ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
QUATRIÈME PARTIE - LES ARTICULATIONS SOCIALES
Chapitre 26 - LES MALADIES
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 26 - LES MALADIES
Chez les animaux supérieurs, outre les défenses par populations, s'organisent souvent des aides individuelles. Ainsi de la salive cicatrisante et antiseptique appliquée aux blessures du corps propre ou du corps du congénère. Cependant la médecine animale est courte. A partir d'un seuil de temps et de difficulté généralement bas, le handicapé est abandonné. Chez Homo, primate redressé et nu, donc très exposé à son environnement, la maladie est d'abord fréquente. Et, comme c'est un animal technique, elle est l'objet de préventions et de soins qui prolongent les vies et multiplient d'autant le nombre de malades. De plus, Homo étant sémiotique, les maladies, les préventions et les soins sont organisés en signes : indices concernant les causes des troubles et leurs remèdes <4A> ; index, qui pointent et groupent les indices en panoplies et en protocoles, mais aussi valent parfois par eux-mêmes <5A> ; le sorcier bénéfique ou maléfique, le médecin, est celui qui connaît un grand nombre d'indices mais aussi les exploite à travers des indexations bien placées, profondes, vastes ou intenses, qu'il s'agisse de regards, de mouvements de la main, de contacts transmettant des chaleurs et des fluides. Enfin, chez l'animal présentif qu'est Homo, les maladies ne concernent pas seulement des fonctionnements, mais aussi la présence, l'absence, la présence-absence, dans les ambiguïtés du besoin et du désir, visant le Réel derrière la Réalité <8E>. Tout cela fait que les maladies constituent dans les sociétés hominiennes un véritable domaine, une sphère d'existence, comportant des menaces à éviter, mais aussi des ressorts importants de liens sociaux, de développements techniques, d'articulations sociales et cosmiques, d'échanges sacrificiels, de spéculations philosophiques et religieuses. Hegel définissait l'homme comme l'animal malade, et Nietzsche croyait pouvoir dire qu'un philosophe a autant de philosophies que d'états de santé. Une anthropogénie doit donc comporter un chapitre sur la maladie au même titre que sur la guerre, la religion, le comique, le jeu, l'amour. Il semble qu'il vienne bien ici, immédiatement après l'ethos, tant la maladie concerne l'ethos d'Homo. Soit qu'elle l'ébranle. Soit qu'elle en fasse littéralement partie.
26A. La maladie physique
La maladie physique est fuyante. Sa notion ne s'applique pas d'ordinaire aux handicaps anatomiques : on ne dit guère qu'un boiteux ou un nain soient malades. Elle concerne d'ordinaire la physiologie, plus intime et plus mouvante, plus guérissable aussi : fièvres, ulcères, arthritismes. Avec des nuances selon que l'affection est aiguë, chronique, dégénérative. Ou encore curable, incurable, terminale. Les maladies physiques ont dû jouer très tôt un rôle décisif dans l'anthropogénie par les concertations techno-sémiotiques qu'elles exigent, et aussi par les désespoirs, les espoirs et les challenges qui font qu'elles organisent la temporalité du groupe. Leurs convalescences ont joué des rôles d'aurore dans la vocation des individus (Ignace de Loyola), et dans celle des peuples (la Renaissance après la peste d'Occident). Beaucoup de phénomènes culturels majeurs ont supposé la maladie physique. On ne comprend pas le voisinage étroit de la cité des vivants et de la cité des morts chez les Etrusques sans prendre en compte leur tuberculose. Ni la première conversion de Rome au christianisme et à d'autres saluts orientaux si l'on oublie que, chez les ensevelis des catacombes, l'espérance de vie était inférieure à trente ans. Ni le sadisme de Sade en ignorant ce qu'il décrit comme ses épaississements du sperme. Ni les extases constrictives de Salammbô et les extases salvatrices de l'Idiot sans les auras épileptiques de Flaubert et de Dostoïevski. Il n'y aurait sans doute pas eu chez Beethoven cet engendrement du ton à partir du bruit s'il n'avait souffert d'une surdité très particulière de l'oreille moyenne. Dans les derniers sursauts de Baudelaire, qui parle, lui ou la syphilis ? Sartre n'aurait pas vu "existentiellement" la racine du Jardin des Plantes, ni écrit "l'enfer c'est les autres", ni fait tant de place aux trous de serrure s'il n'avait été monoculaire. Chaque société a été contrainte de sémantiser ce qu'elle considérait comme physiquement sain et malsain. Par exemple, dans les dialectes indo-européens, très syntaxiques, la santé a renvoyé à l'idée de syntaxe accomplie, de complétude, parfois de totalité : health et to heal, ainsi que heilen allemand, sont apparentés à whole (*hâl), holos, entier. Elle a impliqué aussi la force et la puissance, s'il est vrai que sound anglais et ge-sund allemand dérivent de la racine indo-européenne *sgh-u-nt. Du même coup, la santé fut perçue là si menacée par la maladie, donnant donc lieu au couple oppositif maladie/santé, que sound est d'abord défini par "non-malade", "exempt de blessure ou de troubles physiologiques" : free from injury or disease (Merriam-Webster). Mais cette vue n'est nullement celle des autres aires langagières. Dans la Chine des transformations-conversions, du yi du Yi King, plus qu'en force et en exclusion de la maladie, la santé a été comprise comme des dosages compensatoires fluents entre des polarités opposées (yin-yang). De même que la vieillesse n'y fut pas la perte de la jeunesse, comme souvent en Occident, mais, chez l'animal à âges contrastés <3B>, un âge nouveau parmi les âges. Quelques mots seulement, comme dis-ease, mal-aise, dis-comfort, in-confort, ne comportent que peu d'idéologie. C'est un de ces mots qui nous a servi de titre : les mal-adies (male habitus), Il importe en tout cas à une anthropogénie de ne pas croire comprendre la maladie et la santé dans un groupe hominien avant d'avoir saisi le destin-parti d'existence de la civilisation où elles interviennent, donc sa topologie, sa cybernétique, sa logico-sémiotique, sa présentivité, <8H>. Un survol de l'histoire de la médecine et de la chirurgie, comme celui que propose Encyclopaedia Britannica (Medicine and Surgery, History of), est un complément indispensable d'une anthropogénie. On y mesure comment c'est là qu'Homo, même quand il veut être pratique, fut et reste au maximum le jouet de ses fantaisies sémiotiques, convoquant toutes ses polarités conceptuelles et imaginaires : froid/chaud, sec/humide, strictum/laxum ; chiffrage (les chiffres du pouroucha jaïn, les "décimales" et "centésimales" homéopathiques)/arpentage de méridiens (acupuncture) ; mécanique (Descartes)/chimique (Buchner) ; approche physicienne/approche techno-sémiotique-présentive (mentale) ; lésion organique/perturbation physiologique ; charisme du guérisseur/effacement du guérisseur ; sort commun/sort unique ; ponctualité/globalisation ; allopathie/homéopathie ; histoire personnelle comme logique externe et interne ou comme suite d'accidents. Etc. Cette fertilité mentale fut longtemps attisée par l'ignorance des causes et l'impuissance des moyens. Ainsi la méconnaissance des animalcules jusqu'à Pasteur, malgré les microscopes de Van Leuwenhoek deux siècles auparavant ; celle des vitamines, jusqu'en 1912 ; des neuromédiateurs et de l'ADN jusqu'à hier. Ou encore l'impuissance des traitements contre l'infection, jusqu'aux sulfamides et aux antibiotiques ; des investigations, jusqu'à la chimie raffinée et à l'imagerie computerisée ; des actions pénétrantes, jusqu'au lazer. A quoi ne changèrent grand-chose ni les pronostics d'Hippocrate (-400), ni les diagnotics symptomatiques de l'école de Cnide, (-400), ni les distinctions d'Asclépios (-100) entre hallucinations et illusions (delusions), ni les dissections de Galien physiologiste (+150) sur les animaux (l'homme occidental même esclave n'était pas dissécable à l'époque), ni même l'anatomie des humains par Vésale et la découverte de la circulation du sang publiée par Harvey en 1628. Les fréquentes guérisons inexpliquées, miraculeuses (mirari, s'étonner), ajoutaient encore au désarroi qui entretenait les cures invérifiables. Seul le MONDE 3 présente sur la maladie un tableau vraiment neuf. Connaissances et moyens brusquement accrus y incitent les spécimens hominiens à ne pas attendre de la vie plus que ne permet leur statut d'états-moments d'Univers, et de vivants en général <30K>, et mettent en place un couple eugénisme-euthanasie. La mort a sans doute perdu définitivement le caractère de foudroiement qu'elle eut dans la tragédie classique où culmina le MONDE 2. Mais, concomitamment, les cures dont l'efficacité physiologique est mal évaluable (homéopathie, kinésiologie, nutritionnisme, fluide des guérisseurs, vaudou) gardent un attrait évident jusque dans les populations familières des techniques et sciences régnantes. En effet, Homo contemporain reste un animal mental (techno-sémiotique-présentif), chez qui s'entre-modulent en tous sens les réactions biochimiques, le système nerveux et les systèmes de signes. Et, pour le X-même hominien, son rythme global récupéré, à quelque prix réel ou imaginaire que ce soit, demeure le critère ultime de sa santé physique. Une des fonctions des fois religieuses au sens large <27D3b> aura été de rendre la maladie supportable. Les solutions n'étaient pas en nombre infini. Ce fut l'ataraxie du bouddhisme, pratiquant une mise à distance, un survol, une disqualification ontologique et épistémologique des maux. Ce fut la subarticulation indéfinie (dharma) de l'hindouïsme, justifiant le glissement généralisé à tous les états, bons ou mauvais seulement en apparence. Ce fut l'acquiescence taoïste se proposant d'épouser les conversions réciproques des principes d'Univers, yin-yang ; l'acquiescentia spinozienne n'en différa guère que sur les attributs et les modes à épouser. Ce fut la tactique-stratégie chrétienne intellectualiste faisant de la maladie une étape intelligible d'un plan providentiel général ("pas de lumières sans ombres", Thomas d'Aquin), dont il y a "un bon usage", tantôt rédemption de fautes originelles et personnelles, tantôt purification d'intentions encore gauches, où "Jésus est en agonie jusqu'à la fin des temps ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là" (Pascal). Ce fut le foudroiement musulman annulant le mal dans sa durée insupportable pour en faire un présent tolérable à force d'être absolu, non médiatisé. Ce fut la négociation israélienne de Job et de Jonas, faisant de tout mal le résultat d'une volonté d'Elohim, donc contournable comme toute volonté (Wille, désir). Les empires primaires de Sumer, d'Egypte, d'Amérinde, qui fournirent les justifications les plus détaillées des existences hominiennes, furent sans doute aussi les justificateurs les plus efficaces des maladies, dont l'archéologie explorant leurs squelettes nous révèle qu'ils souffrirent cruellement.
26B. La maladie mentale (techno-sémiotique-présentive)
Pour la maladie mentale, c'est-à-dire techno-sémiotique-présentive, c'est la société qui qualifie les cas beaucoup plus encore que pour la maladie physique. Quand la singularité d'un spécimen devient-elle une déviance ? Quand sa déviance est-elle féconde ou inféconde ? Quand la déviance inféconde doit-elle être rectifiée ou soulagée ? Les questions à cet égard se sont posées dans des cadres très différents au cours de l'anthropogénie.
