ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
Chapitre 23 - LES THÉORIES D'HOMO URGENTES
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 23 - LES THÉORIES D'HOMO URGENTES
Les groupes hominiens produisent des conflits vitaux, ainsi que des conflits techniques et sémiotiques, rendus très vifs par les propriétés de la rencontre <3A>. Ces conflits (fligere, lutter, cum, avec et intensément) forcent à des pratiques systémiques de régulation, mais aussi invitent à certaines thématisations, donc à des théories sectorielles, qui sont des parties plus ou moins importantes de la théorie d'Homo. L'anthropogénie retiendra quatre de ces théories d'urgence. (1) Les théories esthétiques et érotiques nées des conflits inhérents aux effets de champ, surtout perceptivo-moteurs. (2) Les théories économiques suscitées par les conflits des échanges de biens, des marchandises (merx, échangé), en particulier sous l'effet de l'échangeur neutre, la monnaie. (3) Les théories politiques, juridiques, morales entretenues par les conflits attachés aux instances (de la famille) et aux rôles (du voisinage ami et ennemi). (4) Les théories langagières, donc les grammaires et les lexiques, produits par les conflits inhérents à l'interlocution, du moins dès que celle-ci commence à s'écrire et à être régie par le pouvoir.
23A. Les théories esthétiques et érotiques
Comme Darwin y a très vite insisté, dans la reproduction sexuée les formes d'une espèce sont sélectionnées par leur adaptation à l'environnement et à la physiologie des organismes, mais largement aussi par les choix que les partenaires sexuels font l'un de l'autre. Chez Homo, cette sélection esthétique (engageant l'odeur, la vue, l'audition, le toucher) se complique du fait que les structures, textures, croissances <7F> répondent à des critères techno-sémiotiques, et que de plus elles sont saisies dans des effets de champ statiques, cinétiques, dynamiques, excités, tant perceptivo-moteurs que logico-sémiotiques <7A-E>. Ainsi, le conforme (beau) et le difforme (laid) sont chez Homo universellement problématiques, et ont donné lieu non seulement à combats et à jalousies mais à débats et à doctrines. Avec pourtant, entre le MONDE 1, le MONDE 2 et le MONDE 3 <12A-B>, de grands contrastes, dont une anthropogénie doit mesurer la portée.
23A1. L'aise de la théorie esthétique dans le MONDE 1A et 1B
Il y a un demi-siècle, un sculpteur Dogon expliquait encore à Jean Laude qu'avant de travailler à une sculpture pourtant très peu anatomique, il faisait d'abord déambuler longuement devant lui une jeune femme "très belle" afin, expliquait-il, de capter et rassembler les rythmes cosmiques qui constitueraient le thème essentiel de son oeuvre. Les Zim-Naga des Indes répètent que, s'ils parfont si continûment leur corps, c'est afin que leur esprit s'y plaise et ne le quitte pas. On ne peut qu'être frappé par l'esthétique consistante qui sous-tend ces remarques. Semblablement, dans le MONDE 1B scriptural de la Chine des XIe et XIIe siècles, les Song ont fait sur les effets de champ logico-sémiotiques et surtout perceptivo-moteurs de leurs peintures, mais aussi sur ceux des corps peints et des corps peignants (des doigts, des mains, des poignets, du coude, de l'épaule, du corps entier du peintre) des considérations théoriques abondantes, pertinentes, cohérentes, ontologiquement et épistémologiquement essentielles, qui ont été répétées durant des siècles jusqu'à aujourd'hui. Les calligraphes arabes ont fondé leur pratique sur une ontologie, voire une théologie explicitée. Et partout, hors du MONDE 2, la musique et la danse ont été accompagnées de commentaires cosmologiques et cosmogoniques consistants, que nous avons rencontrés à l'occasion de la chironomie <15D3,18I2>.
23A2. Le malaise de la théorie esthétique dans le MONDE 2
Le MONDE 2, grec et occidental, n'en paraît alors que plus singulier. Si sa pratique artistique a produit des oeuvres insignes, si les Grecs ont inventé l'adjectif kaloskagatHos (beau-et-bon), et même le substantif kalokagatHia, si pour Aristote to kalon apparaît comme une idée plus extensive que to agathon, l'Occident n'a pas produit d'esthétiques véhiculaires au sens où il produisit, par exemple, des éthiques et des logiques véhiculaires. C'est sans doute que sa définition de la Vérité comme adéquation de l'Etre et du Logos lui rendait l'art inassimilable théoriquement. Comme du reste l'érotique. Les exemples de ces limites abondent. Quand le Platon de l'Ion apparente la poésie à un enthousiasme, à savoir à une habitation par le dieu (en-tHousiasmos, en-tHousia, tHeos-en, dieu-dans), c'est en définitive pour chasser le poète des cités bien gouvernées, réellement ou ironiquement, peu importe. Descartes classe les performances littéraires dans le champ du plaisir, même s'il déclare brièvement dans une lettre que l'artiste va là où le philosophe ne va point. Pascal s'étonne que la peinture "attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux". Boileau exclut de la littérature "de la foi des chrétiens les mystères terribles", parce qu'il la tient pour "ornements égayés". L'Ethique de Spinoza et la Monadologie de Leibniz ne contiennent pas d'esthétique directe. Seule la musique mérita mieux, et dès le début de l'Occident fut déclarée cosmologique par les Pythagoriciens, avant qu'Augustin voie dans chaque feuille de la nature, de façon néoplatonicienne, les notes du chant de Dieu. C'est sans doute qu'elle n'a pas de contenu désignatif <15C1> forçant d'y distinguer le vrai et l'illusion. Aussi fallut-il les premières fissurations du MONDE 2, au XVIIIe siècle, pour que Baumgarten introduise une théorie autonome nommée Aesthetica (1750) ; que Kant ouvre sa Kritiek der Urteilskraft par une critique du jugement esthétique, qui d'ailleurs n'a pas de rapport avec la pratique concrète de l'art, et qu'il présente de façon insistante comme une simple propédeutique à sa critique du jugement téléologique, conclusion ultime de son système ; que des post-kantiens et des schellingiens, sans doute fréquentés par Beethoven, donnent pour objet à la musique les "sentiments transcendantaux" ; et surtout que Hegel définisse l'art comme l'apparition sensible de l'Idée (das sinnliche Scheinen der Idee), au sens absolu, pleinement "concret" de l'Idée hégélienne, et faisant du coup quelques observations lumineuses sur ses productions et son devenir. Plus encore que sur l'intention de l'art, la théorie du MONDE 2 hésita sur la nature exacte de ses moyens, sans doute parce que son ontologie et son épistémologie du discours "adéquat" (Spinoza) ne laissaient aucune place ni aux huit aspects du rythme <1A5>, ni aux effets de champ <7A-E>, ni aux destins-partis d'existence en tant que réalisations concrètes de topologies, de cybernétiques, de logico-sémiotiques, de présentivités singulières <8H> en des sujets d'oeuvres <11I3>. Il ne resta guère alors à l'histoire de l'art, puis à la critique d'art de l'Occident, qu'à déployer, autour de l'idéal de "touts composés de parties intégrantes", des litanies de mots creux et de concepts invérifiables comme "équilibre", "harmonie", "juste proportion", "bon goût", "clarté", "simplicité", "ampleur", "profondeur", "force", "intrépidité", "délicatesse" ; ou encore "bizarrerie" et "étrangeté", depuis Poe et Baudelaire, quand au crépuscule du MONDE 2 commencèrent à se dérober les touts et leurs parties intégrantes. Même Valéry, pourtant aussi sensible que Mallarmé à la dimension phonosémique du poème, continua de distinguer "le son et le sens", alors que dans le sujet idiolectal extrême <17F5b> le son est justement un sens, même le sens principal. Dépourvu de théorie générale des fins de l'art et de ses moyens, le MONDE 2 se réfugia normalement dans les vies d'artistes, du moins quand l'intériorité romano-chrétienne à la Renaissance se perçut créatrice, et plus seulement cocréatrice, comme au Moyen Age <13K>. Ainsi produisit-il d'innombrables "histoires" de la peinture, de la littérature, de la musique où il était surtout question d'amours, de succès et d'oublis, d'influences supposées, de classements en écoles (classicisme, romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme), et presque jamais, ou jamais, de sujet d'oeuvre, donc de sujets pictural, sculptural, langagier, musical, dansé <11I3>. A ce train, le MONDE 2 devait finir par produire des essayistes d'art psychanalytiques et structuralistes, les premiers satisfaits de rencontrer à chaque détour le complexe d'Oedipe ou le nom du père, tandis que les seconds se féliciteraient d'avoir vu que, dans Les Chats de Baudelaire, les adjectifs, les substantifs et les verbes n'étaient pas répartis au hasard, ou encore donnaient lieu à assonances et allitérations. Freud avait pourtant prévenu ses lecteurs que ce n'était pas parce que les plis d'une robe évoquaient une forme de vautour, pour lui symbole maternel, que La Vierge et l'Enfant de Vinci était une oeuvre d'art extrême, et non une croûte. Et Jakobson, qui se contenta de relever dans The Raven de Poe des échos de voyelles et de consonnes sans indiquer le moindre sujet d'oeuvre (une topologie, une cybernétique, une présentivité singulières), semble avoir pressenti que son approche était un peu courte quand elle conduisait à considérer "I like Ike", slogan électoral, comme un sommet de la poésie.
23A3. La refondation de l'esthétique dans l'ingénierie généralisée du MONDE 3
Il se pourrait que le MONDE 3 fenêtré-fenêtrant <12B> et son ingénierie généralisée soient moins en porte-à-faux à l'égard de l'esthétique que ne le fut la prétention de vérité adéquate du MONDE 2 totalisateur. Par exemple, les remarques faites par René Thom sur les "états excités" et les "chréodes très instables" de certaines oeuvres d'art, ou encore sur la "sémiurgie" des centaines de degrés de liberté (dimensions) du corps hominien dans la danse, touchent à l'essentiel. Y touche aussi, dans la présente anthropogénie, la définition des productions artistiques comme des compatibilisations rythmiques des incoordonnables, grâce à une thématisation d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, avec, dans les meilleurs cas, la création d'un sujet d'oeuvre largement indépendant des motifs véhiculés <7G,11I3,27D1>.
23A4. Le refus habituel que les esthétiques soient un ressort historique essentiel
En même temps qu'elle remarque que l'intérêt porté aux théories esthétiques a été fort différent d'après les trois "mondes", une anthropogénie observe qu'il a été partout relativement secondaire. Ce qui dissimule qu'une part importante des événements hominiens sont des partis esthétiques avant d'être politiques ou économiques. Le conflit entre l'esthétique de Japhet, plasticienne et grecque, et celle de Sem, numérale et hébraïque, a joué un rôle directeur, voire premier, dans le national-socialisme de Hitler, Speer, Goebbels, Goering, Riefensthal, Laban, etc., et dans l'adhésion populaire et savante qu'il suscita. Le conflit du gras et du maigre tranche séculairement Juifs et Arabes, pourtant Sémites tous deux. La distribution du "fascisme" et du "communisme" est autant esthétique qu'éthique, comme le démontrent les films de propagande conservés. Celle de la "droite" et de la "gauche" aussi. L'introduction la plus éclairante au "travail concret" de Marx reste sa vibrante esthétique de l'Arbeit élaborant la Terre-Mère. Mais, chez Homo, le refus des explications par les esthétiques est aussi fort que celui des explications par les techniques, et pour les mêmes raisons <29A5>.
23B. Les théories économiques
Dès l'examen des bases d'Homo, l'anthropogénie devait remarquer combien la transversalisation par les mains planes et un cerveau neutralisant le rendait possibilisateur et échangeur <6A>. Echangeant sans cesse (a) des manipulations (physiques) d'outils et des recettes (chimiques) de teinture et de cuisine, (b) des biens de survie et de sécurité, (c) des objets de plaisir et de jouissance, (d) des signes d'alliance, (e) des signes de prestige, (f) des "victimes" de sacrifices, (g) des clivages de distribution, (h) des moyens de production, (i) des rapports sociaux de production, etc. Pareils échanges se bloquent et se déséquilibrent facilement. Ils ont ainsi provoqué non seulement des coutumes systémiques, mais aussi des discours systématiques. Donc une théorie économique, laquelle est une contribution aux théories indirectes qu'Homo a faites sur lui-même.
