ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
Chapitre 19 - LES MATHÉMATIQUES
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 19 - LES MATHÉMATIQUES
Les index, introduits par la stature d'Homo dans l'Univers, sont des signes vides, qui donc ne sont pas perturbés ou troublés intrinsèquement par leurs désignés, comme c'est le cas pour les indices, les images, les noms de genre ou de qualités, qui sont des signes pleins <5A> ; ce vide les rend apte aussi à s'appliquer à tous les univers possibles. D'autre part, ils ont une charge propre suffisante, des effets de champ statiques, cinétiques et dynamiques, à la fois perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, qui les rendent largement indépendants des effets de champ ambiants <7A à E> ; ils peuvent ainsi devenir facilement de "bonnes formes", comme des cercles, des rectangles, des sinusoïdes, des chiffres, des signes d'opérations, des vecteurs se prélevant adéquatement dans l'environnement. Enfin, bien qu'ils s'expriment aussi de façon gestuelle et parlée, ils tiennent remarquablement dans l'écriture, d'autant qu'ils sont réductibles à des traits et à des points, lesquels suffisent à produire les figures, les chiffres, les signes d'opérations, les morphismes (fonctions). Pour ces trois raisons, et d'autres qui en découlent, les index sont aptes à exprimer des indexations adéquates, et à faire que ces indexations s'appliquent l'une sur l'autre adéquatement, deviennent fonction (map), ou morphisme, l'une de l'autre. Ainsi, Homo fut invité très tôt, en tout cas depuis les empires primaires, à édifier une théorie générale des indexations pures, et une pratique absolue des index purs. C'est cette démarche de purification et de généralisation des indexations et des index que l'anthropogénie vise sous le nom de mathématiques.
19A. Le trait-point(s) concret
L'anthropogénie de la mathématique commence alors par l'éloge du trait, lequel comporte et entraîne l'éloge du point.
19A1. Le trait et le point. Position, chemin, inclusion-exclusion, mesure, tendance-vers et limite, infini, morphisme, covariance et contravariance. Application (mapping). Distinction et indication
Le trait est souvent le résultat d'un point, qui est son point de départ, à partir duquel il se tire. Ce point est parfois très marqué, comme dans l'écriture cunéiforme, où le style du scribe s'enfonce d'abord fermement dans l'argile, pointe celle-ci, et de là tire le trait ; le calligraphe arabe parle aussi du "crissement qui fait jaillir la ligne du point sous le kalam". En ces cas, le trait résulte d'un déplacement du point jusqu'à un autre point, son point d'arrivée. Entre les deux extrêmes, il est comme un cordon, un fil de lin (linum), une ligne (linia, linea). En mouvant cette ligne, il engendre des surfaces, qui engendrent des volumes, selon la suite : point, ligne, surface, volume. La ligne (grammè) est une longueur (mèkos) non épaisse (platHes, large, a- privatif), selon la définition d'Euclide. Dans cette vue, le point est progressivement apparu à Homo comme l'index ultime : celui du départ et de l'arrivée, du retour, de la station, de la proximité et de l'éloignement, de l'intersection, de la bifurcation, de la boucle qui se ferme, de la décision minimale. Comme aussi le minimum d'acte (le trait le plus court), le minimum perçu dans le visible et le tactile, le minimum de déterminations, l'absence de partie ; le point est ce dont il n'y a pas de partie (meros), dit Euclide. En grec, c'est le même mot sèmeion qui dit "signe" et "point", signe minimal. On comprend ainsi le rôle du point dans la ponctuation du phrasé, et le français en a conçu six modalités : point simple, point-virgule, deux points, point d'exclamation, point d'interrogation, points de suspension. L'alphabet éthiopien ancien séparait déjà les mots par deux points superposés. En arabe, comme signe épicritique, sur et dessous le trait, le nombre et la place de points distinguent les consonnes. Cependant, anthropogéniquement, le point lui-même est le résultat d'un trait, de la piqûre d'un dard. C'est ce que le grec a marqué en désignant le point le plus fécond, le centre d'un cercle, par "kentron", de la même racine que "kentein", poindre d'un aiguillon ou d'un dard d'abeille. Ce que le latin a confirmé en gardant "kentrum" (centrum, centre), et en y ajoutant "punctum" (point), autre piqûre d'aiguillon-dard (pungere, poindre). L'anglais "point" et l'allemand "Punkt" ont les mêmes dénotations et connotations. Du reste, la façon la plus stricte de déterminer un point est de le saisir comme l'intersection de deux traits. Aussi le conflit du trait et du point, c'est-à-dire le choix de l'un ou de l'autre comme élément premier ou ultime, ou encore la volonté d'engendrer l'un à partir de l'autre, court à travers l'anthropogénie. Les Chinois ont remplacé par un trait court appuyé le point, trop fixement pointu pour le naturalisme transcendantal de leur ontologie et de leur épistémologie, qui postule une transformation réciproque générale (yi) dite yin-yang, et par conséquent des disjonctions et des négations inclusives (wu). Par contre, le point devait être l'archétype dans la transcendance inconditionnelle de l'Islam. L'Egypte accentua tantôt l'unité de l'oeil solaire, dans la période amarnienne et dans son Livre des morts, tantôt la multiplicité des traits-rayons qui en sortent. Peut-être l'écriture cunéiforme nous impressionne-t-elle tant parce qu'elle conjoint le point et le trait au plus étroit. Dans les écritures sémitiques primitives, l'ayin, qui a donné l'omicron grec (/o/ court), était un cercle avec un point au milieu, continuant le pictogramme de l'oeil. Le débat sur la primauté du trait et du point a hanté la théorie de la mathématique depuis au moins les Pythagoriciens, qui tentèrent d'établir des équivalences entre les figures de la géométrie, composées de traits, et le calcul des calculi, petits cailloux figurant des points virtuels. Il est toujours vivant entre Platon et Aristote, selon le livre A de la Métaphysique de ce dernier. En tout cas, si le trait, à ses extrémités et à ses croisements, engendre fatalement le point, celui-ci par contre n'engendre le trait qu'en tendant vers ou à (ad), qu'en se multipliant ou en se déplaçant "vers" ou "à", en un tracé physique ou mental, exotropique ou endotropique, dont le mot trait dérive (trahere, tirer). La topologie s'ouvre sur la notion de voisinage d'un point. En grec, le stoïcheïon, l'élément, n'est pas d'abord le point, dit sèmeïon, mais un petit trait. Du reste, le trait, autant que tracé, est coupure, et une théorie récente du nombre, celle de Conway (1976), montre qu'on peut percevoir toutes les sortes de nombres comme des coupures progressives à partir du vide. Enfin, le trait-point comporte (les) deux espèces de l'infini : (a) celui du point qui doit se multiplier infiniment pour engendrer (devenir) le trait, (b) celui du trait qui doit se diviser infiniment pour engendrer (devenir) le point. Ces deux espèces d'infini impliquent (les) deux espèces de limites. Ainsi le trait-point(s), c'est-à-dire le trait avec un point à une extrémité, ou deux points à ses deux extrémités, - et dont on voit assez qu'il est supposé par toute mesure et plus généralement par toute application (mapping), - déclenche, supporte, comporte la théorie générale des indexations et la pratique absolue des index, c'est-à-dire la mathématique. Et il est aussi décisif dans la logique, puisque c'est lui qui exprime les basculements entre affirmation et négation, c'est-à-dire la décision digitale de base. En français, pour nier quelque chose, ou bien on refuse le pas (passum), ce trait élémentaire de la bipédie d'Homo : "non...pas", "ne...pas", "il n'y en a pas". Ou bien on refuse le point (punctum) : "non...point", "ne...point", "il n'y en a point". Dans une formule simplifiée mais efficace, on peut dire que, si le point est la brique ultime dont la neutralité se prête à ce que le mathématicien en construise ses ensembles et