26B1. Les définitions de la maladie mentale
C'est vrai que les états mentaux hors du commun étaient familiers dans le MONDE 1A ascriptural, puisque les guérisseurs eux-mêmes, tels les chamans, osaient les partager, les cultiver. Cependant, certains étaient si extrêmes et constants qu'ils semblaient exclure des vivants. Chez les Canaques de Leenhardt, les fous sont censés bao, défunts, déchargés des fonctions de ce monde (functi, fungi, de-). Dans le cadre des écritures des empires primaires du MONDE 1B, les malades mentaux, comme parfois aussi les malades physiques, devaient être ceux qui échappaient au code cosmique et régalien, justificatif de toute existence. Néanmoins, ainsi que le montre le code de Hammourabi (-1750), et encore le Deutéronome (-620), il n'était pas question de considérer ceux qui pâtissaient d'états aberrants comme responsables ou irresponsables. D'ordinaire, l'intrusion supposée de principes mauvais, à la façon du mazdéisme, suffisait à rendre compte des déviances. Par contre, le MONDE 2, concevant Homo comme animal raisonnable, fut bientôt conduit, en Grèce et surtout à Rome, à s'interroger sur la responsabilité. Ainsi, les Romains se demandèrent si l'auteur d'une action bizarre était bien en composition de soi, compos sui (ponere, cum). Le christianisme, où la persona latine devint capable par ses actions de se sauver et de se damner pour l'éternité, fut contraint de presser la distinction entre méchanceté et maladie mentale, quitte à assimiler cette dernière à des possessions démoniaques, dans la ligne manichéenne. La question concernait évidemment le Jugement dernier, où Dieu sonderait "les reins et les coeurs", mais elle touchait aussi, dès ici-bas, le droit commun et les rapports quotidiens du "je" avec le "tu", voire du "je" avec le "je". Le christianisme rationalisé, en insistant sur la liberté de choix d'un sujet d'inhérence <30F>, puis le rationalisme tout court aboutirent à faire de la responsabilité, sommairement la non-folie, un préalable à toute inculpation. Dans cette veine, Kant finit par déclarer que le fou active une raison autre, un sensus privatus ayant sa cohérence, sa logique, et souvent son bonheur, en rupture avec le sensus communis, qui est le sens vérifié par le groupe et l'expérience ; par quoi ce qu'il appelle la vésanie (vel- exclusif, sanus) se distingue de la simple déficience mentale. Hegel achève cette intériorisation en situant l'opposition entre raison et déraison non plus entre la société et le déviant, mais au sein de ce dernier, en des contradictions et conflits internes qui expliquent ses fréquentes fureurs. Et Freud conclut le MONDE 2 en combinant ces deux approches, concevant dans la ligne de Kant que la psychose est un écart (Abwendung, Ablösung, Zuruckziehung) par rapport à la Réalité (Realität), tandis que dans la ligne de Hegel la névrose est un conflit interne au sujet, résultant de son histoire à travers ses stades libidinaux. Sur ce chapitre, le MONDE 3, partout sensible au discontinu et aux conditions de quanta <21F6>, paraît enclin à penser que la frontière entre la maîtrise et la non-maîtrise de soi est aussi flottante que celle entre responsabilité et irresponsabilité, entre raisonnable et déraisonnable, si même ces mots ont un sens. La maladie mentale y semble objet de curiosité autant que de cure. Se cultivant en même temps qu'elle cherche à se guérir. La démence du vieillard "indigne", quand elle n'est pas neuronique et dérive seulement de l'abandon, peut alors s'évaluer comme une défense raisonnable, souvent moins pénible que sa cure réussie. Les langages récents parlent volontiers de déviants (via, de, hors-voie), de non-capables (dis-abled) pour certaines tâches, plutôt que de déséquilibrés (comme ils parlent aussi de mal-voyants et mal-entendants plutôt que d'aveugles et de sourds). Le suicide ne sanctionne fatalement ni l'individu, ni sa société. Tandis que la Justice, sauf quand elle continue le MONDE 2 ou le MONDE 1B, cherche surtout à savoir dans quelle mesure les déviants sont dangereux pour le groupe dans un avenir prévisible, plutôt que d'établir des responsabilités et de punir.
26B2. Son rapport à l'articulation du X-même et au rythme
Y a-t-il alors, sous les divergences de civilisation, des traits qui caractériseraient globalement la maladie mentale, étant entendu que certains meurtres, vols et traîtrises sont punis par les sociétés sans qu'elles les qualifient d'insanité ? Entendu aussi que les imaginations d'un groupe sont parfois si contraires aux faits que la contradiction avec les faits n'y suffit nullement à conclure à la folie. Il se pourrait que les groupes hominiens aient toujours repéré une maladie mentale quand il y a moins déviation des actes d'un X-même que de ses articulations comme X-même. Ce qu'on pourrait ventiler comme suit. (a) Quand la chose-performance cesse de se présenter en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>. (b) Quand le fantasme fondamental s'immobilise sous l'effet des fantasmes compulsionnels <7I6>. (c) Quand le désir se crispe en un chapelet de besoins <8E2>. (d) Quand le corps endotropique se confond avec le corps exotropique <11D>. (e) Quand les schèmes se rétrécissent en schémas <11B>. (f) Quand le tuning se perd en règles <25D>. (g) Quand l'interlocution et l'intergeste deviennent absolument centripètes <11H3,17D>. (h) Quand l'amont est impatient de se saisir comme un aval. (i) Quand l'oeuvre n'est plus une stance du geste <11I3>. Etc. Alors, depuis la moitié du XXe siècle, par exemple en France chez Maldiney, Homo a commencé à se demander si l'insanité ne pouvait pas se reconnaître tout simplement à la perte du rythme, et à son remplacement par diverses compulsions de répétition, stéréotypies, clivages exclusifs. Ainsi, l'absence de rythme serait la marque des oeuvres d'art produites par les artistes "psychotiques", et il aura fallu le parti anticulturel de Dubuffet (Asphyxiante culture) pour qu'il en regroupe certaines avec les siennes, pourtant franchement rythmiques, sous la dénomination commune d'Art brut. En tout cas, le rythme est basal chez des primates redressés qui doivent compatibiliser les séries hétérogènes d'un organisme anatomo-physiologique, de conduites techniques, de signes analogiques et digitaux, et cela grâce à des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques plus ou moins présentifs. Au point qu'on peut se demander si les critères de la maladie mentale rassemblés à l'alinéa précédent et le critère de déficience du rythme ne se recouvrent pas.
26B3. Générativité ouverte et générativité clivée
Certaines affections mentales obligent alors à préciser ce qu'on entend par rythme. En effet, la danse, la musique, le dessin, la peinture, le chiffrage intense, le théâtre, considérés d'ordinaire comme des activités rythmiques, sont souvent un refuge pour les sujets atteints de troubles mentaux graves. Tel dessine avec des détails infinis, d'après modèle ou d'après nature. Un autre sait par coeur 2000 opéras et le monumental Dictionary of Music and Musicians de Grove qu'il a entendu lire de la bouche de son père, car lui-même ne lit pas. Une autre encore a toutes les peines du monde à s'habiller, et est incapable d'une vie sociale suivie, mais danse naturellement au point de participer à des représentations régulières. Le musicien qui donne son titre à L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, l'ouvrage du neurologue Oliver Sacks (1986) où le lecteur trouvera commodément les exemples précédents, était inapte à reconnaître les visages et les objets, mais se débrouillait assez dans son environnement en adjoignant des airs de musique distincts aux éléments qui lui importaient. Cependant, Sacks qualifie plusieurs de ces productions de "stéréotypées", "clivées", et même "îlotiques", sans "émotion" (sortie de soi, movere, ex-) et "implication" (entrée dans les plis de la société courante, plicare, in). N'est-il pas difficile alors de parler de rythme, lequel tient précisément dans le non-clivage, la non-stéréotypie, et positivement dans l'ouverture aux altérités sans perte de l'identité <1A5>, qu'il s'agisse du rapport au monde ou à autrui ? Et on sera donc attentif à un autre mot, plus disponible, employé par le même auteur, et qui est celui de générativité. Car il s'agit bien ici de génération, d'un engendrement saisissant par sa constance et son ampleur. On serait ainsi invité à distinguer deux générativités chez Homo, l'une ouverte, accédant au rythme plein, avec ses effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, l'autre clivée, voire îlotique, même si on peut lui reconnaître les trois caractères que Wollheim, dans The Thread of Life (1984), reconnaît à "l'iconicité" et à la "narrativité" : la subjectivité, l'intentionnalité et la dramatisation. Surgit alors la question : la générativité clivée est-elle une phase première de tout développement hominien, donc préalable à la générativité ouverte, laquelle en serait un épanouissement ultérieur, un peu comme la phase génitale de Freud succède aux phases buccale, anale, urétrale ? Ou bien est-elle une formation réactionnelle, dans des cas d'échec de l'épanouissement de la générativité rythmique à la suite de carences physiologiques et anatomiques congénitales ou d'accidents historiques ? Car, chez les spécimens "normaux", il semble bien que des aspects rythmiques interviennent tout au long du développement, et même dès ses débuts, ce qui dérange l'idée de phases successives, et situe plutôt la générativité clivée comme réaction. Tellement clivée justement parce qu'elle est réactionnelle. Quoi qu'il en soit, la distinction entre deux générativités aurait le bénéfice de souligner les rapports étroits entre le rythme plein de la générativité ouverte et d'autres performances majeures d'Homo "normal" : (a) l'organisation progressive d'une étendue et d'un espace, d'une durée et d'un temps ; (b) la capacité d'inférence par abduction, induction, déduction, cross-bracing ; (c) les calculs numériques et figuraux systématiques, et pas seulement "eidétiques" ; (d) les saisies paradigmatiques (et pas seulement narratives) ; (e) les distanciations suffisantes supposées par la communication, la communion, la participation ; (f) "la pensée propositionnelle" (Hughlings Jackson) et "les attitudes catégoriques abstraites" (Goldstein). C'est de toutes ces dimensions supposant le rythme plein dont serait coupée la générativité clivée, comme semblent le confirmer les échecs (partiels) des cures qui cherchent à induire les patients à sortir de leur monde ; et, en contraste, les réussites (partielles) des cures qui se proposent d'abord d'épanouir leur idiosyncrasie. La même distinction a encore l'avantage de décourager les assimilations précipitées, car elle montre qu'il est scabreux d'apparenter les perceptions kaléidoscopiques de certains des patients précités à celles de Proust, alors que celles de l'écrivain supposent la magnificence rythmique ; ou de confondre les dessins migraineux de Hildegarde de Bingen avec les visions de Jean de la Croix et de Thérèse d'Avila ; ou d'assimiler les chiffrages de jumeaux numéromanes à ceux de Pythagore, d'Eratosthène, de Gauss, de Russell, dont les numérations sont intensément systématiques, ou pire encore à ceux de Bach, exemple parfait du rythme organisé par noyaux <1A5>. Sans compter que la musique n'a pas du tout la même portée chez "l'homme qui prenait sa femme pour un chapeau", où elle est dénominative et partiellement rythmique, puisqu'il était un professeur respecté au conservatoire de sa ville, et pour le patient qui savait 2000 opéras et le Grove par coeur. Enfin, le couple générativité ouverte/clivée, à la fois distinctif et rapprochant, invite à porter une attention particulière aux phénomènes de frontière, à ce trisomique 21 japonais rendu fameux par la télévision et qui est capable de remplacer un chef d'orchestre, se haussant ainsi du clivage au rythme, ou inversement à Gödel, qui à la fin de sa vie fut visité par le vertige de la folie à force de "numériser l'univers" ; ce dernier cas nous a déjà fait distinguer deux espèces de mathématiciens et logiciens <19F2>. La même polarité tranche les plasticiens, par exemple Escher et Cézanne. Plusieurs musiciens se prêtent particulièrement aux deux approches, tel Bach, si formel et si réaliste à la fois qu'il a suscité toutes les confusions théoriques d'un ouvrage intitulé Bach, Escher, Gödel. Du reste, la distinction de deux générativités permet de nuancer l'implication réciproque du rythme et de la présence <8A>. Normalement, les fonctionnements présentifiants supposent le rythme plein, mais le "marin perdu", chez qui son Korsakof (perte radicale de la mémoire due à l'alcool) a supprimé tout souvenir postérieur à 1945, semble accéder à quelque présence ou présence-absence apaisante lorsqu'il prie ou reçoit la communion dans la chapelle de son hôpital ; comme Rebecca désespérée trouve une consolation à réciter le Kadish des morts et le Psaume 103 ; comme les jumeaux numéromanes semblent partager une joie quand ils se provoquent à trouver des nombres premiers de cinq, dix, vingt chiffres. Ainsi, pour Sacks, qui relate les faits, l'autiste resterait autiste, "île coupée du continent", il n'aurait pas de connexions horizontales avec les autres, mais des intensités présentionnelles limitées l'établiraient dans des sortes de connexions verticales. Le rythme est si fondamental chez Homo, que même le plus déficient n'en serait jamais entièrement exclu, quitte à seulement le frôler sans pouvoir s'y établir. Certains imitateurs intégraux (comme cette femme entrevue dans une rue de New York qui imita cinquante passants en deux minutes) ont tant terrifié le même observateur parce qu'ils semblent exclus de cet ultime refuge.