23B1. L'échange intense du MONDE 1
On peut en voir de premiers linéaments dans les grottes peintes, où le chasseur-cueilleur des origines ne se perçoit pas devant une proie simplement à consommer. En une combinaison de profit, de poursuite et de jeu, que rend le français gibier (chasse), et mieux encore l'anglais game, il participe à ce qu'il capture en une même Génération générale (Physis de pHueïn, Natura de nascere), où chacun vit en consommant-produisant-distribuant les autres et en étant consommé-produit-distribué par eux. L'ordonnance non encore cadrante, mais du moins protocadrante (par la ligne d'échine), des images rupestres démontre une certaine autoperception d'Homo, animal techno-sémiotique, comme chasseur-cueilleur-échangeur à la fois cosmique et cosmologique <14A11>. Ce sont ces tractations entre l'homme et la bête (car la plante est absente de la plupart des représentations rupestres) qui se continuent, mais cadrées et cadrantes cette fois, au néolithique, entre chasseurs devenant éleveurs, cueilleurs devenant récolteurs (cueillir, re-), familiers, clients, artisans, selon des protocoles décryptés par Mauss dans son Essai sur le don, où l'on voit l'échange fonctionner comme un double don, échangeant les donnés mais aussi les donneurs et les receveurs eux-mêmes, bien avant de devenir un troc banal ou cupide. Alors, ce qui est échangé en surface est rarement ce qui est échangé en profondeur. Encore aujourd'hui, le pasteur des sociétés africaines traditionnelles acquiert des vaches non pour augmenter son cheptel, mais pour avoir des femmes, dont le nombre est mesuré et signifié par l'importance de son cheptel. Les mêmes ambiguïtés affectent les rapports entre richesses et grades en Polynésie. Quitte à ce que le vrai pouvoir du chef dans la Nouvelle-Calédonie de Leenhardt se soit passé de toute richesse extérieure, ou s'exaltait de son absence, ou la mettait hors jeu, comme encore dans certains groupes du MONDE 1 ascriptural d'aujourd'hui. Ainsi, si c'est au néolithique et très tôt, il y a environ 10.000 ans, qu'on a trouvé les premiers jetons de comptage, il a cependant fallu, pour que fonctionne une vraie monnaie, le sous-cadrage détaillé des empires primaires, avec leurs comptabilités écrites de marchandises produites en série, en particulier les poteries. Cette fois, il ne s'agissait plus d'une simple vicariance (vicis, alternance) entre des échangés et des échangeurs concrets, mais d'une première équivalence marchande (merx, échangeable) mesurée par un échangeur défini (monnaie), garanti par le despote, et par là encore intense et même transcendant, depuis Hammourabi et Akhen-Aton, comme restaient intenses les écritures dans lesquelles cet échangeur se chiffrait. C'est cette premiere abstraction de la monnaie qui enfanta le contrat notifié, vers l'an -1000, à voir son inscription dans les nouvelles écritures que nous avons dites contractuelles : la phénicienne, l'araméenne, l'hébraïque archaïque <18C>. A condition de préciser que ces premiers contrats demeuraient passionnels, comme ceux entre Israël et Yaweh, entre Jacob et Laban, et sans doute ceux qui comptatibilisaient les enfants sacrifiés à une divinité affamée au taphet de Carthage.
23B2. L'échange objectivé du MONDE 2
L'aspect passionnel du contrat s'effacera à mesure que l'écriture phénicienne sera employée par les commerçants navigateurs grecs de la Méditerranée orientale obligés de concevoir des contrats d'assurance de fret. A ce compte, il suffira de trois siècles pour que, dans l'économie comme dans le poème, dans l'architecture et dans la statuaire, le continu proche du MONDE 1 soit remplacé par le continu distant du MONDE 2, voyant dans l'univers un cosmos, c'est-à-dire un Tout composé de touts, eux-mêmes composés de parties intégrantes, et pour autant détachés sur leurs fonds <13G,14F,15E>. Dans cette vue objectivante, la monnaie se détacha des échangeables qu'elle permettait d'échanger. Et l'échangeabilité pure (amoïbè, amoïbestHaï), pratiquée dans les affaires, devint un modèle cosmologique. Héraclite déclare bien la convertibilité monétaire et cosmique : "Toutes choses (ta panta) <sont un> échange réciproque (antamoïbè, Wechselweiser Umsatz, Kranz) du feu, de même que (hokôsper) les biens d'usage <le sont> de l'or, et l'or <l'est> des biens d'usage". Tout coule donc, "panta reï", comme la nouvelle monnaie. Comme souvent dans le devenir d'Homo, une révolution économique donnait lieu à une révolution métaphysique, et réciproquement. D'autres présocratiques privilégièrent l'eau, ou l'air plutôt que le feu, mais partout ce fut la même convertibilité. Et la monnaie abstraite devenue propre à l'accumulation indéfinie donna lieu à un désir entendu comme manque et satiété, jusqu'au Lust allemand, qui couvre les deux sens. A nouveau, Héraclite est décisif : "To pûr kHrèsmosunè kaï koros (Le feu <est> appétit-par-manque et satiété)". Et l'historien de l'économie remarquera que kHrèsmosunè (appétit par manque) et kHrèmata (les biens d'usage échangeables) partagent la même racine : *kHer, manier en tous sens. Le tHeastHaï, action-passion de regarder théâtralement dans la bonne distance <13G> de façon à globaliser des touts composés de parties intégrantes, avec ses deux corrélats que furent le tHeatron <22> et la tHeôria <21>, invita à saisir les échangés et les échangeurs objectivés selon des partages tranchés, où le nomos (partage des moutons et de leurs enclos) finit par désigner ce que nous appelons la loi. A l'époque, les touts intégrés des biens et des monnaies étaient surtout les oïkoï, les "grandes maisons" méditerranéennes, où s'organisaient à la fois les instances des consanguins reproducteurs et les rôles des clients (cli<n>ants) échangeurs. Le régisseur-intendant qui assurait les distributions (nomoï) de pareille maison (oïkos) fut appelé un oïko-nomos ; son art fut l'oïko-nomia, qui bientôt désigna l'organisation et la distribution en général. Dans un milieu logiciste où tout devenait théorie, Xénophon, disciple de Socrate, écrivit un traité intitulé o oïkonomikos <logos>. Ce vocabulaire, repris par Platon et Aristote, est passé dans toutes nos langues, comme economy et economics. Lorsque la cité grecque s'agrandit et se métamorphosa en empire romain, l'oeconomia dut régir des flux couvrant la Méditerranée entière, et elle finit par désigner tout arrangement quelconque, même d'une oeuvre littéraire. D'autre part, le choix libre qu'exerçaient les échangeants, moyennant une monnaie (un échangeur) objectivable, prit de plus en plus d'importance sous l'influence de la nouvelle intériorisation et liberté personnelle du salut romano-chrétien-stoïcien-hébraïque-néoplatonicien. La liberté de choix fut censée procéder de la volonté (velle), dont on feignit de croire que, même dans ses errements, elle cherchait le bien d'un sujet voulant et désirant, entendu comme manquant de ce qu'il n'avait pas. Le caractère libre, volontaire et désirant de l'échange se renforça encore quand, après l'an 1000-1033, Homo occidental chrétien commença de se percevoir comme le cocréateur relatif <13J> d'un Dieu créateur absolu, et s'enticha d'inventer (engignier) et d'investir (envestier, faire des recherches), dans des anticipations à plus ou moins long terme, inconnues des Anciens Grecs et Romains, qui vivaient dans un temps cyclique. La proprietas latine cessa de conférer au propriétaire le "jus utendi et abutendi" romain (droit d'user et d'abuser) pour devenir un "jus utendi" (droit d'user) au service d'un "bonum commune" de la société cocréatrice. Et les théologiens, intellectualistes, martelèrent que la volonté et le désir humains se portent vers la cause finale de la volonté, à savoir le bien propre de chacun, en un calcul d'optimisation des biens. On attribua au nominaliste Buridan d'avoir expliqué, dans les années 1350, qu'un âne affamé se trouvant à distance égale de deux bottes de foin identiques et donc identiquement voulues et désirables mourrait fatalement d'inanition, ne pouvant se décider entre les deux. Depuis, le vendeur, l'acheteur, l'investisseur occidentaux furent compris comme des optimisateurs de gains, en une vue théologique qui perdura au moins jusqu'à Walras. Max Weber a écrit un classique sur les rapports entre l'éthique du protestantisme et l'esprit du capitalisme, un autre classique serait à écrire sur le primat de la cause finale et de la volonté rationnelle d'Homo chrétien devenu ingénieur-entrepreneur-cocréateur dans la notion de calcul de l'intérêt maximal comme principe de l'échange économique. Ce modèle de la vente et de l'achat rationalisés, de même que l'horizon du bonum commune, se confirmèrent quand, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le passage de la polis grecque et de l'urbs latine à la nation moderne initia les comptabilités nationales. Les fonctionnaires auprès des ministres, et les ministres auprès des rois, durent répondre de l'optimalité, et en tout cas du "bien fondé" de leurs décisions pour des nations qui étaient, selon Bossuet, le corps du souverain. Homo bourgeois rationaliste maintenant déclaré économiste se découvrit l'animal comptable, anxieux de traiter de façon archimédienne, donc comme des indexables purs (purifiés, déchargés) <21D>, les biens, les services, les flux de monnaies, les décisions achetantes et vendantes. Encouragé dans cette voie par le physicien, et bientôt le chimiste, qu'en France et en Angleterre il rencontrait dans ses salons et ses académies. C'est ainsi que, dans le moment décisif que fut le passage de la manufacture des XVIIe et XVIIIe siècles à l'industrie du XIXe, grâce surtout à la machine à vapeur, le mot economics apparut en anglais en 1792 pour désigner "a science concerned chiefly with description and analysis of the production, distribution and consumption of goods and services" (Merriam-Webster). Cette naissance était strictement contemporaine des déclarations de Laplace sur le projet d'une physique où on pourrait déduire tous les états futurs d'un système mécanique à partir de l'indexation (archimédienne) de la vitesse, de la position et de la direction des éléments. Dès lors, une demi-douzaine de théories économiques couvrirent dialectiquement le XIXe siècle : Smith, Ricardo, Marx, Walras. Elles formèrent un corps de doctrine qu'on peut dire "classique" tant il s'inscrivait exactement dans les torons philosophiques du MONDE 2 traditionnel <21C3> : l'objectalité objectivable des choses échangées et l'optimisation des volontés échangeantes. Pour déterminer la valeur objective (strictement indexable) des biens et services, Smith calcula la richesse des nations ; Marx supposa hardiment une valeur-travail ; Walras se tourna vers la détermination du prix dans un marché parfait (sans distorsion). Au même moment, certains mathématiciens croyaient avoir bouclé le calcul infinitésimal, c'est-à-dire la physique newtonienne, estimée par eux être la physique tout court. Plus que l'idée encore colbertienne et royaliste de richesse nationale, ou que l'idée laplacienne de marché parfait, la culmination du MONDE 2 dans l'économie aura été marquée par l'idée marxienne de valeur-travail, qui conférait aux biens et services une valeur et même une densité à la fois ontologique et logique. Ainsi relira-t-on, si possible dans la ferveur de l'allemand, les pages de Marx sur le Travail concret (Arbeit) élaborant la Terre-Mère. Hegel venait de postuler la réconcialiation absolue de l'Ontologie et de la Logique majusculées. Symptomatiquement, en ce crépuscule triomphal de l'Occident, Marx comme Hegel rendirent un tribut appuyé à Aristote, qui l'avait décisivement ouvert.
