Retour    |    Accueil    |    Go to English version
 
 
 
Texte de l'auteur (36 pages) en PDF
 
Résumés 1,2 (8 pages) + Exercices (3 pages) en PDF
 
Accès aux données de Genèse du chapitre en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
 


Chapitre 24 - LES THÉORIES D'HOMO CONTEMPLATIVES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 24 - Les théories d'Homo contemplatives
 
24A. Les psychosociologies archimédiennes
24B. Les psychosociologies radicales
24C. Les anthropologies
24D. L'anthropogénie
 
 

 
 
 
 
Chapitre 24 - LES THÉORIES D'HOMO CONTEMPLATIVES
 
 
 

Anthropogénie vient de survoler, dans les chapitres 22 et 23, certaines théories qu'Homo a faites sur lui-même indirectement, du seul fait qu'il parlait et produisait des oeuvres littéraires, ou qu'il affrontait ses conflits esthétiques, économiques, politiques, langagiers. Cependant, il est arrivé un moment, autour de 1900, où Homo s'est pris lui-même pour objet d'étude d'une manière directe, contemplative.

Pour comprendre ce brusque besoin de "sciences humaines", on invoquera surtout la maturation de la théorie de l'Evolution, qui invitait à considérer Homo comme un maillon parmi les vivants dont il fallait préciser à la fois la phylogénèse, l'ontogenèse, les clivages en sous-groupes, ainsi que quelques singularités d'organisation constantes. D'autre part, la physicochimie archimédienne du XIXe siècle avait si profondément révolutionné la théorie des choses qu'on pouvait se demander si une psychosociologie archimédienne ne révolutionnerait pas également la théorie de cette chose particulière qu'est Homo. Enfin, on remarquera qu'à ce moment le MONDE 3 commençait à se délivrer du MONDE 2, lequel, qu'il fût rationaliste ou empiriste, avait empêché toute psychosociologie expérimentale en supposant que la "pensée" se saisissait suffisamment elle-même par introspection.

 

 

24A. Les psychosociologies archimédiennes

 

Quand, il y a 2,3 mA, Archimède inaugurait une science consistant à indexer purement les indexables purs de l'Univers <21D1>, ni lui ni personne autour de lui n'eût songé à appliquer aux théories d'Homo une méthode qui pendant presque un millénaire et demi rencontrera déjà une résistance farouche dans la théorie des choses. Même, lors du premier triomphe décisif de l'archimédisme en mécanique au XVIIe siècle, quand Descartes signala par son Traité des Passions que les émotions et les sentiments humains avaient des substructures anatomiques et physiologiques impératives, qui oserait dire qu'il inaugurait une vraie psychologie archimédienne ? Pas plus que Condillac quand il publia son Traité des sensations en 1754. La phrénologie et le mesmérisme du début du XIXe siècle ne changèrent rien à cet égard.

 

24A1. La psychologie expérimentale

 

C'est donc seulement autour de 1880, au moment où le romantisme et sa conception autoconstitutive du "Je" <30I> connaissent leur paroxysme crépusculaire avec Nietzsche, que Wundt crée à Leipzig le premier laboratoire officiel de psychologie expérimentale. Dominé par l'idée de progrès, Homo conçut d'abord celle-ci comme une science exacte de ses apprentissages. Et il y repéra bientôt le rôle des saisies progressives ou gestaltistes, des conditionnements pavloviens et opérants (par essais et erreurs), de la maturation, de la motivation. Dans la même ligne, il voulut comprendre les forces et les limites de ses performances visuelles, auditives, tactiles, olfactives, ainsi que la construction de ses concepts, en une épistémique à laquelle reste attaché le nom de Piaget. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les progrès de la linguistique l'invitèrent à étudier de près les étapes et surtout la nature de l'apprentissage du langage (The Emergence of Language, SA, Freeman, 1991).

Ces recherches ont joué un rôle anthropogénique en modifiant la saisie qu'Homo avait de soi. La psychologie génétique lui fit comprendre à quel point chaque spécimen hominien est une construction délicate et hasardeuse depuis sa naissance, voire depuis sa gestation ; Spitz suivit, chez l'enfant, la mise en place du "non" et du "oui", et tenta de justifier le "pourquoi ?" enfantin inlassablement répété ; Laroche et Petre-Quadrens observèrent la précocité d'un certain sourire chez le nourrisson et s'étonnèrent de ses concordances avec le sommeil paradoxal. Révolutionnaire, l'analyse factorielle a donné à voir, depuis 1950, que les spécimens hominiens ne sont pas des sujets unitaires (des substances classiques) doués de "facultés" tranchées (mémoire, intelligence, volonté) ; que plutôt, en collectant leurs performances tous azimuts, on y repère seulement des corrélations pointant vers des facteurs prévalents donnant à chacun une idiosyncrasie <26E1>; qu'ainsi chacun montre une intelligence, une mémoire, une volonté tout à fait singulières, ou plutôt qu'il a une myriade d'intelligences, de mémoires, de volontés, faisant en chacun un bouquet original. Depuis 1980, l'imagerie cérébrale a donné à voir les conditions différentes des deux sexes quant aux dispositions de l'orgasme ou aux récupérations des traumatismes crâniens ; la différence de nature entre les dialectes primaires (constructifs) et les dialectes secondaires appris après l'adolescence (construits par règles) ; l'importance du tractus cérébral consacré à la reconnaissance des visages, etc<3E>, etc.

Tout cela mis ensemble n'est pas négligeable, en particulier les récentes études sur le langage. Mais une anthropogénie s'étonnera qu'une science qui a mobilisé pendant plus d'un siècle des dizaines de milliers de chercheurs disposant de tant de crédits ait donné des résultats si peu étoffés. C'est peut-être que nulle part il n'est aussi difficile de savoir ce qui est prouvé et ce qui ne l'est pas ; ainsi, des dizaines d'expériences et de théories ont été proposées pour comprendre pourquoi la Lune paraît plus grande quand elle est proche de l'horizon. Les protocoles imaginés par Piaget pour son épistémique sont longs, tortueux, et posent des questions infinies. Les études sur les langages des singes résument toutes ces ambiguïtés. Dans leur fracassant article du "Scientific American" d'octobre 1972, Teaching Language to an Ape, Ann James et David Premak expliquaient comment leur guenon Sarah était devenue progressivement capable de déplacer pertinemment des plaquettes arbitrairement configurées et renvoyant à des "nouns, verbs, conditionals, adjectives, concepts, analysis". Et d'écrire : "She learned the concept not name of. Thereafter Sarah could be taught new nouns by introducing them with name of". Cependant, la question restait de savoir, comme on l'a fait cent fois et inutilement remarquer, s'il y eut jamais un "nom", un "verbe", un "concept", une "analyse" quelconque pour Sarah, ou seulement chez ses expérimentateurs. Sarah démontra qu'elle pouvait se prêter à une expérimentation très complexe, mais elle-même ne semble jamais avoir rien expérimenté, ce que fait justement tout enfant qui apprend un dialecte <17B>. Et quand on lit ailleurs que les abeilles apprennent à reconnaître les fleurs utiles par une caterogization de la couleur, on n'est pas moins inquiet.

Du reste, la psychologie expérimentale souffre sans doute d'une autre limite, plus fondamentale. Etant archimédienne, donc indexant des indexables purifiés, elle laisse hors de ses prises presque tout ce qui chez Homo est spécifiquement hominien : (a) le surgissement d'un corps transversalisant, orthogonalisant, latéralisant, et donc techno-sémiotique dans l'Univers <1A> ; (b) l'articulation des index <5> et des indices <4>, ou indices indexés ; (c) les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7>; (d) les rapports des fonctionnements avec la présence-absence <8> ; (e) la possibilisation et l'allostasie <6> (par exemple, le modèle des attractions-répulsions de Hebb est strictement homéostatique) ; sans compter une vue générale du cerveau <2> et de l'originalité de la rencontre <3>. Bref, presque toutes les bases d'une anthropogénie.

 

24A2. La sociologie statistique

 

Les succès de l'approche statistique en thermodynamique depuis 1850 devaient attirer l'attention de Quetelet et d'autres sur le fait que, pris sur de larges populations, les systèmes techno-sémiotiques qui constituent Homo étaient sans doute abordables par la même méthode. Et, en effet, les comportements apparemment les plus individuels, jusqu'au fait de se tuer soi (caedere sui), s'avérèrent dépendants de régulations sociales dans leurs fréquences comme dans leurs styles ; Durkheim publia Le Suicide en 1897. Les mêmes cohérences statistiques se sont confirmées dans les courbes de natalité, les préférences électorales, religieuses, nationalistes, internationalistes. Elles ont fourni des matériaux à l'étude des catastrophes sociales que sont les krachs et les révolutions (C.Zeeman).

Mais la sociologie statistique se montra plus limitée encore que la psychologie expérimentale. Outre qu'elle est victime des mêmes aveuglements que cette dernière <24A1fin>, elle en a qui lui sont propres : (a) Les phénomènes vraiment nouveaux échappent d'habitude au flair des statisticiens, qui font souvent penser à des botaniques qui feraient des relevés des conifères dans une forêt où commencent à se mettre en place des feuillus. (b) Les phénomènes mesurés sont d'ordinaire ignorés dans leur être : le chercheur dont les courbes en cloche et en S cernent les évolutions de la "famille", de l'"art", de la "religion", du "jeu", (se) donne à croire qu'il sait ce que sont famille, art, religion, jeu, alors qu'il l'ignore ou, pire encore, n'en a que l'idée véhiculaire. (c) Plus même que dans la psychologie expérimentale, le significatif ici est douteux, et seul le trivial est vraiment établi : "Les enfants issus de milieux modestes accèdent moins facilement à l'enseignement supérieur que les enfants de milieux aisés". (d) Lors des enquêtes, les opinions exprimées, seules prise en compte, ne disent pas ce que les gens pensent, et moins encore s'ils pensent quelque chose. La pensée, évidente pour le MONDE 2, est suspecte pour le MONDE 3.

Cependant la sociologie statistique du XXe siècle aura joué un rôle anthropogénique considérable. Non pas en révélant ce qui se passe, mais en contribuant à faire qu'il se passe quelque chose. Les sondages d'opinion, communiquant des cotes de popularité et des intentions de vote, dégagent des partis, ou font croire qu'il y a des partis, "erreur commune" <23C1> indispensable dans les démocraties. Ils rendent même compte partiellement d'un phénomène très singulier, à savoir que, dans des élections de 50 ou 200 millions d'habitants, comme aux U.S.A., la finale se décide souvent selon des scores 52/48, voire 51/49, par ajustements successifs d'opinions.

 

24A3. La sociologie galiléenne

 

La deuxième Guerre mondiale, fort industrialisée, obligea les spécimens hominiens à trier rapidement de grandes populations aptes à des tâches définies : l'aviation, l'artillerie, l'infanterie, les secours, l'approvisionnement. Et, exemplairement, à décider comment dans une escadrille de chasseurs ou de bombardiers il fallait disposer les uns par rapport aux autres pour obtenir les performances groupales les meilleures.

En réponse à cette dernière question, Kurt Lewin initia un calcul qu'il nomma lui-même galiléen, et qui évoque surtout le parallélogramme des forces de Leibniz, puisqu'on y mesure l'efficacité d'un team en y indexant les attractions et répulsions qui existent entre ses membres. Depuis, cette démarche a inspiré la gestion des entreprises tant militaires que commerciales. D'une efficacité réelle ou supposée, elle a confirmé le sentiment que chacun n'a nullement les facultés et l'autonomie que lui prêtait le MONDE 2, qu'il est une constellation factorielle (touchée par l'analyse factorielle <24A1>), et qu'il fonctionne comme un relais de réseaux, selon la vue de l'ingénierie généralisée du MONDE 3.

 

 

24B. Les psychosociologies radicales

 

Autour de 1900, les sciences humaines à peine nées connurent une crise des fondements, que les théories archimédiennes des choses, naïves depuis 1600, avaient mis trois siècles à connaître. On peut y voir un écho de la crise qui avait justement lieu dans la physique, la chimie, la mathématique, la logique. Ou l'écho de l'ébranlement que le passage du MONDE 2 au MONDE 3 produisait dans la peinture, la sculpture, la musique, la danse, l'architecture. Ou tout simplement une certaine inadaptation de la méthode archimédienne (indexation pure des indexables purs) à l'objet Homo, comme le survol de la psychologie et de la sociologie archimédiennes vient de nous le faire pressentir.

 

24B1. Les courants sémiotiques peircéen et wittgensteinien

 

Dans une visée des fondements, il eût été étonnant qu'Homo ne s'avisât pas d'abord qu'il était l'animal signé et signant. Et que, s'il pense, toutes ses pensées sont faites de signes. Il fallait donc faire une théorie radicale du signe. La théorie du signe, la sémiotique, n'était-elle pas la théorie de base à la fois d'Homo et des choses ?

Depuis déjà 1870, l'explorateur systématique de cette terra incognita, jusque-là seulement parcourue épisodiquement à l'occasion d'autre chose, comme l'ontologie ou l'épistémologie, était disponible : l'Américain Charles Sanders Peirce (1839-1914). Il avait un père mathématicien, passionné de logique et de la phénoménologie des opérations mentales ; tous deux passèrent des nuits entières à explorer les moindres détours de leurs esprits. Comme logicien, il fit lui-même plusieurs premiers pas dans ce qui allait devenir les thèmes essentiels de la révolution logique des années 1900. Mais sa logique visait toujours la réalité; il travailla trente ans au Coast and Geodetic Survey, en même temps qu'il prenait un plaisir irrésistible à ces mouvements corporels qui soutiennent la diction d'un texte poétique. Enonçons alors sa préoccupation centrale : il devait y avoir quelque chose d'objectif dans les concepts (universels) de genre et d'espèce. Autrement dit, le nominalisme, qui réussissait si bien dans les sciences exactes, qu'il pratiquait, et qui influençait la psychologie de John Dewey et de William James, qu'il admirait, lui paraissait insuffisant. Les réalistes médiévaux avaient raison, les signes ne sont pas de simples conventions, et leurs désignés ne sont pas de simples référents ; il y a une certaine "distinctio formalis a parte rei" (un aspect de la distinction formelle vient de la chose même), comme disait Duns Scot. Peirce se désigna comme " a scholastic realist of a somewhat extreme stripe" et finit par remplacer le mot "pragmatisme", dont il avait contribué à faire la fortune, par celui de "pragmaticisme", espérant qu'il serait suffisamment "horrible" (ugly) pour se distinguer de James et de Dewey, dits "pragmatistes", et prévenir tout nominalisme latent.

On aurait donc pu croire que Peirce édifierait une anthropologie fondamentale, et même une anthropogénie. Cependant, selon une ambiguïté de l'anglais encore attisée par le transcendantalisme américain d'Emerson, Poe et Whitman, le créateur de la sémiotique ne distingue pas l'indice, qui va de l'objet au sujet, et l'index, qui va du sujet à l'objet, et les couvre tous deux du seul terme d'index. Bien plus, selon son obsession trinitaire (comme logicien, il avança que la logique devient féconde avec 3, non avec 1, ni 2), il distingue alors trois types de signes : les icônes, les index (indices=index), les symboles ; en sorte que l'univers lui semble tenir en une Firstness (les qualités, rendues par les "icônes"), une Secondness (les forces, que manifestent les "indices-index"), une Thirdness (les lois, qui s'écrivent dans les "symboles" de la physique). Mais à ce compte, plus il multiplie les catégories de signes, plus elles s'embrouillent, même pour lui. A la fin, c'est très généralement qu'il désespère, avec des sanglots dans la plume, de faire comprendre son "réalisme médiéval" (scotiste), même par John Dewey, même par William James, l'ami indéfectible. En particulier, pour ce qui est de son articulation du signe en Object/Idea/Interpretant, comment exprimer ce dernier, ce "quasi-mind" : l'appeler "a person" est "a sop to Cerberus, because I despair of making my own broader conception understood".

