ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
QUATRIÈME PARTIE - LES ARTICULATIONS SOCIALES
Chapitre 25 - L'ETHOS HOMINIEN
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 25 - L'ETHOS HOMINIEN
L'ethos a un sens précis en éthologie. Il désigne les actions et réactions réglées d'un animal dans son milieu, par opposition à celles qu'il montre en laboratoire. En ce sens strict il n'y a pas d'ethos d'Homo, du moins dans la mesure où ce dernier, au lieu d'être enfermé dans des stimuli-signaux contraignants <4H>, est justement un primate transversalisant, et du coup technique et sémiotique, possibilisateur <4-5-6>. D'où chez lui des aires et des moments culturels qui divergent fort, sans compter les originalités de chaque spécimen en raison de ses singularités génétiques, de son ontogenèse, de son histoire. Cependant, les marges dont jouissent ainsi les spécimens hominiens se tiennent aussi dans certaines limites, qui dépendent des challenges auxquels Homo doit faire face constitutivement, et auxquels il répond par des parades elles aussi constitutives. Le terme grec ethos convient alors en ce qu'il désignait des caractères spécifiques sans aucune appréciation de valeur. Le mot moeurs est moins heureux ; dans les mores latines, il visait aussi les traits caractéristiques d'une performance sans appréciation morale, mais il évolua bientôt vers la "moralité" au sens français. L'ethos hominien est le domaine des lieux communs, que résument massivement les proverbes, les dictons, les apophtegmes. Les contes, les romans, le théâtre en suivent les subtilités. Les enfants de quatre à sept ans en inspectent les aspects rugueux avec le même entrain qu'ils mettent à agiter les paradoxes logiques et à construire les subtilités de leur idiolecte <20B>. Ainsi, l'anthropogénie n'a pas à découvrir sur l'ethos d'Homo ce que tout le monde sait et dit fort bien. Ni à se vouloir exhaustive. Mais elle a intérêt à en rassembler les traits essentiels, à souligner leur cohérence systémique, et surtout à montrer leur caractère constitutif, c'est-à-dire leur source dans le système qu'est Homo.
25A. Les challenges constitutifs
Tous nos chapitres précédents sont remplis des forces et des fragilités d'Homo. Déjà sa station debout, transversalisante, orthogonalisante, latéralisante, le rend très vulnérable physiquement et psychiquement. La distance de la technique et la distanciation du signe sont puissance et angoisse. Ses langages parlé et écrit ont autant d'inconvénients que d'avantages. Tout cela a été rencontré de front ou de côté, et il faut y renvoyer. Mais en prendre maintenant une vue ramassée est utile à l'anthropogénie si elle veut saisir certaines permanences de l'ethos hominien à travers la diversité des civilisations et des moments historiques.
25A1. La torpeur et la prétention de lucidité
Homo est un mammifère, c'est-à-dire que son état initial est une longue inconscience prénatale, une non-présence <8B1> de dix mois lunaires actuellement. Puis un sommeil d'un tiers de ses journées quand il est né. Encore, dans sa veille, interviennent d'innombrables moments de torpeur, d'inattention, d'incohérence. Ses lucidités sont sporadiques, hétérogènes, pulsatoires, et supposent un état particulier de la substance réticulée, mais aussi de toute une batterie d'autres relais du système nerveux central et périphérique. Comme leur nom l'indique, les états d'attention (tendere, ad), de conscience (scire, cum), de Bewusstsein (wissen, sein, be), d'awareness (ware, a), d'aandacht (denken aan), etc., sont le résultat d'efforts, courts éveils coupés d'absences. "La pensée bat comme la cervelle et le coeur", remarquait Claudel pour justifier le caractère originel du verset, qu'il disait être "une idée entourée par du blanc". Ceci serait commun au sort des autres animaux si, dans la perception qu'Homo a de lui-même, les fonctionnements présentiels et présentifs n'occupaient une position saillante <8B5-7,9>, lui donnant à croire que c'est la présence qui est chez lui première et normale, et que ses absences sont des exceptions ou des bizarreries. L'état de veille se conforte de ce que ce sont les fonctionnements présentiels qui considèrent les fonctionnements non-présentiels, et pas l'inverse. Et aussi de ce que les comportements présentifs, ceux où la présence est thématisée, postulent quelque omniprésence, en raison des idéations d'immortalité, de spontanéité, de liberté qui nimbent la présence-absence <8D>. C'est surtout l'Occident du MONDE 2 qui a mis l'éveil au sommet de ses fonctionnements. Dans le cours d'une existence, les Grecs ignoraient les années d'apprentissage et ne retenaient guère que la crête, l'akmè, ce temps à partir duquel un spécimen hominien était censé posséder toute sa vigilance ; les Vies parallèles de Plutarque commencent environ à la quarantième année des grands hommes, l'âge où Dante entame son odyssée de l'absolu, "nel mezzo del camin di nostra vita". Les Latins virent même l'esprit vigile culminer en une "arx mentis", citadelle de la lucidité. Descartes, qui prétend envisager tout et le pire, ne prend jamais en compte le sommeil profond, qui eût ruiné son postulat d'une pensée imprenable, et il égale le sommeil au rêve. Chez Valéry on lit encore : "A ce point pur je monte et m'accoutume, Tout entouré de mon regard marin", / Et comme aux dieux mon offrande suprême / La contemplation sereine sème / Sur l'altitude un dédain souverain". Mais l'éminence de la lucidité, mutatis mutandis, se retrouve même hors de l'Occident. Les morts africains ne quittent l'éveil que progressivement, sur deux ou trois générations après la décomposition de leur cadavre. Le nirvana bouddhiste est un Eveil promis à des Eveillés (skt. Buddha, illuminé), bien qu'il soit un acte d'extinction (nis, hors, vâti, il souffle). Aussi les moyens qu'Homo a mis en oeuvre pour combattre sa