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ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
 


Chapitre 20 - LES LOGIQUES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 20 - Les logiques
 
20A. Le champ des logiques : syntaxe, sémantique, pragmatique
 
20B. La pratique de la logique gestuelle-langagière
 
20C. Les théories de la logique gestuelle-langagière
20D. Les logiques de l'argumentation et les effets de champ logico-sémiotiques
 
20E. Le cross bracing et l'achèvement d'une théorie de l'induction.
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 20 - LES LOGIQUES
 
 
 

Ce chapitre est central dans une anthropogénie, parce que la logique au sens large est concernée par ce qu'il y a de plus élémentaire chez Homo en même temps que de plus fécond. Elle est au foyer commun du langage courant, de la mathématique et de la logique au sens étroit. Il n'est donc pas étonnant que la notion soit fuyante. Il faut donc commencer par la cerner dans son ampleur et ses articulations.

 

 

20A. Le champ des logiques : syntaxe, sémantique, pragmatique

 

Derrière l'adjectif matHematikè, un Grec entendait tekHnè, artisanat ou art appliqué, mais aussi épistèmè, c'est-à-dire connaissance véritable, et non pas superficielle ou apparente (doksa). Or il semble que, derrière l'adjectif logikè, il entendait seulement tekHnè, technique, désignant d'abord et constamment une pratique, quitte à ce que celle-ci soit réfléchie. Au contraire, les locuteurs actuels, derrière logique et logics, entendent une certaine théorie, ou des règles, et il leur faut quelque effort pour se souvenir de la pratique que l'étymologie rappelle si vivement, puisque notre logique continue la logica latine, qui dérive du grec logiké tekHnè, technique du logos.

En fait, la logique s'est toujours intéressée à la cohérence dans une séquence de propositions. Mais au début cette cohérence concernait la suite d'un récit, ou les définitions d'une description. Ensuite, elle s'est étendue aux arguments d'une conviction morale ou politique, voire religieuse, puis à la monstration <19D1> concernant les figures et les nombres. Enfin, elle s'intéressa à la monstration par étapes comme telle, à la dé-monstration (monstrare, de) <19D2>, ce qui ne peut avoir lieu que quand des propositions s'engendrent l'une l'autre en raison de leur structure, de leur forme, de l'extension (vs la compréhension) de leurs termes. C'est à cette dernière logique que pense spontanément le locuteur français non spécialiste.

Mais c'est aller trop vite en besogne. Il faut voir que dans tous ces cas la cohérence suppose une vue approfondie des signes engagés. Et cela selon les trois dimensions du signe <4A>. 1) Les rapports d'un signe avec les autres signes du même système ; questions logiques dites syntaxiques, objets de la SYNTAXE (tatteïn, sun, ranger ensemble). (2) Les rapports que le signe, thématisant, entretient avec ses thématisés : questions logiques dites sémantiques, objets de la SEMANTIQUE (sèmaïneïn, atteindre en distanciation une chose par un signe). (3) Les rapports du signe thématisant avec les thématisateurs qui le produisent, le reçoivent, l'échangent ; questions logiques dites pragmatiques, objets de la PRAGMATIQUE (pratteïn, agir). Pour les spécialistes, les mots logics en anglais et logique en français couvrent fréquemment ces trois rapports.

Dans ce sens large de la logique, tous les signes sont alors concernés, et pas seulement ceux du langage. Car des rapports syntaxiques, sémantiques et pragmatiques interviennent quand Homo erectus fabrique un biface dont la symétrie hésite entre le pur outil et l'image massive <9A-E>. Quand un sculpteur taille une image détaillée, surtout si, depuis le néolithique, il l'introduit dans un cadre <14D>, puis veut que la matière y apparaisse ou disparaisse sous la forme <14F>. Quand un peintre atteint une représentation quelconque, et qu'il la veut plus ressemblante ou plus archétypale. Quand un musicien produit ses sons, puis des tons <15A>, et prétend ainsi attirer les esprits favorables, construire l'Univers ou souffler son âme. Quand un architecte construit, et décide de non seulement réaliser mais manifester les fonctions d'habitation <13B2> ; ou qu'il prépare ou non ses intérieurs par des façades ; qu'il veut que le passant ait sur ses façades beaucoup de recul (Versailles) ou peu (certains palais des rues de Rome) <13>.

Il y a donc autant de logiques que de rapports et de domaines de signes, et même plusieurs logiques par domaine et rapport. Par exemple, les signes particuliers que sont les index déchargés de la mathématique <19A> appelèrent une logique particulière du fait que ce sont des signes vides <5A>, comportant surtout une syntaxe, sans guère de pragmatique, et même sans sémantique, si on excepte les sémantiques construites à l'intérieur de la mathématique. Par contre, les gestes posent presque tous les problèmes des logiques possibles, dans la mesure où ils courent du trait-point chargé du marcheur et déchargé du mathématicien aux gestes ultrachargés du politicien éloquent ou de l'officier au combat <11H>. Néanmoins, c'est le dialecte qui a suscité le plus largement et contrôlablement les questions logiques, en raison sans doute de son caractère élémentaire, économique, indéfiniment ouvert et disponible <16,17>. On comprend donc qu'il ait été privilégié dans ce domaine, comme en témoigne le mot logique, qui renvoie à logos, langage parlé et écrit.

Une anthropogénie doit évidemment embrasser la logique dans son acception la plus vaste. C'est si vrai que, dans les chapitres précédents, nous n'avons pu envisager les tectures, les images, les musiques, les gestes sans indiquer l'essentiel de leurs logiques propres. Nous sommes donc dispensés d'y revenir, et nous nous en tiendrons maintenant aux logiques du langage, ou logiques au sens étroit. Encore dans les logiques gestuelles et langagières ne retiendrons-nous que des aspects syntaxiques, vu que les aspects sémantiques et pragmatiques ont été abordés déjà dans les chapitres 10, 16 et 17 sur les dialectes massifs et détaillés. Il s'agira donc de logique syntaxique gestuelle-langagière. C'est cette expression trop longue que couvrira désormais le mot logique, quand il ne sera pas autrement déterminé.

Dans les mathématiques on va vite de la pratique à la théorie. Dans les logiques syntaxiques gestuelles-langagières, ici "logique" tout court, la pratique et la théorie sont, au contraire, si distinctes qu'il faut les considérer successivement, en voyant bien que la seconde n'élimine jamais la première, continue sans cesse de s'en nourrir, et même d'y retourner, en une circularité fondatrice. Ceci nous dicte l'articulation de ce chapitre, qu'on pourra trouver ergoteur. Mais la logique au sens large et au sens étroit est la clé de toute ontologie et de toute épistémologie, donc de toute anthropogénie. Elle mérite donc qu'on s'impose quelque rigueur.

 

 

20B. La pratique de la logique gestuelle-langagière

 

Les enfants de sept ans se plaisent à des exercices aigus, où de bouche à oreille, et dans l'hilarité générale, le jus de tomate devient le jus de cerveau, le jus de meuble, etc. jusqu'au jus de jus, qui déclenche une joie sans bornes (problème de sémantique). Ils perçoivent sans faillir les quatre ou cinq retournements affirmatifs et négatifs de la proposition sentencieuse où leur grand-père se vante d'être le plus grand imbécile du monde (problème de pragmatique). Ils ne sont nullement inquiétés par le prétendu paradoxe du "je mens", dit du Crétois, dont ils repèrent spontanément les diffractions en : "je viens de mentir dans ce que je viens de dire", "je vais mentir dans ce que je vais dire", "je suis menteur aujourd'hui ou à cet instant", "je mens toujours" au sens de "je mens presque toujours, souvent, parfois", sans compter les subtilités de "mensonge" comme mot, et du mensonge comme acte, etc.; car mentir par plaisanterie, ou pour marquer l'absurde d'une situation, ou pour signaler qu'on ment toujours un peu, n'est pas vraiment mentir (problème à la fois de syntaxe, d'extension d'une proposition, de sémantique).

Déjà bien plus tôt, ils savent aussi, dans un choix de mots et dans le phrasé qui les énonce, distinguer les modes d'existence <6B> qui s'annoncent seulement chez les Mammifères et que thématise fortement Homo, et que nous avons reconnus comme ces combinaisons d'endotropie et d'exotropie cérébrales que sont les couples : sérieux/jeu, bluff/soumission, affrontement/ isolement, exploration/coquetterie, rêve/rêverie. Même les catégories du possible <6C> qui résultent de la possibilisation hominienne (possible, effectif, probable, nécessaire, virtuel, simplement imaginé, impossible, etc.) sont assez vite saisies par l'enfant comme des propriétés appartenant aux énoncés, et permettant des inférences, c'est-à-dire des passages d'un énoncé à un autre (problème de logique modale). Et cela par déduction, par induction, et surtout évidemment par abduction <4C1>. L'enfant de trois ans perçoit souvent déjà fort bien l'humour, c'est-à-dire la pratique thématisée du rapport entre les signes et leurs désignés (problème de pragmatique) <27E4>.

Cette capacité logique précoce et constante des spécimens hominiens concerne au plus haut point l'anthropogénie, et demande une explication, qui est sans doute la même que celle de la compétence du locuteur, cette sorte d'infaillibilité que possède chacun, même non instruit, vis-à-vis de son dialecte primaire, appris par construction interactive, sa ou ses langues "maternelles", et qu'il n'a pas vis-à-vis des dialectes secondaires, ceux appris plus tard par règles et lexiques, les langues étrangères. L'imagerie cérébrale semble confirmer que les centres activés par la pratique du langage primaire ne sont pas les mêmes que ceux activés par la pratique d'un langage secondaire <17H>.