Deux générations plus tard, le background de l'Autrichien Wittgenstein (1889-1951) aura plusieurs traits communs avec celui de Peirce : il entreprit des études d'ingénieur (aéronautique) ; il alla droit aux fondements de la mathématique et de la logique ; il fut toujours très sensible aux langages formalisés, mais aussi aux langages courants ; il eut constamment un penchant pour la contemplation (mystique) et l'ascèse (Peirce avait écrit : "as to God, <...> open your eyes and you see him") ; il entretint avec l'institution universitaire des rapports problématiques. Seulement, son ascendance juive, son homosexualité, sa double formulation en allemand (dont il est tenu pour un vrai écrivain) et en anglais (où ses traducteurs le trivialisent et parfois le faussent) ont sans doute renforcé sa perception des ambiguïtés culturelles des langues. Il affectionne l'expression par boîtes (modules) <17B2>, par aphorismes. Ceux qu'il numérote de 1 à 7 dans le Tractatus logico-philosophicus expriment qu'il y a quatre espèces de propositions : (a) celles qui peignent un "Sachverhalt" (state of affairs, "atomic fact", état de fait) minimal, et sont vraies si cet état est vrai et qu'elles le rendent ; (b) celles qui combinent correctement des propositions minimales ("atomiques"), et ont même valeur qu'elles ; (c) celles qui sont vraies quelle que soit la vérité ou l'erreur des propositions qu'elles combinent, ce sont les propositions "tautologiques" de la mathématique et de la logique formelle ; (d) celles qu'on trouve dans les morales, les esthétiques, les philosophies, et qui comportent des éléments incontrôlables, non montrables, et par conséquent n'ont même pas vraiment de sens.

Quelle attitude adopter à l'égard de ces dernières ? Le septième et dernier aphorisme du Tractatus de 1921 est formel : "7. - Ce dont on ne peut parler il faut le taire." Car, en ce cas, les réponses sont non pertinentes, les questions aussi, et le doute du sceptique tout autant. Wittgenstein philosophe va donc se taire, employant deux ans à construire une maison pour sa soeur où il exerce ses talents d'architecte, ou se retirant souvent dans son ermitage de Norvège. Néanmoins il parlera et écrira encore en philosophe. Pour rassembler et analyser certaines propositions du langage courant, des "Sprachspiel", comme "Ich Weiss es" (I know), "Schau näher hin" (Look closer), etc. Ces jeux de langage ont deux qualités : 1) De bien montrer que le langage n'est pas un, et comprend des "familles" de mots diverses : An intelligent way of dividing up a book on philosophy would be into parts of speech, kinds of words. 2) De provoquer, en délimitant les jeux de langage, une "élucidation" du langage, et du même coup une "juste vision des choses". Ce travail fera la matière des Philosophische Untersuchungen, à peu près en état de publication quand Wittgenstein mourut en 1951, et publiées en 1953.

Au regard de la présente anthropogénie, ces deux initiateurs de la sémiotique et de la sémantique auront présenté le vif intérêt de concevoir les signes, lesquels font Homo, de façon réaliste, dans ce que Peirce appelle Object et que Wittgenstein appelle Sachverhalt, et nullement comme un jeu autarcique de Signifiants et de Signifiés reliés à un Référent presque extrinsèque, comme il advient chez Saussure et ses disciples <24B2>. De plus, le premier a tourné autour de la distinction indices/index, et donc de l'articulation épistémologique fondamentale que sont les indices-indexés <4-5> ; le second autour de la distinction initiale fonctionnements/présence (en musique, il privilégie Schubert <15G3>), et donc Réalité/Réel <8E1>. Si ces deux positions n'ont pas pris chez eux la décision qu'on pouvait attendre, s'ils restent superficiels malgré leur volonté de profondeur, c'est en partie que ni l'un ni l'autre n'ont reconnu les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A>, mécanismes essentiels de l'anthropogénie ; et cela tant dans leur théorie de l'art que de la croyance.

Néanmoins, chez Wittgenstein comme chez Peirce, deux choses annoncent fermement le MONDE 3. Un certain pragmatisme, c'est-à-dire un rapport de la connaissance à l'emploi d'un mot : "Eine Bedeutung eines Wortes ist eine Art Seiner Verwendung" (A meaning of a word is a kind of employment of it). Et donc aussi une évaluation de la connaissance qui ne se préoccupe pas d'un point de départ cartésien (Das system ist nicht so sehr der Ausgangspunkt), ni de règles axiomatiques, qui laissent ouvertes des portes de derrière (Unsre Regeln lassen Hintertüren offen, und die Praxis muss für sich selbst sprechen), mais d'une gerbe plausible de jugements (Ein Ganzes von Urteilen wird uns plausibel gemacht), dont beaucoup chez l'enfant sont d'abord de simples croyances (Das Kind lernt eine Menge Dinge glauben), où s'établit progressivement un tri de pertinence et de cohérence, et pour finir un axe de rotation de propositions stables (Die Sätze, die für mich festehen), dont le mouvement des autres jugements détermine la stabilité : "Diese Achse <Rotationsachse> steht nicht fest in dem Sinne, dass sie festgehalten wird, aber die Bewegung um sie herum bestimmt sie als unbewegt" (This axis is not fixed in the sense that anything holds it fast, but the movement around it determines its immobility). Ces déclarations, écrites en 1950, annoncent bien l'épistémologie de la plupart des scientifiques de la deuxième moitié du XXe siècle, et en particulier le "cross bracing" des physiciens <21F2>. Nous les avons situées dans le cadre épistémologique de l'anthropogénie au chapitre des logiques <20Bfin>.

On dit souvent qu'il y eut deux philosophies successives de Wittgenstein. C'est peut-être ne bien comprendre ni la première ni la seconde. En général, un cerveau n'a qu'une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité <11I3>, et les cerveaux géniaux plus que les autres. Ses relations avec Russell, par exemple, témoignent qu'à aucun moment il ne partagea les naïvetés des axiomatiseurs.

 

24B2. Le courant structuraliste

 

Le structuralisme s'inaugura dans la linguistique. Nous avons vu, à l'occasion de cette dernière <23D>, comment autour de 1900 Saussure (1857-1913) avait, sous les paroles vivantes, cru dégager les langues comme des systèmes avec une structure. Ces systèmes, faits de signes langagiers maintenant définis comme l'union d'un Signifiant et d'un Signifié (concept), Sa/Sé, lui étaient apparus très autarciques à l'égard des Référents de ces signes, donc de l'ordre extérieur des choses, à l'instar de ce qui se passait dans la Théorie physique selon Mach-Poincaré au même moment. Avant de viser un désigné, comme Homo le croyait depuis toujours, et comme Peirce et Wittgenstein continueront de le croire, voici qu'un mot était censé se différencier d'abord sémantiquement des autres mots du même dialecte : "dans la langue il n'y a que des différences", et même des différences binaires, sans doute un jour réductibles à des choix 0/1, disposés à être manipulés par des algèbres de Boole. La compréhension du système d'une langue était donc d'abord synchronique ; son étude diachronique, sans être exclue, serait donc remise à plus tard, de même ses effets "esthétiques". Le plus haut fait de cette approche fut la matrice des douze "traits" dégagée par Jakobson-Halle pour définir tous les phonèmes des langues connues <16A1> ; à quoi Fillmore ajouta une panoplie de "traits" syntaxiques, qu'il crut également universels ; quant aux systèmes de "traits" sémantiques, ils restèrent des programmes, et pour cause <17B>.

Nous avons déjà rencontré tout cela à propos des linguistiques, parmi les théories urgentes d'Homo <23D3b>, et ce qui va nous retenir maintenant c'est donc la façon dont cette vue, indirectement soutenue par l'axiomatisation du groupe Bourbaki en mathématiques dans les années 1930, s'étendit à l'ethnologie à travers Lévi-Strauss. Celui-ci lut On Growth and Form de D'Arcy Thomson, dont les schémas topologiques confortèrent sa capacité à saisir les homologies (vs les analogies) entre objets, mais aussi entre les groupes sociaux. Marx l'avait convaincu que les structures groupales ne sont pas conscientes, ne sauraient même l'être sans mettre la société en panne, et qu'ainsi des systèmes pourtant créés par l'homme peuvent devenir quasiment autarciques et le mener là où il ne sait pas. Concernant la psychanalyse, il préféra toujours aux symboles polysémiques de Jung les concaténations inconscientes de Freud. Aucune tendresse à l'égard de la phénoménologie, "philosophie pour midinettes", surtout quand elle se voulait existentielle, comme chez Sartre. Cependant, il fallut que la seconde guerre Mondiale conduise Lévi-Strauss aux Etats-Unis, où il assista à quelques leçons de Jakobson pour que l'étincelle ultime jaillisse. Enfin, nous dit-il, il entendait quelqu'un invoquer, à l'occasion du langage, des catégories qu'il entrevoyait dans les moeurs. L'anthropologie structurale, dont le nom devint le titre d'un recueil d'essais, était née.

 

24B2a. L'apport du structuralisme à l'anthropogénie

En effet, dans les coutumes de mariage, de cuisine, de sacrifice, d'ameublement, d'art des derniers "sauvages" qu'on pouvait observer en 1930, il y avait des éléments qui, comme dans les langues vues par Saussure, semblaient renvoyer les uns aux autres avant d'avoir un sens objectal et phénoménologique ou de s'expliquer par des fonctions urgentes et des influences (emprunts par voisinage). L'approche synchronique en serait donc payante, comme le montrent quelques exemples, certains de Lévi-Strauss même, d'autres du structuralisme culturel véhiculaire qu'il a inspiré. (a) L'humide n'a pas la liaison universelle au féminin, et le sec au masculin, qu'ont postulée Jung et d'autres, puisque, dans certaines régions où l'humide est l'inconfortable et le sec le confortable, les hommes sont du côté de l'humide, et les femmes du sec, ainsi enviables par eux. (b) L'intimité adulte entre mari et femme, et l'intimité enfantine entre frère et soeur ne sont ni naturelles ni contre-nature, elles se compensent : en Europe occidentale, la première est grande et la seconde est faible ; c'est l'inverse dans l'Islam arabe. (c) On trouve souvent les mêmes compensations entre les âges de l'existence : la première éducation est douce quand les rites d'adolescence sont sévères, comme chez les Sioux d'Erik Erikson ; c'est l'inverse en Occident, où les rites d'adolescence sont amènes. (d) Les différenciations et les compensations intragroupales sont également intergroupales. Ainsi, les règles de mariages entre deux clans assurent que la lignée des femmes passe alternativement d'un clan à l'autre tandis que la lignée des hommes reste en place. (e) Et pour deux tribus indiennes voisines dans la région de Vancouver, le couple bouche-ouverte/bouche-fermée et le couple bien/mal fonctionnent de telle sorte que, si "ouvert" est "bon" chez l'une, il est "mauvais" chez l'autre, et inversement. A formes opposées sens égal ; à forme égale sens opposés.

Les religions offrirent des dispositions semblables au regard structuraliste comparatiste. En 1977, on lit dans Les dieux souverains des Indo-européens de Dumézil, où il développe sa thèse de L'Idéologie tripartie des Indo-Européens de 1958 : "Dans un polythéisme, un dieu, fût-il le plus important, ne se définit en général clairement que dans ses rapports avec un certain nombre d'autres dieux, par sa place dans un ensemble ordonné, par son rôle dans un ou plusieurs mécanismes dont il n'est qu'une pièce."

En d'autres mots, les structures sociales ne sauraient s'expliquer simplement par des facteurs naturels prétendus obvies, comme l'attrait sexuel, l'instinct maternel, l'autorité paternelle, l'efficacité guerrière, l'urgence technique, etc., ainsi que l'avaient tenu certains ethnologues antérieurs. Prenons le cas exemplaire de la prohibition de l'inceste. Les groupes "sauvages" ignorent souvent les dangers de l'endogamie, et parfois même le lien entre l'accouplement et la génération. L'interdit de l'inceste est donc une performance systémique, par exemple un complément d'homéostasie par un minimum d'allostasie. C'est toute la différence entre exclusion et interdiction ; l'inceste de la mère et du fils est exclu dans certaines espèces de singes, il est prohibé chez Homo. Certains croiront même que ce fut là la prohibition primordiale, celle qui constitue et déclare le genre Homo <23C>.

Néanmoins, ce n'est que dans les systèmes abstraits, comme la mathématique axiomatisée, que la structure épuise le système ; dans les systèmes concrets, il y a un reste. Pour les sociétés, ce reste est l'affaire du mythe, l'activité langagière chargée de ravauder les déchirures, les trous, les porte-à-faux des articulations culture-nature. Le mythe est donc toujours en reprises et extensions ; aucun ne saurait se comprendre seul ; l'interprétation d'un mythe est le mythe qui le précède et celui qui le suit. Et le premier volume des Mythologiques de Lévi-Strauss porte la dédicace : "A la musique", car la musique aussi tient en réajustements et redéveloppements incessants. Il y a, du reste, une autre solution des déhiscences entre nature et culture, c'est le masque ou la sculpture ou le tissage, autant de "modèles réduits" des rapports cosmiques. (Une anthropogénie ajoutera : modèles partiels, qui ne se complètent que par le rythme, les effets de champ qui les habitent, immobilement dans la sculpture, dynamiquement dans la danse, les deux dans le masque dansant.)

Pour autant, le structuralisme ne saurait oublier la diachronie, même s'il va d'abord à la synchronie. Pour comprendre les religions indo-européennes, insiste Dumézil, il ne suffit pas d'y repérer au départ une trinité de dieux, par exemple à Rome : Quirinus (agriculteur, artisan), Mars (guerrier), Jupiter (décideur et législateur suprême). Il faut encore trouver les "ornières d'évolution" (les chréodes, dira Thom) qui rendent compte des états antérieurs et futurs du système. Ce qui, confesse Dumézil, nous dépasse pour l'instant : "il y faudra surtout d'énormes progrès aujourd'hui inimaginables sur la dynamique des structures cérébrales." Du reste, "disons-nous bien que, dans les mêmes conditions de temps et d'espace, d'autres <transformations et gauchissements> auraient pu se produire, et ne se sont pas produits". Ainsi, le structuralisme aura puissamment attiré l'attention d'Homo sur son caractère classificateur, différenciateur, oppositif, adversatif.

 

24B2b. Les freins du structuralisme à l'anthropogénie

Il n'en importe que davantage à une anthropogénie de repérer ses limites. Parce que celles-ci la concernent en son fond. Et qu'elles révèlent crûment certains aspects d'Homo théoricien en général.

(1) Le gommage des effets de champ. - Par méthode ou par méconnaissance, le structuralisme de stricte observance ignore les effets de champ, perceptivo-moteurs, mais aussi logico-sémiotiques. D'où des lectures par oppositions binaires et par combinatoires simples (Abraham Moles expliquera que les tableaux de Mondrian étaient des permutations de rectangles, et qu'ils étaient donc productibles par un programme d'ordinateur couplé à une cellule de hasard ; on pensa des choses semblables pour les fugues de Bach). Lévi-Strauss se satisfit d'avoir remarqué, dans Les Chats de Baudelaire, qu'adverbes, adjectifs, substantifs, verbes se distribuaient oppositivement par strophes, sans marquer qu'ils réalisaient une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité singulières, donc un destin-parti d'existence <8H>. Jakobson tourna aussi court en relevant les assonances et allitérations de The Raven d'Edgard Poe.