torpeur native traversent son ethos. Stimulants chimiques de toutes sortes. Heures monacales de lever et travail régulier, "nullus dies sine littera", s'impose Zola. Organisation de "r-é-veillons", "ré-jouissances", "enter-tain-ment". Tracasseries procédurières, guérillas et guerres dont la séduction tient à ce qu'elles assurent l'alerte quasiment permanente <27A1>. Temps cycliques du travail, ou encore horaires fixes de travail. Les pédagogies veillent à tenir l'élève "sur la montre" (Montaigne), "au-dessus de l'ouvrage" (Etienne Pascal). La stimulation est encore plus valorisée par les sociétés hominiennes que l'équilibre. Cependant, comme toujours chez Homo possibilisateur, la voie inverse fut explorée, exploitant les aires cérébrales neutralisatrices, l'attention flottante, l'endormissement et le désendormissement, les fluences paraorgastiques tant pour les digestions de la mémoration que pour l'intelligence et le génie <2B>. Dans le monde précolombien, la torpeur droguée cadrait assurément avec la circulation cosmique sanguine, voire sanguinaire du quiq (sang) du Popol Vuh maya. Mais en Chine aussi l'ivrognerie contrôlée fut conseillée par des sages, peintres et poètes, pour mieux ouvrir aux effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E> du Tao générateur. Le tantrisme proposa une orchestration sophistiquée du préorgasme fusionnel au service de la subarticulation proliférante de l'Inde. Même en Occident, Beethoven a construit, au milieu du dernier mouvement de sa IXe Symphonie, une immense plage-fusion orchestrale, correspondant au thème aussi immobile du dernier mouvement de sa dernière sonate ; et le chromatisme wagnérien correspond au préorgasme tantrique. Jusqu'à un musicien de la lucidité combinatoire comme Bach qui a exploré, dans les dix canons des Variations Goldberg, le bord à bord de l'éveil et de l'endormissement. Dans le MONDE 3 la musique de Ligeti s'ouvre à l'Univers par-delà le Cosmos en se réclamant des immobilités du Renaissant Ockeghem. Ainsi, jouant à la fois du réveil et du sommeil, la rêverie comme mode d'existence thématisé <6B> aura tenu un rôle capital dans l'ethos hominien. Elle permet au régime cérébral endotropique, si important chez Homo, de se préserver des invasions du dehors pour renforcer ses cohérences internes. Le présent, référentiel, y est remplacé par la mémoration du passé et l'utopie (le non-lieu) de l'avenir. Subtilement rythmique, la rêverie est envahissante, compulsive, et peut porter l'existence en une fécondation indéfinie ou une débilitation impitoyable. Son réglage scabreux, surtout avec ses accompagnements de dépression, de manie, d'hallucinations, est un premier challenge de l'ethos d'Homo. Tout comme l'exploitation mesurée des ressources du génie du désendormissement matinal, explorées par Descartes et Valéry.
25A2. Les contrariétés et contradictions du signe
Les distances inhérentes à la technique et les distanciations inhérentes à la sémiotique constituent un second challenge fondamental. Car non seulement Homo utilise des signes, mais il est littéralement constitué par eux pour presque tout ce qui n'est pas son anatomie et sa physiologie. En dernier ressort, beaucoup des étrangetés comportementales de l'animal signé et signant sont seulement des étrangetés des signes en tant que signes.
25A2a. Labilité et permanence, singularité et universalité Les signes sont fragiles, étant relativement artificiels, inadéquats, devenant largement incompréhensibles avec le temps qui passe, peu transmissibles d'une culture à l'autre, voire d'une génération à l'autre. En même temps, ils ont des solidités que les spécimens hominiens n'ont pas. Le nom et le prénom d'un quidam le précèdent et lui survivent, de même que son dialecte, et la structure, texture, croissance <7F> techno-sémiotique de son environnement. D'autre part, il est des dialectes, comme le grec et le français, qui ont des articles définis, les hommes, l'homme, le chien, les tables, par quoi le contingent d'une table particulière et même de toutes les tables existantes devient un universel. L'absence d'article a parfois un effet semblable : en chinois, elle fait qu'un thème (verbe, préposition, substantif, adjectif) est d'emblée envisagé dans son essentialité indépendamment de toute classe grammaticale. Mais ce ne sont pas seulement les signes du langage mais tous les signes, imagiers, musicaux, gestuels, qui sont impermanents et en même temps postulent une permanence et une universalité du seul fait de leur émission. En sorte qu'Homo constitué par les signes, animal signé et signant, se saisit également général et glissant. Les Grecs diront : tragique.
25A2b. Souplesses et raideurs Les signes sont la souplesse même, dans la mesure où ils sont révisables, modulables, réinterprétables à souhait, même les indices, qui pourtant sont plus ou moins imposés de l'extérieur et affectent intrinsèquement leurs désignés. Mais leurs raideurs sont aussi grandes. L'invention musicale s'inscrit dans des claviers, des cordes, des tuyaux, des gammes, qui imposent des suites "obligées". Le philosophe génial ne peut parler qu'à partir de son idiolecte, subordonné au dialecte de son groupe, et en ne faisant guère que manifester les latences de l'interlocution et l'intergeste de ce groupe à tel moment. Rien de plus conventionnel qu'un discours anarchiste, fond et forme, ni de plus préstructuré qu'un happening. L'écriture automatique des surréalistes a prouvé, e converso, qu'il faut beaucoup de préméditation pour déjouer les stéréotypes, qui tiennent justement à ce qu'il y a des types (tupteïn, tracer par frappe) et des stéréotypies (stéréos, obstiné) dans tout signe, et en particulier dans les caractères (kHarasseïn, entailler) de l'écrit. La souplesse et la raideur des signes ne s'excluent pas, créant un nouveau challenge pour Homo qu'ils constituent et écartèlent.
