiquement), ou décrire (suggestivement), ou compatibiliser (rythmiquement) les effets de champ ?

Limitons-nous d'abord aux effets de champ perceptivo-moteurs. Ceux qui sont statiques, cinétiques et dynamiques sont extrêmement difficiles à calculer, du fait qu'ils résultent d'interactions entre des facteurs multiples et mouvants, dont les uns appartiennent au donné extérieur, les autres à des réactions neuroniques ; la quasi impossibilité d'en donner des coordonnées strictes référées à des axes stricts a sans doute contribué à décourager la psychologie expérimentale <24A1> de les prendre en compte. Mais enfin ils appartiennent tellement à l'ordre des fonctionnements habituellement calculables par le physicien, puisqu'il s'agit de forces et de résultantes de forces, qu'on pourrait les dire calculables, sinon de facto, du moins de jure. En tout cas, ils sont largement réalisables et compatibilisables par le rythme, avec ses huit aspects d'alternance, d'interstabilité, d'accentuation, de tempo, d'autoengendrement, de convection, de strophisme, de distribution par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>

Quant aux effets de champ perceptivo-moteurs excités, ils ont tellement pour nature d'être non fixés, et même de déjouer toute fixation chaque fois qu'elle a lieu, qu'on pourrait les dire incalculables non seulement de facto, mais de jure. Cependant, eux aussi sont réalisables et compatibilisables par le rythme ; c'est même l'essentiel de la fonction du rythme chez Homo que de s'y installer et de les activer-passiver, et dans un certain sens de les contrôler. A ce compte, ils ne sont donc pas totalement indescriptibles, puisqu'on peut les activer-passiver par des rythmes qui les suggèrent, les évoquent, les invoquent ; et aussi les distinguer entre eux, par exemple en inventant des gestes, ou une danse, ou des paroles qui indiquent qu'une page de Mozart n'est pas une page de Beethoven.

Le statut des effets de champ logico-sémiotiques est aussi fuyant. C'est vrai qu'on peut en parler abondamment dans la mesure où ils appartiennent au langage, et que le langage réussit toujours à dire beaucoup de choses sur ses thèmes et sur lui-même. Mais, en tant qu'effets de champ (statiques, cinétiques, dynamiques, excités) ils échappent également au calcul : quel est le poids logique de contraires, de contradictoires, d'une comparaison, d'une opposition, d'une plaisanterie, d'une négation ou affirmation de croyance ? C'est de nouveau le rythme qui permet de les compatibiliser suffisamment. Et aussi de les distinguer, par exemple en thématisant, du reste de cent manières, la logique d'une phrase de Voltaire vs celle d'une phrase de Madame de Sévigné, une évidence de Descartes vs une monstration de Wittgenstein.

Toute calculabilité même seulement descriptive ou suggestive suppose un référentiel. Remarquons alors que, pour les effets de champ, qu'ils soient perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques, le seul référentiel invocable est le plus général. Alléguant chaque fois une topologie, donc des taux de proche/lointain, entourant/entouré, ouverture/fermeture, etc. Une cybernétique, donc des taux d'activité/passivité, de réactions positives/négatives (feedback), etc. Une logico-sémiotique, donc des taux d'indicialité/indexation <4,5>, ou encore de contingent/nécessaire <6C>, etc. Une présentivité, donc des taux de thématisation de la présence, de l'absence, de la présence-absence <2B10, 8H>.

Qu'il s'agisse de leur calcul, de leur suggestion, de leur pratique, les effets de champ excités engagent une compatibilisation (rythmique) des incoordonnables (mathématiques). Cette compatibilisation est une des dimensions et des activités-passivités les plus constantes et les plus archaïques d'Homo. On peut l'appeler l'exercice artistique, ou l'art, lequel est alors entendu dans le sens large où il envahit tout ou presque. Car Homo doit se garder des effets de champ excités dans ses activités techniques, lesquelles supposent justement des délimitations précises de l'objet et du geste. Il s'en prévient aussi dans la plupart des jeux, qui exigent une application conventionnellement réglée de moyens à des fins <27B1>. Il les évite encore dans quelques morales. Mais il les entretient et y prend plaisir et jouissance presque partout ailleurs, au service tantôt d'universalisations, tantôt de thématisations de la présence <8C>. Jusque dans les plus banales quotidiennetés.

 

 

7H. Les stimuli-signes, en particulier sexuels

 

Nous avons distingué fermement les stimuli-signaux, ou releasers, propres au monde animal, et les signes, propres à Homo, tout en annonçant qu'on trouve dans l'expérience hominienne beaucoup de mixtes des deux, qu'on peut appeler des stimuli-signes <4H>.

Ces derniers sont d'abord les déclencheurs (releasers) attachés aux aliments dans la faim, à la proie fuyante ou combattante dans la chasse, au prédateur qui arrive caudalement-rostralement dans le combat, au partenaire sexuel dans le rut et la chaleur. Homo techno-sémiotique distancie ces stimuli, il les transforme en signes, mais ceux-ci gardent quelque chose de l'immédiateté des buts (goals) qu'ils étaient dans l'animalité au service des urgences vitales. D'autre part, chez Homo manipulateur, certaines conduites techniques sont si élémentaires, si immédiates qu'elles fonctionnent comme des stimuli-signaux, ainsi des pierres en étagement qui appellent presque compulsivement l'étagement de nouvelles pierres, ou le trou qui en se creusant appelle de nouveaux creusements. Chaque fois, ces combinaisons du signe et du stimulus-signal produisent, par leur ambiguïté, des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques, souvent excités.

Les plus impérieux et archaïques des stimuli-signes sont ceux de la faim. Mais les plus complexes et diffusifs sont ceux de la sexualité. C'est donc à ces derniers que l'anthropogénie doit s'arrêter pour éclairer, et sans doute fonder biologiquement, techniquement et sémiotiquement ce que sont les stimuli-signes, voire les effets de champ en général.