(2) Le gommage du système nerveux. - Le système nerveux est invoqué chez Lévi-Strauss autant que chez Dumézil, mais leurs déclarations générales ne sont jamais suivies d'applications. L'Ouvert et le Fermé, le Haut et le Bas, la Droite et la Gauche, pourtant si ostensiblement commandés par l'anatomo-physiologie d'Homo, des primates et des mammifères<2A>, ne sont guère chez eux que des X, Y, Z seulement oppositifs, et donc sans prégnance particulière. La phénoménologie, comme description des conséquences existentielles de l'anatomo-physiologie, est ignorée ou honnie du même coup. Ainsi, le modèle fantasmé du structuralisme est mécanomorphique, jamais chimiomorphique <21E2> ; en d'autres mots, sa vue est macroscopique (structurelle), limitée aux structures, jamais microscopique, attentive aux textures et croissances <7F>. Dans sa perception de l'Evolution, la variation disparaît sous la sélection, en opposition avec les vues de Darwin, et plus encore celles de S.G.Gould aujourd'hui <21E2e>.

(3) Le gommage des dialectes et idiolectes. - Allant de pair avec ce macroscopisme surfacier, le chercheur structuraliste travaille volontiers sur des textes d'un dialecte que non seulement il ne parle pas, mais dont il n'allègue aucunement les structures, textures et croissances phonématiques, sémantiques, syntaxiques. Naïvement, il produit la traduction de quelques mots autochtones isolés, châtrés de leur phonosémie manieuse <16B2a>, censés correspondre à nos propres "vie", "mort", "bien", "mal", "dieu", comme si ces termes avaient un sens universel, implicitement leur sens français, conclusion déroutante après les descriptions faites autour de 1940 de la logique des Hopi et des Canaques par Whorf et Leenhardt <23D4>, et aussi les exigences du structuralisme lui-même sur le contexte et l'intertexte. Il est remarquable que cette doctrine si logiciste, et même mathématicienne quand il s'agit des Structures élémentaires de la parenté, ne se soit jamais employée à décrire les logiques de l'argumentation <20D>, pourtant si originales, des peuples dont elle prétendait comprendre les mouvements de concepts.

(4) Le gommage de facto du diachronique. - Si la diachronie n'est pas niée, si elle prend même un sens fort à travers les "ornières d'évolution" de Dumézil, Lévi-Strauss se contente d'invoquer, dans La Voie des masques de 1975, des contacts non précisés entre peuples pour rendre compte des actuelles oppositions "formes inverses/même sens, sens inverses/même forme". Le Triangle culinaire, qu'il écrit pour le numéro spécial que lui a consacré la revue "L'Arc", va jusqu'à comporter une phrase où la différence des mets du repas est dite "synchronique" et l'ordre du repas "diachronique", alors qu'ils sont tous deux synchroniques, le premier étant "paradigmatique", et le second "syntagmatique".

(5) La satisfaction de l'herbier. - Avec des moyens de lecture si rétrécis, le comparatisme structuraliste a classé les objets culturels combinatoirement et surfacièrement, sans chercher les facteurs d'anatomie, de physiologie nerveuse, de techno-sémiotique qui les soutenaient. Sorte d'herbier sans biologie sous-jacente, si l'on accepte cette comparaison confortée par la fleur (une pensée sauvage) qui illustre la couverture de La Pensée sauvage. Le cas du sacrifice <6G2,7G7> est exemplaire. En 1962, Lévi-Strauss opposait les sacrifices au totémisme dans les termes suivants. (a) "Pour le totémisme ou prétendu tel, les relations sont toujours réversibles : dans un système d'appellations claniques où ils figureraient l'un et l'autre, le boeuf serait vraiment équivalent au concombre, en ce sens qu'il est impossible de les confondre et qu'ils sont pareillement propres à manifester l'écart différentiel entre les deux groupes qu'ils connotent respectivement." (b) Dans les sacrifices, au contraire, "à défaut de la chose prescrite, n'importe quelle autre chose peut la remplacer, pourvu que persiste l'intention qui seule importe, et bien que le zèle lui-même puisse varier" ; "en tant que victime sacrificielle, un concombre vaut un oeuf, un oeuf un poussin" ; "d'autre part cette gradation est orientée : faute de boeuf on sacrifie un concombre, mais l'inverse serait une absurdité". Luc de Heusch (1986), auquel nous empruntons ces citations de Lévi-Strauss, objecte : "On verra cependant que dans les sociétés bantoues, le principe de substitution ne joue que dans des limites étroites, définies elles-mêmes par la pensée symbolique" (Le Sacrifice dans les religions africaines). Mais la démonstration de cet auteur, solidement étayée, s'en tient pourtant aussi à l'herbier structuraliste, sinon par l'allégation finale (connue depuis la "morale statique" de Bergson) que "le sacrifice et la transe permettent aux hommes d'établir une communication avec les dieux, pour survivre, ou de la rompre, pour ne pas périr".

Bref, aux yeux d'une anthropogénie, le structuralisme aura exemplifié de façon paroxystique un trait constant de l'ethos hominien, à savoir le goût des schémas simples, bidimensionnels, oppositifs, censés être le fond des choses : inversions, alternances, renversements, tête-bêche. Il aura illustré également qu'entre deux moments culturels, ici le MONDE 2 et le MONDE 3, peut s'installer un court moment de formalisme pur ; l'anthropologie structurale appartient à la même époque d'annulation du sens que furent les noeuds borroméens et les mathèmes de Lacan, la différAnce de Derrida, le non-dire et non-donner-à-voir de Barthes, les réductions de l'oeuvre d'art à l'improbabilité quelconque chez Moles, etc. Dans les mêmes années, Deleuze exaltait les surfaces.

 

24B3. Le courant phénoménologique

 

Toujours autour de 1900, au moment où Homo pris entre MONDE 2 et MONDE 3, ou tout simplement contemporain de la crise des fondements en science et en épistémologie, voulait tout reprendre à la base, un autre recours plausible fut la phénoménologie, la logie des apparaissants (pHaïnomena). La démarche de Husserl fut radicale, puisqu'elle s'obligeait, pour les contenus de la conscience anglaise et française (scire, cum), ou plus exactement du Bewusstsein allemand (wissen, savoir, sein, être, be- intensif objectivant), à "mettre leur existence entre parenthèses", de façon à les réduire à de purs cogitata (cogités), et à voir alors quelles sont leurs structures "essentielles", "transcendantales", en tant qu'ils sont différentiellement des perçus, des imaginés, des désirés, des émouvants, des remémorés, etc. La phénoménalité des phénomènes avait été chantée en Occident depuis l'étonnement d'Archiloque <22B3>, et elle donna lieu à des descriptions raffinées depuis Plotin et Augustin jusqu'à Hegel, à qui elle inspira le titre de la plus somptueuse de toutes les oeuvres philosophiques, la très beethovénienne Phänomenologie des Geistes. Partir d'un champ phénoménologique préalable et immense, plutôt que d'une table rase cartésienne, est la différence principielle entre la philosophie allemande et la philosophie française, estimait le phénoménologue Thévenaz vers 1950.

Et on aurait pu augurer que la phénoménologie critique de Husserl enclencherait une psychosociologie du MONDE 3, même une anthropologie fondamentale ou anthropogénie. Cependant, l'auteur des Logische Untersuchungen continua de s'établir dans le couple monde/conscience (Welt/Bewusstsein) du MONDE 2, et il persista à penser que la conscience est si intime à soi, et en particulier si mémorante, qu'elle suffit, sinon à se viser directement comme dans le "cogito ergo sum" de Descartes, du moins à pratiquer un "cogito cogitata" dégageant des cogitata-essences. Bref, point n'est besoin d'interroger les physiciens et neurophysiologistes autour de soi ; pour connaître les apparaissants dans leur essence, il suffit d'observer transcendentalement leurs modes d'apparition. Voici, traduites par Lévinas en 1931, quelques lignes décisives des Cartesianische Meditationen : "Ainsi s'offre à nous une science d'une singularité inouïe. Elle a pour objet la subjectivité transcendantale concrète. Elle s'oppose radicalement aux sciences telles qu'on les concevait jusqu'ici, c'est-à-dire aux sciences objectives. Ici il s'agit d'une science en quelque sorte absolument subjective, dont l'objet est indépendant de ce que nous pouvons décider quant à l'existence ou à la non-existence du monde. La dite science commencera donc comme une égologie pure". Et si, dans les derniers chapitres, cette égologie estime pouvoir dépasser le solipsisme, ce n'est pas par le biais d'une substance du monde, comme chez Descartes ou Hegel, mais par une intersubjectivité monadologique, comme chez Leibniz.

Même quand elle devient existentielle avec Sein und Zeit de Heidegger, de transcendantale qu'elle avait été chez Husserl, la phénoménologie n'abandonna pas sa suffisance jusqu'à l'"ontologie phénoménologique" qu'est L'Etre et le Néant de Sartre. Encore en 1947, Esquisse d'une théorie des émotions de cet auteur déclare sans ambages que rien ne saurait influencer une "conscience" ; qu'elle ne peut que s'influencer et s'émouvoir elle-même à propos du monde, ce qui rend non pertinent tout intérêt pour la physiologie qui sous-tend les émotions. Le scandale inassimilable est qu'une conscience puisse naître dans la matrice ("le c...") d'une femme, confie une lettre à Simone de Beauvoir. Jusqu'à sa fin vers 1960, la phénoménologie restera sourde à la physiologie, à l'anatomie, à la paléoanthropologie, aux vues historiques rigoureuses, à l'évolution des techniques, à la découverte de l'ADN, bref à tout le champ de l'hominien qui n'est pas accessible en restant cartésiennement "dans son poêle", ou à une table du Café de Flore.

Dans ce paroxysme d'endotropie, les Réflexions sur la question juive de Sartre n'ont pas un mot sur les trois millénaires d'une des cultures les plus originales qui fût, l'hébraïque, ni sur ses contrastes cataclysmiques avec les autres cultures, en particulier l'occidentale, en ce qui concerne l'esthétique, l'architecture, le couple logos/chaos, la souffrance, la mort, l'humour, etc. Pour le phénoménologue existentialiste, le Juif est inventé par l'antisémite, comme la femme par l'homme, comme le nègre par le blanc, à partir des rapports transcendantaux de l'en-soi et du pour-soi dans un groupe dominant et un groupe dominé, de façon hégélienne-marxienne. La seule notation réaliste de l'oeuvre concerne la relation du Juif à l'argent, peut-être parce que l'échangeur neutre rentrait dans le couple abstrait/concret de la psychanalyse existentielle. Fantasmagorie d'autant plus étonnante qu'à ce moment commençaient à paraître des ouvrages novateurs sur l'hébraïcité comme source du christianisme, mais aussi comme civilisation singulière. A la fin seulement, Sartre reconnut sa bévue, en une sorte de conversion très intelligemment située par son dernier secrétaire, Benny Lévi (Le nom de l'homme, 1984).

Pour l'anthropogénie, la phénoménologie a pourtant marqué un moment majeur. Comme jamais auparavant, Homo occidental s'y avisait enfin que ses pratiques quotidiennes futiles (celles que Socrate jeune ne voulait pas prendre en compte dans le Parménide) faisaient sens. En résultèrent des remarques neuves sur la distinction de la peur (avec objet) et de l'angoisse (sans objet), de la caresse et de la manipulation, de la sensation et de la perception, de l'erreur et de l'absurde, du football (Buytendijk), du temps et de la temporalité, etc. échappant à la psychologie expérimentale. Dans un haut fait métaphysique qui demeure insigne, Sartre osa poser la question sous-jacente à la "gigantomachie autour de l'être" (Heidegger) qui avait porté tout l'Occident : quel est l'être de la conscience ? Dans L'être et le néant de 1945, la réponse, pourtant moins importante que la question, fut aussi vertigineuse : une néantisation. Fut repérée du même coup la présence comme composante de la conscience, pressentant le MONDE 3 et la distinction fonctionnement/présence <8A>.

C'est dans la psychiatrie, où le phénoménologue était débouté de ses complaisances endotropiques par la tragédie et l'urgence des cas, que les résultats furent les plus éclairants. En contraste avec les jugements à l'emporte-pièce de Nietzsche, auquel il déclare cependant devoir beaucoup, Karl Jaspers a fait souvent quelques-unes des observations les plus radicales et les plus largement partagées sur la nature d'Homo : ainsi de sa notion historique de "période axiale", et métaphysique d'Umgreifende (englobant). Ou encore de sa lecture des spécimens hominiens les plus paradoxaux : Bouddha, Socrate, Confucius, Jésus.

 

24B4. Le courant psychanalytique

 

Comme la phénoménologie, la psychanalyse aussi aurait pu initier, dans la crise archimédienne des fondements de 1900, une anthropologie fondamentale ou une anthropogénie, et cependant elle ne l'a pas fait davantage. Le plus pédagogique sera d'opposer par quoi elle annonçait le MONDE 3, et par quoi elle continua le MONDE 2.

 

24B4a. L'édifice freudien. Ses annonces du MONDE 3. Ses rémanences du MONDE 2

Freud fut plus scientifique, et donc plus dubitatif, que ne le sont d'ordinaire ses disciples : hypothèse que l'inconscient! construction narrative que l'Oedipe! mythe que Totem et Tabou! On le voit crûment dans les écrits non publiés qu'a rassemblés Ilse Grubrich-Simitis sous le titre Zurück zu Freuds Texten. Mais on en saisit les traces aussi dans la lecture plus attentive de ses textes connus, comme celle que propose Laurence Kahn sous le titre L'action de la forme, où est souhaité pour finir que le travail de la séance et de l'interprétation devienne une "chimie des liaisons, déliaisons, reliaisons, qui ne serait plus alchimie". Cependant, dans le cadre d'une anthropogénie du XXe siècle, c'est la lecture commune des Gesammelte Werke qui importe surtout, et que nous considérons maintenant.

(1) Là, la situation hominienne n'est plus le fruit de quelque essence humaine intemporelle, manichéenne ou platonicienne ; ni d'un accident ontologique et épistémologique, comme une chute originelle. Elle tient à ce qu'Homo, comme tous les vivants, s'inscrit dans l'Evolution biologique, où son ontogenèse récapitule plus ou moins sa phylogenèse, selon la suggestion de Haeckel, très influent à l'époque.

(2) Pour comprendre comment un organisme animal peut devenir sémiotique, il faut interroger d'abord la capacité qu'a son système nerveux de déplacer-substituer les objets des pulsions, et aussi les régions corporelles les plus capables de significations topologiques et cybernétiques, à savoir les orifices, et surtout les orifices à sphyncter : bouche, anus, vulve-pénis, où se modulent les rapports entre le milieu extérieur et le milieu intérieur, que venait de définir Claude Bernard.

(3) Cependant, les choses se compliquent du fait que les signes, que Peirce étudie au même moment, sont d'abord plus analogisants (maternels), puis plus digitalisants (paternels). Cette bipolarité distribue un complexe dit d'Oedipe dont chaque spécimen hominien doit trouver une première résolution dans sa construction primaire du langage, une seconde à l'adolescence.