ses variétés avec un minimum de présupposés, le trait, comme tracé et tracement (chemin et proximité), est le moteur qui fait que quelque chose se passe entre ces neutres, lesquels sont si neutres que de soi ils seraient inertes. La plupart des propositions mathématiques peuvent, sinon se dire, du moins se réaliser avec des flèches, à condition de ne pas oublier la flèche identité, qui identifie les objets. Elles y gagnent même souvent une lisibilité et une généralité extraordinaire, tantôt faisant apparaître des similitudes, des symétries, des compositions disponibles entre des faits mathématiques apparemment indépendants, tantôt permettant de créer de nouveaux concepts mathématiques par simple retournement des flèches d'un concept existant (ainsi de la notion de somme de deux ensembles à partir de celles de leur produit). Rappelons-nous les concepts-indexations natifs de la mathématique : la position (voisin, moins voisin), le chemin (de à ), l'inclusion-exclusion (dans, hors), la mesure (plus, moins, fois), la tendance-vers (avec sa limite), la coupure, le morphisme (la fonction), la limite, l'infini... Ils jaillissent tous du trait-point(s), étiré, revenant sur lui-même, croisant ou jouxtant ses semblables, s'y appliquant. Le mapping, que l'anglais emploie plus sobrement au lieu d'application (plicare, ad), et dont la mesure est une des modalités, est le mode fondamental de la représentation, ou présentation d'une situation sous une autre forme (praesentare, re), selon l'opération de tout système nerveux et de tout cerveau <2A2>, opération qui, chez Homo, se complète des potentialités de son corps transversalisant, latéralisant, orthogonalisant <1A1-3> et par là indexateur <5A>. Une fonction, nerveuse ou mathématique, n'est souvent rien d'autre qu'un "a one-to-one continuous mapping" (Webster's). Les premières phrases de La logique des Indications <LI> (1969-72) de Spencer-Brown signalent bien ce rôle basal de la fonction indexatrice : "We take as given the idea of distinction and the idea of indication, and that we cannot make an indication without drawing a distinction. We take, therefore, the form of distinction for the form. Distinction is perfect continence. A distinction is drawn by arranging a boundary with the separate sides so that a point on one side cannot reach the other side without crossing the boundary. Once a distinction is drawn, the spaces, states or contents on each side of the boundary, being distinct, can be indicated. There can be no distinction without motive, and there can be no motive unless contents are seen to differ in value." Homo ne s'est exprimé explicitement de la sorte que depuis 1970. Cependant, il l'a fait implicitement (gestuellement) depuis son stade sapiens sapiens archaïque ; même erectus; voire habilis. Rien de plus premier que la mathématique.
19A2. Analogie et digitalité du trait-point(s)
Le trait-point(s) a l'intérêt pour Homo de conjuguer le plus étroitement l'analogie et la digitalité. Il analogise quand il engendre des mimes de presque toutes les situations concrètes, en des images (on "tire" un portrait), mais aussi en de "bonnes formes" : rectangle, cercle, sinusoïde, courbes de Gauss, courbes en S, etc. Inversement, il digitalise, ou macrodigitalise, c'est-à-dire réalise des désignations par exclusions dans des panoplies et protocoles fermés quand il tranche et suscite les couples haut/bas, droite/gauche, ouvert/fermé, proche/lointain ; mesure, additionne/soustrait, et donc aussi multiplie/divise ; distribue par application les ordinalités autant que la cardinalité ; définit des points plus et moins voisins ; resegmentarise des ensembles en en mettant des portions entre des parenthèses ou des accolades. Etc. L'activité digitalisante du trait-point(s) est même si spontanée que c'est lui qui a fourni les métaphores du situs et de la situation : "faire le point" ; et de l'opposition, comme quand on parle de traits oppositifs en phonématique et en sémantique. La géométrie analytique, où la ligne-trait et sa position dans un référentiel deviennent y = ax + b, fut un moment décisif de l'évolution d'Homo parce qu'elle lui fit saisir dans une intuition quasi instantanée que l'analogie et la (macro)digitalité du trait-point(s) non seulement se conjuguent mais se donnent simultanément et réciproquement à voir et à comprendre, comme le formula lumineusement son créateur, Descartes.
19A3. Charge et décharge (pureté) du trait-point(s
Le trait-point(s) est la rigidité, l'inflexibilité mêmes. Et pour en saisir toute la force à cet égard, il faut invoquer en dernier ressort la lumière. Propagée en ligne droite, du moins dans les conditions de gravitation modérée de la Terre, elle permet à l'oeil d'Homo, globalisant et focalisateur, de décider si un donné est courbe ou rectiligne selon que certaines parties y font écran à d'autres, qu'il s'agisse d'un bâton, d'un chemin ou de la surface d'un mur. C'est elle aussi qui, créant des ombres, suscite les lignes strictes des contours, et définit le point pur, quand deux ombres se croisent. Cependant, malgré sa rigidité exemplaire, le trait conserve toujours un dynamisme interne. Même écrit, donc grandement déchargé <5G2>, il continue d'être tiré-tendu, de donner à sentir l'action-passion de tirer-tendre, comme l'indique son ancêtre latin "tractus", qui est un substantif verbal, et non un substantif de chose ou d'état. C'est pourquoi le trait rigide est si apte à exprimer des mouvements décidés, parmi lesquels l'application, l'implication, la translation ; et à suggérer des mouvances <2B1>, ces mouvements particuliers qui trahissent les forces dont ils procèdent, comme dans le cas d'un vecteur (vector, celui qui traîne, transporte). Les extrémités du trait sont des limites dans les deux sens du terme : des points qui marquent un seuil (limes,itis), mais aussi des points qui attirent, des pôles qui déterminent un "tendre vers". Le dynamisme du trait chargé et déchargé résulte d'abord de la stature hominienne : (a) le bras qui braque ; (b) le doigt index qui pointe ; (c) le regard qui darde ; (d) le corps dressé sur le sol qui pique et se fiche, comme un épieu ; (e) les deux mains planes symétriques qui tranchent et clivent les choses ou les délimitent en faisant courir sur elles les traits-point(e)s de leurs doigts tendus ou déployés. Ou qui s'appliquent l'une sur l'autre selon des fonctions diverses. Ou encore créent entre elles des symétries, des résonances, des effets de miroir, des miroitements. Mais ce corps traceur et pointeur n'aurait rien pu sans un cerveau mammalien apte à l'utiliser. Dès l'animalité antérieure, le pointage, la ligne et surtout la droite, ligne dirigeante et dirigée (regere, dis, duo, conduire en faisant bi-furquer) ont une importance vitale dans la fuite, l'atteinte de la proie, du partenaire sexuel, du congénère, du nid, ou tout simplement parce que c'est le référentiel le plus économique dans un environnement. Ainsi, dès les premières aires cérébrales de la réception visuelle, le système nerveux des Mammifères commence par faire ce qu'il fait partout : renforcer ce qui saille quelque peu et estomper le reste, mais aussi privilégier les droites verticales et horizontales comme référentiel de gravité. A quoi aident encore souvent des exaltateurs cérébraux, neuromédiateurs chargés de soutenir des comportements importants et difficiles, comme la course du guépard derrière l'antilope. Tout cela fait que le trait-point(s) est ce qui se stocke le mieux en mémoire, et donc se retravaille le plus commodément dans l'imagination <7I>. Avec des conséquences importantes pour les élaborations mathématiques exotropiques, mais aussi endotropiques (conceptuelles) d'Homo. Et, dès ici, on pressent les accointances étroites de la mathématique avec l'écriture, autre exploitation du trait-point ("Schrift, Bis auf Punkt und Strich vollendet", Goethe), et inversement de l'écriture avec la mathématisation virtuelle de tout environnement techno-sémiotique, traçant et pointant.