 

7H1. La topologie-cybernétique sexuelle

 

Parmi les stimuli-signes sexuels d'Homo nous retiendrons les trois qui ont été le plus socialisés dans toutes les cultures : la vulve, le pénis, les mamelles. Chez les mammifères préhominiens, ces organes sont plus ou moins protégés et dissimulés par la quadrupédie. Chez Homo, ils ont été exposés par la bipédie, puis par la peau relativement glabre. Et leurs attractions visuelles et caressantes, qui convenaient aux distances de la technique et aux distanciations du signe, sont devenues d'autant plus prévalentes que les stimuli olfactifs des mammifères antérieurs, très immédiats, se sont estompés dans le cerveau hominien.

 

7H1a. La vulve topologisante, géométrisante, écrivante

Le tractus génital femelle des mammifères a les fonctions compliquées de réception, d'habitation, de maturation, d'échanges physiologiques subtils et intenses, ainsi que de modifications formelles, de la grossesse à l'évacuation du foetus. C'est pourquoi son anatomie exemplifie intensément la plupart des sept catastrophes élémentaires de la topologie différentielle : le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'aile de papillon, les ombilics elliptique, parabolique, hyperbolique. De plus, par son accessibilité partielle, il active les couples de la topologie générale : ouvert/fermé, contigu/non contigu, continu/non continu, découvert/caché, proche/lointain, etc. Cette double animation topologique est confirmée par une musculature lisse intrusive et extrusive, des suffusions lubrifiantes, des odeurs cycliques, ainsi que par les blocages sanguins labiles compatibles avec la dilatation gestative, en contraste avec les blocages sanguins francs supposés par l'érection du tractus génital mâle.

La vulve est le bord extérieur de cette structure, texture et croissance <7F> externe-interne. Chez Homo redressé, bipède aux jambes fortement écartables, elle est devenue à la fois visible de loin et accessible aux manipulations des doigts à commandes distales subtiles, ainsi qu'aux lèvres et à la langue différenciées par le langage. En même temps, chez Homo angularisant, elle a distribué sa richesse topologique dans le cadre géométrique d'un triangle isocèle pointe en bas, encore marqué par une médiatrice verticale. Cette "bonne forme" est si décidée qu'elle sera une des premières figurées par Homo sculpteur au paléolithique supérieur, avant de devenir un segment préférentiel du schématisme générateur au néolithique <14D>. Quand naîtra l'écriture avec les empires primaires, c'est elle encore qui, signifiant "femme" à Sumer, vérifia un caractère fondamental du signe écrit, qui est de pouvoir subir une rotation de 90¡ sans cesser d'être identifiable <18B2b>.

Ainsi le tractus génital femelle, "lieu des affluences et effluences" en Chine, réunit deux aspects de ce que nous avons appelé un stimulus-signe : (a) des stimuli proches des stimuli-signaux de l'animalité, parmi lesquels un système pileux pubien archaïque qui contraste avec celui de la chevelure, plus récent ; (b) une grande richesse techno-sémiotique, activant-passivant la distanciation et certaines conventions de la technique et des signes.

Apte aux effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques de tout genre, cette région du corps, nommée rahâm dans le Coran, fournira un jour un nom fondamental du Dieu unique : le Matriciant, ar-Rahmân, et le Matriciel, ar-Rahîm, multipliant ses matrices plurielles, désiré de la Désirance, hamada. Dans l'avant-dernière sourate, Allah est dit al-Falaq, le Seigneur de la Fente, fente de vie (analogisante), et peut-être aussi de mort (macrodigitalisante), puisqu'il y est question de protection contre les ennemis.

 

7H1b. Le pénis ithyphallique

Le pénis pendant, déjà sélectionné par les Primates (en raison d'un premier redressement ?), a dans la station debout une évidence centrale. Tumescent et érigé en raison des blocages sanguins stables du tractus génital mâle, il rend apparente et manifeste non seulement une forme, mais une mise en forme. Selon leur goût de la stéréométrie, les Grecs, pour désigner ce phénomène, ont créé l'adjectif composé ithyphallique (phallos, itHus, droit, équitable, justicier).

Ainsi le pénis deviendra-t-il vite et un peu partout l'indice et l'index (a) de l'action du dedans, én-ergie (ergeïn, en, agir, dedans), (b) de la surrection et de la résurrection, dans les figures ithyphalliques des tombes grecques, (c) de la forme intégrée, dans l'exaltation grecque de la convexité jusqu'à l'homosexualité, (d) de l'articulation en général (articulum, artus, joint, -culum, suffixe diminutif), en particulier de celle du verset védique, qui est un des sens du mot sanskrit lingam, (e) de l'intensité (tendere, in) qu'a le signe comme signe, parfois dite "signifiance", (f) de l'objet technique et de l'arme ("le glaive puissant" des Mille et une nuits), (g) du désirant de la désirance.

Surtout index, donc d'abord signe vide, le pénis est moins riche topologiquement, géométriquement, scripturalement que la vulve, d'abord indice, donc signe plein. Dans les cavernes cantabriques, c'est un accent plutôt qu'une figure, et en sanskrit le lingam allègue la signification ou la signifiance (9E> et surtout l'articulation (comme celle du verset) plus qu'il n'est signe lui-même. Cependant, ostensiblement orgastique, il a assez d'indicialité, allant de pair avec assez de charge indexante, pour confirmer la notion de stimulus-signe. Lui aussi a donc suscité d'innombrables effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques, excités.