(4) A ce compte, la construction sémiotique du conscient allemand, du Bewusst (wissen, be-), focalement ou transitivement connu, n'est pas linéaire, comme chez Fichte et Hegel. Elle est perturbée sous la pression des événements physiques ou sociaux, parfois aussi par les carences des complexions nerveuses individuelles. (a) Dans le plus mauvais cas, l'individu est induit à s'établir en dehors de la réalité (Realität), c'est la psychose, caractérisée sans hésitation comme "perte du sentiment de la réalité". (b) Dans le meilleur des cas, il réalise diverses sublimations (Sublimierung) (c) Dans une gamme de cas de positions intermédiaires, il s'établit dans les stagnations ou rétrogradations de la perversion, ou encore dans les contournements et rétorsions de la névrose, où des crampes organiques, des lapsus, des actes manqués divers transposent en réalisations détournées les rencontres insupportables entre pulsions (Triebe) et réalité (Realität).

(5) Par tout cela, les spécimens hominiens sont déboutés des totalisations du noûs grec, des vastitudes stoïciennes de l'anima-animus romaine, des pénétrations de l'anima chrétienne, des évidences de la pensée et de la raison rationalistes, des retours introspectifs de la consciousness hamiltonienne, des essentialités du Bewusstsein allemand, qui tous leur avaient proposé d'eux-mêmes une vue centralisatrice et même sommitale (arx mentis). Non qu'Homo du MONDE 2 n'ait aperçu les ombres qui cernaient ou pénétraient son ipséité latine, mais elles lui demeuraient extrinsèques et comme accidentelles, n'affectant pas son essence. Tandis que, dans les deux topiques freudiennes, les ombres appartiennent à l'étoffe, au principe de la Psychè, dont on observera qu'elle a remplacé le couple Pneuma-Psychè qui accompagnait le corps des Grecs. "Le Ich (Je) n'est plus maître dans sa propre maison."

(6) La cure fut plus novatrice encore que la théorie. Dans un reste de confiance au MONDE 2, Freud avait d'abord cru que la "prise de conscience " serait par elle-même curative, que pour guérir il suffirait au patient de "re-connaître" sous ses symptômes sa vraie volonté, son vrai désir, dépisté surtout grâce à ses associations libres sur des fragments de récits qu'il ferait de ses rêves (les rêves mêmes étant inaccessibles). Outre que les résultats ainsi obtenus furent décevants, il apparut que l'analyste n'était pas l'opérateur neutre qu'il se croyait être. Il suscitait et déplaçait des fantasmes, en un transfert (amoureux ou croyant) chez le patient et un contre-transfert chez lui-même. Distorsion, mais aussi rétorsion. L'intercérébralité vive du transfert et du contre-tranfert pouvait devenir, moyennant des hasards de cure et des circonstances extérieures, l'occasion d'un rythme et d'un horizon jamais encore atteints ou accidentellement perdus. L'analyse initiale devint l'événement hasardeux d'une séance.

Après ces contributions de la psychanalyse à la mise en place du MONDE 3, une anthropogénie y relèvera les rémanences du MONDE 2.

(1) Le modèle du psychisme demeurait globalement homéostatique, dans la perspective de l'Antiquité grecque et de la Thermodynamique du XIXe siècle. Le plaisir reste pour Freud une diminution de tension, ce qui l'oblige à concevoir le désir comme manque, de façon platonicienne. Et, toujours dans le prestige grec de l'unité, la jouissance naïve s'accomplit dans la répétition du même et du premier de façon traditionnellement allemande : "die Wiederkehr des Gleichen".

(2) Le modèle est si unitariste, ou refuse si judaïquement les mélanges, qu'il n'y a qu'une seule libido, masculine, en raison de quoi la sexualité féminine est le "continent noir" de la psychanalyse.

(3) Le sens privilégié reste la vue, et même idéalement la vue en miroir, celle de Narcisse seul, là où une psychosociologie radicale eût attendu à côté de lui sa fiancée Echo, figure antique de la résonance, du souffle de la musique, du langage incarné, de l'existence rythmée et de l'horizon ouvert. L'item "Musik" ne figure pas dans l'index général des Gesammelt Werke, où du reste Mozart ou Wagner ne sont allégués qu'à l'occasion des paroles de leurs personnages ; l'item "Rhythmus" n'est pas plus riche à cet égard. Les effets de champ perceptivo-moteurs <9A-D> sont ignorés en bloc. Les peintures invoquées seulement pour leurs représentations réductibles au langage, ou aux jeux de mots du langage, voire au jeu de mots sur le nom de leur auteur. Ainsi de Signorelli, ce "signor" évoquant "der Herr" qu'est la mort.

(4) La cause finale d'Aristote demeure très vivace. Les phases d'évolution (oralsadistische Phase, analsadistische Phase, phallische Phase) font figure non seulement de strates mais de stades qui, à travers le continu de l'oralité (thèse) et le discontinu de l'analité (antithèse), tendent à un accomplissement (synthèse dialectique) de la génitalité. Les perversions peuvent alors être comprises comme des arrêts ou des retours dans cette orientation, et les variabilités biologiques sont souvent entendues comme des perversions : ainsi l'homosexuel, dont le développement hormonal ou sémiotique est en marge des moyennes, est un pervers, et le jeune enfant, en cours d'élaboration libidinale, un pervers polymorphe. Les clivages, opérations banales des cerveaux hominiens et animaux <2A2>, sont entendus d'emblée comme des refoulements. Même le rêve, ce travail de digestion cérébrale si efficace justement parce qu'il n'est pas orienté, est "finalisé" vers la réalisation névrotique des désirs. Au point que les rêves traumatiques, qui échappent ostensiblement à cette réalisation, exigent, dans Jenseits des Lustprinzips, une révision du principe de l'envie-plaisir-désir.

(5) Même si le privilège occidental de l'esprit comme sommet (arx mentis) est définitivement ébranlé, la deuxième topique continue à disposer la psyché en une superposition d'étages : Es / Ich / Uber-Ich. Le concept de sublimation (Sublimierung) marque la même convection fantasmatique de bas en haut. Or le MONDE 3 réticulaire, est généralement plus horizontal que vertical.

(6) Le corps comme corps demeure largement insignifiant. La topologie (et donc la phénoménologie) des organes sexuels, ainsi que les singularités de l'orgasme bisexuel, et même de l'orgasme tout court, qualifié sommairement de "gewaltig" (énorme, prodigieux), sont peu ou pas abordés, ils sont même neutralisés sous le substantif semi-abstrait de "Sexualität". Wilhelm Reich fut répudié pour ses bizarreries, mais sans doute d'abord pour avoir signalé que la sensation "orgastique" était "fondante", et qu'elle avait comme telle une "fonction". Quant aux propriétés du système nerveux, si elles ont été prises en compte, c'est une fois pour toutes dans l'Entwurf de 1895. Et encore de façon si conceptuelle qu'au cours des années elles ne susciteront pas de mises au point. Il est vrai que les révolutions évidentes de la neurophysiologie seront postérieures à 1950.

(7) Dans le rapport de la Partition-Conjonction sexuelle avec la Partition-Conjonction généralisée <7H2>, la seconde est réduite à la première sauf pour son rôle de sublimation. Encore le concept et le fantasme de la Partition-Conjonction ne sont jamais thématisés comme tels, même s'ils sont sous-jacents à l'affirmation freudienne constante, selon Marie Bonaparte, que l'enfant dans ses fantasmes de la scène primitive s'assimile aux deux adultes accouplés.

(8) D'une façon toujours augustinienne, l'interprétation (Deutung) poursuit un sens profond, et même plus profond, plus originel, une intentio profundior, en des remontées diachroniques fondatrices. D'où, phylogénétiquement, la revisitation interprétative des mythes grecs : Oedipe, Narcisse. Et la création de mythes savants <22B1a> : Totem et tabou, Moïse et le monothéïsme. En même temps, chaque interprétation est irréfutable vu qu'elle peut toujours alléguer en sa faveur des glissements-déplacements (Verschiebung), des épaississements (Verdichtung), ainsi que des négations (Verneinung) et refoulements-répressions (Verdrängung) chez les interprètes.

(9) L'opposition maternel/paternel demeure un archétype un peu trop commode pour désigner et fonder des oppositions aussi diverses que proche/lointain, contact/distance, analogie/digitalité, voire tendresse/autorité, consolation/frustration, etc.

(10) Le discours se développe comme si tous les systèmes nerveux, en particulier perceptifs et moteurs, étaient assez semblables. D'où le privilège donné aux "objets", souvent hypostasiés : phallus, sein, fèces, enfant produit. Ainsi lit-on chez un disciple que le malaise de Valéry à l'égard du coït aurait tenu à une peur du sexe féminin (remplacé dans le symptôme par les aisselles), alors qu'en ce cas il s'agissait sans doute de la peur d'une perte d'autarcie chez un moi occidental hypertrophié, décrit par Monsieur Teste et la correspondance.

(11) L'absence d'une théorie des indices et des index est d'autant plus remarquable que les premiers jouent un rôle important entre le Es et le Ich, les seconds entre le Ich et le Uber-Ich.

De plusieurs de ces choses le maître semble avoir été constamment conscient, comme en témoignent les inédits (volontaires) récemment publiés par Ilse Grubrich-Simitis, mais déjà le texte publié d'Au-delà du principe de plaisir : "Nous devons nous attendre à recevoir de la biologie les réponses les plus surprenantes. Il s'agira peut-être de réponses telles qu'elles feront s'écrouler tout l'édifice artificiel de nos hypothèses".

La dernière phrase des Conversations on Freud de Wittgenstein (entre 1942 et 1946) mérite d'être citée : "<Psycho>analysis is likely to do harm. Because although one may discover in the course of it various things about oneself, one must have a very strong and keen and persistent criticism in order to recognise and see through the mythology that is offered or imposed on one. There is an inducement to say, 'Yes, of course, it must be like that'. A powerful mythology." On ne peut mieux inviter à distinguer soigneusement la séance (éventuellement efficace et disant quelque chose) et l'analyse (largement mythologique). Wittgenstein, qui se voit comme un sympathisant et presque un disciple, allait déjà dans le même sens lors de ses Lectures on aethetics de 1938 : "If you are led by psycho-analysis to say that really you thought so and so or that your motive was so and so, this is not a matter of discovery, but of persuasion. Of course, if psycho-analysis cures your stammer, it cures it, and that is an achievement."

Non contente de relever en quoi la psychanalyse continue le MONDE 2, une anthropogénie doit sans doute remarquer aussi combien, dans la deuxième moitié du XXe siècle, elle a retardé le MONDE 3 par ses détournements d'attention. Occultation de la nature du rêve et du sommeil ; de la fécondité du désendormissement à la source de l'intelligence et du génie ; des effets de champ perceptifs et logiques ; de l'originalité de l'art ; de la présence-absence ; de la musique, etc. On ne saurait exagérer l'obscurantisme anthropogénique qu'a entretenu le concept de sublimation (Sublimierung), ou de libido unique masculine (Penisneid), ou de complexe d'Oedipe censé universel, ou de lapsus presque toujours signifiant. Et surtout celui de refoulement sexuel, occultant les deux refoulements essentiels d'Homo, ceux de son être technique et de son être sémiotique, en particulier dans la puissance du pouvoir et des indexations.

 

24B4b. Les compléments

Les adjonctions qui seront apportées à l'édifice psychanalytique dès la première moitié du XXe siècle ne se départissent pas vraiment de cette ligne, ils achèvent plutôt le système. (1) La figure freudienne de la mère était peu élaborée, et instigua chez Mélanie Klein la description et la prise en compte de l'image maternelle traumatisante. (2) Dans la mouvance du Penisneid, la libido féminine, "continent noir de la psychanalyse", fut située d'abord comme une libido masculine inversée s'exprimant dans la trilogie castration-viol-accouchement d'Hélène Deutsch ; il fallut attendre 1974 pour que, dans Speculum, Luce Irigaray, thématisant la topologie des organes féminins, y lise le support d'une libido autre, donc d'un être autre, en rupture avec le goût des totalisations fermées de l'Occident, où l'Un, le Même, la Fin (telos) sont garantis par l'érection pénienne, et en tout cas par le privilège formateur qu'a la semence mâle dans la génération, depuis Platon et Aristote. (3) L'oubli de l'originalité des cultures fut partiellement réparé par Karen Horney, qui du même coup privilégia un phénomène qu'elle jugea transculturel, l'angoisse ; et surtout par Erik Erikson, proche des Amérindiens. (4) Freud avait eu tendance à rétrécir la partition-conjonction généralisée à la partition-conjonction sexuelle, du reste plus alléguée que décrite. Un des premiers grands adeptes, Jung, thématisa le mouvement inverse, percevant la partition-conjonction sexuelle comme une des réalisations de la partition-conjonction universelle, particulièrement dans les archétypes mythologiques et symboliques ; "l'inconscient magique de Freud n'était-il pas moins intéressant que le subconscient transcendantal ?" (Whorf, 1941). Thalassa de Ferencsy s'inscrit également dans la partition-conjonction universelle en fantasmant l'accouplement animal et hominien comme le retour, masculin, à la mer initiale, féminine. (5) Wilhelm Reich voulut prendre en compte les aspects physiques du sexuel, en remarquant l'originalité de l'orgasme comme "sensation fondante". (6) Adler eut sans doute l'intuition que Freud avait manqué les refoulements et les inconscients fondamentaux d'Homo, ceux qui portent le pouvoir et ses indexations. Cependant, il ne vit pas qu'ils ont leur source dans la distance technique et la distanciation sémiotique, et les fit découler massivement d'une "volonté de puissance" remontant à Nietzsche et à Schopenhauer.

 

24B4c. Les trivialisations

Les inventions majeures se socialisent, ou se trivialisent vite. En concevant l'analyste comme un thérapeute patenté après des épreuves contrôlées par une institution, en restreignant la séance à une cure, en concevant cette cure comme la mise en place d'un moi socialisable (un "bon moi"), en la faisant tourner autour de l'angoisse et de la frustration, certaines variantes de la pratique psychanalytique rejoignirent la psychologie du bon sens ou le modèle social dominant, en particulier aux U.S.A. où Freud s'était pourtant flatté, en y débarquant, d'apporter "la peste".

 

24B4d. Les réformes laïques et bibliques

Inquiétée par ses trivialisations, et du reste par une critique interne, la psychanalyse connut aussi des réformes, et c'est l'occasion pour une anthropogénie de s'arrêter à la réforme en général, qui est une pratique anthropogénique majeure. Elle suppose le préalable d'un système tranché, et on la trouve à plein dans la démarche indéfiniment subarticulante des écoles hindouistes <13L1, 28B1>, ainsi qu'à travers l'Occident rationnel dans les églises successives, par exemple luthérienne et calviniste, ou les ordres religieux, telles les versions clunisienne, cistercienne, trappiste de la règle bénédictine. Certains voudraient même aujourd'hui comprendre Bouddha, et l'empereur Açoka (-250) qui adapta sa doctrine au peuple, comme des "réformateurs" dans l'hindouisme, ayant inspiré pour finir, car l'Orient est en échange généralisé à ce moment, Jésus de Nazareth comme un "réformateur" dans l'hébraïsme, alors travaillé par le mouvement essénien. La psychanalyse s'étant constituée en religion initiatique, et même en une église dogmatique de type occidental, avec un fondateur déclaré unique ("Freud est le seul", Lacan) et des praticiens agréés (selon une didactique ou une passe), devait connaître le phénomène plus ou moins sectaire de la réforme. Celle-ci trouva sa réalisation paroxystique en France, pays dogmatique, calviniste, et chroniquement hébraïsant, à travers les déplacements laïques de Freud par Lacan, et bibliques par Marie Balmary.