19A4. Le trait-point et le couple langagier *TIK/*PAL (un-deux)
Ruhlen et Bengtson, linguistes monogénistes de Stanford <17G4a>, estiment avoir repéré dans une douzaine de familles langagières dispersées sur la Planète une racine *TIK, qui exprimerait et mettrait donc en compénétration : indiquer, index, medius, doigt, main, un, seulement. Et, dans une autre douzaine de familles également dispersées, une racine *PAL, qui exprimerait et mettrait donc en compénétration : casser en deux, deux, demi, tous les deux, jumeau. Ce genre d'affirmation appelle des nuances, comme tout ce qui concerne la notion de famille de langues, mais elle vaut la peine d'être signalée ici. Car, si elle se vérifiait serait-ce quelque peu, - ce qu'on peut attendre de la simplicité et de l'éloquence phonosémiques des oppositions I/A, et T>>K / P>>L, - elle jetterait une vive lumière sur le caractère originel, dans l'anthropogénie de la mathématique, du trait-point en tant que direction, pointement et section. A partir des concepts rapprochés par *TIK isolé. Et par *PAL isolé. Mais aussi par *TIK/*PAL comme couple techno-sémiotique (mental) à la fois tendu et complémentaire.
19B. La purification (décharge) du trait-point
On mesure alors les aisances et les difficultés de la mathématique. Elle profite de l'élan perceptivo-moteur et pulsionnel d'Homo lorsqu'il s'agit du trait et particulièrement du trait droit, de la droite, comme l'illustrent dès les images du paléolithique supérieur, et en tout cas du néolithique, les "bonnes formes" du triangle de la vulve verticalement fendue et de l'angle aigu du pénis érigé, tous deux aussitôt enrichis, chargés, semble-t-il, de significations cosmologiques. Comme également des points (pointes) de dards, qu'on trouve un peu partout frappés près des animaux des grottes. En même temps, pour que les index soient purs, c'est-à-dire dépouillés de leur charge, il faut refroidir les ardeurs des traits-point(s), n'en garder que les aspects d'indexations comme telles. Pour quoi il y a deux recours. (1) Profiter, dès le niveau sensoriel, du fait que ce sont de "bonnes formes" donnant lieu à de "bonnes formes" (triangle, rectangle, cercle), c'est-à-dire des formes résistant aux attractions de leur environnement perceptif. (2) Profiter, dans les élaborations cérébrales ultérieures, de la neutralisation sensorielle (conceptualisation) dont sont capables les aires cérébrales hominiennes dites associatives, et qui réussissent particulièrement bien leur travail sur des signes vides. Cette purification fut lente dans l'anthropogénie. La ligne d'échine des images du paléolithique supérieur est déjà une ébauche du trait courbe ou droit, mais encore toute vibrante des muscles qui la poussent <14A11>. Le cadre du néolithique est un rectangle, mais qui se gonfle des parturitions auxquelles donne lieu son schématisme générateur <14D>. Le sous-cadrage des empires primaires est exact, mais il se tranche en Egypte ou se compresse au Mexique des flux d'autorités et de justifications qu'il relaie <14E>. En fait, il fallut attendre que le continu-distant du MONDE 2 succède au continu-proche du MONDE 1 pour que les index purs se prennent comme thèmes dans leur capacité de pureté ou décharge. Moment où le regard dans la "juste" distance du "tHeatron" <14F>, donc du ni-trop-proche-ni-trop-lointain, permit aux Pythagoriciens, sur le trait de la corde d'une cithare, de poser les points de pincement et donc aussi les lignes d'intervalle correspondant aux proportions internes (harmonie) des écarts sonores. Moment où s'affirma l'écriture grecque, la première écriture transparente, non plasticienne, car la mise en place de la mathématique développée eût été impossible dans les insistances plasticiennes de l'écriture égyptienne et chinoise ou dans le bricolage de l'écriture contractuelle phénicienne <18D>. Moment de triomphe du logicisme exacerbé de la langue grecque, avec ses deux conjonctions purificatrices : le "hè" réduplicatif, qui voulait dire "en tant que" ; le "gué" précisif, qui voulait dire "pris en rigueur". Alors, il y a 2,3 mA, le trait en tant que trait et le point en tant que point, voire l'indexation en tant qu'indexation, purent donner libre cours à leurs applications et fonctions rigoureuses chez Euclide et Archimède. Par quoi Homo transforma localement et transitoirement le Réel en Réalité, c'est-à-dire en une part du Réel apprivoisée dans ses signes. Enfin, quand les continus proche et distant des MONDES 1 et 2 cédèrent la place au discontinu (aux sauts de point de vue) du MONDE 3, le trait-point(s) devenu flèche écrite se neutralisa, se purifia tellement qu'il porta la théorie des catégories, et enfin des topos <René Lavendhomme, Complément 11>.
19C. L'équipollence des index et des indexations purs. L'écriture intrinsèque
Ce qui fait la nature et la force de la mathématique c'est, en même temps que la radicalité perceptive et pulsionnelle des traits-points et leur disponibilité à la purification, la proximité qu'ils entretiennent avec les indexations auxquelles ils correspondent, c'est-à-dire avec les circulations cérébrales exotropiques et endotropiques qui s'y réalisent <2B2>. En effet, contrairement aux inadéquations qui existent entre thématisant et thématisé dans les indices et dans les signes pleins du langage et des images, et dans les index impurs du geste technique et du pouvoir <5>, on ne trouve dans les thématisations qu'opèrent les index purifiés de la mathématique que trois choses : (a) des indexations pures, comme fonctionnement cérébral exotropique et endotropique, (b) des index gestuels et parlés, endotropiques et exotropiques, où ces fonctionnements s'extériorisent, (c) des index écrits où s'inscrivent et s'appuient les index gestuels et parlés sous forme de traits-points écrits. Or, la première et la troisième de ces trois couches se recouvrent là opératoirement et intentionnellement, même si elles ne sont pas équivalentes matériellement. On peut les dire équipollentes (pollere, aequum, avoir puissance égale). Grâce à cette équipollence, l'écriture mathématique exprime la mathématique même, alors que les écritures langagières ou idéographiques renvoient toujours largement à quelque chose d'autre que leur visée, et cela même quand elles sont autarciques comme l'écriture chinoise <18B1>. Demeure pourtant un décalage subtil. Car, quand il écrit des traits-point(s) en forme de triangle, ce n'est pas d'eux qu'Homo mathématicien dit qu'ils sont un triangle et que les trois angles de ce triangle sont égaux à deux angles droits, puisque les traits graphiques tremblent et bavent, avec tous les aléas de phénomènes physiques. Il est donc vrai qu'en rigueur la mathématique travaille non sur les index comme tels mais sur les indexations neutralisées (pures) qu'ils incorporent et qui seules fournissent les vraies formes, dont le triangle écrit au tableau n'est qu'une figure : "formae figura", distinguait déjà Lucrèce. Cependant, en fin de compte, dans le triangle équilatéral dessiné, le cerveau mathématicien, qui manie la figure, ne manie pas les bavures de la craie, ni les différences des angles et des côtés, opératoirement et intentionnellement