25A2c. Clivages et sauts Les inductions (convections) font que des neurones situés en des points voisins ou lointains du cerveau fonctionnent ensemble, presque simultanément ou en séquences serrées, en synodies neuroniques <2A2c>. Les clivages ont pour résultat que des neurones lointains ou proches fonctionnent sans interférer trop les uns avec les autres, et cela même s'ils concernent des objets ou des actions-passions semblables <212b>. Ces deux caractères se trouvent déjà chez l'animal. Mais, dans les techniques et les signes qui font Homo, les inductions et clivages donnent lieu à des basculements, incessants et violents. Cela vaut des signes analogiques comme des signes macrodigitaux : un trait fait basculer une image, une lettre fait basculer un mot, une image et un mot font basculer le monde. De l'amour à la haine, de l'évidence au doute, de la démocratie à la dictature et inversement. C'est la force du jeu de mots phonosémiques ; les syllabes lâ illahâ illâ 'Lah portent presque tout l'Islam. A ce compte, chaque spécimen hominien est un orchestre symphonique et cacophonique. Ce n'est que depuis le XVIIIe siècle, et pour des raisons culturelles très singulières, qu'il s'imagina être un individu, d'individuum (atome, non divisé), notion que n'envisagèrent jamais les Latins.
25A2d. Obscurités et lumières. L'éclat C'est une conséquence fâcheuse de la Théorie de l'information la communication d'avoir fait croire que les signes sont surtout des transmetteurs de messages. Certains le sont. Mais beaucoup fonctionnent autant par leur obscurité que par leur netteté. Tels les signes absolus, le svastika, la croix, le tchi, le pieu fiché, la stèle, à la fois analogiques et macrodigitaux <18J>. Même les mots simples convenablement prononcés peuvent jouer le rôle de shibboleth : "Phallus" (pHallos) chez les psychanalystes lacaniens, "Laïcité" ou "Libre pensée" chez des libres penseurs, "Droite" ou "Gauche", "Nationalisation" ou "Privatisation" chez les croyants politiques <7I8,27D3,27F1>. Le double sens du français "éclater", qui veut dire à la fois jaillir en lumière et exploser, convient bien à cette ambiguïté des signes, et donc au challenge d'Homo qu'ils articulent. De nombreux signes ont cet éclat. Et certains personnages qui sont des signes, tels les grands criminels, les héros tragiques, les conquérants, les navigateurs solitaires, certains clochards. L'oeuvre de Genet a thématisé le trouble de l'éclat, déjà exploité par la tragédie classique.
25A3. La violence cérébrale et sémiotique des perceptions possibilisées
A côté de ses somnolences vaines et fécondes, à côté des contradictions des techniques et des signes qu'il est, Homo vit, plus que l'animal, sous la menace de ses perceptions. C'est que les siennes ne sont pas classées d'avance en stimuli-signaux, elles sont possibilisables <6A>, et peuvent donc donner lieu à reclivages ou déclivages révolutionnaires, souvent subrepticement. Mises à part quelques "bonnes formes" (des résultantes d'effets de champ statiques <7A>) qui s'imposent de façon impérative, un spécimen hominien devant un même paysage peut l'organiser et en pâtir de mille manières en y mouvant les yeux, en variant physiquement ses angles de prise, ou seulement en en faisant varier cérébralement (endotropiquement) les points focaux, les référentiels, les grilles de lecture <1C1>. La panique hominienne est alors de sentir basculer les valeurs, c'est-à-dire ce que le groupe valorise d'ordinaire, mais surtout de rencontrer le Boojum de Lewis Carroll à la fin de sa Chasse au Snark (For the Snark was a Boojum, you see.), que Sartre a appelé les "quasi-relations de l'en soi", et que les scolastiques après Aristote frôlèrent dans leur matière première "quod neque est quid, neque quantum, neque quale, nec aliud quidquam eorum quibus ens praedicatur vel determinatur" (qui n'est ni quelque chose, ni une quantité, ni une qualité, ni rien d'autre de ce par quoi l'être peut recevoir un attribut ou une détermination). Plus encore, c'est ce que l'anthropogénie appelle le Réel derrière la Réalité, et qui s'affole de présence-absence. L'artiste extrême rencontre le Boojum plus souvent que les autres, mais tous les spécimens hominiens, possibilisateurs, en sont vaguement inquiétés.
25A4. La mémoration réinterprétante
La remémoration aussi est beaucoup plus instable chez Homo que chez les autres animaux. C'est qu'il transforme le simple situs en situation par la distance technique et la distanciation sémiotique, et que de plus la situation fonctionne dans une circonstance et sur un horizon, plus fragiles encore <1B3>. Ce qui embarrasse quelques performances, et surtout déstabilise un animal que ses signes, par leurs universalités, ses oeuvres, par leurs stances <11I>, incitent à entretenir la permanence d'un X-même <11K>.
25A5. L'indescriptibilité de la présence/absence et l'incalculabilité des effets de champ
La présence, l'absence, la présence-absence ne sont pas descriptibles, par opposition aux fonctionnements qui le sont ; quant aux effets de champ, s'ils sont descriptibles (on peut en dire quelque chose), ils ne sont pourtant pas vraiment calculables, comme les autres fonctionnements <7G,8A>. Or, rien n'importe autant à l'existence quotidienne d'Homo que les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, ainsi que la présence-absence. En sorte que, jusque dans leur vie la plus courante, les spécimens hominiens ne sont pas seulement affrontés à des problèmes, des jetés-devant (balleïn, pro), solubles ou insolubles, mais à des mystères, d'un mot qui renvoie à une racine indo-européenne *mu, désignant les yeux fermés et le silence, où la Réalité se troue de Réel <8E1>.
25A6. Les aléas de la rencontre
Dans les autres espèces animales, le partenaire, la proie, le prédateur sont clairement définis dans le cadre des stimuli-signaux. Au contraire, derrière chaque front hominien rencontré (r-en-contré), il y a un cerveau possibilisateur qui oblige à des supputations risquées. Le piquant de la rencontre, phénomène hominien par excellence <3A>, est que chacun ignore non seulement quel est le système de l'autre, mais encore quel point de vue l'autre adopte en cet instant précis à l'intérieur de son propre système. Possibilisant, le rencontreur ignore, du reste, son propre système autant que celui du rencontré.