26C. Les pathogénies mentales invoquées
26C1. Leurs panoplies : les causes animistes, sociales, cosmologiques, développementales (libidinales et épistémiques), sémiotiques, neurophysiologiques
(1) Pour ses maladies mentales (techno-sémiotiques-présentives), Homo semble avoir d'abord invoqué des causes animistes, comme du reste aussi pour ses maladies physiques : ancêtres vengeurs, démons, objets impurs, mauvais sorts, forces locales ou saisonnières, courants énergétiques cachés. Ce genre d'explication ne se limite nullement aux sociétés pré-scripturales (Afrique noire) ou scripturales primaires (Sumer, Egypte, Chine, Japon). Les Grecs, les Romains, les Médiévaux ne l'ont pas ignorée, et jusque dans nos sociétés industrielles avancées, il n'est pas exceptionnel de trouver des patients et des thérapeutes qui s'éprouvent visités par des forces célestes ou infernales, généralement en conflit. La combinaison du guérisseur, du sorcier, du chaman et du prophète est permanente. (2) D'autre part, plus les groupes hominiens sont passés de la communauté à la société, plus leurs membres ont attribué certaines maladies mentales (parfois physiques) à des dysfonctionnements des instances familiales et des rôles politiques et commerciaux. Ces causes sociales sont sans doute invoquées depuis le néolithique au plus tard. (3) Egalement, presque partout, les maladies mentales, et physiques, ont été comprises, sinon thématiquement du moins pratiquement, comme un certain déséquilibre entre l'organisme et son cosmos. Cette explication par des causes cosmologiques put s'amorcer dès le schématisme générateur <14D> du néolithique, dans le MONDE 1A préscriptural. En tout cas, dans le MONDE 1B scriptural, elle fut explicitée en Chine par les vues taoïstes et confucéennes du yin/yang, et en Inde par le ritualisme des Védas. Dans le MONDE 2 grec, elle inspira le macromicrocosmique de Pythagore et d'Hippocrate. (4) La pensée dialectique du MONDE 2 a conduit, depuis 1800, à envisager partout des stades (phases, strates) de développement : de la conscience-substance chez Hegel, des espèces chez Darwin, de l'ontogenèse comme récapitulation de la phylogenèse chez Haeckel, de la libido chez Freud, de la connaissance individuelle chez Piaget. Surtout dans les deux derniers cas, des maladies développementales ont pu être attribuées à des aberrations de séquenciation, à des élisions de phases, ou encore à des insistances et régressions sur un stade ou une strate trop privilégiés. (5) Le MONDE 3, percevant Homo comme l'animal signé, c'est-à-dire largement constitué par ses signes, a fini par envisager des maladies sémiotiques (Laroche et Van Lier, Théorie sémiotique de la crise, Revue québécoise de psychologie, 1982). En effet, les signes sont des systèmes, fragiles comme tout système. Chez Homo, ils sont analogiques et macrodigitaux, le plus souvent hybrides <22A2e>, ainsi sources d'ambiguïtés, chevauchements, béances, conflits, crispations. Ils hésitent entre les statuts de gestes technicisés, de technèmes, de signes. Et les systèmes nerveux qui les véhiculent travaillent par clivages, exaltations, oublis, récurrences, autant d'occasions de compromettre le rythme par excès ou défaut. (6) Mais, pour la maladie mentale, le MONDE 3 s'est inauguré surtout par une neurophysiologie capable depuis 1900 de teinter les neurones et d'ainsi tracer leurs trajets et connexions ; puis de les exciter ou neutraliser ponctuellement de façon chimique ou électrique, et éventuellement de les lobotomiser ; de prendre des images du cerveau statiques par computerized tomography (CT), et dynamiques par positron emission tomography (PET) et magnetic resonance imaging (MRI). En sus, depuis 1980, la même neurophysiologie est en mesure, par sa connaissance et sa fabrication de neuromédiateurs (neurotransmetteurs et hormones), de mieux comprendre la biochimie des fonctionnements nerveux en cours. Les Principles of Neural Science, composés et revus régulièrement depuis vingt ans par une trentaine de professeurs de Columbia University travaillant de concert sous la direction de Kandel, Schwarz et Jessell, font figure d'une cathédrale dominant le champ de la psychopathologie. Voici quelques troubles neurophysiologiques qui intéressent particulièrement l'anthropogénique. (1) Ceux de la construction perceptive, tactique, stratégique de l'espace et du temps. En particulier de l'orientation dans l'espace et de la séquenciation dans le temps. (2) Ceux de la régulation des liaisons entre cortex et cerveau limbique, centre des émotions chargées de soutenir les comportements longs et difficiles (chasse, accouplement, nidification). (3) Ceux de la production et de la distribution des neuromédiateurs, basculant entre l'atonie associative de la dépression et la surchauffe associative de la manie. (4) Ceux des clivages et commutations nerveux, créant entre les synodies neuroniques des barrières trop ou trop peu imperméables ou perméables. (5) Ceux de la solidarité du macrodigital et de l'analogique, moyennant tantôt des traumatismes hémisphériques locaux, tantôt des particularités du corps calleux. (6) Ceux du dosage entre circulations cérébrales exotropiques (vie de relation) et endotropiques (rêverie). (7) Ceux des phases du sommeil et du rêve devenues incapables dans leur séquenciation convenable d'assurer une compatibilisation (assimilation, digestion) suffisante des hétérogénéités perceptivo-motrices des états de veille <2A5>. (8) Ceux de la mémoration et remémoration <2A5>, inaptes à inscrire à long, moyen ou court terme les expériences neuves ; ou à maintenir certaines portions des expériences anciennes ; ou à oublier les portions devenues inopportunes des expériences. A quoi on ajoutera d'autres troubles plus fuyants mais très pervasifs. (9) Ceux des gravitations organiques déséquilibrant la distribution (rythmique) de l'organisme en noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>, au profit plus ou moins excessif d'un organe ou d'un système organique particulier (digestif, excrétoire, circulatoire, etc.). (10) Ceux du dosage quotidien entre fonctionnements et présence(s)-absence(s), en particulier dans la gestion de la rêverie. (11) Ceux de l'insistance excessive de phases de l'ontogenèse, dont certaines se prêtent à stagnations, élisions, régressions, à travers les grandes mutations organiques, comme l'adolescence, la ménopause, l'andropause, le vieillissement. (12) Ceux de la transmission de l'ethos d'une génération à l'autre au cours de l'éducation, selon qu'elle a été tangentielle ou frontale <25D>.
26C2. Leurs caractéristiques anthropogéniques
Ces panoplies appellent deux remarques générales sur les options d'Homo en la matière. Sauf dans l'actuel DSM-IV <26F1>, et peut-être dans l'Inde ancienne avide de subarticulation, les nosographies mentales s'en tiennent à un petit nombre de maladies , - humeurs (quatre) de Galien, névroses (une dizaine), psychoses (schizophrénie, paranoïa, maniaco-dépression), etc., - comme si les spécimens hominiens redoutaient de se perdre là dans un dédale dangereux, ou inversement d'y voir trop clair. Sans doute pour les mêmes raisons, les symptômes retenus sont eux aussi réduits et flottants : agitation, confusion, délire, fabulation, atonie, agressivité, violence, catatonie, etc. Les types et la pondération des causes invoquées méritent aussi l'attention. Au plus tard depuis certains manuscrits égyptiens (du reste plus chirurgicaux que médicaux), on peut croire qu'Homo a remarqué qu'il y avait des fondements anatomo-physiologiques à ses maladies physiques et mentales. Mais, en tant qu'animal techno-sémiotique, il a presque toujours gardé un penchant pour les explications plus prestigieuses : forces divines et manigances de diables, d'ancêtres morts, de mutants ; ou encore "complexe d'Oedipe", "emprise des signifiants", "méconnaissance des mathèmes". Un penchant aussi pour les justifications par les conflits d'instances (de la famille) et de rôles (exploitation), qui se prêtent bien à la dramatisation de leurs causes et de leurs cures éventuelles dans des "romans familiaux" ; la narrativité est le dernier refuge des déficients mentaux. Aussi, depuis Confucius jusqu'à Freud, les comportements étranges ont cherché à s'éclairer par des mythes voulus "antiques" (ante-icus, antérieur) et "archaïques" (arkHè, commencement comme origine ou principe). Ces explications-là sont brillantes, littéraires, peu techniques, relativement brèves, se prêtant à la vie de salon, alors que, par exemple, une théorie sémiotique de la crise est aussi rébarbative, et aussi impossible à élaborer qu'une logique de l'argumentation, et pour des raisons semblables <20D>. Et Homo a généralement ignoré ou refoulé l'explication de ses troubles mentaux par les forces (vs les rapports) de production <18L>. Peu d'historiens se sont plu à relever que certaines obsessions et hystéries ont dépendu largement des types d'écritures, intenses ou transparentes, totalisatrices ou parcellaires, logicistes ou contractuelles, narratives ou fatalistes, etc. ; ou qu'il ne fut pas mentalement innocent de passer du poinçon au calame, à la plume d'oie, à la plume en métal, à la machine à écrire, au traitement de texte. Ou encore de la lessive à la main à la lessive en machine. Du moulin à eau à la machine à vapeur, puis électrique. Du cheval à l'automobile. On ne quittera pas le thème de la panoplie des maladies mentales sans signaler le rôle central qu'y joue la maniaco-dépression. Par son universalité et sa fréquence. Par ses degrés et son éventail, de la folie furieuse à la presque normalité. Par son caractère prévalemment physique ; c'est à son propos que des psychanalystes ont commencé, vers 1970, à voir que leur approche était souvent intenable. Par son champ d'application techno-sémiotique ostensible, qui est l'échange (commerce) généralisé de tous les échangeurs suffisamment neutres : argent, objets, symboles, couleurs, liens sociaux, liens du naturel et du surnaturel. Par la puissance qu'y montrent les clivages cérébraux, puisque l'individu peut y délirer en tout ce qui concerne l'échange, et au même moment opérer suffisamment dans ce qui concerne l'ordre technique. Par la révélation de l'importance du régime (du tempo) des associations ou commutations, en particulier dans la corrélation entre l'accélération des échanges, d'une part, et l'autocentration et la non-pertinence logique, de l'autre. Par les lumières jetées sur la nature du langage quand, dans ses moments de délires intenses, le sujet change de propos plusieurs fois par minute et montre à voir comment les boîtes du discours <17A2b> peuvent consister moins en contenus qu'en intonations, le flux verbal se réduisant là à une suite d'intonations, consistantes, inconsistantes, contradictoires selon les moments. Nulle part non plus on ne peut vérifier plus purement que, même quand la crise charrie des éléments de rôle social ou d'histoire familiale, c'est parfois seul l'état cérébral qui intervient, puisque, quand son équilibre biochimique se rétablit, il arrive que ces éléments disparaissent, ou s'inversent.
26D. Les thérapies mentales pratiquées
Toutes les sociétés connues ont été assez éprouvées par la maladie mentale, ou physico-mentale, pour avoir prévu des thérapies, dont certaines ont comporté des effets anthropogéniques considérables. Dans chaque société aussi ces thérapies forment un système, avec ses compensations et ses sauvegardes internes.