Cela indiquerait deux niveaux de montages (vs codages) techno-sémiotiques en général, et donc aussi de codages logiques. (a) Un montage primaire, où le computer hard>>soft et soft>>hard <2A1> qu'est un cerveau hominien se construit (acquiert des accentuations, des clivages et des commutations) dans son rapport interactif entre soi, le milieu hominien, technicisé, gestualisé, parlé, et ses congénères qui pratiquent ce milieu ; une partie essentielle de ce montage serait la construction de ses gestes et de son dialecte primaires avec leur logique inhérente (intrinsèque) à partir de l'environnement, et la construction de son environnement initial à partir de ses gestes et de son dialecte primaire avec leur logique. (b) Un montage secondaire, intervenant sur un cerveau déjà primairement monté, et qui acquerrait des montages nouveaux par règles et codes, du moins quand il s'agit de systèmes sémiotiques étrangers.

Dans cette vue, la logique pratique est aussi souple et aussi puissante que le langage courant et le geste. Et cela en vertu de la même élémentarité dans la visée première. Comme eux, elle spécifie des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3> avant de définir et de juger ; et sa spécification s'exerce également d'abord par quelques index <5> portant sur quelques indices <4>. Moyennant la distance technique, puis la distanciation sémiotique inhérente à la station debout et au cerveau neutralisant, cela déjà suffit, comme le confirme l'enfant, à susciter ces nuances infinies que sont les modes d'existence, les catégories du possible, les variétés de l'esprit jusqu'à l'humour, etc.

Si cette proximité entre logique et geste-langage primaire (appris par constructions non par règles) se vérifie, elle inviterait à prévoir deux faits anthropogéniques. Que, comme elle est précoce dans l'ontogenèse en raison de son élémentarité, la logique pratique dut l'être aussi dans la phylogenèse. Qu'en raison de la même élémentarité, une fois acquise dans ses bases (depuis la période axiale, par exemple, c'est-à-dire -600), elle ne fait pas de progrès substantiels ni ontogénétiquement, ni phylogénétiquement (nous ne sommes pas meilleurs logiciens pratiques, ni non plus locuteurs, que Thucydide).

La logique pratique se mettrait alors en place à travers des stades fondamentaux: (1) Un stade tout à fait premier, naïf, croyant, où chaque perception et imagination des objets, des mots de l'entourage, des gestes ambiants sont acceptées sans réticence. (2) Bientôt, de premières discordances apparaissent qui induisent à distinguer ce qui s'infirme et ce qui se confirme, et cela dans les types de contenus, mais aussi dans les types d'inférences. (3) Ainsi se construit progressivement une certaine idiologique, qui devient une logique tout court par sa confrontation, confirmante ou infirmante, avec les idiologiques des autres membres du groupe. (4) En particulier, dans les champs d'attractions et de répulsions du confirmé et de l'infirmé, se dégagent des axes de conduite logique, dont il faut bien voir qu'ils ne sont pas préalables aux champs du logiquement confirmé et infirmé, mais qu'ils en résultent, en sont les résultantes, du reste sans cesse en révision. (5) Il est remarquable qu'assez vite le langage-geste logique ainsi mis en place donne lieu à une métalogique, c'est-à-dire à une logique qui se prend elle-même pour thème ; comme il y a très vite un métalangage qui accompagne le langage. C'est ce qui se produit de façon pratique dans l'humour gestuel-langagier très tôt compris et pratiqué par l'enfant. Ce qui se produit de façon théorique quand les axes de la saisie "logique" commencent à se formuler en règles.

Une logique pratique devenue mûre, vers six ans, puis encore vers douze, est-elle transculturelle ? Oui et non. Rappelons-nous que certains aspects de l'humour textuel-langagier semblent franchir étonnamment la frontière des groupes. Mais l'humour ne concerne que la pratique de la logique et du langage en général. Quand il s'agit de la logique pratique de contenus particuliers, il faut distinguer ce qui est technique, et qui est très communicable, et ce qui n'est pas directement technique, et qui l'est souvent moins, ou pas du tout. Cette intraductibilité logique et langagière se montre déjà quand il s'agit de peuples SAE (Standard Average European), comme l'auteur l'a exemplifié dans Logiques de dix langues européennes, qui sont une annexe de la présente anthropogénie <Compléments 1 à 10>. Et quand on déborde l'aire SAE, Whorf pour les Hopi, Leenhardt pour les Canaques de son temps, ont montré que l'incompréhension pouvait devenir radicale quand les locuteurs et les logiciens en présence avaient, par exemple sur la durée et la temporalité, les uns une vue cardinale, les autres une vue ordinale ; une vue perceptive ou une vue "métaphorique" (réduisant le temps à l'espace, comme en Occident) ; et encore quand les Hopi distinguent ce que nous pourrions appeler sommairement des verbes transversifs (dormir, agoniser, rire, manger, déféquer), initiatifs (ouvrir, fermer, fuir, venir), projectifs (tomber, sauter, entrer, sortir) <24C2>.

 

 

20C. Les théories de la logique gestuelle-langagière

 

Malgré son évidence et son autarcie, la logique pratique gestuelle-langagière a dû susciter de premières théories, ou du moins de premières formulations de règles, à l'occasion de ses exercices plus difficiles. Effort des adultes ayant à aider la construction du dialecte et donc aussi la logique pratique chez un nourrisson, chez un enfant, chez des adolescents, chez des adultes étrangers au groupe ou accédant à un nouveau domaine. Effort des techniciens dès lors que les clivages de l'environnement technique créaient des problèmes de communication. Effort un jour des spécimens hominiens soucieux de saisir l'ultime dans leur monde, et amenés ainsi à se poser des questions sur l'adéquation de leur geste-langage vis-à-vis du mystérieux, puis du familier. Effort devant la prolifération des doctrines en tous domaines, invitant à se demander quel est le degré de communicabilité et de vérificabilité des énoncés difficiles et même faciles. Effort des mathématiciens en présence de certains paradoxes de leurs écritures.

D'où la mise en place de logiques progressivement thématisées, discutées, suscitant des écoles, alimentant des querelles entre logiciens religieux, politiques, artistiques, pédagogiques. Au point d'élaborer, au cours des siècles, un corps de doctrine : les "logiques théoriques", ou "théories logiques". En un pluriel que, très symptomatiquement, Homo trouva bon parfois de mettre au singulier, parlant de "la" Logique (théorique), soit parce que la logique pratique et théorique de son groupe lui paraissait la seule valable (les autres étant "barbares"), soit parce qu'il avait l'illusion rationaliste que ses logiques pratiques étaient des applications d'une logique théorique universelle tenant en règles, lois, principes, idées éternelles. En tout cas, en devenant théoriques, les logiques eurent tendance à prendre en compte exclusivement le langage, non le geste, qui joue pourtant un rôle omniprésent dans la logique pratique. Et du reste dans la logique théorique en tant que celle-ci tend à être composée d'indexations, comme la mathématique.

 

20C1. Les théories logiques de l'échange du MONDE 1A, ascriptural

 

Nous ne saurons jamais quel fut le degré de querelle logique d'Homo erectus, disposant sans doute du langage massif fondé sur les sons de la voix <10>, ni d'Homo sapiens sapiens au paléolithique supérieur, disposant sans doute d'un protolangage détaillé fondé sur les tons de la voix <17G1>. Mais les premiers établissements au sol, et plus encore les orchestrations topologiques (et chamaniques) des grottes peintes ont peut-être donné lieu non seulement à discussions (quatere, ébranler, dis, duo) moyennant une pratique logique suractivée, mais aussi à de premières qualifications abstraites des propositions en conflit, en un pressentiment d'une théorie logique. Les problèmes posés par les hiérarchies sociales à mesure que celles-ci se précisèrent comme les instances de la famille (mère, oncle maternel, soeur, frère) et les rôles de la clientèle (patrons, cli<n>ents) purent avoir amorcé le même glissement <3D>.

En tout cas, au néolithique, le schématisme générateur des tectures cadrantes (Çatal Hüyük) dut certainement déclencher, en cas de différend, de premières thématisations logiciennes. A quoi contribua le substrat logique impliqué par la pratique des premiers jetons de comptage, dégageant l'idée de l'échange neutre, déchargé. Les peuples "néolithiques" actuels, tels les Esquimaux sans écriture, montrent justement des jeux logiques où la pratique est si aiguë que non seulement une métalogique pratique mais des bribes de logique théorique y sont impliquées. C'est une des lacunes graves du travail des anthropologues que leurs descriptions ne comportent jamais de chapitre sur la logique des groupes qu'ils étudient, sauf partiellement chez Whorf et Leenhardt, qui signalent au moins le problème.

 

20C2. Les théories logiques du contrat du MONDE 1B, scriptural

 

Ce sont les premières écritures intenses, - Egypte, Sumer, Chine, Amérinde, - qui, en objectivant pour le scripteur et le lecteur le dialecte dans sa phonématique, sa sémantique, sa syntaxe, engagèrent définitivement des théories logiques, comme elles engagèrent des rudiments de grammaire, grammatikè (épistèmè et tekHnè), science et art de lire et d'écrire.

Pour leur praticien, les propositions écrites par mots, par lignes, par colonnes, par boîtes propositionnelles, apparaissaient comme des blocs inversables, composés de sous-blocs inversables, ostensiblement transponibles, affirmables et niables. On imagine mal les propriétaires arpenteurs de l'Euphrate et du Nil, ainsi que les prêtres égyptiens revendiquant ville contre ville les droits de leurs dieux urbains, ne pas procéder dans leurs querelles de contractants agricoles ou religieuses à quelques formalisations logiciennes. Les mandarins chinois en firent assurément autant. Et les théoriciens védiques. Voire les prêtres de Chavin de Huantar ou des Olmèques.