25A7. Les urgences fuyantes
Parmi les challenges existentiels d'Homo on fera enfin une place aux questions peu solubles. Non celles qui font l'occupation et le plaisir du technicien. Mais d'autres qui touchent à des urgences où Homo justement se croit maître, mais dont il n'a pas l'instinct. Ainsi de ce qui concerne l'éducation <3B,25D>, les programmes économiques <23B> et politiques <23C>, la coutume-justice et le droit <23C3>. Et, avant de quitter cette panoplie de problèmes et de mystères, ne faut-il pas ajouter certaines caractéristiques communes des primates : le goût du brouhaha, la jacasserie, la contrariété entretenue, la pulsion à l'emporter ? Cependant, ces inconvénients-là comportent leurs remèdes, ou leurs agréments. Et ils semblent moins essentiels que ce que nous venons de rassembler comme challenges constitutifs d'Homo : l'inattention congénitale, les contradictions du signe, les perceptions traumatisantes, la tromperie du souvenir, les opacités de la rencontre, la fluence des choix urgents.
25B. Les parades constitutives
Les challenges hominiens fondamentaux ont suscité partout, et sans doute très tôt, des parades qu'on retrouve dans les communautés et sociétés dont l'écriture nous a laissé des témoignages, et qu'on soupçonne dans les communautés et sociétés sans écriture.
25B1. La conquête et la dominationtransversalisantes
Des biologistes ont parfois caractérisé Homo comme superprédateur, marquant par là qu'il se trouve au sommet de toutes les chaînes proie-prédateur-proie, etc. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer <6A> que ce terme n'est pas très heureux, parce qu'Homo est parfois prédateur, donc rostral-caudal, comme quand un paysan veut repousser la limite de son champ, ou qu'un automobiliste accélère uniquement pour dépasser celui qui le précède, mais d'ordinaire ses prises, transversalisantes, sont embrassantes, pénétrantes, possibilisatrices ; passant d'un niveau d'approche à un autre, elles tiennent moins en accaparements qu'en clivages et reclivages. C'est à ces derniers caractères que répondent, outre le travail et le divertissement ordinaires, la conquête (quaerere, cum) et la domination (dominium, dominus), qui en sont des paroxysmes. Où Homo se distrait de ses mystères en multipliant ses problèmes <8EFG>. Dans des efficacités multipliées à court terme qui ont le confort de lui dissimuler ses inconvénients à termes moyen et long. En des entreprises qui, du reste, n'excluent pas sa propre destruction physique, voire celle de sa Terre mère, à des fins techniques et sémiotiques.
25B2. Les infaillibilités
Homo est si faillible qu'il se revendique infaillible. Modérément dans ses actions-passions extérieures. Et décisivement dans ce qui est son centre ou son axe, c'est-à-dire dans sa mémoire, davantage dans son jugement intellectuel, et plus encore dans son jugement moral.
25B2a. L'infaillibilité remémorante La digestion cérébrale hominienne, la mémoration <2A5>, qui pourtant transforme les expériences passées, sert en même temps le sentiment d'infaillibilité de la remémoration. En effet, longuement mémorée, la chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B2> se forge souvent une unité qui permet de soutenir que cela fut bien ainsi, assurant du même coup qu'un certain X-même <11K> fut bien là-alors. On précisera néanmoins que c'est seulement en Occident que ceci aboutit à postuler une substance stable, capable devant des tribunaux de témoigner ou d'assumer la responsabilité d'événements remontant à plusieurs années ou décennies.
25B2b. L'infaillibilité judicative Tout jugement, qu'il soit spéculatif, esthétique, moral, est une résultante, celle de l'état perceptivo-moteur et logico-sémiotique d'un cerveau hominien à tel moment-état. Ce cerveau a peu de chance de pouvoir prendre une distance-distanciation sur cette résultante. On peut y voir une faiblesse, puisque ainsi il se trompe en ne le sachant pas, ou peu. Mais c'est aussi un recours, puisque cette (mauvaise) foi lui permet de continuer de décider et d'agir. Ainsi, le chrétien christianise, le rationaliste rationalise, le psychanalyste psychanalyse, l'ingénieur ingénierise, et le franc-maçon croit maçonner le progrès social. De nouveau, il n'y a qu'en Occident, et plus étroitement dans le cadre de la langue française (où, dans le groupe phonétique, les syllabes sont égales et l'accent tombe sur la dernière), qu'un Descartes ait pu écrire que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" ; le common sense anglais est seulement commun sans se croire bon. Mais, partout presque toujours une ethnie, un sexe, une civilisation, un dialecte, une confession, un peuple <28> croient avoir raison contre les autres, tous les autres. Les systèmes techno-sémiotiques hominiens sont si labiles qu'ils ne sauraient supporter des mises en question suivies et consistantes. Le "chacun plaint sa mémoire et non son jugement" de La Rochefoucauld n'est pas qu'une observation de salonnard.