il manie des traits et des points "purs". Un médiéval eût dit que, dans l'exercice de la mathématique, Homo manie les index (physiquement impurs) sous les espèces de l'indexation (pure). Cette implication de la forme dans la figure invita, du reste, à rendre cette dernière la moins impure possible, qu'il s'agisse des angles des rectangles des cadres au sol et au mur de Çatal Hüyük <13E>, ou des "bonnes formes" du bord d'un jeton de comptage qui indiquaient les nombres des objets comptés à la même époque <18A>. Si bien que l'effort de rectitude du néolithique dans ces deux cas marque un premier début d'Homo mathématicien. Pareille tension entre index et indexation a fait deux virtualités complémentaires qui sont l'essence de la mathématique. Les indexations pures et encore endotropiques, presque strictement cérébrales, ont une souplesse, une vastitude, une rectitude, une ponctualité, que seuls permettent les circuits cérébraux associatifs et neutralisants, conceptualisants <2B2>. Et c'est ce qu'on vise quand on parle de concepts mathématiques, en soulignant que jamais une figure écrite ou dite ou gesticulée n'aura les propriétés d'un concept. Mais en même temps, les index-traits-points concrets, là sous les yeux, ont le mérite d'être transversalisés et transponibles pour Homo transversalisant et substitutif. Et comme en ce cas c'est bien de substituabilité, de transponibilité, d'application, de fonction, de proximité et non-proximité topologique, et parfois d'égalité et inégalité géométriques et algébriques qu'il s'agit, l'index manié exotropiquement a des vertus que l'indexation endotropique n'a pas. Cela est si vrai que, pour raisonner richement sur le cube, Homo mathématicien n'a guère trouvé mieux que de réduire ses trois dimensions, fuyantes, aux deux dimensions de la surface d'un support sur laquelle les traits-points se possibilisent à souhait <18H>. Pour l'efficacité, l'écriture mathématique est parfois presque la mathématique même. On en donne comme exemple classique les retards pris un moment par le calcul infinitésimal anglais en raison de sa fidélité à la notation de Newton, moins saillante et prégnante que celle de Leibniz, qui fut pratiquée ailleurs. Que serait devenue la théorie des nombres si elle avait travaillé avec les chiffres romains plutôt qu'avec les chiffres indiens qui nous ont été transmis par les Arabes ? En sorte qu'il faut distinguer deux imaginations <7J> mathématiques, c'est-à-dire deux saisies cérébrales endotropiques d'indexations pures : l'une de vision, l'autre de calcul. (a) L'imagination de vision est bien illustrée par la géométrie euclidienne, la géométrie analytique de Descartes et projective de Desargues, où les traits maniés sont encore assez proches de l'espace perceptivo-moteur tridimensionnel pour que le mathématicien voie ce qu'il graphie, et aussi ce qui s'y meut. Descartes croyait que, moyennant quelque entraînement, un spécimen hominien pouvait arriver à une sorte de vision mathématique divine, selon lui simultanée, sans appel à la mémoire, source d'erreur. (b) Par contre, la géométrie de Riemann, qui part du postulat qu'on ne peut mener aucune parallèle à une droite, illustre un second cas, où l'espace perceptivo-moteur tridimensionnel macroscopique, seul maniable exotropiquement et même endotropiquement par le cerveau d'Homo, est déjoué. On pourrait parler là d'une imagination de calcul, voire d'écriture, de scription. Il serait faux de croire que cette seconde imagination ne voit ni ne saisit pas du tout ce qu'elle manie. Plutôt, elle le saisit et même souvent l'anticipe, mais à l'occasion et dans le soutien du calcul, gestuel, parlé et surtout écrit. Cette fois les index des traits-points purs ne se contentent pas de porter et faciliter l'indexation, ni d'en faire voir des implications visibles. Par leurs mouvements indexateurs, ils la conduisent là où elle ne serait pas allée sinon, là où elle ne peut savoir qu'elle va que dans la mesure où ils l'émettent et la contrôlent. Certains textes de Riemann et certains regards de Poincaré donnent à sentir cette sorte de franchissements non-présentiels émis et soutenus par des fonctionnements présentiels. Et dans tout ceci on précisera, avec Bouligand, que la 4e dimension (et donc aussi l'espace-temps quadridimensionnel) a un statut à part, un privilège, en ce qu'il en existe encore des représentations combinatoires, préhensibles au moins successivement. Sorte de sas entre le visible et le seulement calculable ou écrivable. L'écriture a donc dans les mathématiques un statut radical intrinsèque, qu'elle n'a nulle part ailleurs, comme cela a été signalé déjà à propos des écritures en général <18H>. On croit avoir vérifié récemment que les centres cérébraux concernés par le calcul mental nominal, tel qu'il intervient dans les comptes en monnaie, et ceux que concernent les concepts mathématiques et physiques généraux ne sont pas exactement les mêmes. Les premiers empiéteraient sur ceux du langage dans l'hémisphère gauche, les seconds mobiliseraient principalement l'hémisphère droit. Ceci concorde avec le fait que les concepts mathématiques purs se manipulent sans inconvénient dans un dialecte appris par règles, alors que le calcul mental reste plus performant dans un dialecte "maternel". Les confidences d'Einstein sur l'indépendance de ses imaginations physico-mathématiques à l'égard de sa langue vont dans le même sens. Et du coup on comprend encore mieux que l'écriture qui réalise la mathématique est distincte de celles qui transcrivent le langage (dont le calcul mental). Resterait alors à déterminer selon quels dosages l'écriture mathématique provoque l'imagination et l'imaginaire mathématiques, si l'on admet, avec notre vocabulaire, que l'imaginaire, partiellement fantasmatique, adjoint à l'imagination les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques des objets considérés <7J>.
19D. Les équivalences des index purs
Vu ce qui précède, un système mathématique tient en une suite d'équivalences d'indexations et d'index purs à d'autres, sans que jamais une proposition équivale à sa contradictoire ; en d'autres mots, sans que jamais "p", qui est une proposition dans le système, puisse être équivalent à "non-p". C'est ce qu'on appelle d'ordinaire la cohérence d'un système.
19D1. La monstration des équivalences
Dans les cas simples, les équivalences écrites, ainsi que les définitions, axiomes et postulats implicites qu'elles présupposent, sautent aux yeux pour la vision primatale d'Homo, à la fois focalisante et globalisante <1C1a>, et dont les productions perceptives sont abstraites (neutralisées sensoriellement) dans les aires d'association. Quelques constructions adventices sont parfois nécessaires, mais la simple monstration de la figure ou de l'équation redisposée suffisent alors à l'évidence (videre, ex) et à l'intuition (tueri, in). Le rôle de la mémoire dans le parcours est insensible ou presque. Mathematical Snapshots de Hugo Steinhaus en montre des exemples élémentaires, mais par là même concernant l'anthropogénie. Anschauliche Geometrie (Geometry and the Imagination) de Hilbert et Cohn-Vossen en propose des cas profonds.