 

20C3. Les logiques de l'être générique-spécifié et du tiers-exclu du MONDE 2

 

C'est néanmoins avec le passage du continu proche du MONDE 1 au continu distant du MONDE 2 que la logique théorique, ou théorie logique, explosa, au point de donner lieu en Grèce à une corporation populaire de spécialistes, les sophistes, et de devenir un des objets courants du discours.

Dans le tHeastHaï grec (saisir du regard dans une juste distance globalisatrice) pratiqué exemplairement au tHeatron et but de la tHeôria, les touts composés de parties intégrantes et strictement prélevés sur leur fond qui formaient le macromicrocosme postulé par les Grecs étaient présumés connaissables adéquatement <13G>. Fut donc supposée une épistémologie à la fois cause et effet d'une ontologie. On ne s'étonnera pas que ce départ eut lieu à peu près en même temps que celui de la mathématique et d'une théorie musicale très mathématicienne constituant une morale, à partir des Pythagoriciens. Voici brusquement qu'allaient de pair le formellement distinguable, l'évident, le démontrable, le vrai, l'unifiable (sinon l'un), le bien, parfois le beau, tous saisis comme descendant d'un logos, du moins dans les aspects du cosmos jugés dignes d'attention par le Socrate du Parménide.

Etant donné le prélèvement adéquat des touts sur leur fond, ce qui frappa d'abord, dans cette théorie logique, et presque suffisamment, ce fut le tiers exclu. Oui ou non une partie intégrante faisait-elle partie d'un tout ? Oui ou non un tout intégré et prélevé sur son fond était-il ou n'était-il pas un autre tout ? Comment concevoir qu'un "étant" fût à la fois ceci et non-ceci! Non, les parties et les touts étaient ou n'étaient pas : "l'étant est, le non-étant n'est pas", dit un vers fulgurant de Parménide.

En suite de quoi la langue grecque utilisa toutes ses ressources de dialecte indo-européen, ses cas, ses articles, ses mots abstraits, ses noms composés, pour crier aussi fort que possible (moyennant l'éclat de très nombreuses voyelles constrastantes) l'opposition souple (de), l'annonce de cette opposition (men), l'opposition exclusive (è), la saisie intrinsèque (Hèi), la saisie précisive (guè), la causalité (gar), l'implication nécessaire (oûn), et même pour exiger, en un phénomène langagier sans doute unique au monde, que toute sentence indique à son début (au plus tard après le groupe initial) son lien logique avec la sentence précédente : oûn, gar, de. La dignité d'Homo devenu l'Anthropos consista d'abord dans sa rigueur logicienne contrastant avec le débraillé logique des Dieux. Il s'inventa pour deux bons millénaires un héroïsme logique aussi intense que l'héroïsme militaire, et moins aléatoire.

Car c'est héroïquement que Zénon d'Elée, prenant Parménide au pied de la lettre, déduisit que tout mouvement, vu qu'il implique un certain non-être, est une opinion (doxa) et non un "étant étantément étant" (ontôs on) : ainsi, la flèche ne parviendra jamais jusqu'au mur, puisque après avoir parcouru la moitié de la distance, elle devra parcourir la moitié de la distance restante, et ainsi de suite ; Achille ne rejoindra jamais la tortue, puisque quand il arrivera là où elle était quand il est parti, elle sera déjà plus loin quand il repartira, et ainsi de suite. A la fin du MONDE 2, deux millénaires et demi plus tard, Bergson s'inquiétera encore de répondre à Zénon en lui attribuant une confusion du mouvement et de l'espace parcouru.

Et c'est bien le même héroïsme logique que continuent les dialogues de Platon. Les personnages y sont multiples justement pour que chacun représente une position et que par l'application constante du "ceci ou non-ceci" certaines propositions apparaissent contradictoires et soient mises hors jeu. Et aussi que, moyennant ces exclusions, ressorte, dans l'ordre fermé du macromicroscosme, ce qui véritablement est. Telle sera la dialectique platonicienne, qui vient de dialegestHai, voix moyenne (soulignant la participation des actants) de dialegeïn, choisir, trier, mettre à part. Dialoguer chez Platon est une opération d'exclusion progressive par des indexations oppositives. Ses contemporains savaient encore que catégorie, katègoria, vient de katègoreïn, qui initialement voulait dire blâmer, accuser en justice, trahir-dévoiler, avant de signifier attribuer, affirmer. L'héroïsme logique fut combattant. L'éristique invoquait une déesse du conflit verbal, Eris.

Si le macromicrocosme d'Aristote cesse de se combiner à partir de formes géométriques, comme chez Platon, il croît néanmoins à partir de formes spécifiques, celles d'espèces vivantes, qui ne sont pas moins soumises au tiers-exclu que les formes géométriques de Platon. Du coup, chaque phénomène de croissance physique singulier, énoncé dans une mineure de syllogisme, pourra être subsumé sous une espèce-genre ou une propriété, énoncée dans une majeure de syllogisme, et ainsi justifier ses autres propriétés et qualités dans une conclusion syllogistique qui découle de la forme (générale/particulière, positive/négative) des prémisses, à condition que celles-ci soient vraies. Moment d'intégration extraordinaire où Homo se donne le sentiment d'une intelligibilité s'appliquant non seulement aux relations abstraites des indexations (mathématiques) mais à ce phénomène tout à fait concret qu'était la pHusis au sens éthymologique de génération, croissance, dépérissement de vivants adéquatement distincts par un tiers exclu. L'épistémologie et l'ontologie s'éclairaient et se confortaient mutuellement. Ce réconfort fut tel qu'il dura dix-huit siècles au moins.

Les Stoïciens se perçurent si inclus dans la pHusis (pHueïn) grecque, ils participèrent si intimement à ses événements quasi organiques qu'ils transformèrent en une logique théorique la logique pratique du "si...alors", négligée par Aristote, tout à l'éternité de ses genres éternels. Et ils reconnurent théoriquement qu'en présence d'un "si A alors B", la seule inférence pratique était "si non-B alors non-A" ; et que "si non-A alors non-B" était la fallacia consequentiae, la fausse conséquence pratique par excellence. Les Stoïciens s'en seraient-ils tenus là, en déboutant le principe du tiers exlu, ils auraient introduit ce que nous appelons aujourd'hui une logique intuitionniste. Mais leur morale d'acquiescement à la physis grecque, qui devint bientôt la natura latine avec sa Grande Ame, se contenta d'ajouter leur "conséquence vraie" au "tiers exclu", fondement épistémique constant du MONDE 2.

On aura compris qu'au cours de ces étapes qui ont pour noms Parménide-Zénon, Platon, Aristote, les Stoïciens, la logique théorique prit tant de vigueur qu'Homo occidental, chrétien et néoplatonicien, finit par se convaincre que le cosmos était le résultat d'un logos logicien, ou d'un dieu créateur logicien (en arkHèï èn Ho logos), et que par conséquent la logique théorique était première, tandis que la logique pratique en dérivait comme son art appliqué. Lorsque Homo commença à se sentir cocréateur au lendemain de l'an 1000 <13J>, cette perception des choses donna lieu à une expression du premier coup extrême et parfaite, qui fut l'argument ontologique, lequel demeura actif pendant presque tout le second millénaire. On y voit une essence qui comme telle est assez déterminée (déterminante) pour engendrer une existence, en l'occurrence celle de Dieu. Le saint Anselme (1033-1109) du Proslogion raisonne de la sorte : Dieu est par définition, par essence, l'être le plus grand qui se puisse concevoir, "quo nil maius cogitari potest" ; or il ne serait pas le plus grand s'il ne comprenait cette qualité qu'est l'existence ; donc Dieu existe". Thomas d'Aquin, puis Kant dénoncèrent cette inférence du logique à l'ontologique, mais le rationalisme occidental resta sourd à leurs arguments. Car toute l'épistémologie du MONDE 2 invitait à croire que les idées étaient vraiment dans l'être, de l'être, en particulier en tant qu'elles se réalisaient en acte dans cette portion remarquable de l'être que sont les esprits. Ainsi, les idées de plus grand pour Anselme, de parfait pour Descartes, de zelfstandigheit (très insuffisamment traduite par substantia) pour Spinoza, de nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être, ce qui comporte en soi sa raison d'être) pour Leibniz semblèrent appartenir, par leur seul statut d'idées actives, en acte, à l'être existant, et n'eurent plus alors qu'à être attentivement considérées pour que s'y découvre Dieu comme essence possible, laquelle, pour être ainsi possible, impliquait en soi, de soi, l'existence réelle, spontanée. Jamais une logique théorique n'absorba aussi impérieusement la logique pratique, au point d'engendrer l'ordre des choses.

Sur la lancée d'Anselme, les héros logiques occidentaux des XIIe et XIIIe siècles déclenchèrent aussitôt la Querelle des Universaux, où s'affrontèrent "réalistes" et "nominalistes" en un conflit presque aussi terrible que la Querelle des images qui mena à l'iconoclasme. Sous l'effet du tiers exclu et des articles définis des nouveaux dialectes romans, les mots se réduisirent presque à des termes, termini <17E>. Alors, l'universel de l'homme, de la bonté, de les chevaux était-il une simple commodité de nomination, de façon seulement "nominaliste", ou bien exprimait-il une généralité appartenant réellement aux choses, de façon "réaliste", les rendant ainsi intelligibles comme l'oeuvre d'une pensée divine, ou du moins d'une raison ? Question si représentative du MONDE 2 occidental qu'elle fut encore le problème central et pathétiquement vécu du logicien américain Peirce autour de 1900, qui se déclarait être un "médiéval" partisan de la "distinctio formalis a parte rei" du doctor subtilis Duns Scot. Une des demandes fondamentales de toute logique pratique de reconnaître des existences de singularités et des généralités d'espèces donnait lieu à des décisions métaphysiques.