25B2c. L'infaillibilité morale. Naturalisation de la convention Le moralisme, presque compulsionnel chez Homo, est la forme la plus ostensible de l'infaillibilité judicative. A condition de préciser qu'il y a deux moralités sociales, comme nous l'avons vu <23C3c>. (a) Celle d'aujourd'hui en Occident implique une intériorisation de la faute, laquelle suppose la responsabilité d'une conscience ; elle dérive du recreusement de l'anima latine et de l'anima chrétienne, à laquelle Kant a conféré une généralité transcendantale. (b) Mais, auparavant, en latin classique, mos-moris-mores, que nous traduisons par "moeurs", désignait seulement des caractères typiques, voire des caprices individuels, sur lesquels on ne portait pas de jugement de valeur ; moralitas visait le caractère d'un acteur, bon ou mauvais, ayant peu en commun avec notre "moralité" ; la culpa et le peccatum se contentèrent d'abord d'être un faux pas social. C'est ce premier sens qu'on trouve à travers les aires et moments des civilisations. Mais une anthropogénie retiendra que, malgré leur profonde différence, les deux cas ont montré la même tendance à la naturalisation, c'est-à-dire à supposer que le moral, le conforme aux moeurs de la cité, découle d'une certaine nature, nature humaine (Occident) et/ou nature cosmique (Chine). Tant des systèmes techno-sémiotiques, même conventionnels, ont besoin de s'attribuer une infaillibilité morale. Sous nos yeux, les défenseurs des droits de l'homme veulent les fonder dans quelque naturalité de l'Homme. On comprendrait cependant mal l'infaillibilité morale dans l'anthropogénie si l'on n'apercevait pas qu'Homo tend à croire que certains y ont échappé. Ce sont ceux, rares, qui ont proposé des "voies" ("tao"), comme le Lao Tseu du Tao Te King. Ou ceux, plus rares encore, qui se sont situés eux-mêmes comme des voies : le Bouddha des récits ; le Socrate de la fin du Banquet, moins doctrine qu'homme-existence, nous explique l'Alcibiade de Platon ; le Jésus des Evangiles : "Je suis la voie, la vérité et la vie." Les évangiles, ou bonnes nouvelles (angueleïn, annoncer, eF, heureusement), prononcent peu de condamnations, sinon justement contre les moralisateurs, les Pharisiens, dits "hypocrites" au sens grec (Pharisaei hypocrites), c'est-à-dire histrions. Peu ou pas de discours contre l'adultère, le viol, l'avortement, l'esclavage, la guerre ("Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre"), les impôts ("Rendez à César ce qui est à César"). La richesse est suspecte, elle est vers le Royaume une voie étroite ("chas d'une aiguille pour le corps d'un chameau"), mais non barrée. L'essentiel tient en béatitudes ("Heureux ceux qui..."). Même dans le Coran, malgré ses vitupérations fréquentes, l'essentiel tient en ferveur. Mais ces Voies sont rarissimes. Bergson, qui a distingué leur "morale dynamique" par-delà la "morale statique" des spécimens hominiens ordinaires, les a conçues comme des idées régulatrices plutôt que comme des exemples à multiplier. Seul Bouddha fut bouddha, les autres ne seront que bodhisattvas ; l'empereur Açoca, cofondateur du bouddhisme, insiste sur ses propres faiblesses. Quand, dans Der Antichrist, Nietzsche déclare : "Il n'y a jamais eu qu'un seul chrétien celui qui mort en croix", il exagère à peine. Dostoïevski a eu l'audace d'approcher cette morale-là dans le Prince Mychkine de L'Idiot et dans l'Aliocha des Frères Karamazov, et Kazantzakis dans La dernière tentation (O teleutaïos peirasmos, la mise à l'épreuve ultime), à quoi le titre français a indûment ajouté : du Christ. Mais ces cas sont rares. Homo a tant besoin d'infaillibilité morale que, durant des siècles, le Banquet de Platon fut édité en France sans sa dernière partie, celle qui propose Socrate comme vérité-existence, ou vérité-par-l'existence. Les heurs et malheurs de la science archimédienne en témoignent a contrario. Indexation pure des indexables physiques purs <21D>, elle comporte des remises en question permanentes, et déjoue toutes les certitudes massives et définitives. Or, à peine inventée dans la Grèce des années -250, le besoin d'infaillibilité remémorante, judicative et morale d'Homo la mit en veilleuse durant plus d'un millénaire et demi, et il fallut les circonstances tout à fait exceptionnelles de l'Occident pour qu'elle s'affirme enfin aux XVe et XVIe siècles<21D3>.
25B3. La nécessité et la coïncidence. Apriori et généralité
Le nécessaire a deux degrés. Celui de l'anankè grecque, l'inévitable. Mais aussi celui, sans doute plus essentiel à l'anthropogénie, de ce dont la possibilité implique l'être, ou encore de ce dont l'existence est impliquée par l'essence. L'Occident a poussé le désir de dernière nécessité à l'extrême, finissant avec Leibniz par exiger que chaque événement, si insignifiant fût-il, eût une "raison suffisante". Mais partout Homo possibilisateur a tenté d'échapper à la contingence, à l'éventualité de pouvoir être et ne pas être, insupportable à l'universalisation inhérente aux signes. Pour cela il a trouvé secours dans la disponibilité des indices et des index <4,5> ; presque tout indice, une fois indexé, prend visage de destin. Pris entre la labilité, la stabilité et la possibilisation des signes qu'il a et qu'il est, Homo, animal signé, a déployé des trésors d'ingéniosité pour créer du nécessaire, c'est-à-dire pour se faire croire qu'il pouvait non seulement aller de l'être au possible (ab esse ad posse valet illatio), mais aller du possible à l'être. Il n'en a été que plus frappé par la coïncidence, ce cas où des éléments appartenant à des séries homogènes ou hétérogènes créent un événement (venire, ex, se mettre en ressaut) rien qu'en tombant-dans-ensemble (cadere, in, co). De la coïncidence ainsi comprise étymologiquement, chaque moment de civilisation a souligné un aspect : (a) La tukHè grecque préleva le choc de la rencontre (tunkHaneïn, buter sur), comme il convenait à une culture rostrale <13G> : pour créer les événements, le klineïn (incliner, dévier) de Démocrite fait s'entrechoquer des atomes tombant dans le vide. (b) Le sort (sors) latin, sensible à l'équilibre latéral <13H>, en a surtout remarqué le tirage <au sort> (sortiri, tirer un élément dans un tas). (c) Le hasard arabe, dans la logique d'une culture de la transcendance non médiatisable <13L2>, en fit une affaire de faces de dés (az-zahar). (d) La chance médiévale, entre salut et damnation, insista sur la chute (cadentia) du dé. (e) Le Zu-fall germanique (néerl. toe-val) continua ce sens, tandis que le Wurff (jet) allemand insista sur le lancement du dé. (f) La roulette, sur la plaine russe, exprima que le cours des choses est un roulement, comme les rôles <3D>. Un peu partout, la nécessité et la coïncidence furent ensemble plus ou moins divinisées ou diabolisées. Un exemple paradoxal du désir de nécessité a été fourni par la logique aristotélicienne et son syllogisme <20C3>. Car, en fin de compte, tout le monde sait bien que Socrate va mourir, puisqu'il est un homme, et que les hommes sont des vivants, donc mortels ; voilà qui est bien inutile à démontrer. Et pourtant comme tout se magnifie si Socrate meurt en tant qu'homme, et en tant que vivant! D'où sans doute cette fierté des logiciens pédants pendant plus de deux millénaires lorsqu'ils syllogiseaient en barbara : "Tout homme est mortel, Or Socrate est un homme, Donc Socrate est mortel." Sans doute le fait banal de la mort de Socrate prenait là pour eux une généralité, donc une apriorité, qui en faisait une réalisation d'un Logos.