 

7H1c. Les mamelles saillantes

Par opposition aux mamelles préhominiennes, qui ne saillent qu'en période de lactation, celles d'Homo ont été sélectionnées saillantes assez constamment. Y fut favorisée une aréole du tétin, en réponse sans doute à la succion des lèvres de plus en plus différenciées du nourrisson d'Homo locuteur. Les mamelles hominiennes appartiennent bien à l'aire des stimuli-signes. Leur saillance est d'abord une conséquence anatomique de la station debout, mais, combinant le ressaut et le pli, la tumescence et la détumescence, elles appartiennent aussi au domaine cybernétique, comme le marque leur désignation romane très topologique : sinus (sinuosus, sinuare, fr. les seins, it. Seno), et surtout l'anglais breast et l'allemand Brust, qui selon Kluge renvoient à l'idée d'un gonflement germinatif partagé génésiquement par la poitrine et le ventre (Bauch), selon une racine indo-européenne *bHreus. C'est un bon exemple de ce qu'est la sélection spécifique chez Homo. A la fois naturelle et artificielle, biologique et techno-sémiotique.

 

7H1d. Les organes externes-internes. La libido

A la vulve triangle isocèle, au pénis trait-point dressé, aux mamelles sinus, il convient d'ajouter, parmi les stimuli-signes, la barre horizontale de la bouche et les cercles des pupilles et des yeux. Autant de "bonnes formes" sélectionnées par le corps et le cerveau d'Homo géométrisant ou topologisant <1A3>. Autant d'organes où le corps hominien est plus ou moins pénétrable et émetteur, où le dedans et le dehors se croisent sous forme de muqueuses accessibles, voire exhibées. Adjoignant une intimité (endotropie) passive à l'intimité (endotropie) active de son visage et de son regard <3E>.

La sélection de ces portions externes-internes de l'organisme, timidement annoncée dans le monde animal, a tenu d'abord au système perceptif d'Homo : une vue globalisante, une ouïe proportionnante, un tact caressant, un odorat planant, un goût substantialisant <1C>. D'autre part, toute disponibilité à des contacts interorganiques dut être sélectionnée chez un primate épris de rencontre, et rendu inquiet par son redressement. Enfin, on peut croire qu'il y avait une cohérence à ce que le dedans de l'organisme affleure de façon multiple chez des animaux à cerveau très endotropisant <2B>.

Quand, autour de 1900, Homo commença à s'interroger, à travers la psychanalyse, sur la construction ontogénétique des relations significatives entre son corps et son *woruld, c'est vers ces orifices externes-internes, à muqueuse et à sphincter, qu'il se tourna d'abord : bouche, anus, organes urétraux et génitaux. Et l'importance non seulement du plaisir et des plaisirs, mais aussi de la jouissance dont ils sont le siège lui fit concevoir l'importance anthropogénique d'une libido, d'un libet primordial in(dé)fini.

 

7H2. La partition-conjonction sexuelle

 

Cependant, pour situer phylogénétiquement l'élan sexuel hominien, avec ses stimuli-signes et ses effets de champ, il ne suffit pas de rassembler les propriétés topologiques, géométriques, externes-internes, cybernétiques et sémiotiques d'organes génitaux isolés, si remarquables qu'elles soient. Il faut noter encore combien ces organes sont coaptatifs et même conjonctifs, c'est-à-dire que la forme de chacun comprend et appelle par inversion la forme de l'autre et la complétion par l'autre. Et comment cette complémentarité anatomique s'achève dans la complémentarité sensible de l'orgasme bisexuel. Nous nommerons cette relation, qui intervient à tous les stades et niveaux de l'anthropogénie, la partition-conjonction, parce qu'à la fois elle distingue et rapproche, réussit une distinction unifiante, sexuelle au sens fort. Nous l'avons remarquée dès notre chapitre sur la rencontre <3C1-2>. Il faut y revenir, parce que nous ne pouvions à ce moment voir ce que lui ajoutent les effets de champ statiques, cinétiques, dynamiques, et surtout excités, qu'ils soient perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques.

 

7H2a. La relation tenon-mortaise et gantant-ganté perçue

Pour Homo géomètre, la liaison tenon-mortaise est remarquable comme partition minimale de l'Un ; l'Un s'y divise en deux, mais en Deux qui renvoient à leur implication réciproque, et donc à l'Un, dès leur division, et même en vertu de leur division ; phylogénétiquement et ontogénétiquement, les organes mâles et femelles sont les deux versions d'une même séquence embryologique basale. Pour Homo tecte (architecte), le chevillement tenon-mortaise fournit l'imbrication la plus proche et la plus tenace. Pour Homo cybernéticien, l'action-passion copulatoire tient en moteurs et en senseurs qui renvoient circulairement l'un à l'autre ; la perception-motricité d'un partenaire y est induite par la perception-motricité de l'autre, en sorte que le rythme exerce là, autant ou plus que dans la marche, ses caractères d'alternance, d'interstabilité, d'accentuation, de tempo, d'autoengendrement, de convection, de strophisme, de gravitation par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>.

C'est si vrai que chez Homo, qui thématise les effets de champ excités, l'élan sexuel semble avoir pour mobile la partition-conjonction elle-même, plutôt que la poussée ou l'attirance linéaire d'un organe vers son complémentaire, comme on peut croire que c'est surtout le cas dans les effets de champ statiques, et éventuellement cinétiques et dynamiques, de l'animalité. Ceci se confirmerait par l'obsession d'impuissance et de frigidité qui hante particulièrement ceux qui, comme Montaigne, ont des modèles sexuels d'effraction et d'autostimulation, où A va vers B, et B vers A. La partition-conjonction se propose comme une relation qui définit ses termes, plus qu'elle n'est définie par eux ; elle est peut-être même une relation qui engendre ses termes. (Au témoignage de Marie Bonaparte, Freud aurait constamment soutenu que dans ses imaginations coïtales l'enfant autour de 1900 s'identifiait aux deux adultes accouplés).