Le triomphe de la science archimédienne depuis le début du XVIIe siècle survolta encore le tiers exclu. Le modèle de la connaissance devint la mathématique et la physique mathématique de l'époque, où les exclusions "p" ou "non-p" avaient un tranchant absolu. Pour Descartes, qui voyait tout "très évidemment et très certainement", foin des traquenards des dialogues de Platon et des détours des syllogismes d'Aristote ; la théorie logique devint d'autant plus tyrannique qu'elle tenait en quelques conseils de "méthode" très vulgarisables : pas de précipitation, dénombrement exhaustif des éléments en jeu et sériation de leurs proportions ; à quoi suffisait le "bon sens", "chose du monde la mieux partagée". Au même moment, le raisonnable pour Pascal va tellement de soi, il est en tout cas tellement accessible dans la géométrie, que le fait que les hommes le manquent dans les choix concrets de leur existence prouve quelque péché originel et quelque appesantissement sur eux de la main justicière de Dieu. En une pointe ultime, Spinoza exigea pour qu'une idée soit adéquate que son contenu fût saisi comme dérivant nécessairement de la substance divine, de ses attributs et de ses modes, tandis que Leibniz ne refit une part à l'événement singulier qu'en exigeant qu'il soit compris comme compossible nécessaire d'une monade ; par exemple, que "vainqueur d'Issus" soit compris épistémologiquement et ontologiquement dans le sujet "Alexandre".

A la fin de l'Occident, Kant, très sensible à la pure multiplicité de l'expérience (reine Mannigfaltigkeit) conçut, dans ses trois "critiques", la plus vaste et la plus souple logicisation des choses du MONDE 2 grâce aux deux concepts d'apostériorité (de l'expérience) et d'apriorité (d'un préalable à l'expérience). Fidèles aux formes a priori de la sensibilité (espace et temps), les propositions de la géométrie (euclidienne) et de l'arithmétique furent dites "synthétiques a priori", ce qui leur évitait la stérilité de propositions purement analytiques, tout en leur garantissant un statut stable et même transcendantal. Quant aux phénomènes étudiés par la physique (newtonienne), ils tinrent leur statut d'objets de leur assomption par les catégories a priori de l'entendement (substance, causalité, totalité, etc.), moyennant une imagination transcendantale. Enfin, toutes ces propositions étaient censées traversées d'un mouvement intégrateur sous l'effet des trois idées régulatrices de la raison, également a priori : Monde, Ame, Dieu. Cependant, après le travail de la raison pure, le système des choses-pour-nous, malgré sa part d'apriorité, n'a aucune garantie d'atteindre, sauf par "illusion transcendantale", les choses-en-soi. Par bonheur, l'impératif catégorique de la raison pratique, s'il n'est pas vain, postule ces dernières, bien qu'il ne les donne pas. Ainsi, la paix ultime n'est obtenue que par le jugement téléologique, qui réalise, rend réel, non dans ses contenus (il n'est pas "déterminant") mais dans son apriorité rythmiquement accomplie (il est "réfléchissant"), l'accord de la raison avec le monde. La "croyance ou foi philosophique" <27D3c> qui porte le jugement téléologique est propédeutiquement soutenu par le jugement esthétique <21E2a>.

Avec le même propos de ressaisir tous les événements concrets de l'Univers, la logique théorique de Hegel ne s'embarrassa plus de la distinction kantienne de l'a priori et de l'a posteriori, mais survolta le tiers exclu occidental au point de lui faire engendrer une suite historique et tragique de thèses, d'antithèses et de synthèses, ces dernières se déclarant à nouveau en thèses qui appelaient des antithèses et des synthèses, jusqu'à la récapitulation définitive de la Substance et de la Conscience dans l'Esprit absolu. Enfin, en un dernier avatar du tiers exclu, la négation hégélienne, qui avait définitivement basculé du formel à l'intentionnel chez Kierkegaard, devint, surtout depuis 1930, la négativité de l'existentialisme, affrontée au néant, au vide, au manque radical, alimentant un désir inassouvissable, jusqu'au lacanisme.

Une anthropogénie ne quittera pas ce thème sans remarquer que pareille confiance du MONDE 2 dans la logique théorique a supposé, durant vingt-cinq siècles, l'écriture transparente gréco-romaine et la maniabilité systémique des codex feuilletables <18D>. Avec une réduction tacite du langage parlé au langage écrit, les deux alors, parfois censés régis par des algèbres de Boole, entretenant la postulation d'une lexicalité sémantique et d'une grammaticalité syntaxique. Et toute pragmatique étant supposée neutre.

 

20C4. Les logiques des univers de discours du MONDE 3

 

Pour la théorie logique, le MONDE 3 s'inaugure au moment, autour de 1900, où les mathématiques, à la recherche de leurs fondements, se prennent à formaliser puis à axiomatiser les opérations qu'elles réalisent, et du même coup mettent à nu ce qui constitue proprement leur logique. En retour, les logiciens théoriciens, comme Lukasiewicz, sont invités, à l'occasion de la formalisation et de l'axiomatisation de la mathématique, à exprimer leurs propres énoncés dans un langage formalisé et même axiomatisé <19D3-5>. Et l'on vit quelques signes se mettre à peupler tous les manuels de la logique dite formelle ou axiomatique. (N-B : Ils sont ici écrits dans le système WORD, et nous devons prévenir qu'il se peut que, sur le WEB, leur conversion en HTML les pervertisse quand ils sont lus par d'autres systèmes.)

∃ pour l'EXISTENCE. "∃ x" se lit "il existe un x qui"

∀ pour l'UNIVERSALITE. "∀ x" se lit "tout x", "quel que soit x", "pour tout x" ;

∀ xR(x) se lit "tous les x sont rouges" si "R(x)" se lit "x appartient à la

classe des rouges", "x est rouge" ;

∧ pour la CONJONCTION (et)

∨ pour la DISJONCTION (ou)

→ pour l'IMPLICATION (si...alors)

¬ pour la NEGATION. "¬ p" se lit "négation de la proposition p".

⇔ pour l'EQUIVALENCE ou BIIMPLICATION (si et seulement si)

On remarquera que ces sept signes ne sont pas du même ordre. Les deux premiers se détachent fortement des cinq suivants. Ils s'efforcent en effet de saisir les deux caractères premiers d'un milieu quelconque, que l'Occident a désignés comme l'essence et l'existence. Pour des vivants techno-sémiotiques, faire et dire supposent qu'on définisse des classes où les choses-performances sont distribuées selon quelque généralité, qu'il s'agisse d'espèces-genres, d'outils, de processus, de qualités et quantités, de location et temps, bref de ce qu'Aristote a appelé les catégories : c'est ce qu'instrumente le signe ∀ . Mais il faut aussi que l'on décide si il y a bien, oui ou non, des choses-performances ou telles choses-performances répondant à ces généralités : ce qu'instrumente le signe ∃ . Or, ∀ et ∃ sont aussi fuyants que principiels. Déjà en français, ce n'est pas du tout la même chose de dire (sinon en extension, du moins en compréhension) : "il existe un x qui", "il y a un x qui", "il est un x qui", "un x est qui", "un x qui...est". De décider ce qu'implique "tous les x sont rouges", et en particulier si c'est là une déclaration commodément groupante, ou au contraire fondamentale, c'est-à-dire touchant un quelque chose d'universel, ou du moins d'objectif, dans la nature des choses, crée la différence la plus profonde entre les civilisations, et même à l'intérieur d'une seule, selon qu'on est plus ou moins "nominaliste" ou "réaliste". Et nos deux pôles s'entre-influencent. Aristote et Thomas d'Aquin, pour qui les phénomènes manifestent un être des "étants", et Çankara, pour qui ils sont une maya, qu'on traduira par "magie" plutôt que par "illusion", que pensent-ils de commun s'ils lisent "∃ pour l'existence" et "∀ pour l'universalité", comme nous l'avons naïvement écrit ? Et qu'entendent en ce cas les locuteurs d'une langue africaine grammaticalement "à classes" ?

Nos cinq autres signes ne donnent pas lieu à tant d'argutie et de pathos. Leur notation, de même que ‰ pour le nécessaire et à pour le probable, T (true) pour le vrai et ^ (T renversé ) pour le faux, ou encore ' pour l'appartenance d'un x à une classe, rendit très sensible qu'ils étaient parfois réductibles entre eux, par exemple : p → q ⇔ ¬ p ∨ q (ou on a l'effet, q, ou c'est qu'on n'a pas la cause, p). Et aussi qu'ils se prêtaient à des algèbres, qu'on crut vers 1850 être les algèbres de Boole, vu que les connecteurs logiques classiques de la conjonction, de la disjonction, de la négation avaient le même comportement que ceux de l'intersection, de la réunion et du complémentaire dans la théorie des ensembles.

Depuis 1950 surtout, on s'aperçut aussi que toutes les équivalences ne s'imposaient pas également, et n'étaient pas aussi commutatives, et qu'on obtenait des logiques plus fortes ou plus faibles selon qu'on les retenait ou les rigidifiait plus ou moins. Ainsi, la logique classique (forte) admet quatre équivalences :

(1) ∀ ⇔ ¬ ∃ ¬ (si tous les x ceci, il n'y a pas certains x qui ne soient pas ceci) ;

(2) ∃ ⇔ ¬ ∀ ¬ (si certains x sont ceci, il est faux que tous les x ne soient pas ceci) ;

(3) ∃ ¬ ⇔ ¬ ∀ (si certains x ne sont pas ceci, il est faux que tous les x le soient) ;

(4) ∀ ¬ ⇔ ¬ ∃ (si tous les x ne sont pas ceci, il est faux que certains x le soient).

Et on se rendit compte que, si on n'admettait que la dernière équivalence (∀ ¬ ⇔ ¬ ∃ ), et qu'on pratiquait en sus une forme assouplie de la disjonction (∨ ), on obtenait une logique également cohérente (consistante), quoique plus faible (moins forte), la logique intuitionniste. ((Laquelle entraînait, du reste, que les algèbres de Boole, convenant à la théorie des ensembles, fassent place à une algèbre de Heyting, convenant à l'ensemble des ouverts d'un espace topologique.))