23B3. L'échange réticulaire du MONDE 3
Keynes, au lendemain de la grande crise de 1930, marque le seuil du passage économique du MONDE 2 au MONDE 3. En 1936, il rompait avec l'ontologisme et le logicisme (la vérification dans l'être ou selon l'être) des économies "classiques", en ne ressentant plus la monnaie comme le reflet de biens à valeur objectivable, et conséquemment comme le garant de l'autonomie morale du bourgeois, mais comme un intervenant, un facteur économique au sens fort. Et le résultat sensible qu'il cherchait à l'intervention monétaire était l'emploi suffisamment rémunéré (Employment) ; on était au lendemain de la vague de suicides, de chômages et de misères de la Crise mondiale de 1930, entre les deux Guerres mondiales. Pour moyens d'intervention, il retient les taux d'intérêt (Interest) et le volume de la monnaie (Money), les deux étant réglables par les gouvernements ou les banques centrales. L'ensemble de ces éléments lui semble faire une théorie générale de la machine économique. D'où son titre complet : The General Theory of Employement, Interest and Money, souvent résumé en General Theory. Evidemment, ce système supposait la substitution d'un étalon monétaire (commodément le dollar), factoriel, à l'étalon or, substantialiste, donc les accords de Bretton Woods (1944), dont Keynes fut un artisan majeur. Ainsi l'économie cessait d'être un édifice du MONDE 2, c'est-à-dire (a) des flux de biens et de services qui étaient la chose même, (b) une monnaie qui était le reflet-garant impartial de ces flux, (c) un économiste observateur objectif de la chose même à travers son reflet-garant. Dans une nouvelle ontologie et épistémologie, le reflet-garant, la monnaie, transformait la chose observée, elle en était un facteur. L'économiste n'était plus un observateur, mais un expérimentateur. Les Relations d'incertitude de Heisenberg de 1927 <21E1e> venaient de poser que la longueur d'onde de la lumière (le reflet-garant) intervient fatalement dans le phénomène observé par elle. Mais la position de l'économiste expérimental était beaucoup moins confortable que celle du physicien expérimental. Car, devenu keynésien, il savait que ce qui est le moteur de l'économie, pour finir ce n'est pas la monnaie, même régulée, ni aucun autre facteur économique indexable, mais quelques décisions politiques et surtout, comme y insistent les Concluding Notes de Keynes, l'élan d'entreprendre plutôt que d'épargner, élan qui ne dépend pas du calcul d'intérêts supposé par la théologie et l'économie bourgeoises du MONDE 2 rationaliste, mais pour finir, à côté de quelques délibérations calculatrices, de "spirits" : "A large proportion of our positive activities depend on spontaneous optimism rather than on a mathematical expectation, whether moral or hedonistic or economic". Et plus concrètement : "If human nature felt no temptation to take a chance, no satisfaction (profit apart) in constructing a factory, a railway, a mine or a farm, there might not be much investment merely as a result of cold calculation". Cependant, Keynes travaillait dans un monde où les Nations avaient encore des frontières. C'étaient des touts si bien composés de parties intégrantes, comme le voulait le MONDE 2, qu'elles s'estimaient "souveraines", et leurs décideurs institutionnels y avaient une influence considérable. Chacune pouvait alors décider de son sort, et en tout cas ne pas recourir à la guerre : "If nations can learn to provide themselves with full employment by their domestic policy (and, we must add, if they can also attain equilibrium in the trend of their population), there need be no important economic forces calculated to set the interest of one country against that of its neighbours." Cette situation devint celle de la quarantaine d'années qui suivirent la seconde Guerre mondiale, et qui furent donc keynésiennes. Ainsi, le passage définitif de l'économie au MONDE 3, surtout depuis 1980, aura dépendu de l'obsolescence des Nations sous l'effet des nouvelles transnationalités de la technique, en particulier informatique, nucléaire, médicale, environnementale, médiatique. Une technique désormais réticulaire, et même téléréticulaire, en ce que les mailles du filet y sont de moins en moins contiguës et doublement discontinues, avec des effets quantiques marqués <21E1f>, par les distances et par les directions des relais (non hiérarchisables). Le travail de l'économiste a été ainsi définitivement modifié. D'une part, les flux qu'il lui incombe d'indexer sont moins des formations morpho-mécaniques, même approchées par la topologie différentielle des théoriciens des catastrophes, que des formations techno-sémiotiques, qu'on pourrait presque dire métaphoriquement morpho-chimiques, "aminoïdes", en songeant à celles de l'Evolution d'un Univers saisi de plus en plus comme chimiquement variationnel, événementiel, multifactoriel <21E2e>, et non plus vectoriel. D'étaler sur son mur, par-dessus sa table, un schéma suffisant d'un acide aminé <21E2a> serait peut-être pour un économiste contemporain la plus adaptée des muses. D'autre part, l'économie se voit confier une tâche de repérage presque philosophique. Avant de calculer des directions et des intensités de flux, il faut être sûr d'avoir repéré les flux, en nombre et en importance, sans oublier par exemple ceux des nouvelles cartes de crédit, des trocs d'internet, des innombrables modalités de leasing, des transformations de la panoplie des métiers sous l'effet d'inventions techniques incessantes, etc. Il faut aussi en avoir relevé les caractéristiques cybernétiques souvent révolutionnaires, par exemple leurs passages du "hiérarchique" au "réticulaire", du "transformationnel" à l'"incrémentiel", du "bigframe" au "groupware", de l'"intensif" et de l'"intégré" au "soutenable", de l'"organisation" à la "compatibilisation", du "progrès orthogénétique" à "la variation morphologique et quantique", de "l'écologie locale" à "l'écologie planétaire", du "processus finalisé" au "processus comme processus", "de la compétence pure à la compétence collaborante", du "travail rémunéré" à "l'activité insérante". Etc. Ces repérages sont si pressants, si préalables, qu'on pourrait croire que le souci principal des économistes d'aujourd'hui serait d'en produire des mises à jour. En des listes cardinales, s'évertuant à ne pas oublier un seul item vraiment important. En des listes ordinales, veillant à présenter chaque item dans la subordination des urgences techniques et sémiotiques qui lui revient. Pour l'anthropogénie, le fait que ceci n'existe guère, ou apparaît peu, est une indication importante sur l'ethos d'Homo <25>, lequel depuis ses origines a toujours préféré s'affairer en non-connaissance de cause. Les théories économiques sont pour Homo son domaine le plus irritant. Elles semblent indispensables pour prévoir les reprises, les dépressions, les krachs, les décentrements géographiques, et elles apparaissent possibles, tant les flux de "biens et services" donnent l'illusion d'être indexables strictement (archimédiennement), en raison de l'abstraction de leur échangeur neutre, la monnaie. Pourtant, rien n'échappe davantage à toute prise. Parce que les facteurs intervenant sont innombrables, et que leurs interactions simultanées et rétroactives sont plus innombrables encore. Sans compter que plusieurs intervenants appartiennent à ces impondérables que Keynes appelait "spirits". Nulle part la logique de l'argumentation <20D> ne trouve un terrain plus attrayant, plus large et plus miné. Il se pourrait que l'entrée définitive dans le MONDE 3 de l'économie soit indiquée par un début de conscience chez Homo que la marchandise au sens étroit (c'est-à-dire les biens échangeables en référence à l'échangeur neutre, y compris le travail mesuré) n'est qu'une partie, et même fort réduite, d'une économie. Qu'il y a un nombre considérable d'autres échangeables très importants (informations fuyantes, stimulations diffuses, plaisirs de l'habitude ou au contraire de la réorientation, associations souples, ferveurs ou désintérêts techniques) qui sont une richesse non seulement sociale mais proprement économique. Que des sociétés sont peut-être imaginables où ces échangeables trouveraient une régulation économique explicitée, ou moins ignorée. Dans ce sens, le placement de capitaux en Amérique du Sud et dans l'Asie du Sud-Est, a fait apparaître un phénomène jusqu'ici peu pris en compte : que des économies régionales ne "valent" pas, et donc n'attirent pas les investisseurs, uniquement selon leur capacité de produire, vendre et acheter des marchandises, mais encore selon des seuils concernant les couples opacité/transparence, corruption/correction, inertie/mobilité, finance réelle/finance imaginaire, sécurité/risque, prévision /non-prévision, culture historique/inculture historique, etc. Autant de dimensions qui échappent à la marchandise au sens étroit tout en étant économiques. Le MONDE 3 pourrait introduire une économie universaliste, c'est-à-dire s'inscrivant dans l'ethos de l'Univers. Ses flux d'échangeables s'élaborent sur une planète dont les climats et les terres sont en mutations constantes en raison du mouvement lent des plaques tectoniques, comme depuis toujours, mais aussi des interventions rapides d'une technique atteignant jusqu'aux génomes et aux noyaux atomiques. Il n'y a plus une seule grande entreprise qui n'ait à prendre en compte des incidences planétaires, ni un gouvernement qui n'ait à se situer par rapport à pareilles entreprises. Ces incidences omniprésentes et radicales sont maintenant étudiées et maniées d'instant en instant par des centaines de milliers de scientifiques, techniciens, artisans appartenant à tous les pays et à toutes les couches des populations, et interconnectés en temps réel par le web. Les termes de mondialisation et d'écologie généralisée visent cela mais avec des connotations embarrassantes. Peut-être qu'économie universaliste n'a pas les mêmes inconvénients et suggère mieux de quoi il s'agit. On ne quittera pas les théories des systèmes d'échanges sans remarquer qu'on y a pris généralement en compte l'"économique", le "monétaire", le "social", le "politique", et rarement le "technique". Or les objets et processus techniques agissent directement sur les événements, faisant perdre ou gagner les batailles commerciales, militaires, culturelles <18L>, ils travaillent indirectement aussi à travers les mentalités. Nous avons déjà suivi l'évolution des procédés graphiques pour illustrer l'influence culturelle des moyens de production <18L>. Aujourd'hui, l'internet a des conséquences économiques, sociales, géopolitiques, géographiques, esthétiques, philosophiques incalculables, permettant aux idées de circuler sans la censure idéologique des maisons d'édition, sans exclure non plus de constantes mises à jour. S'il est trop court de dire que la technique mène le monde, c'est elle qui le mène le plus, et de façon d'autant plus impitoyable qu'elle est plus invisible à force d'être omniprésente. L'oublier tient sans doute à l'ethos d'Homo, très endotropique <2B>.
23C. Les théories politiques, juridiques, morales
Déjà chez les Primates, les conflits intergroupes et intragroupes sont constants en raison des postes groupaux qui situent (territorialement) le mâle dominant, les mâles soumis, la mère, les soeurs, les frères, les jeunes adultes dans des relations à la fois décidées et susceptibles de permutations. Les notions de leadership et de soumission sont devenues classiques pour désigner ces rapports. Et les tensions primatales avec leurs jacassements se sont multipliées dans les groupes hominiens. Car la collaboration manuelle ajoute aux instances de la famille les rôles des clients (cli<n>ants, s'inclinant) <3E>. En sus des distances techniques, les signes introduisent partout des distanciations <4A>, et donc là où régnait le fonctionnement simple de l'exclusion (claudere, ex, fermer, dehors) et de l'admission (mittere, ad, envoyer, vers), ils établissent le fonctionnement beaucoup plus compliqué de l'interdiction (dicere, inter, dire, entre) et de la permission (mittere, per, envoyer, à travers <l'interdit>). L'inceste est exclu chez les primates supérieurs entre mère et fils, tandis que dans les sociétés hominiennes il est interdit entre mère et fils, valorisé entre frère et soeur selon les rangs (Egypte ancienne), toléré entre père et fille (Amérique latine). Dans l'Islam arabe, une familiarité d'autant plus grande est admise entre frères et soeurs avant la puberté qu'une réserve sévère règne entre hommes et femmes adultes <24B4>. Du reste, les conflits groupaux redoublent chez Homo du fait qu'à la force brute il ajoute la tactique et la stratégie <2B1>. A quoi s'adjoint l'étalement des richesses ou leur supposition. Et le prestige, c'est-à-dire les mille filets physiques et surtout sémiotiques où chacun peut capturer autrui (praestigium, stringere, prae, enfermer dans ses rets). Enfin, des indexations sont émises constamment par le regard dardé, la voix, le geste, dont nous avons vu que ce sont des mélanges inextricables d'analogie et de digitalité, de plein et de vide, de tranché et de vague, moyennant des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques portant quelque réalité et beaucoup de fantasme <5B, 5C,5G2>.