19D2. La démonstration des équivalences
Mais il arrive souvent que la suite des équivalences et des appartenances soit trop longue pour être embrassée d'un seul coup d'oeil. Et Homo mathématicien s'habitua progressivement à la dé-monstration (monstrare, de), c'est-à-dire à une situation où la monstration suppose un départ (latin "de"), qui est parfois lointain. Le problème est alors celui de la mémoire, de ses aléas, de sa non-évidence. Descartes, voulant éviter ces périls, et surtout désireux de simultanéité classique (règle des trois unités de la tragédie, qui lui était contemporaine), rêvait de démonstrations si bien disposées et d'un démonstrateur si éveillé que la suite "a = b, b = c, c = d" donne l'évidence instantanée de "a = d", et ainsi de suite : "a = e = f...". Cet objectif avait un sens dans sa pratique à lui, qui était une mathématique des proportions, si imbricables que leur saisie confortait l'assurance d'un Moi majusculé comme substance pensante. Cependant, cette prétention devint intenable lorsque l'analyse infinitésimale ne permit plus l'embrassement instantané. La démonstration supposa alors de plus en plus souvent l'appel à une mémoire de stockage, dont seules faisaient foi les continuités vérifiables de l'écriture. Et il se mit en place une vraie rhétorique de la démonstration mathématique, consistant à éviter deux excès, puisque trop peu de détails créaient des failles de démonstration, et que trop de détails faisaient perdre le fil général. L'écriture mathématique cessa de se percevoir comme seulement l'expression et le dépôt d'une pensée-geste-parole mathématique, censée l'essentiel, pour devenir elle-même le foyer de l'action-passion mathématisante, avec ses logiques et ses spontanéités. Le problème de la mémoire mathématicienne ne fut plus métaphysique, comme chez Descartes, et devint physique, ou mécanique, ou informatique. Peirce crut même que la mathématique était l'art de la démonstration.
19D3. La formalisation des équivalences
Assurément, ceci finit par supposer que, dans les indexations, toute trace d'approximation et d'indicialité ait disparu. C'est ce que visa d'obtenir Leibniz. Il rêva même d'une machine à tirer des conséquences, voire toutes les conséquences, ce qui supposait un Univers où tout événement ait une "raison suffisante". L'anthropogénie notera que, comme souvent, la pratique mathématique concordait ici avec une métaphysique : étant l'ensemble des meilleurs compossibles, le monde leibnizien, appelait un calcul indépendant d'un calculateur, jusque dans la pensée divine. Le mot "formalisation", hérité de la métaphysique médiévale, a souvent désigné douteusement cette démarche, où il est question moins de "forme" et de "formation" que d'automaticité.
19D4. La radicalisation de l'évidence
Quoi qu'il en soit, en réduisant le travail mathématique à des éléments et à des opérations mécaniquement calculables, la formalisation mit à nu que le calcul, censé évident, avait des présupposés qu'il fallait expliciter pour que la mécanicité réussisse. Les évidences premières n'étaient pas toujours si premières. Dès Leibniz, la géométrie, cette métrie de la terre (guê metria), mit à jour en se formalisant qu'elle reposait sur une théorie générale du topos, le lieu, voire du site, où régnaient les notions de points voisins, puis un jour aussi de noeuds et de tores, et aussi de plis, de fronces, de queues d'aronde, d'ailes de papillon, de divers ombilics, où la mesure étalonnable n'intervenait pas. De la sorte, elle se situa comme un cas particulier d'une topologie générale et différentielle, ce cas où régnaient des transportabilités fixes, et donc aussi des étalons de mesure. Des radicalisations semblables se retrouvèrent dans d'autres champs de la mathématique, comme la théorie du nombre, conduisant à celle très générale d'ensembles, c'est-à-dire de toutes les indexations et index simultanés (sem) ou du moins regroupables.
19D5. L'axiomatisation des systèmes
En même temps, la formalisation donna à voir, par l'aisance des glissements et des transpositions de l'écriture, que la suite des équivalences dans un système pouvait parfois y être partiellement inversée sans qu'aucune proposition y soit perdue. Autrement dit, étant donné des propositions initiales non démontrées et des propositions déduites, on pouvait parfois prendre certaines de ces dernières comme initiales, et retrouver les premières comme déduites. Cette circularité systémique fut sans doute suspectée chez Leibniz, fasciné de combinatoire, mais ne fut fermement dégagée qu'autour des années 1900. Ceci entraîna un bouleversement majeur, qui fut pour beaucoup dans le passage au MONDE 3. Car il ne faut pas s'y tromper. Tous les géomètres et mathématiciens durant le MONDE 2 avaient été convaincus que leur système partait d'axiomes (axiomata, propositions jugées valables), lesquels selon l'étymologie impliquaient trois choses : l'évidence psychologique, la primauté logique, la non-démontrabilité de facto ou de jure. C'est ce qu'illustre encore Leibniz quand il réclame qu'un axiome jugé premier soit remonté autant que possible vers un axiome plus premier, voire le plus premier. Cette régression finie de l'évidence concordait avec la définition classique de la vérité censée être une "adéquation entre l'intelligence et la chose" (adaequatio rei et intellectus). Or, la circularité (partielle) des propositions initiales et des propositions dérivées, mise à nu et favorisée par la formalisation, entraîna la redéfinition de l'axiome comme une proposition choisie initiale non en fonction d'une évidence ou intuition "objectives", ou d'un statut ontologique ou épistémologique de primarité, mais en raison des avantages systémiques qui découlaient de sa formulation et de son élection à cette place : clarté et bon ordre des théorèmes, fécondité du système, c'est-à-dire densité et ouverture de l'ensemble de ses propositions. Moyennant cette redéfinition de l'axiome (proposition choisie initiale), et donc aussi du théorème (proposition choisie dérivée), la circularité systémique put s'énoncer commodément comme la permutabilité (relative) des axiomes et des théorèmes dans un champ mathématique donné. Du même coup, au lieu de la vérité, correspondant au Réel-Réalité encore sensible chez Pascal mathématicien, on attendit d'un système la cohérence ou consistance, c'est-à-dire que la proposition "p" et sa contradictoire "non-p" ne s'y retrouvent jamais équivalentes. Et cela non parce que la non-cohérence aurait heurté une quelconque Raison, ou Logos, ce qui eût renvoyé à l'ontologie-épistémologie du MONDE 2, mais pragmatiquement parce qu'elle aurait permis dans un système de démontrer n'importe quoi, ce qui l'aurait rendu stérile ("pragmaticisme" de Peirce). En discréditant l'intuition immédiate, le remplacement de la vérité par la cohérence (consistance) renforça l'imagination et l'imaginaire de calcul, ou d'écriture. Car, autant l'intuition (cartésienne) est immédiate, autant le critère de cohérence s'étale dans le temps. Prendre pour proposition initiale que, dans un plan, par un point pris hors d'une droite on peut lui mener une infinité de parallèles (Lobatchevski) ou aucune (Riemann), et postuler la cohérence des géométries ainsi engendrées, c'est-à-dire affirmer qu'elles ne mènent jamais à la contradiction, est une tâche longue. Poincaré l'abrégea quand il fit observer que, moyennant un dictionnaire approprié, les trois géométries, euclidienne, lobatchevskienne, riemannienne, permettaient des traductions (automatisables) les unes des autres ; et que donc supposer la cohérence de l'une, l'euclidienne, c'était supposer celle des deux autres. Mais ceci supposait bien calcul, ou écriture, non intuition.