25B4. La répétition et la surprise. Citation et paraphrase
L'habitude ajoutait pour Psyché une douceur de plus, dit l'érotique romaine. La répétition a un rôle central dans la jouissance hominienne. Elle conclut le cycle perception-action-perception du geste et de la parole. Elle est fatalement rythmique <1A5>, conjuguant confortation et possibilisation. Elle mime la généralité, l'apriorité, la nécessité, et même le hasard et la chance. Sa seule menace est de devenir compulsionnelle. La citation en est la fleur <17F7>. L'excellence universitaire actuelle, fort citative, continue là des millénaires d'humanité. Cependant, les grands singes montrent encore une pulsion à l'exploration, appelée par l'extinction rapide de toute sensation trop semblable, mais aussi par une curiosité positive. Occasionnelles chez le singe, l'allostasie, la néguentropie, la recherche des états loin de l'équilibre sont permanentes chez Homo transversalisant et possibilisateur. Comment alors combiner les bénéfices de la répétition et ceux de la surprise ? C'est ce que réussit éminemment la paraphrase <17F7>. Dans son souci de Réalité, absorbant même le Réel, l'Occident romano-chrétien l'a conçue comme une recherche de l'intentio profundior de l'auteur. Ailleurs, et pas seulement chez les Sémites, elle fut menée selon les trois sens, matériel, spirituel, anagogique d'Averroès, en des strates innombrables. Les textes "classiques" sont alors ceux qui se prêtent à des interprétations très multiples et cependant communicables. Et on aura compris que les citations et les paraphrases qui intéressent le plus l'anthropogénie ne sont pas les discours savants, mais les paroles des compères et des commères devisant inlassablement à travers les siècles à la croisée des chemins.
25B5. Le disciple et le maître. La révélation-prophétie
Dans le couple commandement/soumission, l'anthropogénie a eu l'occasion de remarquer à plusieurs reprises que le besoin et le désir d'Homo, animal possibilisateur et sémiotique, mammifère et primate, est d'occuper tantôt une des deux places, tantôt les deux alternativement <6B4>. Ceci vaut éminemment de la confortation réciproque du maître et du disciple. Le gain du disciple, dans ce rapport, est palpable. En effet, le maître le dispense d'affronter sa contingence en lui apportant une nécessité, suffisamment lointaine et floue d'ordinaire pour que la vérification trop proche n'en brise pas le charme. Le disciple est également dispensé de la charge de jouir par lui-même, puisqu'il lui suffit de jouir à travers la jouissance du maître. Souvent il n'a même pas à se donner la peine d'élire le maître, qui le choisit par vocation extérieure : "suis-moi", dit Jésus ; ou par vocation intérieure : "une voix m'a dit", (se) répète Jeanne d'Arc. On se rappellera que l'obéissance est l'affaire de l'ouïe (ob-audire), à l'égard d'un appel (vocare, appeler), plutôt que de la vue, toujours critique. Cette écoute a fait la jouissance des règles monastiques, maçonniques, anarchistes, fascistes, comme celle des séminaires de philosophie ou de psychanalyse. Le gain du maître religieux, philosophique, politique, commercial, moral, psychologique, psychanalytique n'est pas négligeable non plus. Il tient dans la jouissance inhérente à ce pouvoir très pervasif et très permanent qu'est l'influence (fluere, in), sorte d'irradiation pénétrant l'environnement et revenant vers sa source pour la nimber. Puis, dans le confort de l'écho constamment renvoyé par l'écoute du disciple, et où le doute de l'émetteur se mue en constance, et sa mauvaise foi en foi. Cependant, les difficultés sont partout. Car pour le disciple le maître est une Origine majusculée, que, pour exister, il doit à la fois adopter et déplacer, parfois jusqu'à la nier, le plus sûr étant de l'invoquer, de l'appeler en soi de la voix (vocare, in) : "comme il l'a dit, écrit, fait". C'est en cela que les funérailles du maître sont le temps faste du disciple, celui où le corpus magistral (corps de paroles, corps de textes, corps de gestes) est enfin achevé, à la fois mimable, déplaçable et niable, invocable à loisir. Pleinement interprétable. On aura remarqué que l'Origine dont il s'agit est moins physique que sémiotique : Tertullien voulait que le Jésus fût laid. Et plus paternelle que maternelle : les mythes parlent peu d'un meurtre de la mère, et beaucoup d'un meurtre du père, plus près des signes, et moins de la nature. Le fils ne "tue" pas le père parce qu'il veut posséder la mère (sauf peut-être dans la Vienne de Freud autour de 1900), mais bien parce qu'il désire mimer, déplacer et nier, donc seulement invoquer son fondement sémiotique. Ce qu'on appelle d'ordinaire l'Histoire, parlée et écrite, est la pratique la plus vaste de ces funérailles inlassables des maîtres. Du reste, la relation du maître au disciple est également difficile. Car il lui faut établir le disciple entre sujet et objet, en une proximité distante. Ceci débouche souvent sur la fondation d'une secte dont l'accès suppose une initiation (initium, commencement) à partir de quoi le maître et le disciple diront "nous" en une complicité cryptique. Dorénavant, le discours magistral pourra s'émailler de "pour nous", "pour vous", entendus comme "pour nous qui savons", "pour nous qui voyons", et plus particulièrement "pour vous qui avez vu et voyez encore à travers moi". L'initiation fait couple avec l'excommunication. On entend vite le maître se plaindre du peu de zèle des disciples, mais surtout leur faire sentir qu'ils n'auront jamais compris, sauf à les opposer, pour une honte encore plus grande, à un disciple élu, le "seul qui ait compris". Ainsi, a-t-on vu le maître abolir la grande église et en fonder une moyenne, puis anathématiser la moyenne au profit d'une plus petite, jusqu'au dernier carré (le "petit groupe" du très lacanien Pierre Soury) des derniers jours testamentaires. La foi du disciple s'entretient d'une excommunication qui le précipiterait d'autant plus profondément dans les ténèbres extérieures qu'elle serait "latae sententiae", simple absence de parole, de regard. On ne confondra pas trop la maîtrise et la révélation-prophétie. Les révélateurs, les "voies", Bouddha, Socrate, Jésus, et les prophètes, Isaïe, le Paul des Epîtres, le Jean de l'Apocalypse, Muhammad, peut-être Nietzsche, sont des souffles, des extases, plutôt que des systèmes. Pour l'Occident, Platon et Aristote auront été des cas intermédiaires ; le premier par sa fantaisie, le second par les scrupules de sa rigueur. Et c'est l'occasion de remarquer que toutes les parades constitutives d'Homo ont connu des fortunes diverses selon nos trois mondes. Le couple maître-disciple fut quotidien, presque familier, autour des devins du MONDE 1A ascriptural ; foudroyant en présence des "faces" des prophètes (descendant de la nuée) des empires primaires du MONDE 1B scriptural ; obsessionnel dans le MONDE 2 ontologique et rationnel, de Pythagore à Lacan ; et on peut croire qu'il s'effiloche dans les discontinuités fenêtrantes-fenêtrées du MONDE 3 au gré des relativités de la science archimédienne, quitte à continuer de ramper dans les croyances politiques (militaires), voire religieuses et philosophiques <27D3>.