23C1. Les théories du pouvoir (forcer, guérir, tuer)
C'est tout ce domaine que résume en français le mot pouvoir, et power en anglais, qui viennent tous les deux du latin potere, lequel a la qualité d'être un infinitif substantivable de même que velle (vouloir), debere (devoir), sapere (savoir), sans doute parce que ces quatre actions-passions ont été perçues comme des propres d'Homo. Et pouvoir, comme vouloir, devoir et savoir, est entouré d'une glorieuse constellation sémantique : possible, possibilité, puissance, potentialité, possibilisation. Il faut d'abord distinguer soigneusement le pouvoir et le leadership <5G2>. Le leadership est stéréotypé, même s'il est renversable ; au contraire, le pouvoir forme avec la soumission une relation d'interdépendance et d'interjouissance ; quand ils jouent au chef et au serviteur, ou au bourreau et à la victime, les jeunes enfants montrent cette réciprocité par l'inversion fréquente et délectable des positions occupées <6G4,27B1fin,28E2d>. Il est surtout faux de croire que le pouvoir soit fatalement un avantage et la soumission un inconvénient ; le sort d'un roi africain ou d'un chef indonésien n'est généralement pas plus enviable que celui de leurs sujets ; qui est le plus fort et le plus heureux, Néron, ou bien Sénèque et Pétrone, à qui il ordonne de se suicider ? Le cas des femmes est exemplaire : presque toujours sans le leadership, elles ont exercé (presque) partout un pouvoir considérable. Témoin que le pouvoir tient d'abord dans des inflexions de geste, dans une qualité de regard, dans la maîtrise du langage, bref en indices <4> et index <5>. Comme toute les tensions, ou différences de potentiel, le pouvoir peut alors donner lieu à un éclair, lorsque Thémistocle, d'un mot, d'un mouvement de bras, déclenche les vaisseaux victorieux de Salamine. Ou disparaître en une nuit quand César murmure à Brutus : "Tu quoque, fili mi!" L'influence (fluere, in) qu'est le pouvoir n'est pas sans rapport avec la partition-conjonction universalisée <7F3>. Rien n'est plus diffus que lui, et la question "Qui a le pouvoir ?" n'a généralement pas de sens. Pour en avoir relevé quelques abîmes, la dialectique du maître et de l'esclave suffit à la gloire de la philosophie de Hegel. Il y a ainsi deux types de puissants (détenteurs de pouvoir). Ceux qui d'un geste, d'un regard, d'une voix, d'un mot magique introduisent un nouvel effet de champ majeur et un nouveau bassin d'attraction <7A-E> : Alexandre, César, Richelieu, Napoléon, Hitler, De Gaulle, Thatcher. Ceux qui perçoivent les effets de champ politico-sociaux, exploitent leur tendance (trend) dès qu'elle s'affirme, y provoquent parfois des crises pour que leur bassin d'attraction se déclare : Auguste, Mazarin, Fouché, Talleyrand, Mitterrand. On trouve des correspondants de ces exemples occidentaux dans toutes les sociétés. Le pouvoir est si conflictuel par nature qu'on s'attendrait à ce qu'il ait suscité de la part d'Homo de nombreuses et riches théories d'urgence. Or, il en a provoqué beaucoup moins que l'économie, et même que l'esthétique. Sans doute est-ce que son influence est omniprésente, mais tangentiellement, comme celle de l'éducation <25D>. Dans les sociétés du MONDE 1A sans écriture, le pouvoir était tellement filé par les échanges sacrificiels, météorologiques, sanitaires, agricoles/éleveurs/forestiers, matrimoniaux, graduels (de grades), guerriers, animistes, chamaniques, qu'il se négociait par la parole et le geste tisseurs en une sorte de théorie pratique constante, mais jamais thématisée comme théorie. Les rares indexations du pouvoir interviennent là comme des résultantes locales et transitoires de toutes les autres indexations. Chez les Indiens d'Amérique, la décision après d'immenses silences immobiles montre bien ces pesées du pouvoir, qui ont donné notre "pensée" (pendere, manier des poids). Le chef canaque Mindia, qu'a encore connu Leenhardt, ne déploie aucun signe extérieur, il "pèse" sur les décisions (les pense) plus qu'il ne les prend, en totalisant en lui les Générations en tant que le Grand Fils. Il est la voix du clan, sa qualité et sa profondeur de voix. Et c'est en ce sens qu'on le requiert : "Aîné, faites-vous haut", lui disent les autres, d'une hauteur qui ne surplombe pas la durée, mais s'y égale. Dans le MONDE 1B scriptural des empires primaires de l'Egypte, de la Chine, des Mayas, le pouvoir est si lié aux écritures qu'il se confond avec leurs indexations, et n'a donc pas non plus à se théoriser comme tel. A travers les hiéroglyphes de l'hymne qui le célèbre, Sésostris III "est écrit" intensément <18B>, et donc "est", digue, abri, forteresse, asile, ombre en été, coin chaud en hiver, mont-rempart, frontière, etc. Dans l'ode à Ramsès II vainqueur des Hittites à Kadesh, les index du sous-cadrage de l'écrit-pouvoir deviennent des rayons lumineux, comme ceux d'une face : "Je frappe, je massacre, et j'abats sur le sol. Que pèsent dans ton coeur ces infâmes / Pour des millions desquels ne pâlit pas ma face ?" La délimitation externe, qui disperse l'ennemi, comporte la délimitation interne : "Il est venu vers nous / Et il nous a donné d'élever nos enfants et d'ensevelir nos vieillards." Au point que, par-delà l'index immanent qu'est le pharaon ("Sa vue apporte le souffle", dit l'hymne à Merneptah"), se profile l'index transcendant, Râ-Rê, le Soleil, ce cercle qui est l'oeil, le regard, de l'Univers que fixe dans sa tombe l'oeil pharaonique, autre cercle. Parmi cette indexation écrite généralisée, l'indicialité n'intervient que dans les moments relativement rares du vacillement des index. Quand des calamités montrent que l'élu immanent a cessé d'être agréé par l'électeur transcendant. Quand il faut choisir un nouvel élu, désigné par le ciel (dalaï-lama). On remarquera d'abord que le MONDE 2 fut mal à l'aise dans sa théorie du pouvoir autant que dans sa théorie esthétique. Comment admettre, en effet, que les "touts" organiques formés de parties intégrantes qu'étaient censés être la polis grecque, l'urbs romaine, le duché italien, le royaume français, le saint empire germanique dépendaient de quelques index prestigieux mais irrationnels ? Assurément, les conseillers de Périclès, César, Louis XIV, Napoléon savaient fort bien, tout comme leur maître, de quoi le pouvoir était fait, mais aucun n'avait intérêt à le dire. On prête à Auguste expirant d'avoir épelé : "Plaudite, amici, finita est comoedia (applaudissez, mes amis, la comédie est finie)." Le mot va loin, puisque la comédie est le plus sémiologique des genres littéraires et que le pouvoir est la plus sémiologique des pratiques hominiennes ; le fou du roi est plus profond que le prêtre du roi. Mais Auguste expira sitôt après, et il était donc défunt, hors-fonction (defunctus, fungi, de), en tout cas hors-théorie, à l'instant de l'aveu. Pourtant, c'est dans le MONDE 2, dans le court moment de la comédie et de la tragédie classiques, que des spécimens hominiens ont, serait-ce le temps d'une phrase, regardé le pouvoir en face. Ainsi de Thucydide, contemporain de Sophocle, Euripide et Aristophane. De Tacite, venant peu après Sénèque. Machiavel conclut qu'en raison de la méchanceté humaine il faut un pouvoir fort, même brutal, et des armées populaires (non mercenaires), mais il est aussi l'auteur du chef-d'oeuvre de la comédie italienne, la Mandragola, qu'on lit parfois comme une tragédie. Hobbes, qui sait le grec au point de traduire Thucydide, et qui déclare à son tour les ambiguïtés du consensus démocratique, a encore pu croiser Shakespeare, dont l'Antoine et Cléopâtre donne l'exemple le plus sûr du discours politicien chaque fois qu'Auguste y prend la parole. Il revient à Retz d'avoir osé dire que du pouvoir il ne faut pas tirer le voile, parce qu'il n'y a rien derrière ; or il a bien pu assister à Cinna de Corneille. Enfin, Montesquieu, qui conclut la comédie classique par ses Lettres Persanes, remarqua qu'un jour que César vieilli traita avec lassitude un nouvel honneur il avait signé son arrêt de mort. Mais, toujours dans le même temps de la tragédie et de la comédie, c'est Pascal, le comique des Provinciales et le tragique des Pensées, qui est allé au fond du pouvoir, et cela en trois phrases. "Et ainsi, n'ayant pu faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste." "Quand on ne sait pas la vérité d'une chose il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes". "Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple." Etant donné que la nature du pouvoir est le plus grand tabou d'Homo, bien plus que le sexe, la section des Pensées qui contenait ces phrases-là ne fut pas d'abord éditée. Et quel pédagogue oserait les proposer aujourd'hui pour sujet de dissertation de baccalauréat ? Dans une revue de la presse de la radio nationale française, la première fut cependant citée un jour cinq fois de suite comme leitmotiv, mais en en inversant le sens. Quelques semaines plus tard, elle fut reprise encore, cette fois dans la majesté de son contexte, mais toujours comprise à l'envers. Le MONDE 3 fera-t-il davantage sur ce thème ? Fenêtrant-fenêtré et réticulaire, donc "polysynodique", il est bien forcé d'apercevoir à quel point le pouvoir est devenu, et sans doute a toujours été, pluricentrique : pouvoirs des hommes, des femmes, des enfants, dès le MONDE 1, des enseignants, des décisionnaires, des non-décisionnaires, des chauffeurs routiers, des cambistes, des internautes, des chiromanciennes, etc. Et combien il tient dans le charisme de certains spécimens hominiens, mais aussi tout simplement dans les signes, écrits, gestuels, vestimentaires, monétaires, gastronomiques, etc. La découverte du pouvoir des signes comme tels a même suscité en France, dans les années 1970, une paranoïa particulière, celle des "appareils d'Etat", chez Althusser, Foucault, Deleuze, Guattari, Lacan. Et l'actuelle connaissance des civilisations invite à une typologie des pouvoirs, si différents selon les topologies, les cybernétiques, les logico-sémiotiques, les présentivités des destins-partis d'existence où ils interviennent <8H>. Ainsi distinguera-t-on, à tout le moins, des pouvoirs par palabres (Afrique), par silences (Indiens actuels), par distributions sous-cadrantes (Empires primaires), mais aussi par pente abrupte de potentiel (Grèce), par équilibration homéostatique latéralisante (Rome), par infiltration osmotique (Juifs), par emprise syntaxique (Turcs), par mystères rationalisés (Eglises), par intransigeance d'un programme de parti (Hitlérisme, Stalinisme), par prestige opérationnel (Europe coloniale, U.S.A.), etc. Mais rien ne garantit à une anthropogénie que cette typologie des pouvoirs un peu mieux assurée lèvera jamais chez Homo le tabou qui lui barre la route d'une théorie du pouvoir en tant que tel.
23C2. Les théories de l'ordre social
L'ordre social n'a pas suscité chez Homo beaucoup plus de théories que le pouvoir, sans doute parce qu'il est un mélange de discipline et d'indiscipline qui se négocie au jour le jour au rythme des événements. On peut cependant en relever quelques évolutions contrastées. Il aura été presque fixe, dans certaines sociétés du MONDE 1A, ascriptural <11>. Paraissant chaque fois exprimer un ordre naturel éternel, bien que donnant lieu à révolutions violentes dans les écritures intenses du MONDE 1B, scriptural. Se développant presque dialectiquement dans le MONDE 2, quoique recouvert par l'urgence de guerres extérieures inlassables et requérantes. Déjouant l'analyse des sociologues, dans l'ingénierie universalisée du MONDE 3, en raison de structures réticulaires soumises à des déclenchements multicentrés. De même que les grandes philosophies, les grands idéaux d'ordre social ont été peu nombreux, tenant, comme le pouvoir, en quelques indexations majeures, particulièrement marquées à travers le MONDE 2. Ainsi, ce dernier a presque partout opposé : (a) Un axe temporel de l'avant et de l'après, distinguant les conservateurs, homéostatiques, et les progressistes, allostatiques. (b) Un axe spatial du dessus et du dessous, distinguant des castistes (brahmines/guerriers/artisans-agriculteurs/hors-caste en Inde, plébéiens/patriciens à Rome), des compétitionnistes, des égalitaristes. (c) Auxquels se sont superposés, dans la distinction sans doute la plus importante, des réalistes, à cerveau plus exotropique (Machiavel, Hobbes, Pascal), et des utopistes ou idéologues, à cerveau plus endotropique (Platon, Thomas More, Rousseau, Kant, Hegel). (d) Avec des combinaisons singulières : le Nietzsche de Der Antichrist s'est montré à la fois utopiste, compétitionniste et castiste dans son éloge des lois de Manou. Quoi qu'il en soit, l'anthropogéniste, comme le statisticien, observe que les options d'ordre social sont généralement stables. C'est qu'en ce domaine, plus que des situations particulières, les choix dépendent de l'organisation profonde des cerveaux, de la stéréotypie des systèmes de signes, de l'attachement à un système de signes dans la mesure où celui qui opte pour lui le sent fragile <25A2>. Aujourd'hui encore les votes sont fort rigides, du moins dans les populations idéologues, comme la française. Un empire a été à la fois assez stable, vaste et fécond, assez documenté aussi pour permettre à Homo du XVIIIe siècle de prendre une vue anthropogénique de la constitution et du dépérissement d'un ordre social particulier. Ce fut l'empire romain, qui a organisé la Méditerranée pendant un millénaire et demi. Montesquieu en prit une vue globale dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, publiées en 1737, tandis que Gibbon en suivit le déclin détaillé, des origines du christianisme à la chute de Constantinople, dans les volumes magistraux de The Fall and Decline of the Roman Empire, de 1776 à 1787.