19D6. Axiome et postulat. Cohérence (consistance) vs vérité
Il est éclairant, pour l'anthropogénie de la mathématique, et en particulier pour son passage du MONDE 2 au MONDE 3, de s'arrêter aux avatars, durant plus des deux derniers millénaires, de ce qu'on appelle aujourd'hui le "5e postulat d'Euclide", dont la formule familière est : "Dans un plan, par un point pris hors d'une droite on peut mener une parallèle à cette droite, et une seule". Nos éditions actuelles, appuyées sur un manuscrit du Vatican, distinguent dans les Eléments euclidiens : (1) des horoï (définitions), comme celles du point, de la ligne, du cercle, etc. ; (2) des koïnaï ennoïaï (notions communes), par exemple "deux choses qui sont égales à une même chose sont égales entre elles" ; (3) des aïtèmata (demandes, postulats), introduits par êtêstHô, et dont les "trois premiers" sont : (a) la licence de tracer une droite entre deux points, (b) la licence de prolonger une droite indéfiniment dans sa direction, (c) la licence, à partir d'un point quelconque, de tracer un cercle dont il soit le centre. Toujours sous le même êtêstHô, donc comme aïtèma, nos éditions proposent encore un "postulat cinquième" : "Et si une droite coupe deux droites et détermine avec elles des angles intérieurs inférieurs à deux droits, ces deux droites quand on les prolonge à l'infini se rencontrent quelque part du côté où les angles sont inférieurs à deux droits". Or, ceci intéresse multiplement l'anthropogénie. D'abord, elle voit assez là la multiplicité des formulations. Nous partons aujourd'hui d'un point pris hors d'une droite, ce qui permet d'opposer clairement les partis d'Euclide, Lobatschevski et Riemann. Euclide, qui n'a pas la moindre suspicion de ces derniers, et qui d'autre part est un Grec épris d'angles droits part de deux angles égaux ou inégaux à deux droits. Autour de 1650, Wallis, arithméticien des infinis, suivi plus tard par Laplace et Carnot, exprime le "cinquième postulat" comme la disponibilité de construire à n'importe quelle échelle donnée une figure semblable à une échelle donnée. Mais, de façon plus éclairante encore, Proclus, qui au Ve siècle de notre ère travaille certainement sur d'autres manuscrits que nous, n'admet que trois postulats, ceux que nous venons d'énoncer à l'instant, et classe donc notre postulat (cinquième) dans les "koïnaï ennoïaï" (vérités communes). C'est sans doute qu'il comprend les postulats comme de simples autorisations de construction, en l'occurence l'autorisation d'utiliser la règle et le compas ; Lachelier l'approuve. Et qu'alors notre "cinquième postulat" lui paraît d'un autre ordre : quelque chose qui touche une propriété du monde-cosmos ancien, et qui rentre donc dans ce que les classiques appelaient un axiome (vérité évidente, première, indémontrable ou indémontrée). C'est ce que pensait certainement Wallis, qui crut l'avoir démontré, et encore ces membres de l'Académie des sciences qui, jusqu'au début du XXe siècle, en examinèrent les démonstrations. C'est également ce que pensait Peyrard dans sa première traduction de 1809, où notre "cinquième postulat" apparaît comme un "onzième axiome". En tout cas, il fallut les géométries de Lobatschevski et de Riemann et le concept d'axiome au sens récent pour que la notion de postulat soit redéfinie aussi, et que ce qui avait été ou bien un "onzième axiome" ou bien un "cinquième postulat" soit classé, jusqu'à nouvel ordre, comme un postulat dans le sens nouveau. Une axiomatique complète de la géométire attendit Hilbert (1899). A cette occasion, l'anthropogénie remarquera à quel point un texte mathématique n'est pas un texte comme les autres. Quelqu'un qui copie ou commente une tragédie ou un texte sacré cherche d'ordinaire à s'en tenir aussi exactement que possible au texte d'origine, avec ses mots et leur ordre. Or, justement parce qu'ils proposent essentiellement des index et des indexations, signes vides, les textes mathématiques (du moins ceux antérieurs à l'imprimerie) furent en perpétuelle mutation, sinon de termes, du moins d'ordre, selon les champs mathématiques du moment. Enseigner vraiment la mathématique c'est sans cesse et fatalement la refaire. Comme autrefois recopier la musique, autre champ dominé par les index, c'était souvent aussi la recomposer. Saurons-nous jamais ce qu'Euclide lui-même en pensait ? En découvrant de nouveaux manuscrits, penserait-on naïvement. Même pas, car, à moins que ces manuscrits soient autographes, ils auraient déjà toutes les chances d'être des relectures et des reconstructions. La seule approximation viendrait d'une vue aussi profonde que possible du destin-parti d'existence d'Euclide, c'est-à-dire de la topologie, de la cybernétique, de la logico-sémiotique, de la présentivité <8H> activées-passivées par les Grecs de son époque. Ce qui conduirait à voir qu'il n'emploie pas "axiomata" mais bien "koïnaï ennoïaï", que ses "aïtèmata" postulent de simples autorisations de construction, celles de la règles et du compas, que le "cinquième postulat" ne semble pas être une simple règle de construction, mais bien une notion-pensée-conception du bon sens commun, etc.
19D7. La mathématique comme construction d'espaces
Dans le cadre de l'axiomatisation, la valeur d'un système mathématique se mesure alors à sa fécondité, c'est-à-dire au nombre, à l'embrassement, à l'imprévu des équivalences qu'il supporte et coordonne, et surtout à sa capacité de construire de nouveaux espaces. Les axiomes au sens récent ont fait voir qu'il n'y avait pas un espace mathématique absolu préalable, qu'Homo aurait alors à découvrir, selon la vérité grecque conçue comme dévoilement, a-lètheïa, ainsi que le suggéraient les axiomes au sens ancien de "koïnaï ennoïaï", encore très présent dans De l'esprit géométrique de Pascal. Mais bien plutôt que l'espace mathématique est, au fur et à mesure de l'anthropogénie, l'ensemble coordonné de toutes les indexations pures possibles introduites par Homo dans l'Univers. En d'autres mots, les index axiomatisés au sens actuel ne décrivent pas l'espace, ni les espaces, ils ne les intuitionnent pas, ni ne les déduisent d'intuitions, selon les diverses modalités du platonisme, ils les suscitent, les construisent en déployant de façon consistante les virtualités du trait-point, en particulier celles selon lesquelles des situations de traits-points déjà connues et coordonnées donnent lieu à des situations de traits-points plus générales et compréhensives, par comparaison, assomption, subsomption, comparaison, application, renversement, etc. Donc par écriture, au sens le plus strict. En son glissement de la vérité à la cohérence, l'axiomatisation, a conféré aux systèmes mathématiques une autarcie. Il importe pourtant de voir que cette dernière est relative. De même que la formalisation peut formaliser les traits-points tracés mais pas leur tracement, de même l'axiomatisation ne peut axiomatiser la postulation et la pulsion systématique d'Homo, qui lui fournissent son mouvement et son principe. Pour finir, toute mathématique, comme toute production hominienne, dépend de phénomènes physiques, en l'occurence d'une stature, d'une vision, d'aires associatives cérébrales, de pulsion à l'exploration (allostasie), dans des organismes particuliers. Ceci paraît bien dans l'invention mathématique.
19E. L'invention mathématique
L'invention mathématique tient en l'introduction d'un nouvel objet ou d'un nouveau morphisme (fonction) mathématiques, parfois dits concepts mathématiques. Par exemple : la situation d'un point ou d'une ligne selon des axes ayant une origine ; la tendance vers une limite ; l'intégration et la dérivation ; le voisinage au sens topologique ; les notions d'ensembles d'éléments et d'applications (mapping) d'ensembles les uns sur les autres ; les rapports entre fonction et application ; les notions de catégorie et de topos ; la définition de la droite dans une géométrie différentielle synthétique, etc. L'anthropogénie a au moins deux motifs d'insister sur l'invention mathématique. La pureté des éléments y met à nu les stades de toute invention hominienne en général ; Valéry, qui s'intéressait à la fabrication (poïèsis) du poème (poïèma), consacra une attention incessante aux démarches du mathématicien. En retour, ces stades de l'invention particulière ou générale dévoilent ou précisent la nature de la mathématique.