Mais, en plus de ces commodités et fécondités internes à l'axiomatisation, il importe surtout à une anthropogénie de voir ce que les logiques formalisées (axiomatisées) ont apporté de neuf à la compréhension de la mathématique, d'une part, et de la logique pratique, de l'autre.

 

20C4a. Interfécondation des logiques théoriques et des mathématiques

Pour le statut de la mathématique, un événement considérable eut lieu quand Gödel, sensible aux nouvelles mises en forme de la logique, démontra, autour de 1930, que dans l'arithmétique on peut toujours énoncer une proposition indécidable, donc ni vérifiable ni réfutable. En d'autres mots, il démontrait formellement qu'on ne pourra jamais démontrer formellement que l'arithmétique est cohérente (consistante). Certains estimèrent que c'était là une vérité de bon sens, et que Poincaré en avait prévenu lorsqu'il avait fait observer qu'on ne pouvait vérifier qu'un système mathématique (donc aussi l'arithmétique) est consistant (cohérent) qu'en s'y avançant toujours et en voyant s'il mène jamais à la contradiction, c'est-à-dire à la démonstration simultanée de p et de ¬ p. Mais, dans quelques milieux spécialisés, où la première exaltation logiciste avait fait croire un moment à des autodémonstrations absolues, la restriction de Gödel fit l'effet d'une bombe. Du reste, même pour ceux qui la prévoyaient, le "théorème de Gödel" (la démonstration s'appuie en effet sur un théorème nié) avait un caractère technique et décisif que les remarques de Poincaré, encore empiriques, "pragmatistes", ne faisaient pas attendre.

Du reste, la formalisation logique eut aussi des effets sur le travail concret du mathématicien. Ainsi, dans la géométrie différentielle, le recours à la logique intuitionniste permit d'interpréter l'axiome de Kock-Lawvere portant sur l'ensemble D des éléments de carré nul dans l'anneau R modélisant la droite. Cf. René Lavendhomme, Basic Concepts of Synthetic Differential Geometry, 1996.

Enfin, depuis 1960, depuis la théorie des catégories conduisant à celle des topos, la mathématique et les logiques formalisées sont amenées à s'entre-interroger constamment sur leurs horizons premiers et sur leurs correspondances ultimes, en particulier à l'occasion des ensembles variants, de leurs faisceaux et de leurs idiotopes. Le lecteur pourra pressentir quelque chose de ces logiques et de ces mathématiques, toutes deux "locales", à la fin de notre Complément 1, La mathématisation de la flèche, par René Lavendhomme.

 

20C4b. Les limites des logiques théoriques, axiomatisées ou non, au regard de la logique pratique

Mais, pour une anthropogénie, ce qui importe le plus ce sont les éclairages que les nouvelles logiques ont apportés sur la nature de la logique pratique. Ainsi, la mise en évidence d'une logique intuitionniste formalisée invita certains, dont Prawitz, à se demander si le langage courant n'avait pas justement pour caractère de pratiquer une logique faible, et non la logique forte que lui imputa pendant deux millénaires et demi le rationalisme diffus de la société occidentale. En particulier, il est bien certain que le tiers exclu n'y est pas toujours exclusif ; et que la conjonction n'y est pas toujours commutative : "je prends ma fourchette et je mange" est plus probable que "je mange et je prends ma fourchette ; que le "∃ " y est souvent assez effectif (ontologique) et n'a donc pas que le caractère purement formel qu'il a dans les équations logiques où nous l'avons vu, plus haut, s'entredéfinir avec "∀ ".

D'autre part, les logiques axiomatisées éclairèrent le statut original de la logique pratique en raison même de leur extrémité. Cela se fit en deux temps. Dans son premier enthousiasme, la formalisation triomphante suscita chez ses spécialistes une double illusion : (a) que, parmi les logiques formelles, la logique syntaxique, celle qui règne dans le champ des mathématiques, serait la logique la plus générale, la plus pure, la plus sérieuse, dont les deux autres, la logique sémantique et la logique pragmatique, ne seraient que des à-côtés, pour ne pas dire des fantaisies ; (b) que la logique pratique syntaxique serait mathématisable, du moins dans ce qu'elle a de solide, le reste étant laissé aux à-peu-près de la débrouillardise quotidienne. Et tel fut, sinon le programme, du moins la tendance générale du néopositivisme, qu'on peut appeler plus simplement logicisme, et dont les articles d'Encyclopaedia Britannica donnent une bonne idée. Malgré son succès en Europe centrale, car on parle d'une Ecole de Vienne, ce mouvement fut surtout anglo-saxon, continuant le criticisme empiriste de Hobbes et de Hume. Et il eut assurément une grande fécondité, puisqu'il a contribué à créer, en particulier au M.I.T., le terrain favorable à la naissance, en 1948, de la Théorie mathématique de l'information (Shannon et Weaver), et indirectement de la Cybernétique (Wiener).

Mais, en même temps, en poussant ainsi à bout les exigences de la formalisation, le mouvement logiciste aura eu l'intérêt de démontrer à quel point la logique pratique est originale ; que ce n'est pas une logique formelle paresseuse ; qu'elle est une résultante perpétuellement révisable de l'expérience <20B> ; et que c'est là ce qui fait son ampleur indéfinie, sa capacité de se prendre elle-même pour objet, son adaptabilité inlassable aux situations concrètes d'un Univers en mutations bigarrées <21E>.

Ainsi, peu après 1900, Russel montra que la notion de classe formalisée conduisait à des paradoxes. La classe de toutes les classes était-elle une classe ? En ce cas, le oui renvoyait au non, et le non au oui. Or, ce désagrément du logicien formaliste signalait, indirectement, a contrario, ab absurdo, que la logique pratique, celle du langage courant, n'envisage jamais la classe de toutes les classes, laquelle n'intervient pas dans l'expérience dont la logique pratique est la résultante en révision.

Une démonstration de Tarski, presque contemporaine de celle de Gödel, fut plus éclairante encore. Elle signalait que tout système axiomatisé "pas trop pauvre" (comportant par exemple l'arithmétique) ne peut démontrer sa cohérence (consistance) que moyennant des modèles extérieurs, et non du dedans, bref par le détour d'un métalangage. Par exemple, pour que se formalise un "prédicat de vérité", il fallait concevoir un modèle postulant que les énoncés soient "vrais si et seulement si ils étaient vrais" : la proposition "la neige est blanche" n'est formellement vraie que si et seulement si la neige est blanche. Or, le langage courant, avec sa logique pratique, attribue le mot "vrai" à certains de ses énoncés, et possède donc un prédicat de vérité. Appliquons ce dernier à l'énoncé "je mens". L'inconsistance éclate. Car pareille proposition n'est vraie que si et seulement si je mens et si et seulement si je ne mens pas tout à la fois. Bref, dans un langage formalisé, il n'y a pas de postulat de vérité.

Et l'on retrouva, à l'occasion de cette démonstration de Tarski, les deux mêmes réactions qu'à l'égard du théorème de Gödel. De cette limite des langages "pas trop simples" quand on les formalise, certains logiciens se sentirent invités à conclure, comme a fortiori, à la relativité de tout langage, et donc du langage courant. Mais d'autres vérifièrent à quel point le langage courant n'est pas un langage formalisé, et comment la logique pratique, résultante progressive de l'expérience, n'a pas les mêmes limites que les logiques axiomatisées, qui supposent des modèles externes. Car, quand ils énoncent "la neige est blanche", jamais un locuteur-logicien pratique n'estime que cette proposition est vraie si et seulement si la neige est blanche. Ces quelques syllables, souvent précédées de gestes, sont pour lui une spécification manieuse (non une définition, ni une description, ni une représentation) d'une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <16B2b, 17A>, étant donné que toute neige a toujours des nuances selon qu'elle intervient dans la retraite de Russie, où elle était rougie du sang des mourants, dans les stations de sports d'hiver, où elle est noircie par les skieurs, dans les couchers de soleil, où elle est jaunie par les rayons tangents de Maïakowski, etc. Ces nuances ne sont nullement sous-entendues dans l'énoncé. Elles sont bel et bien présentes du seul fait que le locuteur "parle de" neige, qu'il "dit quelque chose de" la neige.

Les mathématiciens et logiciens Lawvere et Schanuel ont observé à ce propos que toute théorie est une idéalisation. Ils distinguent alors deux types d'esprits. Il y a ceux, les plus nombreux, les réalistes, qui exploitent leur idéalisation aussi loin qu'elle est féconde et éclaire la saisie des phénomènes, et l'abandonnent ou plutôt la corrigent dès qu'elle devient abstruse ou absconde, c'est-à-dire perd le contact avec la réalité ; ainsi Galilée, Descartes, Poincaré, Brouwer. D'autres, "constructivistes, formalistes, intuitionnistes", aiment conduire l'idéalisation jusque là où elle se suffit, jusqu'à des paradoxes dont ils s'accommodent ou dont ils jouissent comme d'un chemin vers le mystère ; ainsi quand Cantor suppose qu'on peut indéfiniment "continuer à compter", quand Gödel croit pouvoir remplacer des propositions par des "chiffrages", quand Tarski exige des "si et seulement si", quand les mathèmes lacaniens "donnent à penser" à Lavendhomme. A suivre cette distinction des auteurs de Conceptual Mathematics, 1994 (p.335), qui eux-mêmes sont de la première veine et se défient des "beautiful theories" des seconds, la logique pratique ne saurait conduire aux paradoxes auxquels conduisent les logiques théoriques quand elles supposent la formalisation-axiomatisation comme critère ultime de vérité. C'était déjà là, si nous ne nous trompons, l'essentiel de ce que Wittgenstein voulait faire entendre à Russell, et qui a provoqué l'extrême attention de ce dernier à ses remarques.