23C3. Entre la coutume et la justice. Le droit
Enfin, la vie d'une société tient en petits conflits, entre particuliers, entre groupes, entre institutions. Ces conflits ne se règlent pas tous par la pratique quotidienne de l'interlocution et de l'intergeste. Ni non plus par la magie du pouvoir <23C1> ou par la naturalité supposée de l'ordre social <23C2>, tous deux trop généraux. D'où est née la coutume, et plus tard la justice. L'étymologie est instructive. La consuetudo, d'où vient notre coutume (custom), est le substantif de consuescere, c'est-à-dire de rester soi (suus) ensemble (cum) + escere (continuatif). Et jus, dont vient notre justice, est apparenté au sanskrit yos, que le Merriam-Webster traduit par welfare, de fare (lat. portare, gr. perân, passer une porte, un port), et well, suffisamment bien. A ce compte, la coutume-justice a pour fonction que le corps social se continue, malgré ses accrocs. Elle en assure donc la bienséance, dans un appel métaphorique à la station assise (sedere) comme garantie contre les fragilités de l'animal à station debout. Les tracasseries journalières des problèmes posés ont fait que, contrairement au pouvoir et à l'ordre social, la coutume et la justice ont donné lieu à d'innombrables et constantes élaborations théoriques, qu'une anthropogénie doit prendre en compte selon ses articulations habituelles en MONDES 1, 2, 3.
23C3a. Le règlement de conflit par paroles et gestes du MONDE 1A Parallèlement à leur conception du pouvoir <21C1>, en cas de conflit chez les Canaques de Leenhardt, donc dans le MONDE 1A ascriptural, la parole du "frère aîné" n'a pas à décider, ni moins encore à juger, mais à créer une activation de la circonstance-sur-un-horizon <1B3> assez intense, dans l'écho de la présence des ancêtres, pour que les divers éléments de la chose-performance-en-situation <1B3> contestée s'échauffent et retrouvent entre eux une compatibilisation suffisante pour se remettre en branle, pour persévérer. Encore, dans le protocole de la palabre africaine, chacun, avant de produire l'intensité de l'argument sien <20D>, est tenu d'énoncer d'abord l'argument autre, avec bienséance, en sorte que les éléments en conflit se réimbriquent assez dans la circonstance-sur-un-horizon pour remobiliser la chose-performance-en-situation à moyen terme, ou du moins à court terme. Ainsi, le processus d'apaisement reste proche du processus de l'interlocution et de l'intergeste du théâtre quotidien <26D4>.
23C3b. Le règlement de conflit par écritures du MONDE 1B Le MONDE 1B des empires primaires, en commençant à écrire la coutume, la transforma fatalement en règles. "S'il t'enlève un oeil, tu lui enlèves un oeil". "Si un seul témoigne, on ne l'écoutera pas ; s'ils sont deux, leur parole fera foi". Des maximes de ce genre intervenaient sans doute dans la coutume, mais seulement de facto, comme des activateurs sociaux et situationnels parmi d'autres. Mais écrites, et justement dans les écritures intenses des empires primaires, elles prirent une éternité, elles visèrent non plus seulement à remettre la machine en marche, mais à rétablir un ordre inscriptible censé cosmique et éternel, à juger à travers des juges. Le "pas-bien" qui jusque-là avait été divagation fut perçu comme outrepassement et abomination (omen, ab). Ainsi s'instaura l'absolu, le délié-de-relativité (solutus, délier, ab). Cependant, pourquoi un oeil, et pas deux ? Pourquoi deux témoins, ou quatre dans le Coran, et pas dix ou davantage ? Conjonction formidable de l'absolu et de l'arbitraire, qui supposa pour s'imposer - en imposer (ponere, in), dit le français - la voix du despote haute et lointaine. Et l'immobilité fascinante des écritures des scribes assis, en séance, en bienséance. Situé par la tradition au moment où les écritures intenses devinrent contractuelles vers -1000 <18C>, le jugement de Salomon a gardé son prestige jusqu'à nous. Il combine, en effet, la coutume agissante du MONDE 1A (l'amour des mères suffit à révéler leur maternité) et la coutume écrite du MONDE 1B (sur cet indice se lève l'index royal du glaive) : "Tout Israël entend le jugement que le roi a rendu. Ils frémissent en face du roi. Oui, ils ont vu que la sagesse d'Elohim est en son sein pour faire justice." (Rois, 3,28). La formule est forte, Salomon n'est pas qu'un relai de la sentence d'un Elohim, comme eût été Ramsès II, il a reçu de Yaweh une sagesse qui lui permet à lui de concevoir une sentence. S'inaugure là une distinction des responsabilités entre le divin et l'humain, du reste tous deux contractants, qu'Israël maintiendra contre l'Occident rationaliste durant trois millénaires. La compréhension d'un droit commence par celle de l'écriture dans laquelle il est écrit.
23C3c. Le règlement de conflit par sens commun du MONDE 2 Le passage aux touts composés de parties intégrantes du MONDE 2, vers -700, provoqua une nouvelle métamorphose épistémologique et ontologique de la coutume en règles. Qui dit "touts intégrés", dit contours francs, et détachement des formes sur leur fond. Ce fut le temps des nomoï, c'est-à-dire des distributions réglées et réglantes (nemeïn, distribuer) des troupeaux et des terres, mais aussi des conjoints et des fonctions publiques. Nous avons déjà vu nomos former économie <23B2>, la distribution des flux de la grande maison méditerranéenne. Dans l'écriture grecque, égale et complète, et ainsi très objectivante <18D>, par opposition aux écritures intenses et contractuelles antérieures, les nomoï se donnèrent comme des règles particulières à moyen terme et à moyen espace, en un discours communicable et révisable, objet d'un vote, du reste souvent repris et situé dans un nomos général propre à chaque polis, une politeïa, une constitution, dirions-nous. Platon écrivit une Politeïa utopique, connue sous le nom trompeur de République, et Aristote une Politeïa réelle, celle des Athéniens, politeïa tôn AtHènaïôn. Nous avons déjà rencontré chez Hérodote la conscience que le nomos démocratique pouvait être mieux obéi que l'autorité du tyran <22B6a>. En tout cas, sous l'effet des nomoï, l'abominable (omen, ab) des empires primaires devint le crime (krima), objet de contestation et de jugement, de la même racine que krineïn, dont la séquence sémantique résume bien la problématique justicière du moment : séparer, trier, distinguer, choisir, décider, expliquer, interroger, mettre en jugement. A l'origine, Athènes eut deux assemblées majeures : un Aréopage, le conseil d'en haut, décidant des nomoï, et une Boulè, le conseil d'en bas, décidant de la politique. La seconde dépendant du premier, du moins avant Périclès. Les jugements émis dans ce système supposèrent des plaidoiries contradictoires, des considérants de la sentence, des jurys très composés, des logiques de l'argumentation qui devinrent le modèle scolaire de toute logique, des modulations de la peine selon diverses rudesses, longueurs, lieux (parfois l'exil). Ainsi la pratique des nomoï devint implicitement, et parfois explicitement, une théorie des nomoï, en particulier dans leur opposition à la coutume antérieure. L'Orestie d'Eschyle, seule trilogie tragique que les copistes anciens aient cru bon de nous conserver en entier, a pour thème central la coutume de la vendetta des Atrides s'effaçant progressivement, difficilement devant le nomos de l'aréopage d'Athènes. Et c'est la coutume familiale de rendre les hommages funèbres à ses frères qui dresse Antigone contre le nomos politique de Créon, pour qui inhumer rituellement le rebelle Polynice compromet l'ordre public et donc l'avenir de la polis <22B4>. Cependant, en contraste avec les nomoï écrits (gegrammena), censés relatifs, les nomoï non écrits (agraphoï nomoï), d'abord simples traditions ancestrales coutumières chez Sophocle et Thucydide, prirent un caractère de plus en plus général et principiel au siècle suivant, selon les torons des philosophies du MONDE 2, chez Démosthène et Aristote <21C3>. Déjà vers -400, le dit "serment d'Hippocrate" avait exemplifié ce glissement à la généralité, même s'il tient sans doute en conseils plus qu'en prescriptions (E.B.) : "ne divulgue pas la vie privée de ton malade, ne lui donne pas de substance mortifère même s'il te la demande, n'aide pas une femme à avorter", etc. Si bien qu'un glissement du particulier au général, de l'adaptable à l'infrangible, va apparaître pour des raisons évidentes. (a) L'écriture transparente des Grecs, puis des Latins, était ontologisante, visant l'être et l'essence. (b) C'est le même noûs grec, puis la même mens latine, enfin les mêmes mind et pensée, qui manient les nomoï de la Grèce et les leges de Rome, et en même temps les principes métaphysiques des philosophes ; les Nomoï de Platon (connus sous le titre trompeur de Lois) illustrent bien cette pente. (c) L'empire romain unifia des peuples si divers que le génie latéral et intériorisant des Romains fut amené à concevoir, par-delà le jus consuetudinis (droit de la coutume) et le jus civile (droit du citoyen romain), un certain jus gentium, dépassant les ethnies. Ainsi, Cicéron déjà se met à parler de "jura divina et humana" (droits divins et humains), et il ajoute que "per se jus est expetendum et colendum" (c'est par soi que le droit est à rechercher et à cultiver). Au point que la pensée romano-chrétienne, en accord avec la pensée néo-platonicienne, en vint à supposer un droit naturel : si Dieu ou l'Un, qui est créateur, est aussi vérité, bonté, action, il doit y avoir, outre les distributions nomiques et légales locales et à moyen terme du welfare social, quelques principes d'ordre généraux stables concernant par exemple la famille, l'assassinat, la propriété des biens comme garants du X-même conçu comme ipséité romaine <30D>. Vers 1250, Thomas d'Aquin résumera ce penchant : "Ius naturale continetur primo in lege aeterna, secundario in naturali" (Le droit naturel est contenu primairement dans la loi éternelle, secondairement dans la naturelle). "Legis scriptura ius naturale continet sed non instituit" (Le texte de la loi contient le droit naturel, mais ne l'institue pas). Alors, le substantif moralitas, qui à Rome signifiait seulement les moeurs de quelqu'un dans sa singularité (mos, désir, caprice), se convertit en notre moralité, inverse du caprice individuel. De l'adjectif moralis, qui avait trait aux moeurs quelles qu'elles fussent, on en vint à une morale, désignant ce qui règle les moeurs à partir d'un principe qui les surplombe, ou d'où elles découleraient. Et la philosophie chrétienne se prit à distinguer droit divin, droit naturel, droit des gens, droit positif ou civil. Les Provinciales de Pascal, surtout la treizième et la quatorzième, furent l'exemple paroxystique de cette visée, postulant, pour interdire le duel, la coïncidence parfaite entre (a) la volonté de Dieu (créateur souverain de la vie humaine), (b) le sens humain (des législateurs antiques), (c) la doctrine de l'Eglise (censée traduire la volonté divine et le sens humain "en droit" et "en fait"), (d) celle de l'Etat et des justiciers qu'il délègue (soucieux des nécessités de la paix publique). La raison bourgeoise voltairienne et franc-maçonne, quand elle transforma Dieu en grand Horloger ou en grand Architecte, renforça encore ce sentiment de naturalité et d'évidence. On remarquera pourtant qu'à côté de la tradition gréco-latine, que nous venons de suivre, l'Occident en connut d'autres, la germanique et l'anglo-saxonne. Les Germains se montrèrent d'abord allergiques au droit gréco-romain, au point d'assassiner un empereur qui leur en agaçait les oreilles, avant que Luther n'oppose aux "Latins juristes", selon lui ergoteurs, les "Allemands théologiens", préoccupés du fond des choses et soucieux d'attachement personnel (bond, Bund) au prochain, au prince, à Dieu. Dans l'Angleterre de 1750, Fielding, romancier mais aussi juge de paix intègre et réformateur social efficace, met au centre de Tom Jones un squire Allworthy qui estime que la justice qu'il rend ne saurait être qu'une suite d'opportunités bien intentionnées, un jour révisables ; et, s'il se nomme all-worthy, c'est justement que la qualité suprême du justicier est une goodness of heart émanant d'une generosity of life. Tel est l'esprit "expérientiel" du common law (vs le droit romain), "the body of law developed primarely from judicial decisions based on custom and precedent, unwritten in statute or code", étant entendu que precedent désigne "something done or said that may serve as an example or rule to authorize or justify a subsequent act of the same or an analogous kind" (Merriam-Webster). Mais une anthropogénie de l'Occident doit remarquer à quel point les traditions occidentales, romaine, germanique, anglo-saxonne, ont été en échanges incessants, tant les torons d'une civilisation sont indénouables <21C3>. Sous le common law de Fielding, il y a pour finir autant de moralisme universaliste que sous certaines productions du droit romain, dont il était familier, et du reste c'est l'auteur de Tom Jones qui, avec Amelia, inventa le "novel of reform" qui triompha durant le victorianisme. Inversement, le très latin Montaigne a soutenu le plus vivement qu'il est impossible de légiférer de façon universelle, ni même localement de façon stable ; que les coutumes-justices les plus opposées sont possibles sur le même thème ; que le seul critère des pratiques hominiennes est la survie des populations, ou même tout simplement leur vitalité ; que c'est la relativité de la coutume-justice qui fait à ses ressortissants le devoir de la respecter avec scrupule. Et ce même Pascal, qui dans les Provinciales en appelle à un droit divin et naturel pour embarrasser les casuistes, écrit bientôt dans les Pensées : "Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes ; il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela, et ce que c'est proprement que la définition de la justice." Ces croisements des trois traditions s'intensifièrent. "We call good which is apt to cause or increase pleasure or diminish pain in us", déclare l'Anglais Locke dès la fin du XVIIe siècle. A quoi fera écho d'Holbach, cet Allemand parisien qui écrit dans un français probablement corrigé par Diderot : "Rien n'est plus chimérique qu'une morale qui se fonde sur des mobiles imaginaires que l'on a placés hors de la nature, ou sur des sentiments innés, que quelques spéculateurs ont regardé comme antérieurs à notre expérience". "L'intérêt ou le désir du bonheur est l'unique mobile de toutes les actions". "La vertu n'est que l'art de se rendre heureux soi-même de la félicité des autres." Autour de 1750, Daniel Jousse établit le droit criminel ultérieur en le déduisant de trois fonctions à la fois pragmatiques et générales : corriger, mettre hors d'état de nuire, faire exemple. Tout naturellement, ces glissements au départ entre particulier et général se retrouvèrent à l'arrivée. Locke impose à tout le XVIIIe siècle l'idée qu'il y a des natural rights, et que la morality peut être abordée comme une science exacte. Dans la même veine, D'Holbach déclare : "La vraie morale <sa morale à lui, utilitariste> est une : elle doit être la même pour tous les habitants de notre Globe." Le fait que Locke hésite à concevoir, comme law-maker du moral good, "nature" ou "God's will", tandis que d'Holbach, athée déclaré, se contente de la nature, ne change rien à l'essentiel. De part et d'autre de la Manche, nous n'avons pas quitté les torons philosophiques de l'Occident <21C3>. Enfin, ces torons produisirent aux Etats-Unis la United States Constitution de 1787, fruit le plus mûr du Common law anglo-saxon, et en France la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, culmination du droit romain, bien que se réclamant de Locke. Deux siècles de "progrès" avaient convaincu Homo que "les hommes naissent égaux en droit" devant la science et la technique archimédiennes, triomphant à ce moment chez Laplace <21D3>, et disqualifiant toutes corporations et castes. Le romantisme allemand alla jusqu'à penser qu'Homo était autoconstitutif <30I>. L'exclamation "Voilà un homme!" de Napoléon sortant de sa rencontre avec Goethe définit à la fois Goethe et l'humanité telle que Bonaparte et l'Europe l'aperçoivent au début du XIXe siècle. En conclusion ultime du même MONDE 2, après la première Guerre mondiale fut conçue une Société des Nations (1920), et, après la seconde, une Déclaration universelle (1948) combinant des droits de l'homme et la souveraineté maintenue des Etats. Le procès de Nürnberg fut l'occasion, pour les nations occidentales victorieuses, de définir des crimes visant d'abord le vaincu, mais censés universels et non prescriptibles : crimes de guerre, crimes de génocide, crimes contre l'humanité. On ne pouvait mieux conclure le MONDE 2 dans les torons de l'Occident.