26D1. La cure anatomo-physiologique
On pourrait croire que les traitements chimiques et kinésiologiques des maladies mentales sont très récents. En réalité, Homo marcheur et technicien possibilisateur n'a pu que remarquer très tôt les bienfaits "mentaux" de la marche rythmée <1A5> et oxygénante, du jeu réglé et ouvert, des aliments et drogues stimulants, relaxants, anesthésiants, anxiolytiques, hallucinogènes. La civilisation amérindienne est l'exemple le mieux documenté. La biochimie et la physique contemporaines ont renforcé cette vue en permettant de mieux cerner les sites réactifs du système nerveux, de purifier les drogues jusqu'à leurs éléments actifs, de mesurer leur taux effectif dans les systèmes sanguins variant chez chacun.
26D2. Le changement comme tel
Depuis qu'il est sapiens, et même déjà erectus-ergaster voyageur, Homo a expérimenté que tout changement de situation, de circonstance, d'horizon <1B3> a comme tel, pour l'animal possibilisateur qu'il est, un effet psychique tantôt perturbateur, tantôt libérateur et rééquilibrant. Dans les déclarations de guerre, on a vu des déprimés profonds alités depuis des mois et qui jetés trois semaines sur les routes reviennent chez eux rétablis pour toujours. Ainsi encore des mutations de lieu, de partenaire sexuel, de métier, de religion. A quoi se rattachent les peak-experiences (expériences extrêmes) <8C>, c'est-à-dire certains accidents violents, douleurs vives, trainings cherchant un "second" souffle, le cri "primal", l'apnée d'un "rebirth", toutes pratiques plus ou moins anciennes. En tout cas, la danse et la musique violentes, le combat réglé, le duel, semblent avoir été omniprésents chez Homo comme remises en forme et comme thérapies, groupales pour les Noubas de Kau et les spectateurs du Colisée, singulières et même "égotistes" pour Stendhal duelliste.
26D3. L'inscription mantique et l'exorcisme
A Homo techno-sémiotique, la maladie mentale (et physique) est souvent apparue comme un hors-code qu'il fallait donc réinscrire dans le code. D'où les horoscopes et toutes sortes de réactivations de "méridiens" corporels et mentaux. Sans compter les expulsions de démons et les intronisations d'anges, à quoi servirent la transe vaudou, les secousses zen, l'exorcisme chrétien, l'amulette, le talisman, le mémorial de Pascal, les armoiries sur les cheminées, la chevalière au doigt.
26D4. La recompatibilisation par le théâtre quotidien
Plus banalement mais plus efficacement, toutes les sociétés ont pratiqué un théâtre quotidien de la vie courante <27A1-2>, où des "scènes" de ménage, de famille, d'affaires, de café, de rue, ou tout simplement l'entrevue et le chattering permettent, outre des abréactions élémentaires, des remobilisations, voire de véritables redistributions des instances et des rôles, à proportion des distorsions et dépérissements qu'il s'agit de digérer.
26D5. Les théâtres curatifs topiques
A quoi se sont surajoutés presque partout des "théâtres" frontalement curatifs, où la simplification temporaire de l'horizon, des circonstances, des situations, en même temps qu'un certain survoltage, aide à retrouver le rythme perdu des choses-performances, à partir duquel on espère redistribuer les situations, les circonstances et rouvrir l'horizon <1B3>. Le nombre de participants a fort varié. Pour le continu proche du MONDE 1A ascriptural, le théâtre thérapeutique suppose un groupe restreint, violent dans les exorcismes et les adorcismes chamaniques ou sacerdotaux (Vaudou), paisible dans la cure Zébola du Congo-Zaïre d'hier, cruel dans les rectifications plus ou moins sacerdotales opérées par les maîtres sumériens, égyptiens, chinois du MONDE 1B scriptural. Au contraire, le continu distant du MONDE 2 introduisit assez vite, pour des X-mêmes perçus comme des touts composés de parties intégrantes <30C>, un théâtre curatif dual, qui s'amorça dans la consultation morale antique, culmina dans la relation directeur/dirigé spirituel du XVIIe siècle, s'acheva dans la séance psychanalytique où le patient est couché tandis que derrière sa tête se tient une instance de l'Ecoute ou de l'Echo, d'autant plus transcendante qu'elle n'est guère visible durant la scène. Enfin, le discontinu du MONDE 3, fenêtrant-fenêtré et s'adressant à des "individus-colonies" (Deleuze), organise des théâtres curatifs de groupes souples, présupposant la disparité infinie des cas, l'imprévisibilité des facteurs favorables ou aggravants, en des cures augurées interminables dans la mesure où elles n'espèrent pas transformer des structures (largement inamovibles), mais seulement socialiser quelque peu leurs compatibilisations.
26D6. Le DSM
Il faut finir cette brève revue par une démarche typique du MONDE 3, le DSM, un recueil de diagnostics, de statistiques et d'indications de médications où, autour de l'American Psychiatric Association, des psychiatres du monde entier élaborent continûment, depuis une quarantaine d'années, une caractérisation aussi différentielle que possible des troubles mentaux qui se rencontrent tant chez les aborigènes d'Australie que chez les Chinois des campagnes ou les citadins de Vienne ou de New-York. La quatrième étape, dite DSM-IV, à laquelle s'adjoint un volume de Cas Cliniques, est de 1996. Ce dernier stade, assez proche de la problématique de l'analyse factorielle <24A1>, montre une défiance confirmée à l'égard de toute vue globalisante et apriori du psychisme ; un respect extrême de la singularité des patients auxquels on n'applique qu'avec réticence la qualification de "cas" ; la rencontre moins de maladies que de troubles mentaux, dont le seuil est mesuré par l'invalidation qu'ils entraînent pour le patient dans son entourage ; la détermination prudente de symptômes, dont on exige l'exacte délimitation interne, mais sans chercher à les déduire d'une systématique totalisatrice où ils perdraient leur singularité ; des différenciations attentives, par exemple de l'obsession (comprise comme accompagnée d'angoisse) vs la compulsion (comprise comme recherche d'évasion de l'angoisse), ou encore des délires (proprement pathologiques) et des idées surinvesties (pathologiques seulement à partir d'un certain niveau), etc. Les remèdes sont souvent médicamenteux, mais sans exclure les approches cognitives ou dynamiques là où elles se recommandent, par exemple dans le cas des phobies spécifiques (phobie d'un médecin de faire des ablations d'ongles, sans doute parce qu'il perdit lui-même un ongle à l'âge de six ans, et qu'il eut une perception traumatique de sa mère pâlissant à cette occasion). Le DSM-IV est l'illustration remarquable de ce qu'on pourrait appeler une attitude psychiatrique idiosyncrasique, d'autant plus représentative de la vue qu'Homo se fait aujourd'hui de lui-même qu'elle engage des groupes de psychiatres très nombreux répartis sur la Planète, dans une démarche caractérisée par sa modestie persévérante, tranchant avec les fulgurations inspirées des psychiatres artistes qui ont régné sur les générations antérieures. En psychopathologie, comme la psychanalyse a été le phénomène frappant de la première moitié du XXe siècle, marqué encore par la problématique du MONDE 2 <24B3a>, les approximations successives que constitue le DSM sont le phénomène frappant de la deuxième moitié du siècle, confirmant un passage aussi discret que général au MONDE 3.
26D7. La mémoration des traumatismes perceptifs ou structurels. Hors-compte pratique et en-compte théorique
Toutes ces interventions plus ou moins déclarées ne doivent pas faire oublier la ressource curative fondamentale d'Homo, qui est la mémoration, au sens où nous l'avons entendue <2A5>, c'est-à-dire le travail par lequel le cerveau, comme computer bioélectrochimique, tend à réorganiser (réoptimiser) constamment l'ensemble de ses connexions, de ses clivages et de ses commutations après toute sollicitation qui les a déséquilibrées ou seulement embarrassées. A cet égard, la digestion (gerere, de-) cérébrale diurne se complète et même s'accélère dans le sommeil, et particulièrement dans le sommeil paradoxal et le rêve <2B5>. C'est là la thérapie essentielle, permanente, discrète, secrète des spécimens hominiens, comme des spécimens animaux. Ce qu'on appelle laisser le temps au temps. Les traumatismes que sont les bombardements, les crashs d'avions et d'automobiles permettent aujourd'hui de faire une expérimentation instructive. D'ordinaire, leurs victimes sont l'objet d'une assistance psychologique, d'un counseling. Or, réexaminées plus tard, les victimes semblent s'en être aussi bien sorties sans counseling qu'avec, parfois mieux ; au point que ces assistances psychologiques sembleraient devoir être retardées, et n'intervenir qu'en cas de troubles persistants. C'est pourquoi sans doute les peuples ont pratiqué l'oubli de leurs grands malheurs, sauf quand l'évocation de ceux-ci leur apportait des avantages : postulation d'identité nationale, demande de compensations, évocation de souffrances subies comme paravent de forfaits à commettre ou de pouvoirs à accaparer. Le vrai martyr et le vrai héros sont discrets, laissant opérer sans la troubler la digestion cérébrale du traumatisme. Laissant à leurs enfants, et surtout petits-enfants, d'en faire une rente. Tite-Live écrivit deux siècles après Trasimène. A quoi on rattachera un usage constant, secret et subtil, qui n'est pas une thérapie frontale, tout en ayant des effets de cure. C'est un hors-compte pratique, par lequel un patient et son entourage maintiennent sous le boisseau certains caractères pourtant avérés d'une spécimen hominien, qui seraient intolérables pour lui et pour tous s'ils intervenaient comme facteurs déclarés, - par exemple, les bizarreries de spatialisation et de séquenciation de certains artistes créateurs, - mais qui ainsi mis hors jeu sont tolérables et peut-être indirectement féconds. D'ordinaire, le hors-compte pratique est d'autant plus curatif que le groupe environnant l'accompagne d'un en-compte théorique, une thématisation ferme, bien qu'implicite, du caractère ainsi clivé.
26E. Les idiosyncrasies ou complexions
Tous ces glissements autour des couples malade/sain, mental/physique, curable/adaptable, hors-compte/en-compte, et surtout X-même/groupe invitent l'anthropogénie à faire une part importante à deux concepts classiques, l'un grec, celui d'idiosyncrasie, l'autre latin, celui de complexion. Car ils ont l'avantage de signaler ces ambiguïtés, et en même temps de s'y mouvoir et de les embrasser. L'idio-sun-krasia, dont parle Ptolémée au deuxième siècle de notre ère et que Bailly traduit par "tempérament particulier", visait un mélange intime, sun-krasis, d'éléments fort divers, et ajoutait judicieusement que le résultat de ce mélange est idios, c'est-à-dire comporte une singularité, en ce que la singularité marque d'unique, mais aussi d'éloignement du médian, de vagation au bord de la norme et du hors-norme sans rien trancher. De même, complexion (plectere, cum), qui en français d'aujourd'hui se limite d'ordinaire aux aspects physiques d'un organisme, désignait encore au XIXe siècle, pour le regard médical de Flaubert après La Bruyère, un tissage intime et original jusqu'à l'excentrique de traits physiques et mentaux hésitant entre santé et maladie, maladie et "grande santé" nietzschéenne. C'est vrai, ces deux termes ont supposé originellement les touts composés de parties intégrantes du MONDE 2. Mais ils semblent néanmoins assez disponibles, comme le montre l'usage anglais actuel d'idiosyncrasy et de complexion, pour désigner ce qui fait que chaque X-même hominien rentre mal dans des types généraux, et propose au contraire un mélange (blend) tout à fait singulier de particularités convergentes ou éclatées, à la fois physiques et mentales, - et surtout défiant l'opposition tranchée du sain et du malade, du sain et de l'insane.