19E1. Les moments de l'invention
Le récit qu'a fait Poincaré de son invention des fonctions fuchsiennes est classique. Il y raconte (a) comment le nouveau concept mathématique lui est apparu de façon fulgurante, et cela à l'instant où, prenant un omnibus parisien, il mettait le pied sur le marchepied; (b) comment, ayant rejoint son siège, ce concept lui fit sentir aussitôt sa validité et sa fécondité ; (c) comment, dans les jours et semaines qui suivirent, il n'eut plus qu'à mettre en place et à vérifier en rigueur les avenues et les extensions du champ mathématique ainsi créé. Ce mélange de vitesse et de rigueur tient fondamentament à la nature des éléments en question, qui sont des index purs et des indexations pures, les deux étant en équipollence. Ainsi, un déplacement, une neutralisation, une assimilation ou bifurcation peuvent avoir une vitesse de clarification et de propagation impossible ailleurs, même dans les conversions religieuses ou philosophiques foudroyantes, lesquelles mettent d'ordinaire longtemps à dévoiler leurs présupposés et implications d'indices et autres signes pleins. Il n'y a guère que la composition et la lecture musicales, elles aussi très indexantes, qui connaissent des éclairs semblables. Cependant, l'illumination mathématique suppose des incubations cérébrales permanentes. Dans le computer bioélectrochimique hybride (analogisant, digitalisant) qu'est le cerveau, où les constructions sont informatives et les informations constructrices <2A1>, tout déséquilibre, toute donnée en recherche, tout chevauchement perturbateur, toute confusion, concernant même des trajets ou des aires cérébrales parfois très éloignés, crée une attente, le plus souvent non présentielle <8B1>. Alors un jour un événement plus ou moins endotropique (une rencontre d'écriture ou d'imagination) ou exotropique (la pose du pied sur le marchepied de l'autobus) suffit à déclencher l'invention, c'est-à-dire un nouvel équilibre statique, cinétique, dynamique, excité <7A-E>. Le cerveau du mathématicien créateur pourrait être décrit comme celui qui, dans le domaine des index et des indexations pures, est le siège de beaucoup d'attentes ou de déséquilibres à forte pente, et qui aussi ne laisserait pas passer inaperçues leurs rééquilibrations complètes, partielles, transitoires quand elles surviennent, les thématiserait, les presserait pour en tirer le maximum de conséquences. La sensibilité aux effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E> semble jouer là un rôle essentiel. C'est pourquoi il est rare que des inventeurs mathématiques n'aient pas eu un intérêt très vif pour un des arts : musique, poésie, peinture, parfois les trois. Ils auraient alors en propre la faculté double d'activer puissamment les effets de champ et de les refroidir aussitôt et autant. Eilenberg, initiateur de la théorie des catégories avec McLane, confiait à l'auteur qu'il se proposait l'année académique suivante de consacrer son cours de Columbia, où il était libre de choisir son thème, à la peinture chinoise, sans doute le plus grand réservoir d'effets de champ. Même si les physiciens ne sont pas des mathématiciens purs, leur pratique contribue à éclairer ce dont il s'agit, tant c'est bien des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques que vise sans doute Einstein quand il dit qu'en état d'invention n'intervient chez lui nul nombre nommé mais bien des figures et des forces en mouvement, - dont nous pouvons croire que les équations étaient d'abord des analogies (au sens de Peirce), avant de déployer leur pouvoir autonome. Le fait que, dans le cerveau d'Einstein, une aire pouvant concerner pareille puissance figurative (la bifurcation de la scissure de Sylvius) se trouve située en "position relativement antérieure" a retenu l'attention de "The Lancet", puis de "La Recherche" <R.déc99,30>.
19E2. Les appels à l'invention
19E2a. Les problèmes techniques, physiques, biochimiques Homo est d'abord technicien, et le mathématicien a presque toujours répondu, comme Homo en général, à des demandes plus ou moins urgentes de l'environnement technicisé par lui, le *woruld. Les jetons de comptage apparurent pour régler les transactions dans les villages néolithiques. Dans les empires primaires, les premières mesures de surface et de capacité naquirent de l'arpentage des champs et du stockage des blés et des huiles, dans l'idéal social d'un cadastre généralisé. Les Pythagoriciens considérèrent les problèmes d'accord des cithares grecques. Descartes, en un siècle de lunettes et de microscopes, calcula les diffractions de rayons lumineux au passage d'un milieu transparent à un autre. Desargues et sa géométrie projective la construction économique des bâtiments requis par les royautés. Le calcul infinitésimal les trajectoires des boulets et des planètes sous l'effet de la gravitation. Le calcul des probabilités la théorie des erreurs dans les mesures physiques. Aujourd'hui, la géométrie symplectique (plekeïn, syn, tisser ensemble, entrelacer) les formes des mouvements de corps soumis à des attracteurs multiples, comme les planètes à gravitations interagissantes. La géométrie fractale les phénomènes de cristallisation et de vascularisation. Etc.
19E2b. Les disponibilités instrumentales De même, de nouvelles machines de calcul, de traçage et de repérage, d'écriture et réécriture ont presque toujours proposé de nouvelles constellations des index purs qu'on y introduit ou qu'on en sort. Ainsi, la machine à calculer de Pascal et sa théorie du nombre renvoient intrinsèquement l'une à l'autre. Aujourd'hui, les computers n'ont pas été pour rien dans la création de nouvelles branches du calcul numérique. Ou aussi dans la vérification de l'imprédictibilité à long terme de systèmes réputés stables, comme le système solaire. Ou encore dans des suggestions concernant les fractals. Le CD-rom permet de jouer créativement avec les avant-après et les après-avant dans les transformations du chaos <18Hfin>.
19E2c. Les malaises théoriques Mais certains appels viennent de la mathématique elle-même. (a) Les uns tiennent à des obscurités inhérentes à l'objet mathématique, comme la quadrature du cercle ou le statut du "cinquième postulat" d'Euclide. En ce cas, l'attente peut être longue avant que ne surgisse, sinon la solution, du moins la clarification. Le "théorème" de Fermat a mis plus de trois siècles à se démontrer hier. (b) D'autres résultent de la non-communication entre deux parties du système global qu'est la mathématique. Ainsi les écarts de la géométrie et de l'algèbre, dans leur état du début du XVIIe siècle, conduisirent à la géométrie analytique ; ou ceux des géométries entre elles à la généralisation de la notion de géométrie par Klein. En ce cas, la résolution est souvent rapide, et Eilenberg aimait à dire que l'idée de catégorie, et même sa dénomination, était si attendue au moment où lui et Mac Lane la formulèrent qu'elle était fatale, un peu plus tôt, un peu plus tard.