23C3d. Le règlement de conflit par négociations réticulaires du MONDE 3 La coutume-justice est un domaine de l'activité hominienne qui a souvent beaucoup de retard sur les autres, et c'est donc avec précaution qu'on doit se demander si on y devine aujourd'hui déjà certains traits du MONDE 3. On oserait le croire en relevant les questions pressantes que posent les nouveaux conflits au jour le jour : (a) les grands marchés communs supposant des juridictions supranationales indépendantes ; (b) la négociation séculaire du Most favoured nation treatment, conditionnel et inconditionnel, ou la négociation récente du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) ; (c) une énergie nucléaire, pacifique et militaire, qui ignore les frontières ; (c) des maladies planétaires et des effets transgéniques ; (d) les conditions d'une agriculture et d'un élevage soutenables (sustenable) ; (e) les différentiels généraux et locaux entre les populations et les ressources de la Planète ; (f) la déréglementation de l'information, en particulier sous l'effet d'Internet ; (g) les différences irréductibles entre les peuples que rendent patentes la radio et la télévision ; (h) les inventions techniques dont la rapidité décourage les plans de recherche (tels les anciens plans quinquennaux), et déséquilibre la pratique classique des brevets ; (i) des océans et des climats compromis par les entreprises privées et publiques ; (j) l'entrée en scène du groupe familial patchwork, etc. Et tout à fait topiquement : l'irruption d'écritures informatiques dont la fluence dévalue à la fois la loi, "ce qu'on lit" (lex, legere) ; le law, "ce qui repose" (OE licgan, reposer) ; le code, "ce qu'on feuillette" (codex, tablettes empilées puis reliées). D'autre part, la coutume-justice vire à l'ingénierie généralisée réticulaire et pluricentrique en raison de ses propres pratiques. Pour concilier son activité, jusqu'ici contradictoire et décidante, avec l'activité, non contradictoire et expectante, de la technique-science, à laquelle elle a désormais recours, par exemple dans ses traçages et identifications génétiques <R.mai98,95> ? Pour harmoniser les notions traditionnelles d'irresponsabilité archaïque (MONDE 1), ou au contraire de responsabilité rationaliste (MONDE 2), avec celles d'idiosyncrasie comportementale, suggérées par les conceptions du X-même comme rencontre de séries sémiotiques hétérogènes <30K> ? Pour compatibiliser le "devoir d'oubli", que les sociétés anciennes païennes et chrétiennes estimaient généralement indispensable à leur survie et à leur vitalité, et un "devoir de mémoire" cultivé souvent pour des raisons politiques et économiques (par exemple, les génocides utilisés comme rentes par leurs descendants), mais suggéré aussi par le stockage filmique et électronique des événements et l'appétit de programmes documentaires ou sentimentaux des medias. Enfin, une société transnationale, biologisante et cosmologisante de techniciens, de scientifiques, de médecins, de psychologues se fait sans doute une pratique nouvelle du welfare et de la bienséance. Pratique qui dévalorise les comportements extrêmes, comme la colère et l'indignation, et les répressions extrêmes, comme la peine de mort, en même temps qu'elle postule un prix inestimable de la vie, favorisant des humans rights, et même des animal rights. Le succès du bouddhisme-jaïnisme dans les milieux techniques et scientifiques actuels est un phénomène non trivial. D'autre part, une société neurophysiologiste trouve sans doute de plus en plus suspecte la postulation d'un sujet de droit censé lucide au point d'être responsable de ses actes à vie, de prester des témoignages où l'on jure de dire "la vérité, rien que la vérité, toute la vérité", de représenter dans un jury le sens commun, voire cartésiennement "le bon sens". De cet ébranlement de "l'intime conviction" pourrait sortir une coutume-justice à la mesure d'un sujet de droit devenu lui-même réticulaire <30K>, sans plus guère d'ipséité romano-chrétienne. Et aux yeux de qui l'obligation (ligare, ob, lier par noeud) serait elle-même une propriété de réseau. Ce qui n'est pas un jeu de mot, s'il est vrai que net est de la même racine que nodus, knot, noeud.
23C4. La politique et le politique
D'abord art et science du gouvernement, l'anglais politics s'est étendu jusqu'à "the total complex of relations between people in society" (Merriam-Webster). Cet élargissement de sens se retrouve en français dans le passage de la politique, féminine, au politique, masculin. Ce dernier est alors immense. Il comprend le consensus interne le plus global d'un corps social, mais aussi les conflits majeurs que ce consensus comporte, avec leurs régulations, et il s'étend des rouages du pouvoir aux particularités de la production-distribution-consommation des biens au sens le plus souple. Il englobe même les ressorts techniques et sémiotiques qui font que tout cela soit assez voulu et désiré pour s'entretenir dans un groupe, par exemple national, ou entre groupes, par exemple internationaux. Ainsi compris, le politique est le continent noir de la connaissance hominienne. C'est que les facteurs décisifs y sont souvent minimes, décentrés, tangents, appartenant à des ordres de réalité très différents, même hétérogènes ; et les grands principes, les grands courants, les grands groupes sont généralement assez voyants et bruyants pour dissimuler presque toujours les vraies déclencheurs et aliments. De plus, les ressorts n'y deviennent puissants qu'en se rencontrant avec d'autres, et cela selon des motivations changeantes et aléatoires. En sorte que, pour appréhender un événement politique significatif, il faut des remémorations très nombreuses, portant parfois sur des décennies, et des mémorations très actives qui en dégagent les liens. Bref, cela exige ces intelligences rarissimes que les sociétés démocratiques tentent de trouver dans leurs ministres des affaires étrangères, ou chez leurs grands avocats d'affaires, et qui ont rendu historiques les noms d'Auguste, Mazarin, Rothschild, Canaris, Agnelli, Mitterrand. L'ignorance des peuples, et même des milieux informés, comme les journalistes d'investigation, est alors telle que les éventuelles connaissances qu'ont quelques-uns par hasard ou par esprit sont peu communicables. Elles sont du reste très dangereuses pour qui les divulgueraient, et la publication incognito est quasiment impossible ; ce dont il s'agit est si éloigné de ce que sait chacun que, si quelque chose est dit, on identifie presque à coup sûr celui qui l'a dit. Ainsi ne peuvent guère parler confortablement des ressorts du politique que ceux qui en ignorent l'essentiel, même si le "voile" (Retz) qui les recouvrent varie fort selon les cultures. Chez les Latins, le voile est souvent déclaré ; pendant deux millénaires, les lobbys religieux, économiques, raciaux ont édicté des propositions de fide definita, - "la consubstantialité du Père et du Fils", "la libre concurrence", "les conclusions du procès de Nürnberg", - avec des inquisitions et des peines pour en assurer le respect. Les Anglo-Saxons, qui ont un culte séculaire du freedom of speech séculaire, ignorent ces contraintes, et le linguiste américain Noam Chomsky, par exemple, a pu produire sans encombre, pour un ouvrage "négationniste", une préface qui déclare à la fois son ignorance du sujet et son étonnement qu'il y ait des démocraties où il est interdit de l'examiner librement. Mais il va de soi que le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont d'autres "voiles" aussi efficaces que ceux hérités de l'Eglise romaine. En fait, c'est universellement qu'Homo a jusqu'ici détourné ses regards des ressorts du politique, qui intéressent pourtant au plus près sa vie quotidienne. Cela peut tenir à la difficulté de la matière ; par exemple, le comportement de Staline a croisé tant de composantes européennes et asiatiques qu'il est peut-être indéchiffrable. Mais d'autres cas sont parfaitement documentés, comme celui de Hitler et de ses équipes ; or, ce dernier n'a guère provoqué de vraie curiosité, même dans les pays anglo-saxons où Mein Kampf et les Erinnerungen de Speer sont accessibles en librairie. Les médias contemporains, et en particulier l'Internet sont-ils destinés à changer cet état de choses ? Il est trop tôt pour estimer l'impact futur d'Internet, mais la pratique des radios et des télévisions illustrent souvent, à cet égard, une pratique hominienne millénaire qu'on pourrait appeler la double vérité officielle et privée, bien illustrée en France par la radio de service public, laquelle, dans ses émissions de base (7h.30 - 9h., 13h., 19h) prononce habituellement le discours des lobbys ("l'Occident répond au terrorisme") tandis que les émissions périphériques (13h.30 - 14h., 17h10-18h) diffusent des discours différents, voire contraire (signalant, par exemple, "la barbarie occidentale à Haïphong, dans l'Atlas, en Palestine est une des sources du terrorisme"). Confirmation des clivages, jugés inacceptables, utiles ou indispensables selon les opinions, que les cerveaux d'Homo sont capables d'opérer prudemment ou compulsionnellement à l'intérieur de chacun d'eux <2A2b>, et surtout dans l'intercérébralité renforçante de sociétés <2B9>. Les auteurs de Das Kapital et de Mein Kampf ont été à peu près les seuls politologues à croire qu'on pouvait faire une analyse essentielle d'une situation politique présente, en déduire un programme d'action, et ainsi littéralement "vouloir" l'avenir politique. Marx et Hitler appartenaient au même champ culturel, celui de l'illuminisme allemand en route depuis le XVIe siècle, et à un même moment culturel, celui des machines d'énergie, que le premier ouvre et que le second ferme. Machiavelli et Tocqueville ne furent jamais que des conseillers zélés appliquant leurs analyses à des champs fort limités, duchés italiens ou colonies françaises. Le champ de Démosthène fut plus étroit encore, la boulè d'Athènes.