 

Une réforme laïque de Freud. Lacan

Il sera utile à l'anthropogénie de rassembler les principaux déplacements lacaniens, pour éclairer à la fois une réforme, qui doit beaucoup à l'air du temps, et la psychanalyse où elle intervient . (a) Comme dans le langage selon Saussure, la réalité devient un simple Référent du couple Signifiant/Signifié, alors que "Realität" était encore le "Kriterium der korrekten Handlung" chez Freud, lequel déclare haut et fort que la perte du sentiment de la Réalité, technique et sociale, est le critère indubitable de la psychose. (b) Comme chez Ionesco, l'auteur comique des années 1950, dans le couple Signifiant/Signifié, le Signifié est à son tour mis hors jeu au profit du seul Signifiant conçu comme "dérapant", dont alors le "sujet" devient étymologiquement le sub-jectus, le jeté-sous ; le désir est la "concaténation des signifiants", non interprétable, mélange d'éclat et de trauma à force d'être éclatée ; Merleau-Ponty ne remarquait-il pas au même moment que la langue se parlait dans son locuteur avant qu'il ne la parle ? (c) Toujours comme chez Saussure ("dans la langue il n'y a que des différences"), puis chez Jakobson, enfin chez "mon ami Lévi-Strauss", la structure est la seule vérité, mais insignifiante ; Bataille avait écrit déjà : "La vérité que poursuit la science n'est vraie qu'à la condition d'être dépourvue de sens, et rien n'a de sens qu'à la condition d'être fiction". (d) Comme auparavant chez Wallon, le miroir joue un rôle dans la constitution du moi ; il rend compte de sa captation dans l'imaginaire (thématisé par Sartre) et de sa seule rédemption possible par le symbolique (thématisé par les logiciens anglais), celui du langage, lui-même renvoyant à l'écriture. (e) Le trou qui avait fasciné Sartre en tant que trou de serrure et trou de vidange, et Marguerite Duras en tant que "mot-trou, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où les autres mots auraient été enterrés", devient la figure privilégiée du non-lieu du sujet. (f) La pulsion de mort de Freud et la fascination par Sade, toutes deux revisitées par Bataille, avancent "l'objet absolu" de l'éthique : "tu ne céderas pas sur ton désir". (g) Dans la mathématique de l'époque, des formes géométriques non représentables (ruban de Moebius, bouteille de Klein, plan projectif de Desargues) et des noeuds proposent les Signifiants métaphoriques du "désêtre" du sujet, tandis que des algorithmes rappelant Türing et Gödel énoncent des "impossibles", qui deviennent ainsi les "mathèmes" d'un "réel sans fantasmes" capable de nous guérir du "réel encombrant" ; ce sont les réalisations suprêmes du "sublime phallus". (h) A la suite du motto existentialiste : "je ne suis pas ce que je suis", "je suis ce que je ne suis pas", le sujet S barré, l'assujetti-au-signifiant, délocalise le cogito : "Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas (...) je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser." (i) Heidegger est visité pour sa "souveraine signifiance", et Hegel à travers Kojève pour sa négativité (j). L'article célèbre de Bell sur la magnification du geste et du langage dans la tragédie classique a sans doute inspiré (popularisé qu'il fût par le prix Diogène) "l'éclat d'Antigone" comme lumière de l'éthique psychanalytique redéfinie (Séminaire VII).

Mais si, contrairement au fondateur Freud, le réformateur Lacan n'introduit pas de concepts nouveaux, et s'il pense plus par réaction que par action, par déprise et déni que par prise et parole, il soutient une démarche neuve, ou en tout cas déroutante, et assurément une voie, un style ("cette voie est la seule formation (...) elle s'appelle un style"), qui est déjà un événement, ou une révolution. En 1972, lors de l'installation de l'école en Italie, l'affirmation préalable "Freud est le SEUL" est aussitôt suivie de "Je me fous de toi Freud!". Le "sujet", bien défini comme le "soumis-au-signifiant", est fondamentalement discontinu, et à la demande de "bonheur" du consultant la séance répond en le brusquant (vs conduisant ou induisant) hors des illusions unifiantes, duelles ou trinitaires de "l'imaginaire", au mieux jusqu'au "don de ce qu'il n'a pas ; soit ce qu'on appelle son amour". Ainsi, la séance pourra-t-elle être courte pour d'autres raisons que la seule cupidité financière de l'analyste. La "pratique" n'est plus une cure, et ce n'est pas pour rien que, dans le transfert, le consultant est appelé analysant ou analysand, et que le psychanalyste, qui n'aura de cesse qu'il n'ait montré la "fiction" qu'il joue, soit simplement dit analyste. Car, plus que de psychanalyse, il s'agit maintenant d'analyse tout court, avec des dimensions épistémologiques et (dés)ontologiques d'illumination. Couvrant un demi-siècle de travail, les textes et les paroles des Ecrits et du Séminaire ne relatent pas une seule thérapie, - l'Aimée du cas Aimée s'était guérie toute seule en quinze jours, - en contraste avec les innombrables narrations de thérapies de Freud ; ils sont polémiques, théoriques sous forme d'apophtegmes, et ne comprennent jamais aucune démonstration suivie, ni même d'argument ; seulement un style, qui fait foi. On peut estimer que tout cela introduit quelque chose du discontinu du MONDE 3. Mais c'est avec de fortes rémanences du MONDE 2, vu la méconnaissance déclarée de la cosmologie, de la biologie, de l'informatique, de la neurophysiologie cérébrale ; vu aussi l'obsession de la vérité classique (ontologique et substantialiste) qu'on ne se lasse pas de récuser, en croyant un peu vite que cela suffit à la dépasser. Ceci favorisant les désinvoltures magistrales et les adhésions "discipliques" jusqu'à l'idolâtrie <25B5>.

Mais une gêne essentielle vient de ce que cette vue se déploie tellement selon une primauté des signifiants sur les référents et même les signifiés, et, parmi les signifiants, du langage sur l'image, du langage symbolique sur le langage phonosémique, de l'écriture sur le langage même symbolique, de la formalisation (dont le caractère axiomatique est gommé) sur l'écriture, des paradoxes sur la logique courante <20B> ; il s'y trouve aussi un tel déni de la tendresse, de la chair ("décharner Eros"), de l'humour (vs l'ironie), du sourire (vs le rire au moins virtuel), de l'expérience ("pas assez amusante"), de l'autre (sinon comme disciple hystérique, ou hypostase de l'Autre), de la musique tant du son que du mot, du rythme (qu'exclut le dérapage des signifiants), que, d'instant en instant, la théorie lacanienne paraît compulsive, rétrécie par une disposition singulière, une idiosyncrasie justement très explicative de l'époque, que nous appellerons la perception fixatrice fixée à défigement logico-sémiotique. Il sera opportun d'y revenir à l'occasion des maladies d'Homo <26F2>.

 

Une réforme biblique de Freud. Marie Balmary

Freud était Viennois et juif. Il combine la Deutung, l'interprétation inhérente aux racines verbales très sensibles dans la langue allemande, dont la saisie étymologique restait encore avivée de son temps par l'écriture gothique <18E4>), et la pratique des glossateurs juifs, tosafists ou massorètes. Dans une lettre à Karl Abraham, il suspecte que Jung le comprend si difficilement parce qu'il n'est "pas de sa race". Or, depuis 1950 (Tresmontant S.J.), et surtout de 1981 à 1995, c'est-à-dire durant les "années Mitterrand", l'hébraïcité a connu en France une emprise politique, économique, publicitaire, médiatique, théorique maximale. Presque chacun hébraïsa, de gré ou de force. Et cela d'autant plus que le pays avait une tradition.

Tradition séculaire. C'est en voyant qu'il n'aurait pas assez de sa vie entière pour comprendre vraiment l'hébreu de sa Bible que Fabre d'Olivet, dès 1800, avait initié la linguistique culturelle de Whorf, qui lui reconnaît sa dette. Bien plus, le plus fameux des interprètes juifs, Rashi (1050-1105), était un vigneron de Troyes dans le lendemain de l'An 1000 où Homo, se percevant maintenant cocréateur du Créateur, inaugurait trois siècles de basiliques romanes, de cathédrales gothiques et de sommes théologiques <13J>. Au cours de sa formation chez les exégètes allemands de Mainz et de Worms, le jeune Rashi, auquel son état de fortune ne permettait pas de s'attarder à mémoriser leurs leçons traditionnellement orales, avait pris l'habitude de les mettre par écrit ; c'était, du reste, le moment où les grands commentateurs arabes envahissaient l'Occident. Ses commentaires continués par ses beaux-enfants connurent un succès européen qui rebondit deux siècles plus tard dans les cinquante volumes de l'exégèse franciscaine de la Bible intégrale de Nicholas de Lyre (Normandie, 1265-1349), laquelle semble avoir influencé jusqu'à la traduction de Luther, fondatrice du protestantisme. Rien d'étonnant donc que la réforme biblique de la psychanalyse ait excellé en France au lendemain de la mort de Sartre (1980) très intrigué sur sa fin par le judaïsme de son secrétaire, Benny Lévi (Le Nom de l'homme, 1984), et de la mort de Lacan (1981), lequel prenait plaisir à tancer ses disciples pour leur ignorance des Ecritures. D'autant que, parmi de nombreuses autres traductions récentes de la Bible, Chouraki venait de rassembler en un volume sa traduction hébraïsante de l'Ancien et du Nouveau Testaments (1986), quatre ans avant sa traduction équivalente du Coran (1990), en un des événements culturels les plus importants du XXe siècle, dans la mesure où il contribuait à mettre à nu la substance des trois "religions du livre".

Alors, selon Le Sacrifice interdit (1986) de Marie Balmary, en cela d'accord avec les psychothérapeutes des PMD (Multiple Personality Disease), et en désaccord avec les familles groupées dans la FMSF (False Memory Syndrome Foundation), Freud s'est trompé. Ses patients imputaient fréquemment des agressions sexuelles à leurs parents ; par opportunité académique, estime Jeffrey M. Masson des Archives Freud, en 1981-3, il a retourné leurs récits, les a traité de fantasmes, et a conçu un complexe d'Oedipe où c'est l'enfant le séducteur, le pervers polymorphe, qui veut tuer son père et épouser sa mère. Il aurait dû prendre au sérieux la souffrance des narrateurs, et y comprendre une réaction tantôt à l'emprise (possession) tantôt à l'abandon (négligence, permissivité) de leurs parents, et voir comment chaque enfant, tout en profitant de la protection ("maternelle") et de la provocation ("paternelle"), a à "partir vers lui-même", moyennant "ruptures" et "coupures". De même le couple de l'homme et de la femme a à se départir des possessions réciproques, invoqueraient-elles le prétexte de la complémentarité. Enfin, "Dieu", tyran totalitaire a à devenir le "divin", parole suscitant la parole, dans la mesure de son voile, de son mystère.

C'est cette fraîcheur d'Appel et d'Alliance, en place de Soumission, que la psychanalyste estime "entendre" dans les propos de ses patients et "lire" dans sa Bible lue en hébreu. Dans cette dernière, sa lecture attentive, dont elle se dit redevable à Lacan, voit un "départ vers lui-même" d'Abram-Abraham quand il sort pour Canaan ; une guérison de la stérilité de Sarah(i) quand elle cesse d'être "possédée" comme soeur et comme épouse, et devient elle-même ; un appel à la libération dans les gestes et les logia de l'Evangile de Jésus, dont Girard venait également de faire une lecture non-sacrificielle (Des choses cachées depuis le commencement du monde, 1978). Du reste, la Bible consonne ici avec l'Oedipe grec, si on ne lui impute plus, comme avait fait Freud, d'avoir voulu tuer son père et épouser sa mère.

On le voit, pareille réforme reste ahistorique et aculturelle, comme l'est la psychanalyse, qu'elle soit freudienne ou lacanienne. Quand le texte sacré glisse de "Sarahi" (ma princesse) à "Sarah" (princesse tout court, ou en multitude), quand Isaac est remplacé par un bélier dont son père sacrificateur a la "vision", Marie Balmary n'entend nullement le texte d'une épopée fondatrice d'Israël <22B2>, où se jouerait le passage d'un empire primaire, sumérien ou égyptien, à de petits royaumes tribaux semi-nomades fondés sur des contrats divins et humains, et cela dans l'environnement des première écritures alphabétiques contractuelles <18C>. Elle écoute et entend, selon les structures d'un simple mythe d'origine, les péripéties d'une Epouse ou d'un Enfant en général (überhaupt).

Son écoute est d'autant plus libre qu'elle s'applique à l'hébreu, langue sémitique à racines courtes et nues, à phonosémie manieuse <16B2b> intense en raison de sa vocalisation non écrite, se prêtant aux interprétations indéfinies. On se demande pourtant si l'on peut, comme l'analyste, voir dans le yod initial de Ish un signe phallique, et dans le hé final de Isha un signe utérin ("ouvert en bas"), quand et ce yod et ce hé sont lus dans notre écriture hébraïque carrée, qui ne s'imposa que peu avant notre ère, et est très différente des écritures hébraïque archaïque et araméenne dans le contexte desquelles le texte biblique fut écrit, et en tout cas conçu, plusieurs siècles auparavant <18C, 22B2>. Et que dire des lectures en hébraïque carrée des commentaires de Rashi, conçus et écrits dans la cursive Rashi, dont les ligatures constantes ont pu l'inviter à entendre, par exemple, "l'enfant engendré" dans le "pour-vers" du "ils seront pour/vers une seule chair" ?

Quoi qu'il en soit, Le Sacrifice interdit de Marie Balmary (1986) est si fermement composé qu'il aide chacun à explorer dans quelle mesure la réforme biblique de la psychanalyse aura été un dernier sursaut du je-sujet-connaissant-libre du MONDE 2 sur sa fin <30J>, ou une tentative de le dépasser vers le je universel fenêtrant-fenêtré du MONDE 3 par le détour, même biaisé, du MONDE 1B hébraïque. (Un peu comme, au début du siècle, Picasso engagea une imagerie du MONDE 3 en élaborant des Demoiselles d'Avignon qui repassaient par un MONDE 1A, également biaisé).

 

24B4e. La rupture schizanalytique

Le courant initié par L'Anti-Oedipe de Deleuze en 1972 intéresse au premier chef l'anthropogénie parce qu'il tranche sur les précédents par sa volonté farouche d'apercevoir le MONDE 3 pressenti et même d'y passer. L'idéal occidental de l'arbre, vertical et synthétique, fait place là au modèle du rhizome, travaillant réticulairement en toutes directions et surtout horizontalement. La disjonction (ou/ou), d'exclusive qu'elle fut durant tout le MONDE 2 depuis Parménide, devient inclusive, et elle opère au sein de déclenchements ouvrants, se distinguant donc aussi de la négation inclusive chinoise ("wu"), typique de la clôture du MONDE 1B. Devient essentielle la synthèse agrégative : Et... Et... Et, qui peut faire songer aux formations aminoïdes <21G>. La "cohérence" (herere, cum) fait place à la "consistance" (sistere, cum), et même au "plan de consistance", par une valorisation des surfaces qui fait écho à l'importance de celles-ci dans les variétés topologiques du moment. A quoi s'ajoute l'admiration pour la syntaxe anglo-saxonne "déterminant + déterminé", qui favorise la juxtaposition de qualifications hétérogènes, en regard de la syntaxe française "déterminé + déterminant" <16C2>.