 

7H2b. La non-information orgastique

Comme l'ont vérifié Masters et Johnson, mais comme il ressort autant de l'expérience ordinaire, l'orgasme bisexuel se distribue à peu près en quatre temps principaux : (a) une exaltation initiale (arousal), qui instigue et installe l'intromission, (b) un plateau plus ou moins long de synchronisation des synodies neuroniques, (c) une montée finale jusqu'à un climax, (d) une chute par niveaux accompagnant un renversement des neuromédiateurs (neurotransmetteurs et hormones) une fois ce climax dépassé. Même si ce schéma de base est à manier selon les polarités du masculin et du féminin, on voit comment il favorise une exaltation extrême des effets de champ, en particulier excités.

Du reste, l'orgasme acheva la partition-conjonction par d'autres caractères que son survoltage. En tant que tel, il ne comporte pas d'informations sur les états de l'environnement, du corps sien ni du corps coapté, comme l'avait remarqué Bergson avant que W. Reich ne parle de sensation fondante. Par quoi déjà il crée une situation au-delà ou en deçà des clivages de la technique et des représentations du signe, et contribue à faire l'Un tout en distinguant le Deux. Cependant, comme pour autant c'est une expérience de vie qui avoisine la mort, "petite mort" dans le langage populaire, ce sont surtout les états pré-orgastiques ou para-orgastiques qui ont été favorisés par Homo comme expérience extrême, indéfinie, facilement disponible de possibilisation illimitée et d'effets de champ excités ; ainsi dans le tantrisme indien ou le plaisir préliminaire occidental.

 

7H3. La partition-conjonction universalisée

 

A ce compte, la partition-conjonction chez Homo, avec ses affects pré-orgastiques ou para-orgastiques, se réalisa à tout propos. Car partout dans le *woruld techno-sémiotique se retrouvent les couples concave/convexe, tenon/mortaise, gantant/ganté, avec leurs implications de topologie générale, de topologie différentielle, de cybernétique, de logico-sémiotique. Innombrables aussi sont les cas où, entre deux ensembles, les variables externes de A sont en coaptation avec les variables internes de B, ce qui est le fondement mathématique premier de la partition-conjonction. Enfin, toutes sortes d'états paraorgastiques rôdent autour des états orgastiques, dans les exaltations musicales, imagétiques, textuelles, logiques.

D'où ces substitutions qu'on trouve chez Homo entre son tractus génital et ses autres organes ayant des propriétés semblables, en particulier les orifices à sphincter : bouche, tractus anal et urétral. Un jour, Homo devenu psychanalyste pensera même que pareilles substitutions suivent un ordre réglé de complexité croissante, privilégiant d'abord la bouche, lieu de l'expérience du continu liquide, à travers les tumescences et détumescences de l'oralité ; puis, l'anus, lieu de l'expérience du discontinu solide, à travers les séparations solides de l'analité ; puis, le tractus urétral combinant ces deux aspects dans la liquidité dirigée ; enfin, le tractus génital assez complexe pour engager maintenant deux organismes coaptables, et même virtuellement un troisième, engendré, et retournant la partition-conjonction en conjonction-partition, dans la génitalité.

Et au-delà même des organes du corps, la partition-conjonction à charge orgastique s'étendra à tout le champ des activités-passivités hominiennes. On la retrouve parfois, diversement modulée, entre le mangeur et le mangé, le chasseur et le chassé, le constructeur et le construit, l'écoutant et l'écouté, l'imageant et l'imagé, le tueur et le tué, le voleur et le volé. Et pour tous les sens, la vue, l'odorat, le tact, et particulièrement l'ouïe.

Les ruts et les chaleurs devinrent perpétuels chez Homo en raison de leur apport dans la rencontre <3C2>, mais aussi parce qu'ils offraient des culminations et des généralisations des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, tant par leurs visées copulatoires (topologiques) que par leurs visées orgastiques (cybernétiques). En même temps, ils furent l'objet de plaisanterie, voire de mépris. Sans doute parce que la partition-conjonction défiait les capacités d'expression d'Homo théoricien transversalisant, et que l'orgasme échappait au champ informationnel de la technique et de la sémiotique. Il n'y a que la musique qui ait su s'avancer là où échouaient les images et les paroles, en particulier chez Beethoven, partitif-conjonctif, et Wagner, orgastique <15G2e>.

Ainsi l'omniprésence de la partition-conjonction orgastique a produit au cours de l'histoire d'Homo deux grandes conceptions. (a) Celle où la partition-conjonction sexuelle paraît l'attraction première dont les autres ne seraient que des substituts. Il n'y a alors, en fin de compte, qu'une libido, sexuelle, diversement sublimée. Les effets de champ excités de tous ordres sont considérés comme des dérivations des montages coïtaux et orgastiques. (B) Celle où la partition-conjonction est une disposition d'Univers, du moins dans l'environnement terrestre, dont la partition-conjonction sexuelle est seulement un climax. Les exaltations sexuelles seraient un cas particulier d'effets de champ excités beaucoup plus généraux.

 

 

7I. Les fantasmes et l'imaginaire

 

Les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques compliquent fort les perceptions, les imaginations, les conceptions, les volitions, les affects d'Homo, car ils les entourent, les traversent, les habitent souvent de fantasmes. Plutôt que de donner du fantasme une définition générale, il faut d'abord en distinguer soigneusement les diverses sortes.