23D. Les théories du langage
Les théories du langage ont été chez Homo non seulement des théories urgentes, comme celles de l'art, de l'érotisme, du pouvoir et de l'ordre social, mais des théories intrinsèques à leur objet, plus même que celles de la coutume et du droit. En effet, le langage est un système qui a pour caractéristique de prendre en compte tous les autres systèmes, et lui-même aussi. Ainsi, le systémique y est déjà systématique, c'est-à-dire que la pratique y est en même temps une certaine théorie de cette pratique, et même une théorie de la théorie de la pratique. C'est ce qui fait que toute parole va de pair avec un certain humour <27E4> de la parole, et avec une certaine logique pratique <20B> de la parole, humour et logique exploités par l'enfant presque en même temps qu'il accède au langage même. Il n'y a aucune raison de croire que ce lien entre le langage et sa théorie, qu'on vérifie dans l'ontogenèse d'Homo, ait été absent dans sa phylogenèse, ou anthropogénie.
23D1. Les mythes de langage du MONDE 1A
On ne s'étonnera donc pas que, chez tous les groupes hominiens appartenant au MONDE 1A ascriptural, on trouve des discours systématiques, et qui ne sont nullement de simples bricolages (sans cohérence générale), sur le langage, sur sa nature, son origine, son rythme d'énonciation, sa fonction dans les échanges. Ainsi a-t-il été affirmé un peu partout que la nomination d'une chose-performance est un pouvoir sur cette chose-performance, parfois même un pouvoir de vie et de mort. Que la plénitude analogique de la parole est au moins aussi importante que sa précision distinctive. Que le langage est un cours, quasiment continu, en ajustement constant, avec autant de flou que de net, de courbes que de droites. Que ce cours s'imbrique, ou plutôt se tisse, se trame, avec les autres cours de la Réalité et du Réel <8E1>. Que dans le sacrifice <6G2,7G7>, la parole situe et introduit la victime dans le circuit (échange) sacrificiel, autant que ne le fait le geste qui l'immole. Que les paroles, comme les flux de biens, et en particulier les flux de sang sacrifié, non seulement courent à travers ce monde-ci, mais mettent en circulation les trois mondes auxquels participe le primate redressé qu'est Homo : le monde supérieur, le monde à niveau, le monde souterrain. Les entretiens de Griaule avec le sage dogon Ogotemmêli, publiés sous le titre Dieu d'eau, ont exemplifié plusieurs de ces affirmations plus ou moins explicitées.
23D2. Grammaires et lexiques pragmatiques du MONDE 1B
Les écritures allaient renforcer la réflexion théorique inhérente au langage. D'abord parce qu'elles le décomposent en ses éléments. Puis, quand elles sont intenses et peu complètes, comme dans les empires primaires impériaux, elles ont une fixité fascinante qui rend leur lecteur perplexe <18B>. Surtout, transmettre l'écriture suppose une pédagogie raisonnée, et les scribes furent amenés à produire des bribes de grammaire et de lexique, en particulier quand une même écriture, comme la cunéiforme, avait à transcrire des langues pour lesquelles elle n'avait pas été inventée <18B2b>. A ce compte, les dialectes se convertirent progressivement en langues, c'est-à-dire en des dialectes fixés, officialisés sous la garantie du despote <16A>. La grammaticalité, la lexicalité, l'orthophonie devinrent même des pierres de touche supposées de l'ordre public, de la morale, voire de l'intelligence. Les empires primaires virent donc poindre une première linguistique, c'est-à-dire un ensemble de considérations systématiques sur le langage en général, ses ressources, ses limites, ses types, ses habitudes, ses mutations synchroniques et diachroniques. Du moins à partir du moment où, au premier millénaire avant notre ère, leurs écritures devinrent assez mûres pour porter et même engendrer ces grands systèmes philosophiques que furent les Upanishads en Inde, le Taoïsme et le Confucianisme en Chine, les mythes stabilisés en rébus chez les Amérindiens <21C1>. Le cas de l'Inde est le plus complet. Le salut védique tint, comme nulle part ailleurs, dans le rite, et le rite majeur était l'énonciation de la Parole, culminant dans le mantra. Or le mantra se formulait en sanskrit, le dialecte indo-européen le plus subarticulant jamais inventé par Homo : substantifs formés par des adjonctions presque indéfinies de glossèmes, centaines de combinaisons de phonèmes entre sons finals et sons initiaux de mots (samdhi), compénétrations des voyelles et des consonnes au sein de la syllabe, que l'écriture nâgarî <18E1> donnait à palper dans ses ligatures. Ainsi, à partir de Patanjali (-150), et même de Panini (-300), se sont succédé de monumentales grammaires indiennes s'entre-commentant pour produire des dizaines de milliers de pages où se croisèrent phonologie, logique, épistémologie, ontologie, dans la plus stricte fidélité "disciplique", chaque commentateur prétendant seulement préciser le commentateur précédent. Le ritualisme fut tel que, pour les théoriciens de la Mîmâmsâ, ce qui sauve l'homme et aussi l'univers ce n'est pas la compréhension des glossèmes du mantra, mais la réalisation parfaite de ses phonèmes. Ainsi, quelques heures passées dans une grammaire indienne, par exemple le Durghatavrtti (1170) utilement présenté en édition bilingue par Louis Renou, introduisent à la saisie indienne du monde et de son dharma (ordre) mieux que tous les textes, les temples, les sculptures de l'Inde. De façon moins prolifique, mais également essentielle, les caractères chinois furent de telle nature que, quand un calligraphe Tang ou Song traçait un grand trait vertical dans lequel il fichait à droite un petit trait oblique, et qu'il lisait BU en comprenant "signe à interpréter" et "présager", parce que cela lui évoquait la fissure provoquée par le tison brûlant sur l'os divinatoire ; ou encore, quand écrivant une figure représentant le sexe féminin, il lisait YE et pensait "copule", "essence", "définition" <18B1>, il ne pouvait pas s'empêcher de faire à la fois une théorie du monde, de soi, de l'écriture, du langage. Le cas des écritures précolombiennes fut fort différent, puisque les rébus y noyaient les aspects macrodigitaux des mots parmi les analogies picturales. Mais en même temps ce mode de graphie invita sans doute à faire quelque théorie sur les parts respectives de l'analogique et du macrodigital dans le langage comme tel. Et donc aussi, comme en témoigne le Popol Vuh, à distinguer l'Engendré-singe parlant de façon peu dialoguante et l'Engendré-humain capable de vrai dialogue.
23D3. Grammaires, lexiques et linguistiques traductionnels du MONDE 2
23D3a. Une linguistique rationaliste Avec la démocratie grecque, la théorie du langage, réservée jusque-là aux scribes et aux mandarins, devint un phénomène populaire ; les enfants apprirent la grammaire et le lexique en même temps que la nage et la musique. Le lexique invita le Socrate de Platon à se demander comment les mots signifient, et il conclut dans le Cratyle que c'est par une certaine analogie entre leur son et leur désigné. La grammaire invita Aristote à fonder une logique ; la sentence grecque lui sembla pouvoir se ramener à la suite : " sujet + copule + attribut", l'attribut équivalant à un participe présent quand il s'agissait de désigner une action ou un état ; "X coupe B" pouvait se réduire à "X est coupant Y" ; il n'y avait donc au monde que des substances et des attributs de la substance (ce langage se continuera jusqu'à Spinoza) ; et les mots pouvaient se manier comme des termes <17E1>. D'autre part, la panoplie grecque des articles invitait à distinguer des couples singulier/pluriel, universel/particulier, déterminé/ indéterminé. Selon l'esprit du MONDE 2, le langage, avec son lexique et sa grammaire, correspondit à une logique, qui correspondait à une épistémologie, qui correspondait à une ontologie, qui correspondait à une métaphysique de l'Etre intelligible. La population estudiantine de l'Empire romain s'accrut fortement durant le premier et le deuxième siècles de notre ère, ce qui favorisa le remplacement des rouleaux par des codex, ou volumes de feuilles de parchemin reliées, d'autant que le papyrus commençait à faire défaut. Le codex, feuilletable d'une main pendant qu'on écrivait de l'autre, et permettant de confirmer des règles distantes par un simple saut de page <18Dfin>, conforta le caractère légal des grammaires et des lexiques, comme du reste des recueils de lois ; la définition (finis, oros) des mots devint une clé du langage. Après l'an 1000, quand Homo commença de se saisir comme le cocréateur du Créateur, et qu'il dut décider en rigueur de la pertinence de ses desseins sur une création dont il se croyait désormais responsable, l'esprit grammatical et lexical donna lieu à la très théorique Querelle des Universaux : qu'est-ce qui dans les choses correspondait à l'universalité des mots qui les visaient ? Ainsi se mit-on de plus en plus à user des mots comme de termes, termini dans un nouveau sens ignoré des Latins <17E1>. Le rationalisme extrême de la première moitié du XVIIe siècle renforça la conviction que le langage était une épistémologie et une ontologie à ciel ouvert. Avec la fondation de l'Académie en 1634, le dialecte français écrit par Rabelais et Montaigne devint définitivement une langue, ou dialecte fixé. Vers 1650, les auteurs de la Grammaire et aussi de la Logique de Port-Royal croyaient fermement qu'en établissant le langage, ils établissaient la Raison même. Un peu après, Leibniz projeta de clarifier définitivement le sens des mots, donc d'entièrement les terminologiser, en faisant le recensement de tous les concepts possibles, et en les réduisant à des traits sémantiques, premiers et universels. Jamais sans doute le MONDE 2 ne connut pareil paroxysme de sa visée d'évidence. De façon plus empirique, dans la découverte d'Homo historicus depuis 1800, les philologues, allemands puis européens, découvrirent que des dialectes présentaient entre eux des homologies, qui faisaient penser à celles que Cuvier découvrait au même moment entre les espèces vivantes. Quelques transformations simples et fixes suffisaient souvent pour retrouver, à partir d'un mot d'une langue indo-européenne (indo-germanique), son équivalent dans les autres langues du même groupe, en latin, en germanique, en grec, en arménien, en sanskrit, en hittite, en tokharien, etc <16B2c>. Cette convertibilité affermit l'idée rationaliste d'une certaine convertibilité universelle des langages. Le fait qu'en 1824 Champollion publia un déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, et qu'en 1835 Rawlinson commença de transcrire et traduire les inscriptions cunéiformes de Darius confirma cette impression.