A ce compte, il n'y a dans l'Univers "que des flux et des coupures", et seules importent les "intensités" (tendere, in, tendre dedans). Des "consistances" se vérifient au fur et à mesure de leur surgissement, et non dans la réalisation d'un programme ou destin préalable. Surtout, le désir ne suppose plus le manque ; il est, pourrait-on dire, un désir force, machinant. La psychanalyse fut "ignoble", parce qu'elle s'est complue dans le manque, le "non-noble" par excellence. Les fêlures ne sont pas des béances. "Les trois contresens concernant le désir sont le mettre en rapport (1) avec le manque ou la loi, (2) avec une réalité naturelle ou spontanée, (3) avec le plaisir, ou même et surtout avec la fête. Le désir est toujours agencé, machiné."

Du coup, les frontières entre la folie et la normalité s'estompent, et ne compte maintenant que la santé, la "grande santé" pressentie par Nietzsche, définissable comme l'état où, quels que soient les obstacles, un système peut continuer de marcher, de machiner dans son environnement. Car tout est pluriel : chacun a des sexes, comme il a des langues. Tout est pluri-fonctionnel, et, si un organe se définit par une fonction, eh bien! le corps désirant est "un corps sans organes", selon l'expression d'Artaud.

Dans cette situation et cette praxis, les cerveaux travaillent en pool, en "consistance" eux aussi ; l'auteur partage volontiers son écriture avec d'autres, qu'il soit homme (Félix Guattari) ou femme (Claire Parnet). Par opposition à Lacan, l'expérience et l'expérimentation paraissent ici irremplaçables, et la plus grande attention est accordée à la psychosociologie ambiante, ainsi qu'à la diversité des ethnies et des moments historiques d'un Homo Historia, au-delà d'un Homo Natura. Aussi, la deuxième partie de l'Anti-Oedipe (1972) esquisse avec puissance une anthropogénie culturelle en trois étapes. (1) Les Sauvages, dans les sociétés sans écriture, sont déterminés par des "codes locaux" territorisalisants, inscrivant les corps et inscrits par eux. (2) Les Barbares, dans les sociétés avec écriture des empires primaires, sont déterminés par des "surcodes" surplombant les codes locaux ; le territoire se transforme en corps du despote, et installe le scribe et son lecteur sous le surplomb d'un pouvoir paranoïaque. (3) Les Civilisés, d'abord les habitants de la cité grecque, sont déterminés par les flux d'argent et de marchandises "décodants". En plus, on privilégiera un quatrième groupe archétypal, les Nomades, ceux dont "il n'y a pas d'histoire", et qui, "suivant leur ligne de fuite", "sont comme les noumènes ou l'inconnaissable de l'histoire". Déterritorialisés et déterritorialisants, ils traversent les territoires au lieu de les avoir ou de les être. Activant la "machine de guerre" contre les "appareils d'Etat", ils sont, à l'extérieur ou à l'intérieur, le dehors de tout Etat. Ne sont-ils pas pour Homo contemporain le rêve d'un salut ?

L'anthropogénie sera attentive au fait que l'entreprise de Deleuze paraît avoir déçu son auteur. Les Entretiens avec Claire Parnet en signalent certaines raisons. (a) La vue paranoïaque commune à Deleuze, Guattari, Foucault, Althusser fait qu'on ne parle guère là que d'échapper à des contraintes, en une entreprise de Danaïdes, puisque "il y aura toujours une tension entre l'appareil d'Etat, avec son exigence de propre conservation, et la machine de guerre, dans son entreprise de détruire l'Etat, les sujets de l'Etat, et même de se détruire ou de se dissoudre elle-même le long de la ligne de fuite". Comme chez Epicure, l'amitié est la seule consolation, mais elle-même a l'angoisse de devoir sans cesse épier l'ami, de peur qu'il devienne à son tour la chose à fuir, une territorialité ("que ton ami soit ton meilleur ennemi", avait déjà dit Nietzsche). (b) La topologie des surfaces, du plan de consistance, s'effraye de toute épaisseur et se meut entre le Charybde de l'intensité dévoratrice du "trou noir", redouté par Guattari, et le Scylla du vide du "tableau blanc", redouté par Deleuze. (c) Le culte universitaire et mondain de la citation a pour résultat que, pour ouvrir un monde neuf, on s'accable des vestiges prestigieux mais surannés du monde précédent. Les écrivains "que nous aimons" et qui "tournent si mal" sont Kleist, Nietzsche, Woolf, Lawrence, Filtzgerald, Artaud, Kafka, etc., tous plus ou moins occupés à échapper au crépuscule du MONDE 2, plutôt qu'à arpenter le MONDE 3. (d) La prédication morale, l'obligation de la formule brillante, la vaticination finissent par déboucher sur la rédaction litanique des Entretiens, où reviennent en leitmotive des formules toutes faites, peu ou pas développables : "ligne de fuite", "plan de consistance", "appareil d'Etat, "machine de guerre, "déterritorialiser", "être l'herbe entre les pavés", etc. (e) Le silence habituel sur la cosmologie et la biologie, pourtant si fulgurantes depuis 1950, rend impossible, dans le contexte de la seconde moitié du XXe siècle, toute tentative d'édification d'une philosophie consistante. Le modèle de l'acide aminé eût mené plus loin que celui du rhizome pour comprendre les formations non plasticiennes <21G>.

Ce que Deleuze et son groupe ont le mieux aperçu du MONDE 3 c'est "l'hétérogénéité des séries" comme caractéristique d'Univers. Elle soutient le désir positif comme machination, et sous-tend le terme de schizanalyse. Cette dernière consiste, non plus à retrouver partout un même schéma, comme l'Oedipe freudien, mais à percevoir justement des rencontres chaque fois originales, instauratrices, désirantes, machinantes de séries neuves ; l'homme au loup, Wolfsmann, voyait, insiste-t-on, non pas un loup, comme le crut Freud, mais plusieurs, une meute. Sur ce point, Deleuze est en phase avec l'époque, avec l'évolutionnisme radical et événementialiste de la biologie et de la cosmologie du MONDE 3 <21G3>.

 

24B5. Le courant des catastrophes élémentaires

 

La topologie est la branche la plus philosophique de la mathématique depuis Leibniz. Et le mathématicien René Thom a reçu la Médaille Fields, l'équivalent mathématique du prix Nobel, pour s'être aperçu que des équations de la topologie différentielle ont des singularités qui permettent de formaliser sept catastrophes (strepHeïn, tourner, kata, sens dessus dessous) dites par lui élémentaires : le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'aile de papillon, les trois ombilics elliptique, parabolique, hyperbolique <21E2a>. Ceci, à son sens, introduisait un nouveau mode d'explication, et pas seulement de prévision, dans plusieurs domaines (Prédire n'est pas expliquer, 1991, avec un Lexique substantiel d'Alain Chenciner). Cette approche a tellement débordé sur les sciences humaines qu'il faut y revenir ici.

Pour la géologie, on trouvait une catastrophe, celle de Riemann-Hugoniot, qui invitait à mathématiser les anticlinaux et les synclinaux jusqu'à leurs failles ; donc aussi à déchiffrer les paysages comme des bassins d'attraction définis par des attracteurs multiples, parmi lesquels assurément ceux de la tectonique des plaques. Pour la biologie, et en particulier pour l'embryologie, la même vue invitait à penser, dans la ligne de On Growth and Form de D'Arcy Thompson, que les anatomo-physiologies de la zoologie sont, pour une part, des variations de topologies différentielles sur quelques schémas ou équations de base ; cela à partir du pli, première catastrophe qui permet à un organisme d'envelopper, enfermer, absorber un élément autre, dans la prédation. Suivait une psychologie où toute perception se donne comme un montage efficace au service des tactiques et des stratégies de la prédation ; d'où l'attention à la théorie de Harry Blum sur la reconnaissance des formes. La linguistique même était concernée, s'il est vrai que la structure "sujet + verbe + complément" est une réalisation raccourcie de la catastrophe du lacet de prédation : "Le chat prend la souris", "La souris est prise par le chat" <17B3>. Pointant enfin une esthétique. Dans les passages d'une forme à une autre, d'un bassin d'attraction à un autre, la topologie différentielle montre, juste avant et juste après, des états où des attracteurs très multiples se compatibilisent un instant en des complexités qui défient le calcul. Parlons d'"états excités". Les oeuvres d'art seraient ces productions remarquables où de pareils états sont survoltés et captés (la prédation toujours). Et cela qu'il s'agisse de peinture, de sculpture, d'architecture, de musique, de la poésie, de la danse, cette "sémiurgie".

Au Congrès mondial des mathématiciens de Montréal de 1974, C. Zeeman fit un éclat en situant cette vue dans la théorie des systèmes, vivace à l'époque, et en invoquant la correspondance input-output d'une boîte noire où la caractéristique de l'espace-temps produit devient la variété stable d'un potentiel. Ainsi furent proposés des modèles des krachs boursiers, des émeutes révolutionnaires, etc. Cette vision des choses fut médiatiquement diffusée sous le nom d'appel de "théorie des catastrophes".

Pour une anthropogénie, René Thom, initiateur et inspirateur du mouvement dont il regrette le nom, aura été un exemple de ce que Pascal appela l'esprit de justesse, "où on tire bien les conséquences de peu de principes, et c'est une droiture de sens", lequel n'est pas l'esprit de géométrie, qui est "de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre", et moins encore l'esprit de finesse, où "les principes sont si déliés et en si grand nombre qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe". Cette droiture aura eu quelques conséquences déroutantes. (a) La défiance à l'égard de la méthode expérimentale, et singulièrement de la biologie moléculaire ; ce n'est pas ici qu'on trouvera une réflexion sur les formations aminées et leurs résonances "aminoïdes" . (b) La postulation d'une philosophia perennis, celle de Platon pour les concepts mathématiques censés a priori <19D7,19F3>, et pour les vues embryologiques celle de l'Aristote de Histoire, Génération, Parties des animaux, dont la traduction occupa d'abord d'Arcy Thompson, et duquel Thom lui-même a exploré les mérites dans Sémiophysique. (c) Une confiance dans l'intuition simple, en particulier en mathématique, entraînant le refus de la "mathématique moderne" en tant qu'instrument pédagogique jusqu'à l'adolescence.

Mais, malgré ces bizarreries, le seul fait de l'existence de Thom comme vrai philosophe demeure de soi un avertissement. On aurait pu croire que la philosophie mourrait avec le MONDE 2 ; Hegel n'en avait-il pas donné le dernier système, et Sartre l'ultime question (celle de l'être de la conscience) ; d'autant que les dites "philosophies des sciences" ne dépassent guère les remarques locales et incidentes, et qu'on a pris l'habitude d'appeler "philosophes" les moralistes ou les essayistes triviaux ; seules les philosophies du langage de Wittgenstein et de Whorf, par leur sensibilité aux effets de la présence, plus que de la conscience, annoncent une donne nouvelle. Or, en vertu d'une certaine radicalité de leur formulation et de leurs intérêts, les textes de Thom se maintiennent au niveau philosophique (ou métaphysique, épistémologique, ontologique), et ils annoncent souvent le MONDE 3, même s'ils sacrifient parfois indûment aux mânes de Platon et d'Aristote. Le tableau de Stabilité structurelle et morphogenèse (Benjamin, 1972, pp. 332-3) où les sept catastrophes élémentaires confrontent leurs "noms de singularité", leurs "centres organisateurs", leurs "déploiements universels", leurs "sections remarquables", leurs "interprétations spatiales", leurs "interprétations temporelles" ("sens destructif" et "sens constructif") complète utilement le tableau des catégories de Kant.

Cette ontologie-épistémologie dominée par le pli concorde avec une éthique de l'implication (plicare, in) d'Univers <29D4, 30L>. Ethique de la conduite quotidienne, mais aussi de la recherche scientifique : "Tous les grands progrès théoriques proviennent de la capacité des inventeurs à se mettre dans la peau des choses, pour pouvoir s'identifier par empathie à n'importe quelle entité du monde extérieur." Dans cette vue, la métaphore est une voie de science, non une simple figure de style. Ce n'était pas par simple politesse que Lévi-Strauss, anthropologue, s'obligeait à manger les gros vers blancs dont se régalaient les tribus qu'il étudiait. Ni que Seymour Benzer, précurseur des transistors à germanium, mange et fait manger aux membres de son laboratoire (et de sa famille) les mouches dont il étudie le conditionnement génétique et mutationnel des comportements <R.sept99,26>.

 

 

24C. Les anthropologies

 

Ayant à aborder les théories produites par Homo, nous avons commencé par celles qu'il a faites sur les choses <21> avant celles qu'il a faites sur soi <22-24> ; et, parmi ces dernières, nous abordons maintenant l'anthropologie, c'est-à-dire le discours qui a pour objet frontal la nature hominienne. Déjà l'histoire du mot (antHropos, logia) indique à quel point Homo répugne à se prendre pour objet de son étude. Originairement, en français, anthropologie a désigné seulement un discours tenu en termes humains, par exemple le discours humain sur Dieu chez Malebranche. Et quand ce terme a commencé à signifier le discours sur l'homme, il visait une essence humaine supposée connue, dont les trois Anthropologies (théorique, pratique, morale) de Kant envisagèrent les implications essentielles, et dont l'ethnology anglaise observa les différences géographiques et historiques. Ce n'est qu'autour de 1900 que l'anthropologie devint la recherche de ce qu'Homo est, osant se demander s'il a même une essence.

 

24C1. L'anthropologie philosophique

 

Non que les philosophes aient ignoré la question d'Homo, mais ils l'ont séculairement abordée comme une conséquence de leur théorie des choses. Dosage de yin et de yang en Chine. Reflet de l'Un strict chez Parménide. De l'Ecoulement général chez Héraclite. Une des combinaisons des quatre éléments chez Empédocle. Genre et espèce parmi les genres et espèces pour Aristote. Echelon sur l'échelle des processions-récessions pour Plotin et le néo-platonisme. Degré (éminent) des participations à l'Etre chez Thomas d'Aquin. Croisement de l'étendue-mouvement et de la pensée chez Descartes, puis Spinoza. Monade (privilégiée) chez Leibniz. Interface de l'en-soi et du pour-soi chez Kant. Etape de la grande Logique par laquelle la Substance revient sur soi en Conscience chez Hegel.

Kant n'exagérait donc pas quand il déclare opérer une révolution copernicienne en exigeant que, préalablement à toute conclusion sur les choses, les spécimens hominiens s'interrogent sur leur capacité à connaître quelque chose en général. Mais lui-même en reste aux "conditions de possibilité des objets comme objets", selon ses trois archétypes : la géométrie euclidienne, la physique newtonienne, la biologie de Reimarus. Et son anthropologie demeure ancillaire, comme le déclare son titre : Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798). Bref, seuls Kierkegaard et Nietzsche ont commencé d'aller droit à l'homme. Et n'est-ce pas pour cela que ni l'un ni l'autre ne figurent dans A History of Western Philosophy de Bertrand Russell ? Même le très existentialiste Heidegger, quand il déchiffre l'être-là, le "Dasein" (Homo) comme une Origine, situe celle-ci dans la "guigantomakHia peri tès ousias" de l'Occident. Et c'est avec les rapports d'un En-soi et d'un Pour-soi transcendantaux qu'encore en 1950 Sartre construit ses individus : Baudelaire, Genet, Flaubert. Et ses groupes : Juifs, Anti-Sémites.