26E1. Les syndromes idiosyncrasiques
Depuis les Caractères de Théophraste, puis les quatre humeurs de Gallien, Homo occidental s'est demandé si, sous les idiosyncrasies concrètes, il n'y avait pas des traits idiosyncrasiques, comme il voulut qu'il y ait des traits sémantiques sous les glossèmes <16B>. Dans la logique du MONDE 2 finissant, de Broca (1880) à Kretschmer (1930) et Sheldon (1950), furent proposés des types, des tendances, des dimensions, plus ou moins définis ou statistiques, plus ou moins anatomiques, physiologiques, génétiques, cognitifs, d'individus ou de populations. Ainsi Kretschmer distinguait non seulement les athlétiques, les pycniques, les leptosomes, mais, dans la schizophrénie qui lui paraissait guetter ces derniers, il sous-distinguait les degrés décroissants des schizophrènes, des schizothymes, des schizoïdes. A cet égard, on pourrait considérer que le passage au MONDE 3 eut lieu quand commença de prévaloir le point de vue de l'analyse factorielle <24A1>, laquelle depuis les années 1960 postule seulement, sous des facteurs en corrélations significatives (quoique souvent faibles), certains facteurs communs plutôt étiquetés que désignés. C'est le cas des études publiées en 1963 sur la morphologie masculine de groupes comportant tant des ouvriers parisiens que des chasseurs pygmées. Schreider, qui dirigea cette étude, a montré lui-même les limites et parfois les ambiguïtés de l'approche factorielle dans Encyclopaedia Universalis sous l'entrée: HOMME 3, Le problème des types humains. Cependant, dans toutes les cultures on trouve des mots très populaires désignant ce qu'on pourrait appeler certains syndromes idiosyncrasiques : "passionné", "colérique", "mélancolique" ; aujourd'hui, "parano", "schizo", "névro", etc., où la forme diminuée marque qu'il s'agit d'une constellation dont les locuteurs devinent le dessin sans vraiment le situer. Une anthropogénie ne saurait ignorer cette intuition. La notion de syndrome idiosyncrasique est du reste soutenue par la neuropsychologie récente. Ainsi, en étudiant de près des aphasiques hors-normes, on voit que leurs actes de lecture et d'écriture (reading-writing) exploitent des voies et aussi des niveaux et des types de fonctionnements cérébraux beaucoup plus variés qu'on ne le soupçonnait en partant des deux catégories massives : "aphasie de Broca", "aphasie de Wernicke", par rapport auxquelles leurs singularités étaient traitées comme de simples excentricités sans conséquence (Cf. Cognitive Neuropsychology of Language, LEA, 1987). Les clivages et les commutations du travail cérébral (perceptif, moteur, affectif, mémorant, remémorant) sont si fondamentaux et si stables chez Homo que leur meilleure connaissance par une nosographie parfois aidée de l'imagerie cérébrale ouvrira certainement des typologies comportementales à la fois plus fines et plus solides que celles produites jusqu'ici.
26E2. Une idiosyncrasie très anthropogénique : la perception fixatrice fixée
Une anthropogénie s'arrêtera alors à un syndrome idiosyncrasique qui la concerne de façon très générale, et qu'on pourrait appeler la perception fixatrice fixée, ou fixation fixée. Alors que chez Homo la plupart des systèmes nerveux perçoivent leur donné souplement, entre globalité et détail, mouvement et fixité, distance et proximité, les percevants fixateurs fixés se braquent sur un point, ou bien un trou, jusqu'à en annuler le reste. Ils fixent le perçu au point d'être fixés par lui en retour. Circulairement figeants et figés. Traquants et traqués. L'élément perçu prend chez eux un statut dominateur et même menaçant, en même temps qu'ensorcelant ou fascinant ; ils en sont littéralement les sujets, les jetés-sous (sub-jecti). Si bien que quelqu'un qui perçoit de la sorte, par la vue ou l'ouïe, s'emploie (souvent, toujours ?) à défiger ses alentours et lui-même. Il revient à la psychopathologie de décider si cette idiosyncrasie perceptive est une caractéristique neurale surtout congénitale ou acquise ; dans quelle mesure elle résulte de l'histoire du spécimen considéré ou la conditionne ; quelles relations elle entretient avec la paranoïa banale d'Homo indicialisant et indexateur <4F>, voire avec la paranoïa devenant pathologique. Ce qui nous importe ici est d'en mesurer l'impact anthropogénique. Cette singularité a joué un rôle considérable à la source des sectes religieuses, des intelligentsias, des mouvements politiques, de certains courants artistiques, et cela depuis toujours, même si elle a été remarquablement active dans le passage du MONDE 2 au MONDE 3, entre 1930 et 1980. C'est, d'autre part, une des illustrations les plus simples et fortes des clivages, et de leurs ressauts consécutifs, dans les représentations neuroniques <2A2b>, en particulier chez Homo neutralisateur, abstracteur, généralisateur <2B2>. Nous allons suivre ses deux variétés principales, selon les manières dont ses "patients" tentent de lever leur figement.
26E2a. Le défigement par effets de champ perceptivo-moteurs Salvador Dali a raconté comment une personne assise sur un parapet avait déclenché en lui l'envie quasi irrésistible de la précipiter dans le vide ; les lignes de fuite de son Christ en croix plongeant par-dessus un paysage explicitent la mécanique de ce vertige de vitesse immobile. Et il se défigea tout au long de son existence en défigeant justement les objets les plus fixés-fixateurs. Ce furent ses sculptures de montres molles : amollissement du plus rigide, l'heure. Ses peintures d'éléphants à pattes graciles : déstabilisation du plus apparemment stable, l'éléphant. Ses parois tapissées de peaux d'ours : assouplissement du plus vertical, le mur. Cependant, à son dire, le défigement essentiel consista à rendre simultanées deux choses disparates, chacune restant strictement exacte, dans un affolement du même et de l'autre : un de ses tableaux donne à voir, selon la distance, le visage du président Lincoln et le nu de sa femme Gala, celle-ci défigeant celui-là (et réciproquement ?). C'est ce que Dali entendit par "paranoïa critique". Le rythme ainsi créé n'échappe pourtant jamais à une certaine hystérésis (retardation), accumulation visqueuse d'énergie suivie de déclenchement. Dans les enregistrements de sa voix, chaque syllabe de Dali se (re)fige dans la syllabation avant d'exploser vers la suivante : cré-/ti-/ni-/sa-/tion. La même structure perceptive et des procédés de défigement semblables se rencontrent à travers la littérature où Kafka déclare : "Un livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée." Dans La Jalousie, Robbe-Grillet produit de ligne en ligne, de mot en mot, des constrictions et des déconstrictions pulsatoires (hystérésiques) de syllabes et de phonèmes qui n'ont pas pour mission de décrire un jaloux, mais d'activer-passiver la Jalousie, ce figement par excellence. L'étranglement d'une ficelle tordue au sol et deux yeux grand ouverts d'une petite fille suffisent dans Le Voyeur pour que celle-ci soit virtuellement puis réellement étranglée. De là, dans l'écriture, une syllabation qui rappelle celle de Dali : "On/lui/a/vait/sou/vent/ra/con/té/cette/his/toire ; et aussi le projet d'exclure la métaphore, trop épaisse (Verdichtung), au profit de la métonymie, dont on exploite les "glissements progressifs du plaisir" (Verschiebung), qui titreront le film de l'écrivain. De même, Pascal Quignard, pour qui "Les Gorgones sont toujours représentées de face, comme le sexe féminin. Ce sont les sidérants. Les Silènes sont toujours représentés de profil, comme le sexe masculin. Ce sont les fascinants", devait titrer Le nom sur le bout de la langue, et il a utilement précisé, dans La Haine de la musique, que l'effet Méduse peut naître et se dissoudre aussi dans le son musical. Chez Marguerite Duras également, la surexposition visuelle ("La nudité de Tatiana déjà nue grandit dans une surexposition qui la prive toujours davantage du moindre sens possible.") se complète de la surexposition auditive : Son nom de Venise dans Calcutta désert. La perception fixatrice fixée a sans doute joué un rôle essentiel chez beaucoup de fondateurs de sectes. Moyennant l'intercérébralité intense des cerveaux hominiens, ce qui est circulaire chez le maître, fixant-fixé, figeant-figé, se met bientôt en concordance de phase et s'intensifie dans un cercle de plus en plus large de cerveaux sympathiques, en un transfert à la fois foudroyant et stable, appelé conversion. Hitler a exemplifié cela chez les politiciens charismatiques. Il se décrit lucidement dans Mein Kampf comme transpercé à l'audition de Wagner, tombant à genoux à la déclaration de la Guerre 14-18, percevant le premier Juif bouclé et en caftan noir comme une "apparition", et c'est alors tout le champ visuel qui prend pour lui la forme d'un gigantesque abcès avec un centre à la fois petit et lumineux : "Sowie man nur vorsichtig in eine solche Geschwulst hineinschnitt, fand man, wie die Made im faulenden Leibe, oft ganz geblendet vom plötzlichen Lichte, ein Jüdlein", ce que Ralph Manheim traduit bien : "If you cut even cautiously into such an abscess, you found, like a maggot in a rotting body, often dazzled by sudden light - a kike!" Les visions hitlériennes exaltantes ont la même structure que les visions repoussantes, telle, au chapitre 5, celle du casque à pointe allemand "qui émergera des voiles du passé à toute évocation d'héroïsme jusque dans mille ans". Et c'est encore la même vision, concourant avec une mémoire tactique exceptionnelle, qui articule la stratégie politique et militaire. Au chapitre XIV, privilégié par Toynbee, elle s'affole de l'insuffisance territoriale du peuple allemand au regard de la gravitation de l'Est vide, en un prélèvement où la France à contenir à l'ouest et le Juif "marxiste et cosmopolite" à contenir dans le monde ne sont que les fonds d'une forme aspirante vertigineuse. Le microphone, la radio et le cinéma de l'époque n'eurent qu'à multiplier cette voix, ce regard, ce geste polarisés par l'équation "sionisme = marxisme", qui les transit, pour mettre en phase des dizaines de millions d'Allemands de toutes les classes et de toutes les formations, et consacrer un Führer pour un peuple et pour lui ("Je suis la voix du peuple allemand"). Le national-socialisme aura confirmé l'intrication fréquente de ce type de perception avec l'architecture. Leni Riefenstahl a créé des classiques du cinéma en portant aux dimensions de l'opéra wagnérien les rangées giratoires ou convergentes des rallyes nazis, puis celles des athlètes olympiques de Berlin réglés par Laban <18I6>. Le dauphin du Führer fut Speer, architecte et ministre de l'équipement pharaonique. Hitler adolescent arrivant à Vienne, et d'abord transporté par l'urbanisme de la ville, s'était entendu dire par son examinateur d'admission à l'Académie : "Vous ne faites pas des dessins de peintre, mais d'architecte, adressez-vous à l'Ecole d'architecture". La suite Luther-Wagner-Hitler est parfois si serrée que nous conclurons sur la cybernétique fixatrice fixée à effets de champ perceptivo-moteurs par une phrase luthérienne du Wegweiser, calendrier spirituel, à la date de Pâques : "Daher soll man diese Worte : 'Christus ist von den Toten auferstanden' <Christ s'est relevé d'entre les morts> wohl merken <remarquer> und mit so grossen Buchstaben <caractères d'écriture> schreiben, dass ein Buchstabe sei so gross als der Turm <tour, donjon>, ja als Himmel und Erden, dass wir nichts anders sehen, hören, denken, wissen denn <sinon> diesen Artikel". Le Réformateur dit ailleurs : "Die Vernunft (la raison) ist starrblind" (starr, fixe, blind, aveugle). Ce mot "Article", marquant une saillance mais aussi une articulation vertigineuse, nous fournit la transition à une seconde forme de fixation fixée.