 

7I1. Les fantasmes de choses-performances

 

On parle déjà sans doute de fantasme chaque fois que, dans la saisie exotropique ou endotropique d'une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, les effets de champ qu'elle déclenche ou dont elle participe en deviennent l'élément prépondérant. Plus brièvement : les fantasmes sont alors des choses-performances avec leurs effets de champ, dès que ceux-ci deviennent prévalents. En grec, "phantasma" recouvrait apparition, spectre, rêve impérieux, vision, image en esprit et sans consistance particularisante, prodige, phénomène céleste, réminiscence, écho, etc. Tout cela auréolé de la constellation sémantique formée par phantasia, phantadzein, phantasioûn, phaneros, phanos (adjectif et substantif, radieux et lumière vacillante de flambeau), etc. Il est de la nature du champ fantasmatique qu'on hésite sur son nombre : les fantasmes, au vrai pluriel, ou le fantasme, au collectif singulier.

Le cas le plus fréquent de pareils fantasmes est celui où le champ accompagnateur est perceptivo-moteur et excité, créant cette irradiation (visuelle, auditive, tactile, kinesthésique, olfactive, gustative) moyenne qui chez la plupart accompagne souplement les opérations de la vie quotidienne. Mais ce champ-là peut être aussi logico-sémiotique, ou encore perceptivo-moteur moins excité que dynamique, cinétique, statique. Le trait commun à tous les cas est un certain vertige, où le perçu et le percevant, l'imaginé et l'imaginant, le logifié et le logifiant non seulement ne se distinguent plus guère, mais sont dans un état de fusion, qu'il faut définir moins par une confusion que par un accroissement de potentiel (de pente, au sens thermodynamique). En un attachement tendre ou une fascination violente. En un certain rapt brusque ou étendu, détendu.

On peut alors indiquer des occasions favorables à l'apparition et à l'entretien de ces fantasmes. (a) Quand le rapport logico-sémiotique entre des attracteurs influençant la chose-performance, désignons-les par X-Y, hésite entre le senti, le perçu, l'imaginé, l'indice, l'index, le concept, le voulu. (b) Quand, selon le vocabulaire de David Marr <Vision, Freeman, 1982>, le rapport X-Y n'est encore saisi dans les circuits nerveux qu'à "2,5 dimensions", c'est-à-dire "subject-centered", et pas encore à "3 dimensions", c'est-à-dire "object-centered". (c) Quand X-Y, en tant que faisceau d'attracteurs, est puissamment traversé par les attractions d'autres attracteurs. (d) Quand les thématisations techniques de X-Y sont auréolées par les thématisations distanciatrices de signes qui les investissent, les dilatent, les font saillir, les gonflent de prégnances. (e) Quand la thématisation sémiotique de X-Y est déjà magiquement une présence incontrôlée. (f) Quand X-Y appartient à plusieurs modes d'existence et catégories du possible. (g) Quand, dans X-Y, le taux topologique de proche/lointain, ouvert/fermé, englobant/englobé, compact/diffus importe davantage que la segmentarité et la substituabilité. (h) Quand, dans X-Y, le vertige des sept catastrophes élémentaires de la topologie différentielle menace ostensiblement la stabilité structurelle, et en particulier les "bonnes formes". (i) Quand l'appréhension de X-Y hésite entre activité et passivité. (j) Quand la partition-conjonction sexuelle qui investit X-Y rend aveugle à ses autres fonctionnements. Etc.

Des choses-performances ainsi fantasmées sont tellement inhérentes à Homo possibilisateur que la plupart de ses fonctionnements connaissent deux régimes. (A) Un régime fantasmatique, où les actions-passions se dilatent spontanément par l'intensité des effets de champ. (B) Un régime objectal, où les opérations techniques et cognitives donnent lieu, par contrôle, par critique (krineïn, passer au crible), à une saisie aussi segmentarisante et clivante que possible. Dans la vie courante, ces deux régimes obéissent à un passage incessant et souple de l'un à l'autre. Un passage qui n'est pourtant pas une vraie médiation, impossible en un domaine si fluent, mais une alternance rythmique, exploitant en dosages divers les huit propriétés du rythme <1A5>.

 

7I2. Les fantasmes de *woruld

 

Il est de la nature du fantasme de chose-performance, qui est éminemment rythmique en raison de ses effets de champ, d'étendre ses résonances jusqu'à la situation et la circonstance et, à travers elles, jusqu'à l'horizon. On peut même se demander s'il n'y a pas dans toute fantasmatisation un certain court-circuit entre la chose-performance et l'horizon, estompant alors la médiation de la circonstance et de la situation.

Ainsi, la saisie fantasmatique d'une chose-performance tend-elle à devenir celle du *woruld en général, c'est-à-dire de l'environnement approprié par Homo, et même de l'environnement en tant qu'il est approprié par Homo. Non qu'en ce cas, qui sera souvent celui de la poésie, de la musique, des arts de l'espace, le fantasme soit sans thèmes, mais ceux-ci lui importent peu dans leur particularité. Le fantasme de *woruld ainsi entendu comporte sans doute toujours une certaine expérience présentive, c'est-à-dire une thématisation de la présence <8B9>.

 

7I3. Les fantasmes de la partition-conjonction (sexuelle et universalisée)

 

Assurément, le thème central des fantasmes, c'est-à-dire de fonctionnements accompagnés d'effets de champ prévalents, est la partition-conjonction sexuelle. Déjà en raison de l'impossibilité de l'objectiver techniquement, logiquement, géométriquement. Puis, parce qu'elle déclenche des effets de champ excités embrassants, et même l'entrée dans une partition-conjonction généralisée <7H3>.

 

7I4. Les fantasmes de présence, absence, présence-absence

 

Les fantasmes dont nous venons de parler s'inscrivent assez clairement dans l'ordre des fonctionnements, même si ce sont des fonctionnements compliqués. Mais on voit encore les spécimens hominiens viser des états de présence quasiment pure, et d'absence quasiment pure. On oserait même dire de présence-absence <8A>. Le zen, le vaudou, certains états d'ivresse préorgastique, musicale, éthylique ou psychédélique (psycHè, dèloûn, montrer l'âme à nu) sont des cas patents de cette thématisation <8B9>.