La formule de Lacan "De la vérité il n'y a que mi-dire" doit faire place à : "Il n'y a de dire que de mi-vérité". Selon l'infaillible sagesse des nations, dire vient du latin dicere, de même racine que le grec deïknunaï, montrer, spécifier, c'est-à-dire désigner par des index déchargés ou chargés, ce qui est plus humble, mais souvent plus efficace, que démontrer (monstrare, de) mathématiquement ; il n'y a de démonstration stricte (travaillant par si et seulement si) que selon des signes vides purs, des index purs, non selon des signes pleins ni des index chargés ou demi-chargés, fuyants par leur prégnance même. Du coup, l'autre formule de Lacan, "Il n'y a pas de métalangage" doit se rectifier tout autant : "Les métalangages sont du même ordre de vérité que les langages auxquels ils s'appliquent. Formels pour les langages formels. Courants pour les langages courants". Le métalangage de l'humour, à la Dickens, est la thématisation pratique qu'il n'y a de langage que de mi-vérité <25B7,27E4>.

 

20C4c. La logique pratique et l'informatique

Le cas de la logique informatique est très différent de celui de la logique axiomatisée. Qu'elle exploite des computers analogiques, digitaux, hybrides, neuronaux <2A2e>, c'est une logique toujours largement pratique et qui, par conséquent, collabore avec la logique pratique comme les logiques théoriques ne sauraient le faire.

Ainsi, des questions d'expérience sont posées par le calcul parallèle, qui fait collaborer plusieurs processeurs. Deux approches sollicitent en ce cas les constructeurs. (a) Faire confiance au cerveau d'Homo, censé capable de raisonner parallèlement, et en conséquence lui proposer un langage déjà parallèle, tel le High Performance Fortran, permettant de distribuer les données, et de travailler commodément sur des parties de données. (b) Se défier des possibilités du cerveau d'Homo, du moins actuel, quant à ses capacités de calculer parallèlement, et lui proposer un langage séquentiel à sa portée, en chargeant alors un "compilateur" (à réaliser) de paralléliser automatiquement le calcul (R.janv98,22). Quel que soit le choix entre ces deux partis, il contribue à introduire Homo logicien pratique au discontinu du MONDE 3.

D'autre part, comme l'avait aussitôt remarqué Turing, qui a défini le concept du computer dans les années 1940, en permettant de manier un nombre énorme de données pendant des temps très longs, et cela en mettant ces données en rétroaction et en diffusion, les computers puissants conduisent à des raisonnements qui non seulement jouent avec des formes acquises, mais deviennent de vrais producteurs de forme, des morphogènes. Assez pour faire entrevoir une "logique dans le temps" par laquelle notre Univers se différencierait des Cosmos-Mundus-Dharma-Tao-Quiq-Kamo traditionnels, autant qu'il le fait par ses formations non plasticiennes, celles des acides aminés <21E2a>.

Des questions de logique pratique sont encore posées par les CD-ROM appliqués aux mathématiques. Ils permettent, par exemple dans la théorie du chaos, d'explorer une singularité tant d'arrière en avant que d'avant en arrière, inaugurant sans doute des "logiques pratiques de formations rétroactives", assez différentes des logiques pratiques de formations proactives.

 

20C4d. Le basculement des logiques de la compréhension à des logiques de l'extension

Il faut conclure cette vue des logiques théoriques d'Homo en remarquant que l'axiomatisation, en cela encouragée par l'informatique, tend à transformer les logiques de la compréhension, caractéristiques du MONDE 1, mais aussi du rationalisme du MONDE 2, en des logiques de l'extension, caractéristiques du MONDE 3, du moins dans son commencement. L'anthropogénie touche ici une des plus profondes ruptures du devenir d'Homo occidental, autour de 1900.

Car on ne dira jamais assez combien le locuteur courant, mais aussi les philosophes Grecs parménidiens, platoniciens et aristotéliciens, puis les néoplatoniciens, puis les rationalistes Descartes, Spinoza, Leibniz, mais également le Kant de la Critique de la force de Jugement (Urteilskraft) ainsi que la triade Fichte-Schelling-Hegel, enfin même Heidegger et Sartre, faisaient tous confiance, dans leur logique, au contenu de leurs concepts, à leur énergie interne, à leur épaisseur sémantiques, in comprehensione ; comment c'était de cette profondeur et de ces résonances qu'ils partaient pour y revenir après discours (dis-cursus). Tandis que depuis 1900, en tout cas dans le début du MONDE 3, les logiques théoriques axiomatisantes sont devenues des logiques maniant "en surface", in extensione, non plus des mots mais des termes, dont "x" pour les éléments et "p" pour les propositions sont la réalisation la plus pure. Des courants nominalistes avaient annoncé quelque chose de cela dès le Moyen Age, comme aussi les cercles syllogistiques d'Euler au XVIIIe, mais timidement, au point d'avoir toujours été traités en parents pauvres.

On remarque sans doute le mieux l'abîme quand il s'agit des concepts du nécessaire et du probable, dans la logique modale ; des concepts de connaissance et de croyance, dans la logique épistémique ; des concepts d'obligatoire et de permis, dans la logique déontique. Ce n'est pas seulement qu'en tous ces cas les logiques théoriques anciennes et la logique pratique de toujours sont plus fines, plus subtiles, plus adaptables que leurs soeurs formalisées, mais elles ne parlent littéralement pas de la même chose. Ainsi, des logiciens actuels croient de bonne foi que le nécessaire chez Leibniz est "ce qui vaut dans tous les mondes possibles" (en extension), alors que pour l'auteur de la Monadologie il s'agissait d'une essence (en compréhension) dont l'intelligibilité était si intense dans l'esprit vivant du philosophe qu'elle comprenait son existence ; le Nécessaire était, correctement intuitionné, "ce qui ne peut pas ne pas être". Tout comme le Parfait chez Descartes. Tout comme la Substance chez Spinoza. Spinoza ne songe pas à justifier ses concepts premiers, en particulier il ne prend pas la peine de montrer que sa définition de la Substance est réelle, et pas seulement nominale. Car pour lui, comme pour ses disciples, la Substance, qu'il pensait intensément en néerlandais comme Zelfstandigheit (capacité de tenir par soi, indépendamment), s'imposait comme être, et pas comme idée creuse, du fait que toute autre "idée" devenait "adéquate" dans la mesure où elle s'y référait. Il en alla de même du "ici" et du "maintenant" initial chez Hegel. Du travail (Arbeit), celui qui élabore la Terre-Mère, chez Marx.

Le fameux "argument ontologique" (à savoir l'inférence d'une existence à partir d'une essence) ne fut pas une dérive transitoire des philosophies classiques, il en est l'accomplissement et le fondement, de Parménide, parlant de l'étant qui est et du non-étant qui n'est pas, à Sartre, parlant de la liberté qui ne saurait être émue par rien d'autre que par soi. Kant, qui dans sa Critique de la raison pure disqualifie la conception rationaliste de l'argument ontologique, le fait ressurgir, purifié, déplacé, sublimé, dans sa Critique du Jugement, qui seule achève son système. De même, dans la logique épistémique ancienne, la croyance, qui se justifie par la rythmisation apportée par ses contenus, et la simple connaissance ne sont jamais disjointes. Et dans la logique déontique ancienne, l'obligatoire, qui relève toujours de quelque "impératif catégorique" de la "raison pratique", et le permis, ne sont jamais entièrement séparés non plus. Pendant deux millénaires, épistémologie et ontologie (métaphysique) se supposèrent au plus étroit. La sémantique dense est première, et la syntaxe en dérive, comme la pragmatique selon l'Ethica de Spinoza. Au contraire, la sémantique s'est si bien vidée pour le logicien contemporain qu'il appelle sémantique une syntaxe des propositions du seul fait qu'elle prend en compte leurs valeurs de vérité.

Pour comprendre alors l'abîme ainsi creusé entre MONDE 2, rationnellement compréhensionnel, et le début du MONDE 3, extensionniste, on remarquera que ni nos musiques classiques et romantiques (de Bach à Wagner) ni nos littératures classiques et romantiques (de Shakespeare à Michelet) ne sont pleinement intelligibles sans le voisinage de la formidable ferveur logico-ontologique, en compréhension, qui se soutenait autour d'elles. La monstration la plus décisive de l'Ethique de Spinoza est La vue de Delft de Vermeer, comme la monstration la plus accomplie des compossibles nécessaires de Leibniz est L'Art de la fugue de Bach. Inversement, on observera à quel point, après 1900, les logiques formalisées de l'extension vont consonner avec Le marteau sans maître de Boulez, les structures non phénoménologiques du structuralisme (jusqu'à celles du "masculin" et du "féminin", du "générateur" et de l'"engendré"), les "dérapages du signifiant" du lacanisme, l'exclusion des effets de champ perceptivo-moteurs par certains courants de l'art conceptuel.

L'histoire des mots trahit beaucoup de choses : à la fin du XIXe siècle, Littré connaissait encore "acquiescence" pour traduire l'animi acquiescentia (quies, ad), ce sentiment de béatitude suprême de l'animus (pas de l'anima) qui accompagne la saisie en compréhension de l'idée adéquate de la Zelfstandigheit (Substantia) chez Spinoza ; or, une traduction récente rend l'acquiescentia spinozienne par "satisfaction". On ne peut mieux illustrer ce que Heidegger appelait Trivializierung, cet aplatissement de la compréhension en extension. Dès 1900, Peirce aura été le témoin le plus pathétique de cette fracture lorsque, au bord des larmes, il constate que plus personne ne comprend ce qu'il veut dire quand il parle de la compréhension d'un concept, même ses deux amis John Dewey et William James, devenus nominalistes comme tout le monde <24B1>. Publiées après 1950, les Philosophische Untersuchungen où, après les abstractions du Tractatus, Wittgenstein passe ses dernières années à scruter les "jeux du langage (courant)", témoignent du même désespoir, bien qu'illuminé par la mystique <24B1>. Il refusa toujours qu'on l'assimilât au néo-positivisme.