26E2b. Les défigements par effets de champ logico-sémiotiques. Le cas Lacan L'autre variété, celle où les défigements ont lieu à travers des effets de champ logico-sémiotiques, est moins fournie, parce qu'Homo baigne d'abord d'ordinaire dans les effets de champs perceptivo-moteurs. Mais enfin, en la deuxième moitié du XXe siècle, des spécimens hominiens, surtout en France, ont été induits à ce recours par une triple rencontre : le passage traumatique du MONDE 2 au MONDE 3 pour un milieu séculairement cartésien ; le développement extraordinaire des sciences archimédiennes évacuant la consolation des rhétoriques traditionnelles ; les particularités du français, ce dialecte semi-abstractif avec peu d'effets de champ perceptivo-moteurs (l'accent tonique y tombe de façon monotone sur la fin du groupe phonétique), valorisant les jeux de mots jusqu'à faire croire à l'arbitraire du signe <Compl.1>. Encore peut-on penser que le défigement logico-sémiotique intervint surtout chez des fixateurs-fixés fréquentant principalement des objets et des relations abstraits. Ainsi les moralistes Althusser, Foucault, Guattari, Deleuze, Debord reviennent presque compulsivement à des objets justiciers, qu'ils voient menaçant leurs congénères tant ils s'en éprouvent eux-mêmes menacés : "appareils d'Etat", chez Althusser ; "espace carcéral", chez Foucault ; "trous noirs" sémiotiques, chez Guattari ; "surface étalée du tableau lisse", chez Deleuze ; "société du spectacle", c'est-à-dire conversion de la société en spectacle pur par la transformation du monde en marchandise pure et monnaie pure, chez Debord. Point là de simples thèmes d'étude, mais des abîmes vertigineux, ou des filets de rétiaires dont ils sont les mirmillons. Le plan de la prison panopticon de Bentham, où à partir du centre les gardiens voient simultanément tout ce qui se passe dans les ailes rayonnantes, Foucault ne se contente pas de le décrire et de l'évaluer comme un dispositif, il en est lui-même regardé, observé, traqué, en contraste avec son créateur utilitariste, qui l'avait présenté sur le ton d'un utopiste anglais descendant de Thomas More. De même, tandis que Kotek et Rigoulot, dans Le Siècle des camps (Lattès, 2000), suivent en chroniqueurs plusieurs des ségrégations concentrationnaires qui ont caractérisé le XXe siècle, Foucault est en personne un des fous potentiels du "grand enfermement" dont la menace le vise depuis le XVIIe siècle. Quel est alors le mode de défigement ? Non plus les effets de champs perceptivo-moteurs, comme chez les artistes que nous venons de suivre, mais les effets de champ logico-sémiotiques <7R>, principalement sous la forme de jeux (dérapages) de mots ou de déroutements syntaxiques. Dès les années 1950, Georges Bataille avait multiplié ces derniers dans sa Somme athéologique et sa Haine de la poésie. Cependant, pour éclairer la fixation fixée (abstraite) à défigement logico-sémiotique, le cas le plus instructif reste celui de Jacques Lacan, que nous avons rencontré déjà à l'occasion d'une réforme de la psychanalyse <24B3d>. Rien dans son travail qui ne dérive de cette perception, qui ne la décrive le plus franchement, qui ne la propose en une généralisation hardie comme étant non le syndrome idiosyncrasique de quelqu'un, mais comme la situation d'Homo en général. Le cas est si tranché qu'il montre exemplairement les forces de transfert de ce genre de syndrome, qui à l'époque furent encore intensifiées par le passage en France du MONDE 2 au MONDE 3. C'est une occasion unique, pour une anthropogénie, d'exemplifier les rapports maître/disciple <6G4,25B5> et les fonctionnements sectaires de toute intelligentzia. (1) L'emprise du signifiant. - Dans le signe saussurien, qui est l'union d'un signifiant et d'un signifié, et qui s'écrit souvent Sa/Sé, la barre, qui pour Hjelmslev marque la "solidarité", prend chez Lacan une saillance et un tranchant extrêmes. Au point d'isoler radicalement le signifiant, de le dégager de toute responsabilité, de l'autoriser à prendre tous les sens, ou, ce qui revient au même, aucun ("ce n'est pas essentiel que ça ait un sens"). C'est donc dans une acception "inhabituellement" forte que les spécimens hominiens sont des "sujets" (jacti, sub), des jetés-sous, sous les signifiants, lesquels, dans un champ abstrait, sont paroles plus qu'images, écritures plus que paroles, variables de formalisations algorithmiques plus que messages écrits. Les "désirs" hominiens ne sauraient être que des "concaténations de signifiants", qui excellent aux jeux de mots : "les noms du père", "les non-dupes errent", "laids non-dupes errent" ; ou encore : "la moralité", "l'a-moralité", "l'âme-oralité". (2) L'absence de rapport sexuel. - Sous la fixation-fixée (abstraite), la vulve produit l'effet "Méduse" ; et L'Ethique de la psychanalyse se plaît à signaler que le troubadour Daniel Arnaud la chanta comme trompette sordide, en une "sublimation négative", tandis que la légende de la flûte de Pan aurait exprimé son vide, positionnant le féminin comme "rien" vertigineux (d'où la revendication lacanienne d'une complicité, fondée ou non, avec Marguerite Duras). En face, le pénis ne peut qu'hésiter entre flaccidité et turgescence temporaire, dans le statut peu glorieux de "petit bonhomme", phallos minusculé que le drame satirique grec nous montre, dit-on, continuant son bonhomme de chemin quelles que soient les péripéties de la vie. Dans l'empire du signifiant (abstrait), se dresse alors le phallos majusculé, "le sublime phallus", le "grand Phi" du "mathème" de la "fonction phallique", non référé, non référable, la femme n'ayant pas "d'ex-sistence", sinon lors de son intrusion jouissive par lui, qui "la divise". Pour Homo, soumis au signifiant, il n'y a donc dans le coït pas de "rapport sexuel", mais seulement une "jouissance compacte", bouclée sur soi, et Freud est vilipendé pour avoir fait la faute impardonnable de postuler un "sens sexuel", car "il n'y a pas de sens", surtout pas dans ce domaine du non-sens et de l'échec par excellence, la sexualité. On pourrait conclure d'abord à quelque inconséquence du théoricien, qui tantôt prend la précaution de préciser qu'il n'y a pas de rapport sexuel formalisable ou énonçable ("j'entends dans l'écriture", ou encore "pour un être parlant"), tantôt, au contraire, s'en tient aux propos du café du commerce "à savoir que pour vous baiser avec une fille ça ne marche jamais ; pour la fille c'est la même chose". Mais au regard et à l'écoute de la perception fixatrice fixée (abstraite) les deux positions s'imposent autant, et même s'équivalent, se démontrent l'une l'autre. (3) Le désir d'objets. - Pour ce système perceptif focalisant et focalisé, le désir ne saurait être que désir d'objet (oculo ob-jectum, jeté devant l'oeil, en travers du regard), et d'un objet autre ("petit a"), sur fond d'un absolument Autre ("grand A), le symbolique du langage ; ce symbolique-là, on le précise bien, n'est pas Alter, "celui dont on serait déjà en compagnie", mais bien Alius, celui qui est vraiment étranger, comme dans une aliénation ; et le désir est comparé à la "flèche d'un arc". Point donc d'amour d'autrui (altruïste, alteri), mais seulement un "amour de soi", "narcissique", "communément dit égoïsme". Freud, "ce pervers", a été "assez bête pour croire qu'il aimait sa femme", "alors qu'on n'aime pas une femme, mais seulement une idée". L'énumération des cinq "objets petits a" est symptomatique : les seins, les excréments, les enfants procréés (excrétés), les regards, les voix, car, si les trois premiers sont classiques en psychanalyse freudienne, et seulement durcis par la fixation fixée, les deux derniers sont introduits par Lacan. Alors, il va de soi qu'il n'y a pas à prendre en compte la perception, et moins encore les traumatismes perceptifs, mais seulement l'imaginaire, et qu'à la description du psychisme suffit la triade : réel (réalité) / symbolique / imaginaire, où symptomatiquement l'attention porte droit sur des thèmes, indépendamment des facultés. On observera que Sartre aussi avait évacué le perçu en dix lignes de L'Etre et le Néant, et avait consacré deux ouvrages à l'imaginé, L'Imagination et L'Imaginaire. Du coup, la mémoire et la mémoration <2A5> ne sont pas plus étudiées dans Sartre et Lacan que chez Freud ; de même que les accentuations, les clivages et les synodies neuroniques <2A2>, auxquels Freud, ne pouvant les connaître encore, suppléait par le terme vague de Verdrängung (refoulement). Les études sur le cerveau, si vives dans les années 1970, sont ignorées, ou traitées de fort haut. (4) Le miroir comme porte originelle. - C'est évidemment devant le miroir que la fixation fixée doit suivre les stades du développement libidinal du "sujet" lacanien : (1¡) hystérie d'une identification narcissique imaginaire-imagétique (maternelle) ; (2¡) obsession d'une recomposition narcissique du corps que le miroir morcèle en le figeant ; (3¡) paranoïa et haine en présence d'un "moi" spéculairement figé comme Alius, et qui transforme en Alii tous les Alteri. Alors, l'Imaginaire (maternel) du miroir, qui dévore son regardeur fixateur fixé, accule ce dernier à sa seule porte de sortie : le Symbolique (paternel) du langage. Sortie (défigement) elle-même inscrite dans la fixation logico-sémiotique, et aboutissant à des "mathèmes" <19F1>, éminemment fixateurs fixés. (5) La scansion comique. - Le défigement poursuivi par Robbe-Grillet, Kafka ou Duras à travers les effets de champ perceptivo-moteurs du langage rythmé est ici hors jeu, et il ne reste que des signifiants interdits de signifiés, de référents, de résonances. Nulle phonosémie manieuse <16B2a-b>. Nul écho. Le rythme fait place à la scansion, comme sauts, déclics, "dérapages" ("ça ne glisse jamais qu'à la façon d'un dérapage"), moyennant des effets de séquencèmes : "Qu'on dise comme fait reste oublié derrière ce qui est dit dans ce qui s'entend" ; ou mieux encore cette phrase de L'étourdit (p.25) : "Vas, d'étourdit il n'y en pas de trop, pour qu'il te revienne l'après-midi. Grâce à la main qui te répondra à ce qu'Antigone tu l'appelles, la même qui peut te déchirer de ce que j'en sphynge mon pastoute, tu sauras même vers le soir te faire l'égal de Tirésias et comme lui, d'avoir fait l'Autre, deviner ce que je t'ai dit." Sous le titre La bête chanteuse (qualificatif que Sophocle donnait à la sphynge), un article scintillant de Christiane Rabant, dans "L'Arc", caractérise ce style comme "hors-discours", "répétition qui ne retrouve rien", "absence de reflux symétrique", "cailloux laissés par grappes loin du noeud de la vague", "énigme", et surtout "scansion comique (celle d'Aristophane)". Lacan lui-même même situe son langage comme "anorthographie", "écrit comme pas-à-lire", "demande à interpréter". (6) Le sujet topologisé et algorithmique. - En conclusion, le "jeté-sous-le-signifiant", le "sujet", ne sera visé pertinemment qu'à travers des figures mathématiques, logiques, algorithmiques, "nos mathèmes". Elisabeth Roudinesco, sa biographe, suit chez Lacan, de l'enfance à la vieillesse, le goût des lacets, des tresses, des noeuds, c'est-à-dire des torsions et rétorsions. Nous remarquerons que, fixatrices fixées, les métaphores du sujet lacanien se maintiennent toutes dans la fantasmatique du MONDE 2 ; elles sont conclues : ruban de Moebius, bouteille de Klein, plan projectif, tores, noeuds (homéomorphes au cercle), et ne sont jamais graphes non réflexifs, ni même enchevêtrements sans conclusion, si caractéristiques de l'Evolutionnisme multifactoriel et vraiment ouvert du MONDE 3 <21G3>). La séance psychanalytique consiste dès lors à "détordre" un sujet "coincé", "tordu", surtout "digestivement" ; "car c'est là que ça se passe". Un quatrain d'Emily Dickinson a utilement opposé les deux attitudes hominiennes à l'égard de la figure mathématique primordiale, la circonférence : tantôt pétrifiante, possédante (fixatrice, fixée, méduséenne, fiancée de l'effroi), comme chez Lacan, "sujet" du signifiant ; tantôt possédée (entreprise), dans la normalité de l'action rythmique <26B2> : "Circumference, thou bride of Awe, - / Possessing, thou shalt be / Possessed by every hallowed Knight / That dares to covet thee". (7) "Le "Schéma R" est le plus fameux des schémas de Lacan. Selon l'explicitation de son auteur, "il représente les lignes de conditionnement du perceptum, autrement dit de l'objet, en tant que ces lignes circonscrivent le champ de la réalité". Le perçu ou objet s'y figure comme un carré, lequel est traversé d'une diagonale qui le distribue en deux triangles isocèles, le premier figurant, en haut à gauche, l'IMAGINAIRE (champ des images, dont l'archétype ou la matrice est celle du sujet dans le miroir), le second, à droite en dessous, le SYMBOLIQUE (champ des mots et des signes de fonctions, culminant en algorithmes, saisis pour leur aptitude combinatoire ou dérapante, sans phonosémie <16B2>). Le champ du REEL (du perçu visé, de l'objet visé) est pris entre ces deux champs ; il se limite à une surface hachurée, laquelle s'étend de la diagonale du carré à une parallèle à celle-ci, et cela dans le triangle voué à l'imaginaire, nullement dans le triangle voué au symbolique. Ainsi, les objets (les choses, autrui, le soi) sont censés perçus et objectivés comme non seulement affectés ou nimbés par l'imaginaire, mais comme assiégés, recouverts, dissous, en tout cas prévenus par lui. Et cela d'autant plus sûrement que les côtés opposés du carré (qui sont aussi des lignes des triangles de l'imaginaire et du symbolique) sont censés se rejoindre à l'infini : "le schéma R étale le plan projectif". Or, cette contraction évanouissante du perçu (de l'objet), en quoi consiste la perception fixatrice fixée, va s'exaspérer au fil des années. Alors qu'en 1953-4, années du Schéma R, le Réel est encore la Realität freudienne (cette carafe d'eau sur la table, et aussi les résultats de la science), au point que des disciples du moment déclarent toujours aujourd'hui que Lacan ne faisait pas de distinction entre Réel et Réalité, le fixateur se met progressivement à y creuser ce qu'il appelle le "vrai réel", dont trois ans avant sa mort, dans "Ornicar ?", il rassemble les aphorismes décisifs : "il n'y a de réel que ce qui exclut toute espèce de sens" ; "l'impossible, c'est le réel" ; "le réel, c'est le possible en attendant qu'il s'écrive" ; "le langage n'est impropre qu'à dire quoi que ce soit, le réel n'est impropre qu'à être réalisé", c'est-à-dire "imaginé comme sens". De plus en plus décisivement, il nous est précisé que ce vrai réel se vise en "mathèmes", qui sont "structures" ou "métaphores de structures", seule oeuvre divine ("il n'y a pas la moindre oeuvre divine, à moins qu'on ne veuille l'identifier à ce que j'appelle le réel"), dont l'histoire du "noeud borroméen" éclaire bien la fonction. Au début, ce noeud fut "trois ronds de ficelle", ainsi noués que, si on en dénoue un, on dénoue les deux autres ; "en quoi je fais consister la triade du réel, de l'imaginaire et du symbolique". Mais, dans "Ornicar ?", "les ronds de ficelle ça ne tient pas, il faut un peu plus" ; "c'est ce qui m'a été suggéré l'autre jour par le cours de Pierre Soury <le mathématicien patenté par le maître, qui accomplit sitôt après sa mort un suicide en forme de mathème sur une bifurcation du Bois de Fausse-Repose>, ces ronds de ficelles ne tenaient qu'à la condition d'être des tores", et encore "coupés dans la longueur". Avec un pareil perceptum, "il n'y a pas de conséquence réelle, puisque le réel, tel que je l'ai symbolisé par le noeud borroméen, s'évanouit en une poussière de tores." On le voit, comme pour Sartre, quoique avec d'autres raisons, la perception ne mérite pour Lacan aucun examen expérimental, on peut faire de la psychologie ou de la psychanalyse sans avoir mis les pieds dans un laboratoire ou serait-ce ouvert les Principles of neural Science. Au cours des vingt volumes de paroles de la croyance langagière lacanienne, le Séminaire, il n'y a pas plus de place pour la perception que pour la musique. (8) La fixation fixée de Lacan a affectionné, plus peut-être encore que les schémas géométriques, les algèbres ("dans nos algèbres lacaniennes"), où ce qui importe ce sont non pas les contenus, mais les lieux d'où l'on parle et les lieux d'où l'on entend, conçus comme des postes reliés par des flèches. Retenons au moins la permutation des postes telle qu'elle apparaît en Italie (1972) dans le schéma des cinq discours, où nous écrivons par S0 le S barré lacanien ("le sujet") : S0 - S1 - S2 - a discours du maître S1 - S2 - a - S0 discours de l'Université (science) a - S0 - S1 - S2 discours de l'hystérique S2 - a - S0 - S1 discours de l'analyste S1 - S0 - S2 - a discours du capitaliste L'orateur y insiste, entre le discours du maître et le discours du capitaliste, il y a "une toute petite inversion seulement, ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume". Jouissance permutationnelle. Et c'est à peine si l'on dit incidemment à l'auditoire ce qui permute ainsi : S0"c'est le sujet" ; S1"est le signifiant qui introduit dans le monde l'Un" ; quant à S2, "il suffit qu'il y ait de l'Un pour que ça...ça commence (indica le formule alla lavagna), ça commence, ça commande à S2" ; a est l'objet du désir. Du reste, ces déclarations sommaires font bien comprendre de quelle perception fixatrice fixée il s'agit : S2, que les lacaniens définissent d'ordinaire comme le réseau des signifiants présents dans la langue, "obéit" à S1, dit "signifiant-maître", en une obéissance aussitôt assimilée au "savoir de l'esclave chez Hegel". "Le discours du maître ça marche. C'est tout ce qu'il faut d'ailleurs au maître, c'est que ça marche". La terrible ambiguïté de "maître" en ce cas n'avait pas échappé à l'auditoire italien, dont la langue distingue judicieusement "maestro" et "padrone". (9) A tout prendre, Lacan parle, mais ne dit rien. En ce sens qu'il ne parle jamais à quelqu'un. Les "comme l'a dit Lacan" de ses disciples sont des demi-contresens. De sa voix proférée d'abord pour soi (pour le "mi-dire"), il parle non pour dire mais pour apparaître ("Je disparais", qu'on croit être ses derniers mots, ne seraient pas un hasard). Apparaître à autrui, mais peut-être surtout à lui-même, par la médiation de disciples à la fois supposés et niés ou déniés (la Verneinung freudienne, qu'il conçoit comme dénégation, est l'essentiel de sa cybernétique). Les multiples "mon enseignement" (in-signare, indiquer par signes) ne pointent pas vers la transmission de contenus, ni même de positions occupées, mais vers une suite de retraits de toute position où le disciple pourrait encore atteindre le maître, ou seulement le repérer. Contre cet échappement perpétuel, ami du "dérapage", les "écrits" (scripta manent) sont déniés plus que tout : "publication-poubellisation". Contrairement à ce qui se passe normalement dans un codex, il n'y a pas de vraie page en regard, ni de vraie double page, dans un texte de Lacan, dans la mesure où il n'y a pas de système <18D>, mais seulement une "scansion comique" (Rabant) ; du reste, il est rare que ses écrits n'aient pas été l'objet d'un editing par d'autres. S'ensuit la dernière question écrite que formuleront les disciples italiens le 25 mars 1974 : "Tout cela mis à part, avez-vous quelque chose à nous dire, à nous, c'est-à-dire non pas à un public mais à des gens qui croient travailler comme Ecole dans la voie par vous ouverte ?" Il suffit de remplacer "dire à un public" par "parler devant un public" pour que le diagnostic soit parfait. On aura compris que le Maître ne répondit jamais à cette question. Dès les années 1930, Dali, autre maître du théâtre au XXe siècle, reconnaissait sa fraternité avec Lacan quand il définissait leur commune "paranoïa critique". Szondi était frappé par le démoniaque (teuflisch) du personnage. Chomsky, invité à prononcer quelques mots à la fin d'une conférence de Lacan en Amérique, s'était levé et avait laissé tomber ostensiblement les bras en silence, et confiait à la sortie : "Il est fou". En tout cas, la perception fixatrice fixée à défigement logico-sémiotique comporte des ruptures avec la Realität par lesquelles Freud définissait la psychose, et on lit dans L'Ethique de la psychanalyse : "Je me reproche parfois de n'avoir pas fait assez de place à l'expérience. L'expérience n'est pas assez amusante". Lors des séjours en Italie, la voix rentrée que les disciples trouvaient "impressionnante" observe, non sans un bégayement (fixateur fixé), "la façon qu'on a, plus ou moins savante, de déraper à la surface de ce qu'on appelle les choses...de ce qu'on appelle les choses, jusqu'au moment où on commence à considérer que les choses, ce n'est pas très sérieux." La photo de couverture du Lacan de "L'Arc" (1974) montre une tête appuyée sur la main gauche ; l'auriculaire, l'annulaire et le medius gauches sont resserrés sur la paume, avec l'index davantage dans le plan du métacarpe, mais pour finir recroquevillé (rentré) lui aussi. Au-dessus, le sourire ne pouvait être que sardonique, c'est-à-dire rétracté. Le maître, qui acceptait les enregistrements oraux, évitait les photographies. Le geste en dit trop long. Pour une anthropogénie, sensible au bord à bord normal/anormal des idiosyncrasies d'Homo, et peu pressée de décider entre le paroxystique et le pathologique, Lacan aura été, plus encore que Bataille, un cas majeur de ces psychoses suffisamment réalistes, ces sortes de psychoses normales qui tiennent aux capacités courantes des clivages et des commutations du cerveau hominien, technique et sémiotique <2B10>. Il a lui-même toujours revendiqué sa dimension "psychotique", soulignant que "l'être de l'homme non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en soi la folie comme la limite de sa liberté." Avec moins de rhétorique existentialiste, les fous du roi de la tragédie shakespearienne et le Goethe de Faust avaient d'avance marqué leur accord.
26E3. L'orientation verticale, horizontale, oblique des idiosyncrasies
Etant donné que tout cerveau opère des clivages neuroniques, et que chez Homo ces clivages sont possibilisés, donc (re)constructibles, on ne s'étonnera pas qu'il y ait de grandes familles de syndromes idiosyncrasiques. Selon que les clivages y sont plutôt verticaux (judicatifs, sacralisants) ; horizontaux (stratificateurs) ; obliques (négociateurs). Muhammad a illustré à l'extrême le premier cas, que le langage courant repère sous le nom d'intransigeance (trans-agere, in-), laquelle, en raison de la simplicité et de la vitesse qui lui sont inhérentes, pointe facilement vers l'absolu (solvere, ab, dé-lié) : "Frémissez d'Allah, Lui, l'Intransigeant" (Chouraki). La verticalité de clivage est le moteur essentiel du Coran, ce qui le rend si populairement universel, moyennant ses contenus fort succincts. Ceux qui "n'adhèrent point" sont des "Effaceurs" (s26). Par contre, si tu te soumets à l'Ecrit distinct, "tu sera Vérité évidente" (s.27). L'Occident aura étalé la gamme des idiosyncrasies horizontales, en particulier dans sa distinction, depuis Rome, entre vie contemplative et vie active. Enfin, la Bible hébraïque, née avec les écritures contractuelles <18C>, aura favorisé les complexions diagonales, qui y font fourmiller les épisodes narratifs picaresques.