Les fonctionnements cherchent alors des intensifications, ou au contraire des collapsus. Les effets de champ mobilisés sont surtout perceptivo-moteurs, et excités, même si leurs variétés dynamique, cinétique et statique sont de quelque secours. Quant aux effets de champ logico-sémiotiques, ils se montrent particulièrement efficaces quand sont cherchées des présences-absences par annulation, comme dans le zen, ou dans certains poèmes occidentaux des années 1950. En voyant que ces expériences limites ne se raréfient pas ni ne s'atténuent à mesure qu'on remonte dans l'histoire hominienne, on peut croire qu'elles ont dû apparaître très tôt dans l'anthropogénie, et qu'elles y ont joué un rôle majeur.

 

7I5. Les fantasmes fondamentaux, comme hyperchamps organo-techno-sémio-présentiels

 

A ce compte, on entrevoit que l'ensemble des fantasmes de chose-performance, de *woruld, de partition-conjonction, de présence-absence qu'entretient un spécimen hominien constitue à travers son existence entière un hyperchamp, qu'on peut appeler son fantasme fondamental. Ce fantasme n'est pas simplement une somme ou une moyenne, le simple résultat des fantasmes précités. Bien plutôt, il les engendre autant qu'il est engendré par eux, étant donné les interrelations mémorantes des synodies neuroniques en général, et de l'endotropie et de l'attention flottante hominienne en particulier <2A5,2B2>. Dans cet hyperchamp, ce qu'on appelle parfois le "sixième sens" <1C3>, la globalisation par kinesthésie et cénesthie, joue assurément un rôle basal, tout comme la posture gestuelle et la posture vocale.

Le fantasme fondamental de chacun, par la jouissance et les huit caractères du rythme <1A5> qui y sont inhérents, par les structures et les textures qu'il anime et qui l'animent, est sans doute ce qu'il y a de plus singulier dans un spécimen hominien. Et aussi ce qu'il échange de plus essentiel dans ses expériences de partition-conjonction sexuelle et universalisée. Plus généralement, si l'amour et l'amitié, et en partie la haine, sont des intersystèmes plus riches que l'addition de leurs systèmes composants, c'est principalement par la rencontre de deux fantasmes fondamentaux <11L2>

 

7I6. Les fantasmes compulsionnels

 

Les spécimens hominiens qu'on appelle couramment "normaux" pratiquent un va-et-vient incessant entre le traitement techno-scientifique et le traitement fantasmatique de leur environnement. Le premier traitement précise le second pour l'action, le second ouvre et solubilise le premier pour la jouissance et une certaine universalisation de la perception. Entre ces deux traitements, le dosage est subtil, et une fois encore rythmique. Or, ce rythme est fragile. Il suffit d'un déséquilibre des neuromédiateurs, de quelques souvenirs traumatiques, de synodies nerveuses trop fondues ou au contraire trop distantes entre elles, d'un état passager de fatigue ou d'énervement, pour qu'aient lieu des fantasmes dits compulsionnels.

Dans ceux-ci, le croisement entre les découpes du clivage synodique et les intensités propres à tout fantasme, quel qu'il soit, donne lieu à des sortes de courts-circuits, avec des survoltages ponctuels. Ce qui ailleurs est une différence de potentiel seulement intensifiante prend ici l'aspect d'un entonnoir vertigineux. Le dosage habituel entre effets de champ perceptivo-moteurs excités, dynamiques, cinétiques, statiques, fait place à une prévalence impérieuse de ces deux ou trois derniers ; et le même emballement peut avoir lieu dans les effets de champ logico-sémiotiques.

De tous les fantasmes, le fantasme compulsionnel est le plus étudié dans les sociétés contemporaines en raison de ses effets de vol, de viol, d'assassinat singulier ou collectif plus ou moins isolés ou sériels. Différents modèles en sont envisageables. (a) Les énergies "normalement" plurielles et animatrices du fantasme de *woruld et du fantasme fondamental se rassemblent et s'étranglent chez certains sous l'attraction d'un fantasme de chose-performance-en-situation particulière. (b) Un effet de champ unique additionne ou multiplie les propriétés habituellement distinctes des effets de champ perceptivo-moteurs stables, cinétiques, dynamiques, excités, voire logico-sémiotiques sur une même chose-performance-en-situation cette fois sans horizon <1B3>. (c) Des effets de champ, au lieu de dégager la présence-absence comme un nimbe (un horizon), l'absorbent en eux, en sorte que l'action ou l'abréaction compulsionnelles se décrivent souvent comme un trou noir.

Si la neurophysiologie arrive un jour à établir les concomitances entre ces accès compulsionnels et les actions neuroniques, elle verra peut-être mieux ce qui revient là, "objectivement", à l'originalité de certaines choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon rencontrées par le sujet compulsif et, "subjectivement", aux particularités (types) des clivages et commutations synodiques qu'opère un cerveau particulier.

 

7I7. Les fantasmes sacrificiels

 

Les sacrifices sont l'occasion de fantasmes très fusionnels. La possibilisation <6G2> nous a montré comment Homo, quand il sacrifie, réalise, au sein de son *woruld, des substitutions qui lui permettent de s'attirer des faveurs, des contacts, des réparations de déséquilibres (dettes), des modifications de soi ou d'autrui, en tout cas des établissements ou rétablissements de l'ordre du *woruld. Ces substitutions sont réglées. Mais en même temps elles sont si multidimensionnelles, si lointaines et proches à la fois que le sacrificateur débouche dans une sorte d'ubiquité et d'unanimisme, où non seulement des choses autour de lui s'équivalent, mais où les choses et lui-même deviennent interchangeables. Il y a là une exaltation autant qu'un calcul. Et ceci ne peut que donner lieu à des effets de champ parfois statiques, parfois cinétiques et dynamiques, mais surtout discrètement ou violemment excités.