23D3b. Une linguistique structuraliste Enfin, depuis 1900 environ, s'imposa une théorie du langage dite linguistique, qui a dominé presque tout le XXe siècle <24B2>. En définissant le signe langagier non plus comme le Désignant d'un Désigné-Objet (action, chose, idée), ainsi que Peirce se disant médiéval le faisait encore <24B1>, mais comme l'union d'un Signifiant et d'un Signifié (concept), Saussure relégua le Désigné-Objet du langage au statut de simple Référent. Du coup, un dialecte (il disait : une langue) devenait un objet autonome, thème d'une discipline autonome, la linguistique, que le linguiste pouvait étaler tout entier sur sa table, sans se préoccuper des événements et mutations du monde extérieur ; sa préoccupation serait la cohérence interne de ce système, non sa pertinence à la pièce vis-à-vis des choses ; il lui suffirait de postuler, comme le physicien "pragmatique" à côté de lui, que globalement le système langagier répondait sans doute aux systèmes des choses. Ceci donna un sens tout à fait forcé à l'"arbitraire du signe", postulé un peu avant par le sanskritiste Withney (la prévalence du phonème sur le glossème affirmée par la théorie de la mimansa suggère en sanskrit un certain arbitraire du signe). Vers 1930, le Danois Hjelmslev pensa même axiomatiser le langage comme le mathématicien le faisait, et le physicien espérait le faire, à côté de lui. Au même moment, Language de Bloomfield proposa de voir dans le langage un système de communication qui, dans ses dénotations soigneusement distinguées de ses connotations, comprenait des messages, un canal, un code, un référentiel, un émetteur, un récepteur. De quoi Jakobson fit les six fonctions du langage. Le fait que le même Jakobson et Halle purent proposer douze traits phonématiques à partir desquels ils décrivaient tous les phonèmes de toutes les langues du monde confirma chez beaucoup l'idée fort discutable que toute langue était adéquatement traduisible dans toute autre. Lorsqu'en 1950 Chomsky estima que l'idée de communication n'épuisait pas toutes les activités du langage, que celui-ci était un phénomène de pensée (Language and Mind), ce fut pour conclure que les énoncés langagiers, sous leur structure de surface propre à chaque dialecte, résultaient de structures de profondeur communes à tous, et dont il réclama même l'innéité pour expliquer la vitesse déconcertante à laquelle les enfants apprenaient à parler. Fillmore acheva cette visée universalisante en proposant des "traits" syntaxiques universels (Agentive, Dative, etc.) qu'il voulut aussi communs que les "traits" phonologiques de Jakobson-Halle. La continuité de cette linguistique structuraliste avec la linguistique rationaliste antérieure était apparente ; la suite "S(entence) = N(oun)P(hrase) + V(erb)P(hrase)" est fidèle à Aristote ; et le premier titre de Chomsky fut Cartesian Linguistics. Elle rompait en tout cas avec les logiciens de la première moitié du siècle qui, comme Russell, avaient observé que le modèle "sujet + verbe + attribut" était aristotélicien et nullement universel ; Korzybski (1879-1950) croyait même que le salut de l'humanité viendrait d'une nouvelle pédagogie, qu'il dit "non-aristotélicienne" en ce sens. Dans la seconde moitié du XXe siècle, cette linguistique structuraliste et traductionnelle devint le modèle de toutes les sciences humaines. Son malaise n'apparut que vers 1980 quand certains de ses tenants commencèrent à remarquer que le congé saussurien du Référent leur facilitait la tâche de relever les relations entre les signes linguistiques, mais ne leur permettait pas de comprendre comment ces signes signifiaient. Ceci aboutit, entre 1960 et 1980, à une ferveur de l'insignifiant, du moins en France. Roland Barthes fit école en déclarant que "Sade n'est pas un érotique, Fourier n'est pas un utopiste et Loyola n'est plus un saint ; en chacun d'eux il ne reste qu'un scénographe" ; pour le "plaisir du texte" l'écrivain était un "logothète", et son lecteur aussi. Lacan, qui pourtant trouvait que rien n'est plus étranger au langage que l'idée de code, et qui se démarquait donc du structuralisme, n'eut de cesse qu'il ne dévalorisât le Signifié en plus du Référent ; seul le Signifiant, censé plurivoque, méritait l'attention <24B3d>. En tous ces cas, la phonosémie manieuse du langage était négligée, voire honnie. Quand elle était prise en compte, comme par Jakobson dans ses considérations sur The Raven de Poë, et dans ses Six leçons sur le son et le sens, ce fut pour y voir banalement des combinaisons d'assonances et d'allitérations, sans sujet d'oeuvre <11J> et sans destin-parti d'existence <8H>. Le MONDE 2 était au bout de son évanouissement.
23D4. La linguistique fondamentale et différentielle du MONDE 3
Une linguistique du MONDE 3 a été exposée par Anthropogénie de façon directe dans ses chapitres 16 et 17, sur les éléments et les pratiques des dialectes, de façon indirecte dans le chapitre 18, sur les écritures, et 20, sur la logique. Il y fut souligné que le langage part constamment du Désigné, puisque ses Désignants fonctionnent non comme des représentations mais comme des spécifications de la chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1A3> ; qu'il consiste en une association souple de boîtes (modules) plus qu'en une syntaxe de règles ; que les glossèmes y sont des mots avant d'être des termes ; que, comme il convient aux choses-performances des primates redressés, il est d'abord indicialisant et indexateur ; qu'il comporte un certain arbitraire macrodigital, mais qu'il exploite autant les ressources de la phonosémie manieuse ; que ses éléments réalisent, de façon différente dans chaque dialecte, et même dans chaque idiolecte, une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité, donc un destin-parti d'existence <8H>, qu'il faut saisir pour comprendre ses énoncés, dès que ceux-ci ne sont pas strictement techniques ou scientifiquement archimédiens. Une anthropogénie doit s'arrêter un instant à la naissance de ces vues. Autour de 1800, Fabre d'Olivet avait reçu le choc de l'hébreu, langue sémitique, et de sa différence radicale d'avec le français, le latin, le grec ; il estimait qu'il n'aurait pas assez de son existence entière pour accomplir la transformation d'esprit qui lui permettrait de percevoir le sens originel d'un texte de l'Ancien Testament en hébreu. Durant tout le XIXe siècle, beaucoup d'Allemands, tel von Humbold, ne cesseront de remarquer que chaque dialecte (langue) est un organisme vivant, réalisant la vision du monde d'un peuple, en particulier à travers une phonosémie, et qu'il est pour finir intraduisible, comme Wagner y insiste selon le Journal de Cosima. Mais c'est vraiment vers 1900 qu'une linguistique du MONDE 3 commence à prendre corps, quand des anthropologues comme Malinowski se rendent compte qu'ils ne comprendront rien d'essentiel aux peuples qu'ils étudient si le participant observer ne commence par maîtriser les structures, les textures et les croissances <7F> de leur dialecte. Les travaux de Leenhardt en Nouvelle-Calédonie depuis 1902, résumés dans Do Kamo en 1947, montrèrent que, si certaines données techniques réductibles à l'espace-temps technique et sémiotique étaient adéquatement traduisibles entre le canaque et le français, les autres contenus, impliquant la durée concrète et l'étendue concrète, étaient intraduisibles, et supposaient une participation au destin-parti d'existence réalisé par chaque dialecte mélanésien. Ces approches prirent toute leur décision lorsque, autour de 1930, Whorf montra comment, en contraste avec les langues qu'il nomme SAE (Standard Average European), où la durée est ramenée au temps (et même au "t" de la physique), et le temps à l'espace, en des énoncés surtout cardinaux ("j'y suis resté trois jours"), le hopi parlé par les Indiens Hopi d'Amérique du Nord exprimait et réalisait une temporalité ordinale ("j'ai quitté le quatrième jour"), intensive et gravitationnelle, sans métaphore spatialisante, sans distanciation entre l'objet et le sujet, le premier étant saisi comme le "révélé", le second comme le "révélant" de substantifs-verbes-états. Un remarquable concours de circonstances avait favorisé la lucidité de Whorf : il maniait une vingtaine de dialectes appartenant à des groupes très différents, et il élabora lui-même des grammaires consistantes du hopi, de l'aztèque, du maya de son temps ; il avait une perception aiguë des originalités de sa propre langue, l'anglais, dont il eut le mérite de saisir les "cryptotypes" par leurs "réactances" sous les "phénotypes" ; il trouva au M.I.T. le soutien constant d'un linguiste confirmé, Sapir ; sa formation de chimiste l'avait rendu familier de la Relativité et des Quanta, deux théories physiques qui exigeaient un réel effort intellectuel ; il prit constamment en compte toutes les dimensions d'Homo, des plus techniques aux plus mystiques. Il mourut à quarante ans, mais nous avons la chance que Language, Thought and Culture (traduit en français sous le titre Linguistique et anthropologie), publié au M.I.T. en 1956, douze ans après sa mort prématurée, comprend l'essentiel de sa visée. Cette linguistique du MONDE 3, qui évoquait dans les sciences humaines quelque chose de la crise des fondements autour de 1900 dans les sciences physiques, mathématiques et logiques, ne fut pas entièrement isolée. Les anthropologues Mauss et Lévi-Bruhl furent vivement impressionnés par Leenhardt. Ce dernier et Whorf n'étaient pas en contradiction avec les remarques, malheureusement peu techniques, que faisaient, sur le rythme, le Jousse de L'Anthropologie du geste ou le Spire de Plaisir poétique et plaisir musculaire ; la formidable collecte du français de leur temps par Damourette et Pichon appartenait au même sentiment. Depuis 1970, la psychologie expérimentale, contre l'innéisme de Chomsky, a établi le rôle de la situation, de la circonstance, de l'horizon, et plus généralement de l'interaction dans l'apprentissage du langage ; ce qui ne fut pas contredit par les différences des localisations cérébrales entre les langages "maternels" (constructeurs) et les langages appris par règles (construits) que croit reconnaître la récente imagerie cérébrale, et qui permet de comprendre la "compétence du locuteur" pour les premiers. En même temps, depuis Grice (1975), certains linguistes SAE commencèrent à prendre en compte les effets proprement syntaxiques (et pas seulement pragmatiques) des focalisations argumentaires <20D> qui organisent toute production et réception d'une interlocution (leurs résultats sont bien rassemblés par Lerot, in Schaetzen, Des termes et des choses, 2000). La Cambridge Encyclopaedia of Language de David Crystal reconnaît en 1986 que les langues sont des dialectes fixés, lesquels eux-mêmes sont des idiolectes compatibilisés. L'auteur de la présente anthropogénie a publié en 1985 des Logiques de dix langues européennes, où la singularité de leur parti d'existence (topologie, cybernétique, etc.) est montré dans leur phonologie, leur sémantique, leur syntaxe, comme dans leurs productions culturelles ; ces études forment les dix premiers compléments de la présente anthropogénie. Et la radio lui a donné l'occasion de faire concrètement "entendre", à travers une cinquantaine d'auteurs français, allant de La Chanson de Rolant à la La Route des Flandres de Claude Simon, combien les destins-partis d'existence thématisés que sont les grandes oeuvres littéraires <17F5b> tiennent en constructions d'abord phonosémiques (Histoire langagière de la littérature française, France Culture). Cependant, le modèle saussurien-jakobsonien-chomskyen reste aujourd'hui prévalent, le seul qui soit enseigné classiquement dans les universités, où les textes de Whorf sont difficilement trouvables, même en pays anglo-saxons. Cela tient à des raisons impérieuses. Les vues du MONDE 2 sur l'universalité de la pensée habitent encore beaucoup d'esprits. Les machines à traduction, ainsi que la terminologisation des langues exigée par la technique et l'industrie planétaires supposent une grammaire générative et transformationnelle aussi étendue que possible, et les linguistiques traductionnelles ont des aspects quantifiables que les autres n'ont nullement. A quoi s'ajoute que les linguistiques différentielles de type Leenhardt-Sapir-Whorf demandent des années d'études et supposent des intérêts fort divers, alors qu'un modeste informaticien peut assimiler en une semaine Natural Language Understanding, où James Allen résume un siècle de linguistique traductionnelle, avec en sus ses rapports à l'ordinateur. On s'attendrait donc à ce que la linguistique différentielle, même si elle est seule fondamentale et répond seule à l'esprit du MONDE 3, soit définitivement tenue sous le boisseau. Elle a pourtant une chance d'émerger, qui est son intérêt pédagogique. En effet, le langage saisi comme phonosémie manieuse et comme champ d'indexation et d'indicialité, activé-passivé comme un destin-parti d'existence, composé de mots et non de termes, senti comme une spécification hasardeuse (vs une représentation) de choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon suscite plus d'interaction dans une classe de petits d'homme qu'un système prétendument formalisé, à l'abri des désignés mouvants, et sans même le fun des systèmes mathématiques. A quoi pourrait s'ajouter un jour un intérêt politique dans une société transnationale, s'il est vrai qu'une linguistique différentielle est un préalable à la compréhension des peuples, dès que celle-ci suppose plus que des collaborations techniques et sémiotiques, et engage les topologies, les cybernétiques, les logico-sémiotiques, les présentivités de chacun, dans la musique, dans l'image, dans l'intergeste et l'interlocution.
SITUATION 23 Le propos de ce chapitre n'est pas de faire une histoire de l'esthétique, de l'économie, de la politique, de la linguistique, mais de voir leur naissance dans la nature d'Homo, et leur éclairement sur cette nature. A ce propos l'essentiel s'est souvent amorcé déjà dans les chapitres précédents : pour l'esthétique, dans le chapitre 7, sur les effets de champ ; pour le pouvoir, dans le chapitre 5, sur les index et les indexations ; pour l'économie, dans le chapitre 6, sur la possibilisation et l'échange, qu'il soit technique et/ou sémiotique ; pour la linguistique, dans les chapitre 16 et 17, sur les éléments et la pratique des dialectes, et dans le chapitre 20 sur les logiques. Il s'agissait cette fois de marquer comment Homo a été obligé de faire toutes ces théories urgentes à l'occasion de certaines pratiques problématiques. Comment ces théories indirectes impliquent une théorie générale de sa propre nature. Comment ainsi elles font plus ou moins un système, chacune se complétant et s'équilibrant des autres. Comment souvent elles ont eu pour fin de dissimuler la nature hominienne autant que de la révéler. Comment elles manifestent les désirs d'Homo plus que ses réalités. Comment elles ont été largement endotropiques, alors que leur objet les invitait à être exotropiques. Cela va se confirmer dans le chapitre suivant, sur les théories d'Homo contemplatives, ou directes, qu'Homo a faites de lui. |