25B6. L'erreur commune
Etant donné la labilité extrême des signes, les sociétés d'Homo ont besoin que soient cultivées des positions communes qui répondent à leurs urgences. Or, les vérités communes sont rares, austères, généralement non énonçables par aucun leader, particulièrement en démocratie. L'erreur commune apaise les esprits et maintient le compagnonnage, la collaboration, la communauté, la société, l'éducation <3>. Le rationalisme français du XVIIe siècle reconnut, avec Pascal, qu'elle était la moelle du discours politique : "Il faut qu'il y ait une erreur commune qui fixe les esprits" <23C1,24A2>. Certaines erreurs communes sont spécifiques à des sociétés à un moment : ainsi "faut-il que" la plupart des habitants d'un pays démocratique soient convaincus de jouir de la liberté d'expression, et d'être bien informés. D'autres débordent les époques et les lieux, telle la croyance qu'il y a quelque part, dans des temps et espaces plus ou moins lointains, des "savants", des "psychologues", "sociologues", "économistes", "académiciens" qui détiendraient une sagesse rédemptrice. Sans doute que l'erreur commune la plus vaste et la plus solide de l'anthropogénie est l'Histoire explicative, quand elle parle des "causes" et des "conséquences" de la Révolution, des "intentions" et des "motivations" de Bonaparte, de Metternich ou de Bismarck, du "climat social" au lendemain de Thermidor, des "oppressions" coloniales et des "mouvements de libération" des peuples, surtout si elle fait tout cela en écrivant bien ; le style est indispensable au rythme qui confirme la croyance <25A2d,27D3>. En tout cas, aucune société hominienne ne serait viable si la nature labile et distanciatrice du Signe n'y demeurait suffisamment voilée, comme par le voile du pouvoir selon Retz, en la plus nécessaire des erreurs communes.
25B7. L'escroquerie inhérente et l'humour. Le tuning. Le commerce
Merveille de phonosémie manieuse, le mot escroquerie désigne de petits décrochements rapides et subtils (it. escroccar, décrocher). L'escroc au sens courant possède toutes les qualités attendues par son milieu : il parle adéquatement ; sa mise est conforme ; il connaît à fond les ressources de l'erreur commune ; il induit plus qu'il ne conduit ; sa duplicité est une sorte de simplicité ; il est lui-même convaincu à force de convaincre. Il y a alors une escroquerie inhérente à tout animal techno-sémiotique comme tel, même si le prêtre, le politicien, le professeur, le moraliste ont à cet égard une virtuosité particulière, responsables qu'ils sont de permettre à des groupes entiers de surfer sur leurs challenges constitutifs. L'humour fait couple avec l'escroquerie <27E>. Lui seul en pénètre tous les détours, et en même temps la surmonte, en l'impliquant de bout en bout, puis en la disloquant par petits accents imprimés sur son jeu. A quoi il réussit du fait que le dialecte a pour fonction de seulement spécifier une chose-performance-en-situation-dans-une-circonstance-sur-un-horizon, et est donc capable de procéder par touches tangentielles. On l'entend jusque dans les dictatures les plus étouffantes, et certaines de ses nuances sont comprises par le jeune locuteur en même temps qu'il construit son langage <20B>. Ainsi, la pratique hominienne a partout et toujours été vouée à un ajustement incessant, instantané, afin que cohabitent des cerveaux divers dans l'intercérébralité <2B9>, mais aussi les différents domaines de vérité et d'erreur qui se partagent chaque cerveau. On pourrait caractériser l'ethos hominien par un tuning invisible et permanent. Un tuning s'appliquant au dosage de la norme et du hors-norme, dont aucune prescription ne peut être donnée, et, comme pour le rythme, dont la seule vérification est son exercice. Le mot qui résume le moins mal les réponses constitutives d'Homo à ses challenges constitutifs est sans doute, en français comme en anglais, le commerce. Il vise d'abord la merx, ce qui est échangeable en général, puis par référence à un échangeur neutre de plus en plus abstrait, mais de là il retourne heureusement à l'échange en général, où circule tout, la parole donnée, la foi jurée, la coaptation sexuelle, le serment d'amour, avec des ajustements d'interlocution et d'intergeste de toutes sortes, cum. Le commerce ainsi étendu est alors le thème et la ressource inépuisable du tuning. Le plus extrême ermite ne quitte le commerce avec les citadins des villes, et même avec les paysans des campagnes, que pour "commercer" avec les animaux et les plantes. Le danger pour son sens commun guetté par la folie <26B> est seulement que ces derniers sont des négociants et des négociateurs moins exigeants que ses congénères.