Parmi les philosophes anthropologues, on fera donc une place particulière à Spengler, lequel dans les derniers sursauts du MONDE 2 proposa une philosophie de l'histoire qui n'était plus simplement une dialectique générale incarnée, comme chez Bossuet, Vico, Hegel, Comte, mais découvrait l'historicité radicale d'Homo, en suivant et caractérisant ses socles épistémologiques successifs que furent les civilisations. Les deux puissants volumes de Der Untergang des Abendlandes (1918, 1922) auront montré son infaillibilité perceptive dans la compréhension du MONDE 2, et même du MONDE 1B scriptural, tandis que Der Mensch und die Technik, court essai du commentateur politique qu'il n'arriva jamais à être, prouve son incompréhension radicale de la technique, de la science et des prodromes du MONDE 3. Mais une certaine lecture vraiment historique était initiée, qui se continua chez Toynbee, Foucault, Deleuze.

 

24C2. L'anthropologie culturelle

 

Les années 1900, qui commencent une crise des fondements dans la mathématique, la logique, la théorie physique, marquèrent aussi le début de l'anthropologie culturelle. Nous avons vu celle-ci s'annoncer à travers l'histoire différentielle chez Hérodote, Marco-Polo, De Landa <22B6a> ; on peut y ajouter l'Apologie de Raymond Sebond de Montaigne. Mais elle ne prit consistance que sous l'effet du darwinisme, quand Herbert Spencer proposa de voir Homo comme une orthogenèse allant de l'homogène à l'hétérogène, et surtout quand James Frazer, dans son monumental The Golden Bough (1890-1915), tenta de montrer comment la magie des origines avait "progressé", s'était "améliorée", "purifiée" progressivement en religion.

L'anthropologie culturelle prit pleinement corps vers 1915, donc avec quelque retard sur la crise épistémologique des fondements, lorsque Malinowski, immergé dans les tribus de la Mélanésie, annonça franchement le MONDE 3 en déclarant être un "participant observer", d'abord à travers un interprète, puis en pidgin, enfin en mélanésien. Il ne distingue plus des domaines principaux et des domaines secondaires : aux Iles Trobriand, il observe les mythes, le droit, la sexualité (c'est l'âge de Freud et de Havelock Ellis). Il distingue plutôt la coutume théorique et la coutume pratique, chacune ayant son aire de jeu. Tout à ses yeux doit se vérifier au ras de la vie quotidienne ; est-ce pour cela qu'il privilégia la magie, peut-être trop ? Attentif aux fonctions sociales de ce qu'il observait, - on parlera de fonctionnalisme, - son approche fut relativement synchronique, en rupture avec l'évolutionnisme du XIXe siècle.

L'interrogation fondamentale sur Homo ainsi engagée se précisa dans les années 1930, quand, comme nous l'avons vu, Whorf découvre que les Hopi ont une langue et une pensée profondément différentes du Standard Average European (S.A.E.) chaque fois qu'il ne s'agit pas de l'espace-temps de la technique, et quand Leenhardt arrive à des conclusions semblables d'abord en Afrique du Sud, puis chez les Canaques de Nouvelle-Calédonie <23D4>. Combien cette découverte fut troublante se mesure encore aujourd'hui à ce que Language, Thought and Culture, du premier, et Do Kamo, du second, restent les livres les plus difficiles qu'on puisse lire, beaucoup plus exigeants que les ouvrages des philosophes occidentaux les plus vertigineux (ou des philosophes non-occidentaux traduits par des occidentaux), parce qu'ils demandent justement à chacun une mise en question des structures, textures, croissances les plus intimes de sa pensée.

C'est en partie en raison de cette difficulté que la linguistique traductionnelle <23D3> et l'anthropologie culturelle structuraliste <24B2> mirent entre parenthèses les spécificités épistémologiques et ontologiques des groupes hominiens, au profit d'un échangisme généralisé, régi principalement par des circulations compensatoires, depuis 1950 <23D3>. On n'en sera que plus attentif à la réaction que marqua en 1977 Archéologie de la violence de Pierre Clastres ("Libre 1"), qui veut annoncer une anthropologie moins éloignée du MONDE 3 à travers un enchaînement de propositions : (a) le groupe sauvage (chasseur, cueilleur, même cultivateur, éleveur) pratique l'exclusivité du territoire et l'autarcie non accumulatrice, non commerciale, indivisée (aucune division du travail, hormis celle qui divise les sexes) ; (b) ce in-group, qui exclut toute unité par domination, tout Etat (le chef exprime seulement la loi de l'indivision fixée par les Ancêtres) ne peut se confirmer que par le miroir d'un out-group ; (c) l'Autre est donc complémentairement ou bien ami ou bien ennemi ; (d) alors la guerre a pour fonction de confirmer l'ennemi comme miroir de l'ami ; (e) elle appelle le morcellement, et aussi l'alliance, du reste mobile ; (f) la sphère de l'alliance détermine la sphère de l'échange extragroupal ; (g) l'échange des biens culmine dans l'échange des femmes à l'égard de l'allié, vs le rapt des femmes, qui est par excellence le but de guerre à l'égard de l'ennemi ; (h) "l'être social primitif a donc simultanément besoin de l'échange et de la guerre, pour à la fois conjuguer le point d'honneur autonomiste et le refus de la division". Bref, dans le groupe sauvage, la guerre prévient l'Etat, alors que, pour nos nations, la thèse de Hobbes sera inverse : l'Etat prévient la guerre, qui déstabilise l'Etat.

Ceci, selon Clastres, déboutait trois lectures des sociétés sauvages et de la guerre. (a) La lecture naturaliste, de Leroi-Gourhan, qui voit dans la guerre une continuation naturelle de la chasse et de la capture, non une structure instauratrice de la société et du socius. (b) La lecture économiste, qui interprète la guerre comme une façon de se procurer des biens indispensables, par exemple les protéines pour les Indiens sud-américains (Gross et Harris) : au contraire, les sociétés sauvages, autosuffisantes et non accumulatrices, sont des "sociétés de loisir" (Lizot). (c) La lecture échangiste, de Lévi-Strauss, lequel fait de la guerre une modalité des échanges quand ils échouent : "les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l'issue de transactions malheureuses (Les Structures élémentaires de la parenté, 1949).

L'archéologie de la violence de Clastres dit se fonder sur les anciens voyageurs affirmant que "les peuples primitifs sont passionnément adonnés à la guerre". Deleuze et Guattari, en insistant toujours davantage sur les "machines de guerre" comme parade contre les "appareils d'Etat", ont reconnu leur dette à l'égard de cette lecture qui, à l'occasion des "sauvages" <24B3e>, éclaire certains fondements d'Homo en général. En tout cas, c'était une confirmation de la fonction du out-group (ennemi) dans le soutien du in-group (we-group) <3F>, reconnue par l'anthropologie culturelle depuis 1910 au moins.

 

24C3. L'anthropologie physique

 

Lorsqu'en 1986 le Centre National de la Recherche Scientifique de France publie un ouvrage rédigé par une trentaine de spécialistes de divers pays et intitulé L'homme, son évolution, sa diversité (HED), la préface en commence ainsi : "En 1885, Paul Topinard publiait son traité d'anthropologie physique. Depuis cette date <donc depuis un siècle>, aucun ouvrage dressant le bilan des connaissances en ce domaine n'a été imprimé en français." On ne peut mieux exemplifier la crainte d'Homo de voir clair en soi en tant que réalité de genre et d'espèce.

Car les Andains et les Fuégiens ont des systèmes respiratoires et même des métabolismes singuliers. Les lèvres vulvaires des femmes hottentotes sont exceptionnellement larges. Pareilles originalités physiques affectent non seulement des populations restreintes, comme dans ces deux exemples, mais déterminent parfois ce que l'anthropologie physique appelle des "sous-espèces" ou des "grandes races", tel le pied des mélanodermes (noirs) très différent de celui des leucodermes (blancs) et des flavodermes (jaunes) ; il n'a pas de voûte plantaire, tout en n'étant pas un pied plat, avec des conséquences pour le rapport au sol, et donc pour l'exercice de la stature. Le substantif race signale bien qu'il y a des actions géographiques, climatiques, sanitaires, et aussi culturelles qui finissent par sélectionner les organismes au point de les rendre, après quelques siècles ou quelques millénaires, physiquement très différents d'une population à l'autre ; l'étude actuelle des ADN du passé et du présent le confirme sur toute la Planète. Et aussi que les spécifications biologiques d'Homo n'empêchent chez lui ni les croisements reproducteurs, ni les échanges culturels, ni les conflits thématisés, et sont ainsi, par leur variété et leur tension, un ressort essentiel de l'histoire d'Homo.

Dans les années qui viennent, l'Europe sera un champ d'étude remarquable pour observer les facteurs raciaux, c'est-à-dire les variations-sélections naturelles à conséquences culturelles, et corrélativement les variations-sélections culturelles à conséquences naturelles, s'il se confirme que la femme européenne fait environ 1,5 enfant, et que la population du subcontinent aura donc, si elle veut se maintenir, serait-ce pour des raisons économiques, à se renouveler par immigration pour environ un quart tous les vingt-cinq ans.

 

24C4. La paléoanthropologie

 

Toutes les théories qui précèdent, si éclairantes qu'elles soient pour une anthropogénie, le cèdent cependant devant la paléoanthropologie, laquelle a explosé littéralement au regard d'Homo comme genre et comme espèce depuis 1960. Les résultats sont fracassants. Ils ont l'avantage de se formuler de façon brève. Ils ébranlent chacun dans ses racines. Ils conviennent aux médias, au journalisme illustré, à la radio, à la télévision, qui sont même à cet égard des instruments scientifiques utiles ; il arrive, en effet, qu'un spécialiste trouve dans une émission de télévision de moyenne longueur l'occasion de faire circuler une thèse encore trop hasardeuse pour être hébergée par les publications scientifiques traditionnelles, et qui est cependant féconde, peut-être décisive.

Une anthropogénie ne soulignera jamais assez combien ce séisme idéologique est récent. C'est vrai qu'un premier Néandertalien fut découvert près de Düsseldorf dès 1856, et que la culture aurignacienne est fouillée depuis 1860, mais l'article princeps de Dart, The Man-Ape of South Africa, est de 1925 et resta confidentiel. Bien plus, si en 1931 Richard et Mary Leakey découvrent l'industrie d'Olduvai en Tanzanie, ils doivent attendre 1954 pour trouver deux dents, première preuves osseuses de la présence d'Australopithèques en Afrique de l'Est, et 1959 pour rencontrer un crâne d'Australopithèque presque complet dans la même région. Mais, depuis, les découvertes bouleversantes se sont multipliées, année après année, et un peu partout. Les nouvelles techniques d'investigation aussi : carbone 14, taux potassium/argon, thermoluminescence, reconstitutions anatomiques savantes et artistiques, compréhension des biotopes (palynologie), exploration comparative des ADN (mitochondriaux) entre les stades d'Homo, ou entre Homo et les espèces cousines.

Rien ne marque mieux le passage du MONDE 2 au MONDE 3. Jusqu'en 1960, Homo, longtemps endotropisant dans ses théories, avait quelque excuse pour se considérer comme une espèce définie par une essence, la raison, ayant eu seulement des heurs et des malheurs, avec des développements et des régressions. Il ne peut plus ignorer aujourd'hui qu'il groupe des populations ayant des caractéristiques techno-sémiotiques globalement très différentes de celles du monde animal, mais qui obéissent aux lois de l'Evolution événementialiste et multifactorielle des vivants en général <21E2e>, comportant donc des commencements, des ramifications, des cousinages, des impasses, des effacements, des sériations non seulement multiples mais hétérogènes, avec des synchronies témoignant de diachronies en compatibilisations provisoires. Et cela au fil de mutations biologiques, techniques, sémiotiques, environnementales imprévisibles, dont les plus importantes, comme celles des plaques tectoniques, ne sont pas toujours ostensibles.

A la suite de quoi certains continuent de voir l'aventure humaine comme une montée globale vers la complexité, la conscience et la liberté, saisies comme étant le sens ou le Sens de l'Evolution <21E5>. Mais, au fil des découvertes et des reconstitutions, une autre lecture se renforce, qui pour le public français est commodément représentée par Pascal Pick, Les origines de l'homme, Taillandier, 1999. C'est que l'humanité et l'hominisation au sens courant n'est pas le résultat éclatant d'un processus linéaire, orthogénétique, mais plutôt un résultat parmi d'autres des aventures évolutives de populations d'hominoïdes (super-famille), d'hominidés (famille), d'homininés (sous-famille). Et cela depuis 7MA, époque supposée de l'ancêtre commun d'Homo et des chimpanzés actuels ; et surtout depuis 3,5 MA, avec l'apparition des Australopithèques anamensis, afarensis, africanus ; depuis 2,5 MA, avec Homo habilis ; depuis 1,5 MA, avec Homo erectus et ergaster ; depuis 500 mA, avec Homo neandertalensis européen ; depuis 100 mA ou plus, avec Homo sapiens sapiens au Proche Orient. Toutes ces familles, ces genres, ces espèces, ces races tantôt se séparant, tantôt se croisant, tantôt se faisant des emprunts, tantôt peut-être s'entre-éliminant brutalement ou par disqualification culturelle.

Et cela sans que la bipédie soutenue, l'habileté manuelle, l'orchestration cérébrale, la saisie à la fois globalisante et ponctuelle de l'environnement aillent nécessairement de pair. Bien plutôt, tel groupe "préhominien" ayant été un temps meilleur bipède quoique moins différencié cérébralement ou manuellement, ou l'inverse, selon les urgences des climats et des lieux. Parmi ces populations, si les modèles en arche de Noé (monogénistes ou "out of Africa") ou en candélabre (polygénistes) sont localement et temporairement pertinents, ils ne dispensent jamais longtemps de modèles réticulaires (immigratoires), où les séries biologiques, techniques, sémiotiques se croisent. Ou bifurquent fonctionnellement. Au point que le terme d'hominisation lui-même cache un concept flou. En quelques décennies, Homo aura été bien plus que encore décentré du Cosmos-Mundus et impliqué dans l'Univers par sa paléoanthropologie que par sa physique <21E1> et sa biologie archimédienne <21E2> des cent dernières années.

 

24C5. La communauté des historiens

 

Pour la connaissance qu'Homo prend de soi, reste à envisager un groupe mal défini, mais influent, celui des historiens communs. Surtout dans le MONDE 2, Homo avait connu quelques "grands" historiens, écrivains ayant des idées singulières, et dont les vues appartenaient souvent à une sorte de prophétisme sur le passé et parfois annonçant l'avenir ; ainsi d'Hérodote, de Michelet, de Spengler. Or, depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, se développe une confédération d'historiens appartenant à tous les pays et à toutes les catégories sociales, et qui partagent un langage modeste, en contrôle mutuel (cross bracing) relativement aimable, où abondent les "à mon avis", "il se pourrait bien que", "je reconnais que d'autres pensent, non sans raison, que...". Ils savent confusément mais sûrement que les phénomènes hominiens tiennent au moins autant en idiosyncrasies ou complexions <26E1> qu'en structures et déterminations franches.