Les fantasmes d'équivalence oblative, qui échappent largement à l'utilitarisme, ont joué un rôle capital dans l'anthropogénie. C'est eux qui ont porté pour une grande part l'héroïsme du guerrier, la jouissance du consacré, le dévouement à fonds perdu, la renonciation du mourant, les décentrations de l'amoureux, les sauts par-delà la Réalité vers les abîmes du Réel <8E1>. Il fallait parler du fantasme sacrificiel après les autres parce qu'il les mobilise tous, combinant fantasmes de chose-performance, de *woruld, de partition-conjonction sexuelle et universalisée, de présence, sans oublier les hyperchamps des fantasmes fondamentaux singuliers ou collectifs.

 

7I8. Les fantasmes cognitifs et la foi (croyance)

 

Les fantasmes ont même pour effet qu'Homo est le lieu d'affirmations, de thématisations parlées ou gestuelles de choses et performances qui ne sont pas maniables et contrôlables par les moyens habituels : apparitions de l'au-delà, continuations de la vie après la mort, résurrections, providence comme prévoyance d'un avenir lointain ou construction de cet avenir, assurance (certitude) que le cours du monde est traversé de forces universelles mauvaises et bonnes, révélations diverses, conviction qu'il faut être conservateur ou progressiste, assurance que la science finira par dissiper le mystère (scientisme) ou qu'elle sera toujours en reste, etc.

Ces affirmations dites croyances ont des capacités propres. Elles engagent toute l'existence du croyant jusque dans ses détails : je "suis en état de" pénitence pour assurer mon ciel ou ne pas aller en enfer, je "suis de" gauche (ou de droite), je "vis selon" ma croyance en la victoire ultime d'un Dieu bon ou de Satan, je "milite pour" l'athéisme. Elles se donnent comme non soumises à révision. Elles s'accompagnent généralement d'un certain ton insistant, trop puissant ou trop murmurant, toujours inspiré, c'est-à-dire engageant le souffle. On les introduit volontiers par une formule thématisatrice : "je sais que", "il est évident et certain que", "on ne saurait douter que". Elles en appellent souvent à la tradition et à l'argument d'autorité : "on a toujours pensé que", "Platon a dit ou voyait déjà que". Elles sont intériorisées par chacun, mais sont généralement partagées par des groupes, dont l'ampleur conditionne leur certitude et évidence. Elles vont de pair avec des activités où les effets de champ sont puissants et soutenus : musique, arts plastiques, poésie, danse. Elles se partagent moins par la communication que par la communion et la participation <8G2-3>.

Mais essentiellement les contenus de la croyance et de la foi religieuses, politiques, scientistes se confortent, s'éprouvent, se prouvent par la rythmisation <1A5> partielle ou totale que les effets de champ qui les accompagnent apportent au croyant. Perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, ces effets de champ sont statiques, cinétiques, dynamiques et surtout excités <7A-E>. On voit en quoi la croyance a pu être considérée, selon les cultures et les époques, comme une connaissance d'un autre ordre, voire comme une connaissance plus éclairante et plus sûre que les connaissances ordinaires. Et en particulier débouchant sur le Réel par-delà la Réalité <8E>. Nous y reviendrons à l'occasion de la "vie" croyante, qu'elle soit religieuse, politique, philosophique <27D3>.

Du reste, on trouve dans toutes les communautés et sociétés une foi au sens de la foi dans l'autre, ou à l'autre (pistis, fiance). En effet, dans la rencontre <3A> entre deux spécimens possibilisateurs <6A>, dans leur affrontement, chacun ne sait jamais ce qu'il y a derrière le front de l'autre. Il ne peut que croire en lui, à lui, pour le croire lui. Et selon le même critère que pour toute autre croyance, par la rythmisation de l'existence que lui apporte cette adhésion, dans l'amitié ou dans l'amour. La croyance et la confiance se compénètrent. Le même mouvement rythmé, rythmant, affirme la vie éternelle et le dieu qui la révèle. La révolte absolue et Satan qui en offre le modèle. L'allemand glauben (*galauba) couvre la confiance intellectuelle et personnelle. L'anglais to believe couple la concession (lêfan, to allow) et le chérissement (lêof, dear).

 

 

7J. L'imaginaire vs l'imagination vs la perception. Les imagos

 

Ce qui vient d'être vu des fantasmes invite à presser une distinction utile que le français permet de faire entre imagination et imaginaire. L'imagination tout court saisit alors l'imaginé sans fantasme et sans effets de champ prédominants. L'imaginaire, au contraire, implique une saisie fantasmatique de l'imaginé, c'est l'imaginé avec ses effets de champ, à partir d'eux.

Les imaginations sont en ce cas ces fonctionnements qui, dans la circulation cérébrale endotropique, (r)animent plus ou moins longuement certaines perceptions, motricités, volitions, affects qui ont été inscrits, à l'occasion de la circulation cérébrale exotropique, par la mémorisation, puis élaborés par la mémoration <2A5>. Ainsi comprise, l'imagination, qu'elle soit "reproductrice" ou "créatrice" selon le vocabulaire traditionnel, joue un rôle essentiel chez Homo technicien, historien, mathématicien, physicien, biologiste, scénariste, politique. Par exemple, un cosmologiste a la faculté d'imaginer (voir mentalement) les mouvements successifs du soleil et des planètes selon les saisons. L'imagination renvoie alors à la réalité, même quand elle invente des comparaisons explicites ("c'est comme"), ou ces comparaisons implicites que sont les métonymies et les métaphores ("au loin une voile", "une tempête de mots").