La question anthropogénique est alors de savoir si l'approche extensionniste est inhérente au MONDE 3, ou si sa forme paroxystique, surfacière, a caractérisé seulement le passage catastrophique du MONDE 2 au MONDE 3, c'est-à-dire sa première ferveur logiciste jusqu'en 1950, puis son temps de piègement dans la "perception fixatrice fixée" des années 1950-1980 <26E2>, plus qu'il ne détermine définitivement la logique du MONDE 3 lui-même. Cette dernière vue n'est pas exclue, à considérer la nouvelle lucidité sur la logique du langage courant <17B, 20B>, ainsi que les dernières théories des choses, où le macroscopique <R.jan2000,58> semble reprendre une place dans un Univers qui se caractérise par les singularités de ses mutations au moins autant que par ses structures microscopiques stables <21E>. Du reste, à lire les écrivains Gabriel García Márquez ou Salman Rushdie, à voir les peintres De Kooning ou Baselitz, à entendre les musiciens Ligeti ou Tippett, on n'a pas le sentiment que les saisies en extension seraient les seules valorisées par le MONDE 3. Les saisies en compréhension y sont peut-être aussi fréquentes, tout en n'ayant plus la prétention totalisatrice et plongeante qu'elles avaient dans le MONDE 2, et en travaillant, peut-on croire, en implications d'Univers <29D7, 30L>.

Notons au passage que le saut des logiques de la compréhension à des logiques de l'extension exemplifie un phénomène anthropogénique général et important : la bifurcation (saute) fonctionelle sémiotique, parente de la bifurcation (saute) fonctionelle biologique <1intr>. De même qu'un organe adapté à une fonction (un thorax satisfaisant pour la marche longue) peut plus tard être adapté à un autre usage (un thorax satisfaisant pour la parole), de même un système sémiotique voulu pour une fin peut être exploité à des fins très différentes, et presque contraires. L'écriture axiomatique inventée par Leibniz en est l'exemple parfait. Conçue à des fins rationalistes de compréhension elle est utilisée maintenant à des fins informatiques, en extension. Leibniz eût sans doute été moins flatté que traumatisé d'apprendre qu'il serait un jour célébré comme l'initiateur de certaines logiques formelles.

Peut-on dater le basculement du compréhensionnisme à l'extensionnisme ? Les trois cercles, petit, moyen et grand, imaginés par Euler au XVIIIe siècle pour exprimer les relations des trois termes du syllogisme aristotélicien marquent bien le tournant, même si leur auteur n'a sans doute pas pensé si loin.

 

 

20D. Les logiques de l'argumentation et les effets de champ logico-sémiotiques

 

Entre la logique pratique du langage réel, infiniment variée, et qui ne peut guère opérer qu'au cas par cas (comme Wittgenstein autour d'un Sprachspiel), et la logique théorique à prétention universelle, mais restreinte, clivée, et souvent franchement non pertinente en raison même de sa volonté formaliste, n'y a-t-il pas place pour une logique intermédiaire, entre pratique (singulière) et théorie (générale), qui observerait, dans la logique pratique, certains procédés assez stables ou fréquents pour être descriptibles, voire systématisables, du moins au sein d'un groupe à un moment ?

Cette logique-là concerne surtout deux choses, comme l'ont remarqué les grammairiens de la "grammaire communicative" (Grice). (a) Comment les interlocuteurs s'arrangent pour atteindre et persuader les autres et soi ? (b) Et, avant cela, comment font-ils pour que, parmi les éléments multiples et dispersés que comporte fatalement un énoncé langagier, on sache, dans chaque groupe de phrases, ou même à chaque phrase, tout simplement de quoi on parle, ce qu'on vise, thématise, spécifie (s'il est vrai que le langage courant poursuit d'abord la spécification d'un champ technique déjà déterminé <17A>) ?

Pareilles opérations supposent que soient déclenchés, parmi les éléments langagiers, des effets de champ logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques, excités <7E>, réalisant des TAUX de centration/dispersion, impact/élusion, attention/prétérition, direction/torsion, etc.. Ces effets de champ s'obtiennent le plus visiblement à travers des choix de glossèmes vides et pleins et, bien sûr, de séquencèmes, mais aussi plus secrètement à travers des choix de phonèmes et de phrasés <16A-D>, dont les effets de champ perceptivo-moteurs viennent s'ajouter aux effets de champ logico-sémiotiques pour soutenir les convections ponctuelles ou globales recherchées. En principe, il y a une logique de ce genre d'effets, et il est devenu courant depuis quelques années de la viser sous le terme de logique de l'argumentation. Il importe à une anthropogénie d'en suivre un peu les fortunes diverses, car nulle part les individus ou les groupes (clan, nation, civilisation) ne montrent de façon plus patente et constante leur destin-parti d'existence, c'est-à-dire leur topologie, leur cybernétique, leur logico-sémiotique, leur présentivité particulières <8H>.

Il a suffi d'assister à quelques palabres du MONDE 1A ascriptural en Afrique noire ou en Polynésie <23C3a> pour se rendre compte qu'elles contiennent des merveilles de l'argumentation, mais, dans ces sociétés sans écriture, la persévérance langagière très musicale détourne d'en faire une théorie. Quant aux "sages" qui peuplaient les conseils impériaux des empires primaires du MONDE 1B scriptural, ils durent être des argumenteurs et argumentateurs insignes, et les premiers écrits dont ils étaient entourés les incitaient à rendre leurs arguments non seulement réfléchis mais réflexifs. Mais, cette fois, ce fut l'omniscience présupposée du Despote qui découragea la théorie logique de l'argumentation, nécessairement critique.

Par contre, celle-ci explosa littéralement avec le MONDE 2 grec. Il supposait que l'univers était composé (intégré) d'êtres (onta) définissables comme substances et comme qualités ; que le langage courant suffisait à cette définition ; que l'écriture (l'écriture grecque révolutionnaire, complète en consonnes et voyelles et plastiquement très égale) était transparente au langage, lui-même transparent à l'être <18D>. A ce compte, l'ontologie, l'épistémologie, la morale, l'esthétique devenaient affaire de mise en évidence, puis de persuasion, bref de cela même que nous venons de définir comme l'objet d'une logique de l'argumentation. Les sophistes argumentèrent le pour et le contre aux quatre coins d'Athènes. La logique d'Aristote prit soin de distinguer les syllogismoï rHètorikoï, syllogismes logiques pratiquement, en regard des syllogismoï logikoï, syllogismes logiques formellement. On aurait pu parler dès lors de logique rhétorique, ou de logique de la rhétorique.

Mais s'est imposé à nous le terme de logique de l'argumentation, tant les Latins, gérants de la Méditerranée, ont développé, autour de leur verbe arguere, qui voulait dire "montrer, dévoiler aux fins de preuve, pour quelqu'un ou contre quelqu'un", toute une constellation sémantique : argumentari, argumentum, argumentatio, argumentator-argumentatrix, argumentativus, argumentalis, argumentabilis, argumentaliter, argumentosus, argumentose ; sans compter argutari, argutus, argutiae, argutio, argutiola ; Térence vit même qu'on pouvait argutari pedibus, arguer à coups redoublés avec ses pieds. Les discoureurs latins se prêtaient d'autant mieux à des bouts de logique de l'argumentation que les thèmes de leur rhétorique judiciaire et politique étaient préalablement classés en "topiques" (topoï, loci), ce qui ne pouvait que signaler les effets de champ logico-sémiotiques, et même perceptivo-moteurs originaux qu'ils déclenchaient à chaque reprise. Les De oratore et De inventione de Cicéron et le De institutione oratoria de Quintilien en témoignent.

Mais les Epîtres de Paul de Tarse et surtout les Evangiles allaient encore élargir cette problématique. Là, il ne s'agissait plus seulement d'adéquation de l'intelligence et de la réalité ("adaequatio rei et intellectus"), comme le voulait le MONDE 2 gréco-latin, mais de Révélation, de parole divine. Que de crainte et de tremblement allait être requis! Quand c'est Dieu qui s'exprime, est-il décent d'examiner sa rhétorique ? On n'y échappait pourtant pas, puisque le texte sacré, pour être communiqué aux humbles, comme aussi pour être assimilé (joui) par les doctes, bref pour être inséré dans le bobinage du X-même d'un chacun <17F12>, devait être réitéré et ranimé sans cesse. Les homélies des Pères de l'Eglise furent des sommets de la rhétorique humaine pour avoir réalisé souvent ce grand écart humano-divin. Duquel naquirent aussi les remarquables logiciens et sémioticiens médiévaux, acculés par leur foi à comprendre les systèmes de signes dans toute leur généralité, et avec un sens étonnant, souvent perdu depuis, des détours concrets de l'interlocution. En fait, c'est toutes les religions du livre qu'interpella la logique de l'argumentation, et pas seulement le christianisme. Elle anime la doctrine des trois interprétations d'Averroès autour du Coran ; les commentaires juifs de Rashi autour de la Bible : les relectures des Védas par les grammairiens indiens, d'autant que le sanskrit était très riche en particules interprétatives. Comme il va de soi, la logique de l'argumentation ne fut jamais si présente, pratiquement et théoriquement, que dans les écartèlements épistémologiques majeurs.