Ces historiens sont rarement philosophes, ou psychologues, ou sociologues, ou économistes ; ils élaborent des jugements de sens commun, - commun comme leur histoire, - en une sorte de sagesse des nations en révision critique modérée constante. Ils s'accordent à reconnaître que leurs élaborations tiennent en beaucoup de recherches et quelques trouvailles, mais autant en des (re)constructions problématiques de ce qui s'est passé, où le "ce qui" dépend de leur documentation, mais aussi de leurs capacités de perception et de mémoration, c'est-à-dire de ce travail de digestion bioélectrochimique <2A5> à travers lequel les cerveaux hominiens (re)groupent, (re)clivent, (re)généralisent, (re)particularisent, au fil des années, des nébuleuses d'événements pointés, cernés, imaginés, fantasmés <7I>. Car, à ses côtés, l'historien entend le biologiste se demander perplexe : quels sont les groupes qui ont abouti à sapiens sapiens moderne ? quels furent les facteurs de leur survivance ? qu'est-ce qu'un facteur déterminant ? L'histoire véhiculaire n'a qu'à enchaîner sur la biologie : pourquoi le communisme ? sous quelles formes, où, quand ? y a-t-il même jamais eu un communisme, et un libéralisme, et un christianisme ? Ou bien n'y a-t-il jamais eu qu'un seul chrétien, celui qui est mort sur la croix, comme disait Nietzsche ?

En plus du climat biologique et anthropologique général, cette communauté des historiens communs a été favorisée par plusieurs autres nouveautés. (A) Le bluff du "gaillard historico-mondial" (selon le mot cruel de Kierkegaard sur Hegel) est ébranlé par la vitesse et la publicité des mises au point émanant de communication rapides. (B) Les psychologies et les sociologies, qui réduisaient tout à quelques concepts confortables, s'éveillent elles-mêmes aux idiosyncrasies et aux complexions des individus et des milieux. (C) La vision générale des choses est passée de l'ordre stable des Cosmos-Monde-Dharma-Tao-Quiq-Kamo traditionnels à l'Univers, perçu comme une suite de variations ou variétés seulement compatibles, où "du sens" n'implique pas fatalement "le Sens" <21E2e>, et où les formations (Gestaltung) sont des croissances (parfois d'ultrastructures) plus que des structures et des textures <7F>. (D) Le travail historique comme tel, en se recoupant, rencontre les événements passés comme une suite de singularités, de "nez de Cléopâtre" pascaliens, en même temps que s'y lisent des stabilités de tendances (trends), vu les saillies et les clivages des représentations neuroniques <2A2>.

Ainsi pratiquée, l'histoire commune est devenue un facteur anthropogénique considérable. Car elle se répand aisément, tant elle convient bien aux spectacles télévisuels, et surtout aux émissions radio ; elle occupe le plus large espace dans les dernières librairies. En même temps, ses révisions restent assez épisodiques (une émission s'oublie plus vite qu'un livre) pour ne pas trop gêner la politique, laquelle se nourrit de mythologie, et en particulier s'arrange pour prohiber toute révision de ses mythes fondateurs. Du reste, la convivialité du politicien et de l'historien est facilitée par leur moment d'intervention, le premier vivant dans l'urgence, le second ayant besoin de pas mal de temps (vingt ans, cinquante ans) pour atteindre ses archives. Néanmoins la révision de l'histoire commune agit imperturbablement. En septembre 1999, les écoliers israéliens, en ouvrant leur manuel d'histoire, ont trouvé une version de l'occupation de la Palestine par Israël gommant le mythe du "pays sans peuple pour un peuple sans pays" dont avaient vécu leurs parents, et cela sur la décision d'un gouvernement conservateur. Imperturbablement, la communauté des historiens, ici les "nouveaux historiens israéliens", finit par recadrer l'événement, du moins quand sa vérité devient indifférente aux desseins politiques, où la force décide, ou bien quand sa légende devient si ruineuse qu'elle nuit plus qu'elle ne sert.

L'anthropogénie remarquera comment la conscience populaire réussit alors à être double sans schizophrénie, les cerveaux hominiens étant assez clivables pour pratiquer à la fois les mythes fondateurs et l'histoire qui les ébranle ou les déplace. Ce clivage se retrouve jusqu'à l'intérieur de l'historien, qui démontre l'inexactitude du mythe tout en continuant peu ou prou à le vivre comme rythmisation de son existence, selon l'ethos de la croyance religieuse et politique <27D3b, 28E2e>. Il a fallu presque un siècle pour que la population française jette sur l'offensive de la Somme de 1917 un coup d'oeil révisionniste. Il faudra sans doute un demi-siècle pour que les "causes" du bombardement de Haiphong ou les "événements" de la Guerre des six jours, pourtant fort bien détaillés sur les radios françaises, entrent dans les manuels d'histoire. Les peuples n'ont jamais cru qu'il leur était profitable d'établir leur vérité, qu'elle soit victoire du Pont Milvius ou désastre d'Alcaçar-Quivir. Il a fallu le succès de la mentalité archimédienne dans les sciences exactes pour que quelques-uns en poursuivent le but, les historiens communs, et que beaucoup en cherchent ou exploitent l'illusion dans leurs "devoirs de mémoire".

 

 

24D. L'anthropogénie

 

L'anthropogénie désigne ici, rappelons-le, la constitution d'Homo comme état-moment d'univers, et la discipline qui a cette constitution pour thème. C'est à ce dernier titre qu'il faut en redire un mot maintenant, même si elle est développée par l'ensemble du présent ouvrage.

 

24D1. Les tâches anthropogéniques principales. La collecte des opérateurs

 

Au terme de ces quatre chapitres sur Homo théoricien, et en particulier des trois derniers sur les théories qu'Homo a faites de lui-même, il n'est pas inutile de rassembler encore une fois les points oubliés ou forclos par les anthropologies reçues. Ce sont surtout : les virtualités d'un organisme transversalisant, orthogonalisant, latéralisant ; le cerveau très endotropique qui l'accompagne ; le couple des indices et des index privilégié à cette occasion ; la possibilisation, comme caractère hominien le plus général ; la thématisation des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques ; la distinction universelle primordiale fonctionnements/présence (vs conscience/monde) ; les statuts complémentaires des images (plus éclatées) et des musiques (plus obligées) ; le langage compris comme la spécification (non la représentation) d'un environnement techno-sémiotique, et d'abord par une phonosémie manieuse ; la suite "logique" de trois "MONDES" : continu-proche, continu-distant, discontinu. Et cela autour de quelques facteurs initiaux : le pas de la marche comme cadence, position et négation physique et logique ; la distribution du milieu en choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon ; le trait-point, comme départ de l'écriture et de la mathématique ; les huit propriétés du rythme. Etc.

Une anthropogénie a sans doute aussi pour mission de repérer les opérateurs de l'aventure hominienne en général, c'est-à-dire ces mots, images, sons, concepts, instruments techniques, individus, monuments et institutions qui, visiblement ou occultement, sont des clés pour des époques entières et des groupes stables et importants. Ainsi avons-nous détaché, en cours de route, ces opérateurs saillants et prégnants qu'ont été tant le bouddhisme et le christianisme que le livre rouleau et le livre codex, le microphone et le CD-ROM, le rationalisme et l'empirisme, les équations différentielles, la bataille de Salamine et la Shoah, Auguste et Tamerlan, la croix et le croissant, le grand Rift Africain et l'insularité volcanique japonaise, le télescope Hubbel, le théorème de Gödel et la machine de Turing, l'encre de Chine et la pointe bic, le tambour et le violon, le lingot d'or et le billet de banque, etc. Vu que les moyens techniques de production (et distribution) <18L>, parfois plus encore que les systèmes sémiotiques, ont été, avec quelques idiosyncrasies émergentes, les moteurs puissants, quoique inavoués, de l'évolution très événementielle <21E2e> d'Homo.

 

24D2. Les définitions d'Homo

 

Au moins depuis les écritures des empires primaires, Homo s'est exercé à trouver des définitions de soi ; ce fut une des tâches majeures des épopées fondatrices, puis des philosophies. Ainsi, dès le Supersage akkadien, vers -1750, les spécimens hominiens se sont perçus, en opposition avec des dieux de santé altérable mais immortels, comme des composés d'argile, périssable, et de souffle humide, , plus ou moins survivant à la mort. En contraste aussi avec des dieux immortels mais cette fois peu altérables, les Grecs archaïques se désignèrent comme les brotoï, les mortels <*mbrotos, *mrotos, mortuus>, avant qu'Aristote ne s'envisage comme un animal politique, zoon politikon, puis les Latins comme des animaux raisonnables. Une anthropogénie a-t-elle quelque chose à apporter à cet égard ?

La paléoanthropologie récente lui déconseille sans doute les définitions substantialistes par genres et espèces, puisqu'elle nous apprend que, depuis l'élimination des Néandertaliens, vers 30 mA, sapiens sapiens est devenu une espèce qui épuise son genre, Homo. Bien plus, pour la même discipline, Homo paraît bien flottant, ébranlé par ses formes "robustes" et "graciles", ses cousins australopithèques et paranthropes, ses variantes habilis et platyops, et depuis peu par la découverte de primates fort anciens, remontant à 6MA, comme Ororin tugenensis, qui possèdent quasiment notre fémur, bien que divergeant sur le reste. Une définition valide sera donc moins en extension qu'en compréhension, groupant un lot de caractéristiques cohérentes, justement distinctives dans la mesure de leur cohérence, et dont on voit alors que certaines populations de primates participent davantage ou participent moins, jusqu'à former suffisamment, depuis 1 MA, ou 2MA, ou 3MA, une famille, ou un genre, ou une espèce zoologique assez définis.

Et on peut chercher alors à préciser si, parmi ces caractères cohérents, il n'y en aurait pas certains plus consécutifs ou plus initiaux, ce qui permettrait, en retenant les initiaux, de fournir une définition à la fois éclairante et courte. On reparcourrait l'Anthropogénie à l'envers, vérifiant si Homo n'est pas typé suffisamment à la fin de la première partie, intitulée les Bases. Et dans celle-ci, si déjà les huit premiers chapitres ne seraient pas un socle suffisant, ou les trois premiers, voire le premier. Par exemple, la transversalité-orthogonalité-latéralité en s'accentuant chez certains primates n'aurait-elle pas suffi, moyennant quelques millions d'années, à rendre plausible la sélection des sens globalisateurs d'Homo et de son cerveau endotropique ? Mieux, la transversalité n'aurait-elle pas été le miracle évolutif fondateur ? En tout cas, dire qu'Homo est le primate transversalisant (ch. 1) est une définition étiologique pertinente. Dire qu'il est le primate possiblisateur (ch. 6) est une définition opératoire puissante. Et la pertinence et la puissance sont les deux choses qu'on demande surtout à une théorie.

 

24D3. Les chances, pour une anthropogénie, de retenir l'attention

 

Dans cette foulée, toujours au regard de l'ethos d'Homo <25>, on se demandera si une anthropogénie a quelque chance d'être prise en compte. Jusqu'à aujourd'hui, tout semble prouver que les spécimens hominiens, là où ils ne sont pas pressés par des indexations archimédiennes impitoyables, comme dans la physique, la chimie, la biologie, attendent de leurs théories sur les choses et sur eux-mêmes, non pas des faits vérifiables et coordonnables, mais plutôt des clivages rassurants, des exaltations diffuses, des thèmes se prêtant à la conversation animée ou à la jouissance solitaire d'une lecture édifiante, en tout cas à des renforcements de leur consistance organique et mentale (techno-sémiotique). Que l'anthropogénie ne prononce aucun jugement de valeur, qu'elle ne propose pas de programme, qu'elle tente seulement de savoir ce qui s'est passé et ce qui se passe, n'a donc rien de mobilisateur.

Cependant, Homo autoconstructor, contrôleur de l'atome et du génome, affronte de telles urgences de la part de son environnement actuel ; la paléoanthropologie, la biologie, l'histoire des civilisations lui apportent tant de clarté et de modestie sur soi, qu'on ne saurait exclure qu'il se perçoive non plus comme un être-en-le-Monde (in der Welt-sein), mais comme un état-moment d'Univers. Assurément, ceci suppose que naisse chez lui le désir d'Homo, et non plus, par exemple, de l'Anthropos grec, du Pouroucha indien, du Rèn chinois, du Do Kamo polynésien, de l'Engendré dialoguant amérindien. Est-ce un désir probable ? Disons seulement que l'ingénierie généralisée du MONDE 3 invite au désir de l'Univers, par-delà le Cosmos-Monde-Dharma-Tao-Quiq-Kamo, et que le désir de l'Univers, ou désir d'Univers <11C>, comprend peut-être celui d'un de ses états-moments les plus provocants, à savoir Homo.

Mais cela reste fort incertain. Par exemple, une linguistique et une anthropologie fondamentales de type leenhardtien-whorfien iraient dans ce sens, elles animeraient toute pédagogie, elles sont une condition préalable au règlement des conflits ethniques qui résultent des exodes de populations induits par l'ingénierie généralisée, elles disposent aujourd'hui de moyens de documentation considérables, et sont particulièrement appréciées là où on les met en oeuvre. Néanmoins, rien n'indique qu'elles se mettent en route. Le désir de voir peu ou pas clair en soi, donc de refuser toute anthropogénie suivie, semble bien tenir chez Homo, du moins dans son état actuel, à des montages phylogénétiques lointains et efficaces, comme le confirmera notre chapitre suivant, sur son ethos.

C'est l'occasion de revenir sur l'événement extraordinaire que fut, dans l'anthropogénie, la révolution archimédienne, initiée en -250, puis, après une longue mise en veilleuse, s'imposant autour de 1600. En physique, en chimie, en biologie, elle accule jour après jour Homo à se plier bon gré mal gré à l'expérience, à remplacer les concepts flous par des formulations plus pertinentes ; les erreurs sont vite sanctionnées par les ratés ou les catastrophes qu'elles impliquent. Il n'en va pas de même dans les sciences humaines. Les théories ici sont très difficiles, toute affirmation exige des distinctions et sous-distinctions infinies ; les vérifications sont fuyantes ; les spécialisations sont impossibles, tant tout domaine ne peut se comprendre que remis dans la perspective de tous les autres. Et aucune catastrophe ne vient sanctionner les erreurs et les à-peu-près, sinon à l'échelle des siècles, et encore pour un temps court. En sorte qu'il n'y a aucune raison pour que le banal ou le faux, d'ordinaire faciles, flatteurs, fascinants, ne l'emportent sur le vrai, très difficile d'accès, nuancé, se prêtant mal à la citation rapide, la moindre vérité demandant des rigueurs infatigables : connaissance des moeurs, des langues, des écritures, etc.

D'ordinaire, pour quelqu'un d'averti, c'est l'affaire de quelques heures d'introduire un interlocuteur non averti à l'essentiel de vues purement spéculatives ou mythologiques, comme la phénoménologie sartrienne, la psychanalyse freudienne ou lacanienne, le système de Kant, les thèses de psycho-sociologie véhiculaire. Par contre, il faut des peines inlassables pour savoir ce que quelqu'un a vraiment montré concernant la perception, ou le langage, ou la saisie artistique, ou encore la présence-absence, etc. Ainsi, autant la bonne monnaie chasse la mauvaise dans les sciences dites exactes, autant ici la mauvaise monnaie chasse la bonne, même reconnue un temps. Avec le privilège que la mondanité, indispensable aux sociétés hominiennes <27G>, donne au trivial et à l'extravagance.

 

 

SITUATION 24

Le présent chapitre comporte une difficulté particulière. L'anthropogénie y est un des objets à prendre en compte. D'où, quand elle caractérise les autres démarches, - les psychosociologies archimédiennes, la sémiotique, le structuralisme, la phénoménologie, la psychanalyse, la théorie des catastrophes, les anthropologies, - elle n'évite pas de les situer par rapport à elle-même, et de paraître les évaluer. Or, l'objectif anthropogénique n'est pas d'évaluer des théories, mais de voir ce que leurs forces et leurs limites nous apprennent sur les capacités théoriques d'Homo comme espèce, mouvant et mutant comme toute espèce.

 

Henri Van Lier

 
 
 
Retour    |    Accueil    |    Go to English version