L'imaginaire est l'imagination quand elle s'adjoint le fantasme, c'est-à-dire quand elle manie ses objets avec leurs effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques ; il a donc les modalités que nous avons reconnues au fantasme <7I>. Littré voulait qu'il soit "ce qui n'est que dans l'imagination, et qui n'est pas réel". Mais les membres fantômes prouvent que la distinction n'est pas si simple. Comme fantôme, la jambe amputée n'est que dans l'imagination, mais elle y persiste si intensément parce qu'elle a fonctionné longuement dans le réel. D'autre part, pour utiliser correctement sa prothèse il faut que l'amputé, chaque fois qu'il la revêt, ranime son fantôme, comme pour lui adjoindre les effets de champ, l'imaginaire, qui lui manqueraient sinon.

L'imaginaire est si important pour Homo qu'il donne lieu à un mode d'existence, la rêverie <6B>, dont Rousseau a montré la profondeur dans ses Rêveries du promeneur solitaire, et Bachelard la richesse phénoménologique dans ses essais sur l'imaginaire poétique : La Terre et les rêveries de la volonté, La Terre et les rêveries du repos, L'Eau et le rêves, L'Air et les songes, etc. Du reste, même en dehors de la rêverie, c'est l'imaginaire qui porte les oeuvres artistiques majeures, s'il est vrai que dans celles-ci le désigné de la perception ou de l'imagination (par ex., un couronnement de la Vierge) est accompagné d'effets de champ parfois si puissants qu'ils en sont le véritable thème. Plus généralement, l'imaginaire accompagne toute activité hominienne, puisque celle-ci est largement portée par le fantasme fondamental de chacun. Enfin, l'imaginaire intervient jusque dans la création scientifique et mathématique. René Thom introduit son Apologie du logos par un chapitre intitulé "Rêveries ferroviaires", donnant assez à entendre ce que ses travaux ultérieurs de topologiste différentiel ont dû aux triages de wagons sur le plan incliné de la gare de Montbéliard fantasmés par son cerveau d'enfant.

Ceci pose la question générale de savoir si toute création scientifique, politique, religieuse, artistique ne sort pas partiellement d'un imaginaire puissant. A deux titres au moins. D'abord parce que créer suppose la jouissance, qui se nourrit fondamentalement d'effets de champ ; l'Ignace de Loyola des Exercices spirituels est aussi constant sur ce point que le Nietzsche du Gai savoir. Puis, le changement de référentiel qu'est l'invention géniale suppose vraisemblablement que les objets concernés soient d'emblée animés d'effets de champ statiques, cinétiques, dynamiques, excités, voire des paradoxes de la partition-conjonction, universalisée ou sexuelle. Si les révolutions physiciennes des deux premiers tiers du XXe siècle ont été l'oeuvre d'individus ayant moins de 27 ans c'est peut-être que ce fut alors l'âge où l'imagination, l'imaginaire et la neutralisation conceptualisatrice se rencontraient au mieux. Du reste, c'est tout à fait généralement qu'il n'y a pas de pédagogie véritable sans horizon, lequel justement ne se confond pas avec les buts de l'imagination et suppose l'imaginaire.

Reste à remarquer que l'imaginaire anime ou mâtine non seulement certaines imaginations mais aussi certaines perceptions. C'est le cas quand des effets de champ compulsionnels violeurs, assassins, voleurs sont déclenchés par la vue (le son, l'odeur, le toucher) d'un sac à main balancé, d'un enfant dansant, d'une femme seule sur un chemin détourné ; ou qu'un brusque et incoercible bouleversement de pitié est déclenché devant un affamé ou un blessé suppliants ou muets. Et c'est le cas également quand des thèmes sont correctement perçus, et pourtant nimbés ou gonflés d'effets de champ statiques, cinétiques, dynamiques, excités. Que ces effets soient perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques. Ou encore de chose-performance, de *woruld, de partition-conjonction sexuelle ou universalisée, de présence-absence, de sacrifice.

 

 

7K. Sémiotique des effets de champ

 

Les effets de champ sont-ils des signes ? Assurément, ils contribuent à renforcer, entre segments de l'univers, ces appels mutuels à distance que déclenchent les fonctions des objets techniques, quand le tournevis appelle la vis, le marteau appelle le clou, et réciproquement <4B>. Mais sont-ils des segments d'univers thématisant d'autres segments en s'épuisant dans cette thématisation, comme il appartient aux signes <4A> ? Ajoutant ainsi la distanciation sémiotique à la distance technique ?

Oui pour les effets de champ perceptivo-moteurs, puisque, quand ils sont statiques, cinétiques, dynamiques, ils contribuent, dans les mimes imagétiques, musicaux, langagiers, à la reconnaissance ou à la désignation d'un animal, d'une plante, d'un congénère, par leur allure caractéristique, voire désignative <14A3-4-7>. Même quand ils ne sont qu'excités et n'aident donc guère ou pas à désigner un désigné particulier, ils réalisent et définissent au moins des topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques, des présentivités générales ou singulières <7G> qui ont quelque rapport avec le sens et le non-sens, avec même parfois des ouvertures sur le Sens ou le Non-Sens <8F2-3-4>. Et cette dimension sémiotique appartient évidemment aussi aux effets de champ logico-sémiotiques, qui ont pour véhicule principal le langage, lequel charrie de partout le sens et les significations <8F>.

 

 

SITUATION 7

La partition-conjonction se prête à une investigation interminable, puisqu'elle intervient partout dans les expériences hominiennes. On a voulu ici en indiquer les aires et les voies de déploiement, qui se préciseront dans les chapitres ultérieurs, sur les tectures <13>, les images <14>, les musiques <15>, les dialectes <16-17>, les écritures <18>, mais aussi sur les vies <27>, dont plusieurs, comme les vies artistique, amoureuse, mystique, s'en nourrissent et les développent.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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