La Renaissance le vérifie. Elle eut à concilier une tradition occidentale bimillénaire avec les civilisations de l'Amérique en découverte ; et la révélation chrétienne avec la science archimédienne en retour triomphal. Basculement formidable, qui fut l'occasion de développer un genre argumentatif balbutiant jusque-là : la paraphrase, cette réitération d'un contenu supposé inaltéré dans une argumentation autre, et cela en un déplacement relativement explicite, alors que la traduction ne déplace qu'implicitement, voire prétend coïncider sans déplacer, et que le commentaire veut ne pas coïncider, rester dehors, pour mieux montrer la place. Dans les années 1620, Erasme se mit à paraphraser ainsi les Epitres de Paul et les Actes des apôtres, puis, après des hésitations feintes ou réelles, les Evangiles, qui comportaient des logia divins, donc les paroles propres de Dieu. Mais, dans les deux cas, c'est le même coup de force, car les textes de départ avaient été enfantés dans la logique de l'argumentation apocalyptique du christianisme du premier millénaire, et les textes d'arrivée appartenaient à la logique de l'argumentation cocréatrice du christianisme du deuxième millénaire <13J>, et encore dans le début de son stade bourgeois, cosmopolite, common sense, expérimental, nominaliste.

Les "traductions" scripturaires de Luther paraphrasent à leur tour : elles maintiennent, c'est vrai, la violence apocalyptique de l'original, mais pour finir la déplacent plus encore, cette fois de l'ecclésial à l'individuel, dans une fusion de l'objectif et du subjectif si novatrice qu'elle crée l'allemand moderne. Et, à la fin du siècle, ce sont toujours des réitérations déplaçantes, paraphrasantes qu'opèrent les Essais de Montaigne quand ils "citent" Sénèque et Plutarque. Du reste, c'est toute la Renaissance picturale, sculpturale et architecturale qui peut se comprendre comme une gigantesque paraphrase de l'antique. Apparemment, le De prospectiva pingendi de Pierro della Francesca propose de seulement réitérer les règles de la vision "naturelle" des anciens, mais, préludant à Desargues, il le fait en créant la géométrie projective, laquelle déplace définitivement la nature antique. Reproduire, éditer, commenter, traduire, paraphraser en tous ces sens-là, - et dans le cas d'Erasme rassembler en sus les Adages ancestraux, - ce fut pousser si loin les sautes de l'argumentation qu'on pointait fatalement vers sa logique à travers ses écarts.

Le XVIIe siècle, dans la première victoire définitive de l'archimédisme, compte alors les deux plus riches productions argumentatives d'Homo : les Provinciales et les Pensées de Pascal, contemporaines de la Grammaire et de la Logique de Port-Royal. Aucun hasard. Jamais l'être humain ne fut aussi écartelé épistémologiquement, ici entre le langage terminologisé de la Géométrie naissante et le langage non terminologisable de la Grâce encore vivace. Pascal court aux extrêmes en activant les intermédiaires : "on ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux". Et il est conscient comme personne de l'enjeu logique : "la véritable éloquence se moque de l'éloquence", "c'est trop de deux mots forts", "l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre", "on se persuade mieux par les raisons qu'on a soi-même trouvées". Il nous a même laissé la distinction des trois voies argumentatives fondamentales : (a) esprit de géométrie, affaire surtout de déduction, dans la mathématique ; (b) esprit de justesse, affaire surtout d'induction, dans la physique ; (c) esprit de finesse, affaire surtout d'abduction, dans les affaires du monde et de la vie courante. Les sophistes aimaient prouver le pour et le contre consécutivement ; Pascal pratique le "retournement du pour au contre" simultané, où il reconnaît la seule voie de communication entre ce qu'il appelle les "ordres" de réalité. La fureur argumentative est bonne pour l'évolution des langues : Pascal a fixé la prose française, comme Luther afixé la prose allemande

Après ce climax, l'argumentation et ses logiques ne purent aller que se rétrécissant jusqu'à la fin du MONDE 2, sous les effets contraires des adéquations (trop serrées) du langage "scientifique" et des dérives (trop lâches) du langage "humaniste". Et le MONDE 3, travaillé par le discontinu, n'incite pas à la virtuosité argumentative. Seules les officines de la publicité naviguent un peu dans ses eaux. Mais elles ne sont pas invitées à théoriser leurs astuces logiques, déjà par le secret commercial, puis parce que leur travail rencontre surtout des mobilités : sans jamais compromettre le positionnement des produits qu'elles "publient" (son positionnement est l'essence sémiotique d'un produit industriel <14J3>), elles ne sont efficaces que dans la mesure où elles resituent (ou laissent se resituer) sans cesse ce positionnement parmi les variations de l'environnement culturel-commercial.

Résumons. Aucune société ne peut se passer de la pratique de l'argumentation, même dans ses interlocutions les plus simples. L'ampleur et la virtuosité de l'argumentation sont très différentes d'après les moments et les types de culture. Dans certain cas, elles vont jusqu'à pointer vers une logique théorique de l'argumentation, implicite, voire explicite. Mais les tentatives en ce dernier sens n'ont jamais été loin. D'abord parce que l'argumentation tient en effets de champ logico-sémiotiques, et même perceptivo-moteurs ; or, les effets de champ, qu'ils soient statiques, cinétiques, dynamiques ou excités, défient la détermination définitive, même s'ils se prêtent à des descriptions au cas par cas <7G>. D'autre part, toute théorie de l'argumentation jette un jour cru sur les fonctionnements réels de la connaissance et de la foi hominiennes. Or Homo a la prudence de n'aller jamais loin dans cette direction, sachant les impératifs, tant pour ses sociétés que pour ses individus, de "l'erreur commune qui fixe les esprits".

 

 

20E. Le cross bracing et l'achèvement d'une théorie de l'induction

 

Ce que des scientifiques appellent parfois maintenant cross bracing (embrassement croisé) conclura heureusement un chapitre sur l'anthropogénie des logiques. Une bonne illustration en aura été la situation de la cosmologie au cours de l'année 2001. On y a rencontré au moins une dizaine de théories importantes, parfois très divergentes, et l'on aurait pu croire à de la confusion. Il n'en fut rien.

Car les intéressés font remarquer que, malgré leurs divergences, (a) ils travaillent à peu près tous sur un même inventaire de faits vérifiés, ou en vérification, ou vérifiables un jour proche ou lointain selon des protocoles qu'il partagent assez ; (b) les faits élaborés par eux appartiennent à des domaines très éloignés les uns des autres ("cross"), de sorte qu'il y a peu de chance qu'ils soient trop gauchis (biaisés) par les mêmes présupposés ; (c) malgré les présupposés de chacun, les hypothèses de départ restent en intervérifications à la fois souples et serrées, selon les sens très riches du verbe "brace" anglais ; (d) ainsi, la communauté des cosmologistes bénéficie d'une intercérébralité intense <2A8,2B9>. Et l'on pourrait tenir un discours semblable à travers les autres domaines de la science archimédienne : physique, chimie, biochimie, biologie, mathématique.

Pour mesurer le bonheur de l'expression cross bracing, on se rappellera que les logiques théoriques ont obtenu des résultats décents concernant les déductions, ces passages plus ou moins formalisables d'une proposition à une autre. Par contre, leurs résultats ont été quasiment nuls concernant l'abduction, ces conclusions à partir d'indices plus ou moins convergents, tant le thème était fuyant. Enfin, l'induction faisait toujours problème un siècle après les efforts de Stuart Mill. Or, le cross bracing éclaire cette situation globale, et y porte même remède. En effet, sa pratique réfléchie (réflexive) fait comprendre que la déduction est descriptible isolée en raison de son formalisme, tandis qu'il y a peu d'abductions qui ne comportent une part d'induction et de déduction, et quasiment pas d'induction qui ne plonge profondément dans l'abduction et ne se contrôle de déductions. Bien plus, on y voit assez comment abductions et inductions sont des opérations où la pratique rigoureuse conduit fatalement à des bouts de théorie, et où la théorie ne tient que moyennant les vérifications et les rectifications de la pratique (par exemple, quand certains cosmologistes, pour rendre compte des premiers états de l'univers, proposent d'assouplir la notion de constante cosmique).

On peut croire alors que Wittgenstein, entendant parler de cross bracing, aurait fait remarquer que le savant le plus pointu continue là la démarche du nourrisson, quand celui-ci ne situe pas ses expériences d'après les axes d'une logique préalable, mais bien définit progressivement les axes de sa logique d'après les organisations les moins inconfortables de ses expériences. Son bloc-notes de 1914-1916 commence par cette phrase, à l'adresse de Russell, qui en fut toujours poursuivi : "Die Logik muss für sich selber sorgen" (La logique doit prendre soin d'elle-même, Logic must take care of itself). Comprenons que la logique <concrète> n'a pas à se mesurer à des facteurs et à des critères de formalisation qui lui soient externes (préalables). A quoi il ajoutait un mois plus tard cette phrase qu'il estimait "inhabituellement profonde et importante" (eine ungemein tiefe und wichtige Erkenntnis) : "Wir müssen in einem gewissen Sinne uns nicht in der Logik irren können (En un certain sens, il nous est impossible de nous tromper en logique, It must in a certain sense be impossible for us to go wrong in logic)". Sans même la volonté du logicien, la logique prend soin de soi. C'est pourquoi elle fait un chapitre si à part et si basal dans une anthropogénie.

 

 

SITUATION 20

Le présent chapitre ne prend vraiment son sens que dans la mesure où le lecteur tient fermement à l'esprit le chapitre 1, sur la stature d'Homo, le chapitre 2, sur son cerveau, le chapitre 3, sur l'intergeste social, ainsi que les trois chapitres 10, 16 et 17 sur le langage courant, et assurément le chapitre 18 sur les écritures. La logique de l'abduction, dont la désignation revient à Pierce, a été située à l'occasion de l'émergence des indices au début du chapitre 4.