26E4. La polarisation des idiosyncrasies
Les clivages neuroniques se prêtent aussi à des polarités. D'ordinaire, leur fonctionnement a pour effet de conférer saillance et prégnance aux éléments qu'ils séparent ou distinguent. Mais il arrive aussi que le fonctionnement cliveur attire l'attention sur soi. Ce deuxième cas est ce que le langage courant a repéré sous le nom d'esprit raide, par opposition à esprit souple. Ce n'est là ni qualité ni défaut : les esprits raides sont souvent doués pour la solution de problèmes difficiles et abstraits, et ils sont même très efficaces au concret dans la mesure où ils ne s'embarrassent pas de nuances. La raideur d'esprit aura été, autant que la souplesse d'esprit, un facteur anthropogénique considérable.
26E5. La confrontation entre idiosyncrasies endotropiques et exotropiques
Il y a même un clivage neurophysiologique fondamental : celui qui règle les rapports entre les circulations cérébrales endotropiques et exotropiques. Car il se trouve des cerveaux qui confrontent constamment leurs constructions endotropiques à leurs constructions exotropiques, en un syndrome de vérification, "un fait est plus respectable qu'un lord-maire". Tandis que d'autres éloignent la vérification en un syndrome de rêverie, solitaire ou militante, "avec des faits on démontre n'importe quoi". Pour le premier cas, on songe à Aristote, Pascal, Montesquieu, Tocqueville, Kant, Pasteur. A Platon, Descartes, Leibniz, Hegel, Marx, Sartre, pour le second. Freud, tel que l'ont révélé récemment ses écrits non publiés par lui, illustre le basculements entre les deux.
26E6. Les précipitations, le satanisme
Une anthropogénie doit encore remarquer le pouvoir de séduction des idiosyncrasies extrêmes, en faisant surtout quatre constations. (1) Le Relatif, avec la tendresse et l'humour qu'il implique, n'a jamais exalté les groupes hominiens, tout en étant de pratique omniprésente. (2) L'Etre plein a suscité quelques enthousiasmes puissants, de Parménide à Claudel, mais limités à l'Occident. (3) L'aspiration vers le haut, aérienne ou liquide, a fait de Lamartine un phénomène rare. (4) Par contre, le vertige du Non-sens, du Non-Amour, du Néant, du Deuil radical, de la Haine absolue, ont provoqué chez Homo des précipitations nombreuses et durables. Ce dernier destin-parti d'existence, avec sa topologie, sa cybernétique, sa logico-sémiotique, sa présentivité et absentivité, mérite une attention particulière de l'anthropogénie, car rien n'a si souvent mis les hommes au garde-à-vous et les femmes en pâmoisons. Selon ses théoriciens agréés, ce qui porta le National Socialisme ce ne fut pas la victoire, mais le Non-sens et le Néant, ou alors le Non-sens et le Néant inhérents à la victoire même, comme le marquèrent dès le début les théoriciens du parti, non sans consonance avec le "sein zum Tode" de Heidegger. Beaucoup de disciples de Lacan semblent avoir été happés par son vertige, revendiqué toujours davantage, du non-sens, du non-rapport, de l'égoïsme, de la jouissance compacte. Ainsi, Prométhée et Faust restent les figures les plus saillantes et prégnantes de l'humain occidental, plus que la Cordelia de Shakespeare et l'Aliocha de Dostoïevski. On ne comprend pas la fascination séculaire de Socrate si l'on oublie qu'il mettait en question les fondements de la Cité, provoqua jouissivement sa propre condamnation à mort, se disait assisté d'un daïmôn, "démon", de la racine *diF, briller, d'où di<F>os, divus, deus, Zeus. Dans les dictionnaires grecs, à la fois masculin et féminin, daïmôn s'auréole d'une vingtaine de verbes, noms, adjectifs, adverbes (daïmoniôs, merveilleusement, étrangement), montrant assez comment le démonique, avant de donner le démoniaque, courut du sublime au monstrueux, sans jamais cesser d'éblouir. Paul de Tarse et Tertullien, qui savaient encore concrètement ce qu'est le vrai supplice de la croix, sans sa magnification byzantine, reconnurent tous deux l'impact de sa noirceur sans fond dans le premier éclat du christianisme. Par leur fidélité à la catastrophe, nos hebdomadaires illustrés confirment chaque semaine cette pente hominienne vertigineuse.
26E7. Les idiosyncrasies sexuelles : hétéro-, homo-, bi-
Parmi les idiosyncrasies ou complexions, toute anthropogénie suivra la gamme assez continue des préférences sexuelles. Déjà dans l'animalité supérieure, on trouve des inversions transitoires des rôles de la femelle et du mâle. Elles tiennent à la nature de la conjonction coïtale, cette relation d'implication réciproque où chaque élément renvoie à l'autre si étroitement qu'il est quelque peu l'autre. Elles découlent aussi du caractère fusionnel des réactions orgastiques même lointaines. Les comportements précopulatoires des mammifères sont partiellement indifférents au sexe du congénère. Enfin, la spécialisation sexuelle au cours de la morphogenèse se fait sur un fond anatomique et physiologique si commun aux deux sexes, et qui en même temps engage tant de facteurs interactifs, qu'il suffit de peu pour qu'un organisme mâle ait des comportements femelles, et inversement. Cette permutabilité s'est renforcée chez Homo en raison de la disponibilité du coït affronté, de l'orgasme bisexué et du rut perpétuel <3C>, comme aussi d'un cerveau endotropisant, neutralisateur et à clivages possibilisateurs, permettant la distanciation techno-sémiotique, et favorisant les combinatoires. Ainsi dès les premiers documents écrits on trouve des témoignages d'une fluence sexuelle hominienne. Et aussi des valorisations philosophiques tantôt de l'hétérosexualité (Egypte amarnienne, Ancien Testament, Coran, Christianisme) ; tantôt de l'homosexualité surtout masculine (Grèce), l'homosexualité féminine allant de soi ; tantôt de la bisexualité. Les noms célèbres ne se comptent pas qui illustrent les trois attitudes. Soit comme pratique transitionnelle, soit comme pratique définitive, soit comme pratique alternée. Ou encore selon les trois moteurs idiosyncrasiques (a) de la similitude (des formes, des comportements, des perceptions), (b) de l'exclusion, celle du coït affronté dans certaines homosexualités masculines, celle de la pénétration dans certaines homosexualités féminines, (c) de la valorisation sélective (de la turgescence ostensible ou au contraire diffuse). Il a fallu des vues politico-religieuses, ou encore la théorie freudienne des stades aboutissant à la "génitalité", pour situer comme "perversions" les comportements orgastiques n'ayant pas pour fin le coït hétérosexuel générateur. Il s'agit là du domaine par excellence des idiosyncrasies, et Homo a d'ordinaire invoqué à ce propos des caractéristiques anatomiques ou humorales (hormonales), familiales et culturelles, ou encore les sollicitations de forces succubes et incubes. Avec une variété infinie de dosages ayant chacun des inconvénients et des avantages mentaux (techno-sémiotiques-présentifs), non moins que des disponibilités et des barrages proprement anatomiques et physiologiques. On sait l'extraordinaire contribution des homosexuels masculins et féminins à l'histoire des arts visuels, de la musique, de la littérature. La fécondité des presque-fous - car la compulsion des vrais fous est souvent inféconde - appelle les mêmes remarques. C'est que les systèmes techno-sémiotiques, comme tous les systèmes, sont régis par un principe général : l'inventivité des états loin de l'équilibre. La prise en compte des syndromes idiosyncrasiques dut être constante dans l'histoire d'Homo, et elle a sans doute toujours fait la pratique de ce que le langage populaire appelle les "fins" psychologues, les "bons" pédagogues, les "grands" politiques, les dramaturges "géniaux". Les contresens fréquents des spécialistes à l'égard de Shakespeare ont tenu d'ordinaire à ce qu'ils ont vu des options morales ou politiques ou métaphysiques là où éclatent et se heurtent seulement ou d'abord les grands syndromes idiosyncrasiques d'Homo, ultimes "personnages" de tout théâtre, chez le plus complet et radical des dramaturges.
26F. La relation thérapeutique
Ainsi qu'il convenait à une anthropogénie, nous avons considéré les maladies comme elles sont apparues à Homo à travers ses différents mondes et civilisations, à la façon d'un ensemble de pathogénies et de remèdes. Et nous avons insisté sur les maladies mentales, plus riches sémiotiquement, et pour finir sur la notion d'idiosyncrasie, ou complexion, caractéristique du MONDE 3. La perception fixatrice fixée nous en a fourni un cas particulièrement important pour l'histoire des sociétés. Mais, après ces tableaux, il sera bon de conclure sur le rapport des thérapeutes et de leurs patients. Ils s'entredéfinissent, et souvent au sein d'un même spécimen. Chacun, du fait des instances familiales et des rôles économiques où il est pris, est constamment objet et principe de veille sur la santé des autres, et de souci sur la sienne propre. Et son savoir ou son art comportent alors un pouvoir. Pouvoir thérapeutique entretenu par la jouissance et le réconfort qui lui sont attachés. Car, pour beaucoup, l'intervention curative de soi dans autrui, et réciproquement la pénétration curative de soi par autrui, sont un adjuvant important de leur fonctionnement, que celui-ci soit déficient au départ, ou seulement désireux de s'agrandir ou de s'échanger. La relation thérapeute-patient et patient-thérapeute a évidemment dépendu de la conception de la maladie et de ses remèdes. Noyée dans les flux et reflux de forces animistes du milieu naturel et social à travers le MONDE 1A ascriptural. Commençant à s'articuler à travers le MONDE 1B scriptural quand les gardiens du code cosmique et social commencèrent de se sentir chargés de le réinscrire en ceux qui y avaient échappé. Quant au MONDE 2 pointant la raison et une santé rationnelle, il lui appartenait de décider qui, du thérapeute ou de patient, détient la raison, qui ne la détient pas, jusqu'aux vues du fou que nous ont montrées Kant, Hegel, et enfin Freud, pour qui l'imbrication patient-thérapeute fut si étroite qu'elle s'appelait "tranfert" et "contre-transfert" (Gladys Swain, Deux époques de la folie, "Libre 1", 1977). Enfin, dans le MONDE 3, s'il n'y a plus guère physiquement et psychiquement que des idiosyncrasies, généralisables seulement par une analyse factorielle, dont le DMS-IV est un exemple mûrissant pour la maladie mentale, on doit s'attendre à deux conséquences. D'abord la mise en place d'un rapport curatif où le thérapeute n'a plus le patient devant lui, et moins encore au-dessous de lui, mais plutôt avec lui, chacun représentant seulement des taux singuliers dans les combinaisons chimiques et techno-sémiotiques des vivants hominiens en sélection constante, cette sélection étant même pour finir le seul critère de leur valeur. Puis une défiance à l'égard de toute traction exercée sur le système "incorrect" (mal ou point rythmé) par les systèmes physiques, chimiques, techno-sémiotiques-présentifs "corrects" (rythmés davantage). Dans les maladies physiques, ceci conduit à des relations où l'on n'est plus soigné par un médecin, mais où chacun se soigne avec l'assistance d'un médecin. Tandis que, pour les maladies mentales, apparaît une certaine réserve à l'égard des (ré)éducations et des (re)socialisations, dont on attendrait qu'elles fassent accéder le patient au monde du thérapeute plutôt qu'au sien. Plus que tout autre secteur, la thérapie est déplacée par la conception du spécimen hominien comme X-même.
SITUATION 26 Ce chapitre fait couple avec le précédent. Chez Homo, il n'y a pas un ethos auquel adviendraient épisodiquement des troubles physiques et mentaux. Mais un ethos qui appelle et même comprend des troubles. Ou, si l'on préfère, dont les troubles font partie de ses faiblesses, de ses forces, et souvent même de son équilibre techno-sémiotiques. La définition hégélienne d'Homo comme l'animal malade est aussi riche que brève. |