25C. Les mauvais et les bons. Saints et monstres
Dans toutes les sociétés, Homo classificateur a besoin, pour situer ses challenges et ses parades constitutifs, de distinguer des mauvais et des bons, et même des saints et des monstres. Le mauvais se contente d'exemplifier que l'ordre social est difficile à observer. Le méchant , qui d'abord désigna seulement le mal-chu, mal-chanceux (cadere, malum, méchoir), a fini par supposer une intention mauvaise. Le monstre est celui qu'on ne peut que montrer du doigt (monstrum, monstrare) sans prétendre le comprendre, véritable hors-norme qui confirme la norme en la rendant muette. En face, l'honnête privilégie les valeurs quotidiennes du groupe, le juste ses valeurs prophétiques. Le saint ne s'embarrasse pas des valeurs établies, il en invente de neuves, comme la pauvreté de François d'Assise, la conquête religieuse cosmique chez François Xavier, sans garantir qu'elles soient compatibles avec l'équilibre du groupe, lequel par conséquent se défie du saint, sauf à l'invoquer quand il est mort. C'est le saint que visait la "morale dynamique" de Bergson. L'anthropogénie remarquera que le mauvais, le méchant, le monstre, l'honnête, le juste et le saint assurent la santé du corps social par leurs propriétés, mais aussi par leur nombre, ni trop grand ni trop petit. Chaque système et chaque époque appellent une quantité congruente de saints, de justes, de méchants, etc., comme aujourd'hui de vedettes. Les saints et les monstres baroques furent aussi nombreux que leurs exploits, prêts à entrer dans les tableaux géants de l'art baroque. D'autres époques furent plus frugales en excès.
25D. La transmission tangentielle de l'ethos : l'éducation vs l'enseignement
L'éducation, dont nous avons longuement rencontré les stades à propos de la rencontre <3B>, a pour objet de transmettre d'une génération à la suivante les parades constitutives d'Homo contre ses challenges constitutifs : la domination transversalisante ; les infaillibilités mémorantes, judicatives, morales ; la nécessité et la coïncidence ; la naturalisation de la convention ; la jouissance de la paraphrase ; l'origine dans le rapport du disciple et du maître ; l'erreur commune ; l'escroquerie inhérente et l'humour ; et essentiellement le tuning. Sinon, selon les cultures, on trouve des confirmations et des dérogations à tout : taux variables d'obéissance ou de désobéissance aux moeurs reçues ou proscrites dans le milieu ; valorisation de l'équilibre ou du déséquilibre ; respect de la vie ou sacrifices humains ; tendresse ou violence ; honnêteté ou roublardise, etc. Mais, quelle que soit la civilisation, il s'agit toujours d'induire le rythme sans lequel les choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon n'auraient pas de sens. Et aussi la distance de la technique et la distanciation du signe, portant cet être et non-être de l'animal sémiotique, qu'il n'y a pas moyen d'enseigner, ni de prêcher, ni d'imposer. C'est l'affaire de quelques habitudes générales, où se compensent des sévérités et des concessions, des éloignements et des proximités, dont le structuralisme a entrevu les équilibres et les compensations <24B4>. Et, dans les détails de l'existence, c'est l'induction du tuning qui se communique au mieux à travers l'interlocution et l'intergeste du théâtre quotidien <26D4>, auquel nos radios consacrent aujourd'hui plusieurs heures par jour dans leurs échanges de "témoignages" téléphoniques croisés. Chez les peuples du MONDE 1 préscriptural, la transmission éducationnelle fut celle de la danse concrète ; dans le MONDE 1 scriptural, la procession régla la danse sous la loi, en une première abstraction. En ajoutant la grammaire et le calcul à une gymnastique et une musique rationnelles, les Grecs inaugurèrent l'éducation délibérément abstraite et abstractive des touts composés de parties intégrantes du MONDE 2, qu'adoptèrent, quand ils furent atteints par les conquêtes d'Alexandre, l'Iran, l'Inde, la Chine, le Japon, mais en conservant chaque fois quelque chose des intensités des empires primaires <13L>. L'ingénierie du MONDE 3 tend à réduire le rythme éducatif à l'hygiène. Cependant, la rythmisation est si inhérente à l'ethos hominien que, presque absente dans les affaires, elle est demeurée active dans les médias et la publicité contemporains, devenus lieux éducatifs privilégiés se percevant comme tels. La transmission du tuning se fait à travers l'autorité, c'est-à-dire à partir de celui qui a en soi le principe de sa croissance (auctor, augere), mais plus basalement par la vérification du plaisir, et surtout de la jouissance de chacun. Si les spécimens hominiens mâles renoncent à l'inceste, au meurtre, au vol, au viol, c'est qu'ils entendent promulguer : "tu ne coucheras pas avec ta mère (et ta soeur)", "tu ne tueras point", "tu ne voleras point", "tu ne violeras que l'ennemi", mais bien plus élémentairement et plus solidement parce que, par-delà l'homéostasie de la mère et de la soeur, la jouissance du petit d'homme a tôt fait de découvrir l'allostasie d'autres aventures et d'autres corps, et que l'interlocution et l'intergeste mettent en porte-à-faux le meurtre, le vol et le viol. Du reste, dès que les situations compromettent les régulations tangentielles de l'interlocution et de l'intergeste, Homo, si endoctriné soit-il, tue, vole et viole partout et toujours. Une anthropogénie tirera sans doute profit à considérer le tableau suivant, volontairement vague, et qui met en résonance le présent chapitre 25 avec le chapitre 2 sur le cerveau, où est signalée la distinction des localisations cérébrales des apprentissages par expérience (construction) et des apprentissages par règles ; le chapitre 3 sur l'éducation en général ; le chapitre 17 sur les dialectes "maternels" et "appris" ; le chapitre 20 opposant presque les logiques théoriques et la logique pratique, "expérienciée" ; le chapitre 29A5a, où il est question des morales suscitées par la "contemporalisation", etc. :
SITUATION 25 Ce que les moralistes ont observé curieusement et en ordre dispersé, les trois premières parties d'Anthropogénie permettent de le fonder, et même d'en former un système, en relevant ce qui dans la conduite hominienne tient à la technique et surtout aux signes, analogiques et digitaux, donc au fait qu'Homo est un animal technicien signé et signant. Cette fondation est l'objet du présent chapitre. Sans détail, il se contente d'indiquer les principes, avec quelques illustrations pour montrer la méthode de fondation, et sa fécondité. |