19E2d. La connivence du mathématicien avec les sollicitations L'invention alors a lieu selon des tempéraments de mathématicien. Poincaré remarquait que, devant un même objet et un même concept mathématiques, il y a une approche "géométrique" et une autre "algébrique". On peut croire que les "géomètres" de Poincaré analogisent aussi loin que possible, tandis que ses "algébristes" digitalisent aussi loin que possible, quitte à ce que les deux populations se chevauchent. Ces deux tempéraments sont sans doute à la base de l'aversion de certains mathématiciens, comme René Thom, pour les démonstrations, qui leur semblent fastidieuses, alors que d'autres, outre la sécurité, en attendent de nouvelles généralisations, c'est-à-dire de nouvelles associations neutralisantes. Plus finement c'est dans le système nerveux vertigineux de Pascal qu'on trouve sans doute à la fois ses lancinantes interrogations sur le vertige, sa rhétorique des deux infinis, son idiolecte à retournements incessants et foudroyants, et la préfiguration, que lui reconnaît Leibniz, du calcul infinitésimal à travers ses travaux sur la cycloïde. Descartes parle sans cesse de l'obsession qui le poursuit d'une vision instantanée, divine, se passant de mémoire, et requérant ainsi une algébrisation de la géométrie et une géométrisation de l'algèbre qui sont la géométrie analytique ; Baillet lui attribue une extrême acuité de la vision nocturne. Les topologistes ont souvent une perception des dimensions très nombreuses de leur corps. Poincaré fut très attentif aux 5 dimensions (3 de translation et 2 de rotation des mains jusqu'au poignet), et en signalait davantage en remontant jusqu'à l'épaule. René Thom a écrit un texte fondamental sur la danse comme "sémiurgie", où il souligne que les anatomistes comptent jusqu'à 200 degrés de liberté du corps hominien en son entier. René Lavendhomme, dans ses poèmes d'Alphes, trahit des communications insistantes entre plein, vide, ventre et peau. On peut alors écrire des enfances de mathématiciens. Thom s'y est exercé de façon suggestive dans un chapitre préface à son recueil d'articles intitué Apologie du Logos. Il y confie qu'ayant passé ses premières années à proximité d'une gare de triage à Montbéliard (France), il y conçut l'intérêt pour le rail : pourquoi les deux tores du bi-rail plutôt que le tore unique du mono-rail ? qu'étaient-ce que les aiguillages sinon des ombilics elliptiques très agissants ? quelles combinaisons d'énergie et d'information, d'entropie et de néguentropie se jouaient dans les wagons d'abord montés sur un tertre et qui en redescendaient triés ? Cela prépara un certain regard. Celui qui dans les singularités de la topologie différentielle reconnut les sept catastrophes élémentaires. Celui qui, ayant lu On Growth and Form de D'Arcy Thompson, et interrogeant les feuillets de l'embryologie se prit à les lire comme une suite de bifurcations obligées. Mais tout ceci encore, notera l'anthropogénie, n'a lieu que parce que la mathématique est la théorie pure des indexations et des index. En fin de compte, l'invention comporte à la fois le moment de passion et de pulsion où les traits-points sont réactivés avec leur charge et leurs effets de champ attenants ; et le moment où ces charges sont refroidies pour obtenir le statut d'index et d'indexations purs. La coexistence de ces deux moments, dont aucun ne réduit jamais l'autre entièrement, se vérifie dans le fait que tout est formalisable en mathématique sauf justement le mouvement traçant ou pointant : tend vers. Il existe une photo du corps, du visage, du regard de Poincaré qui donne à pressentir quelque chose de ce mouvement double.
19F. La mathématisation
La mathématique entretient deux rapports avec l'évolution d'Homo. D'abord, elle la suppose : point de mathématique sans la sélection des aires associatives et neutralisantes du cerveau, sans la stature transversalisante, orthogonalisante, latéralisante, sans le geste autour des deux mains planes, sans la vision angularisante et processionnelle. Et aussi sans l'ouïe proportionnante et échoïsante, sans l'image détaillée, sans des couples langagiers du type *TIK/*PAL, sans les écritures contractuelles puis transparentes, sans certaines instrumentations, etc. En retour, la mathématique a vigoureusement fait avancer Homo évoluant. En activant ses pouvoirs physiques, chimiques, biologiques. En étendant et animant par des idées régulatrices ses systèmes sémiotiques, en particulier ses tectures, ses images, sa littérature, sa musique. Mais aussi en fomentant chez lui des illusions exaltantes. Encore subliminales mais déjà très actives dans le cadrage et le schématisme générateur du néolithique et des images préscripturales du MONDE 1A. Actives et supraliminales dans le sous-cadrage spatio-temporel arpenteur des empires primaires du MONDE 1B. Franchement thématisées dans le pythagorisme, qui introduit le MONDE 2 grec. Et jusque dans la crise des fondements annonçant le MONDE 3 autour de 1900. Au vrai, il faut discerner dans l'anthropogénie un phénomène qu'on pourrait appeler la mathématisation, à la fois action, méthode, vertige, sentiment, illusion. Il sera bon de rassembler quelques facteurs de ses prestiges. Et aussi quelques domaines de ses dévoiements et impasses. Enfin, examiner de plus près l'illusion transcendantale presque inhérente à l'exercice de la mathématique.
19F1. Les prestiges de la mathématisation : (a) jeu, (b) prestidigitation, (c) syntaxe pure, (d) magie, (e) autarcie, (f) apriorité, (g) éternité, (h) origine, (i) transcendance et immanence, (j) mathèse, (k) universalité, (l) altitude. Le mathème
19F1. Les prestiges (a) La mathématique avoisine le JEU. - En effet, ses index sont des signes vides, hors situation, qui se prêtent à la délimitation, sur une feuille blanche ou sur un tableau noir, et à l'irresponsabilité qu'on attribue au jeu, souvent vécu comme une accession à la "liberté" pure. (b) La mathématique est PRESTIDIGITATRICE. - Le mathématicien propose des axiomes d'abord opaques, dont sortent ensuite des effets surprenants et invincibles, en une digitation preste (la presti-digitation) qui rappelle que "digit" en anglais désigne à la fois les dix doigts de la main et les dix chiffres de 0 à 9. (c) La mathématique se donne comme une SYNTAXE pure. - En effet, elle tient en une suite d'applications (mapping) d'index sur index, lesquels ne sont pas des signes pleins, et frappent par leurs effets de séquencèmes. C'est par là qu'un système mathématique est une tecture (architecture) entraînant un genre étrange d'habitation, où l'habitant s'enferme non seulement contre le froid et la pluie, mais contre toute situation concrète en général. Demeure ou refuge à l'abri des morsures de la Réalité et du Réel, tout en n'étant ni un rien ni un vide, puisque les indexations, leur élan et leur purification sortent de la stature d'Homo, de sa vision, de son cerveau. (d) La mathématique avoisine la MAGIE, c'est-à-dire qu'elle invite à passer de thématisations sémiotiques en distanciation à des effectuations techniques <4D>. - En raison de l'équipollence entre indexations et index, puis entre brandir un index et donner un ordre <5G>, les indexations et les index purs passent facilement d'une activation cérébrale hypothétique à une production sémiotique performative <17F6>. Quitte à ce que le monde ainsi suscité ait peu ou pas de rapport avec le monde des événements concrets. (e) La mathématique est une expérience d'AUTARCIE. - C'est que, tout à la fois, elle sait exactement de quoi elle parle (Borel), et ne sait pas du tout de quoi elle parle (Russell). En effet, ses index, étant des signes vides, en rigueur ne parlent de rien. Mais, étant en même temps des occasions d'applications et de fonctions montrables ou démontrables, ils forment une pratique où coïncident au moins idéalement le mot et le terme, le dialecte vivant et la langue fixée, le dialecte et l'écriture, le système et la structure. Nul autant que le mathématicien, et même pas le logicien, ne sait ce qu'il peut faire et pas faire, dire et pas dire concernant sa propre langue. C'est même le seul cas où des systèmes sont entièrement engendrés par leur structure, puisqu'il n'en va pas ainsi dans un organisme, ni dans un langage, ni dans une entreprise, ni dans une montagne. Il y a pour autant une parenté entre la mathématique et la folie, vu que le mathématicien est peu habitué aux résistances de la Réalité et du Réel <8E1>, ou en tout cas peu enclin à se mouvoir dans leurs enchevêtrements, voire dans leurs contradictions, comme y oblige la vie ordinaire. (f) La mathématique invite à l'idée d'A PRIORI. - Kant voulait que la géométrie et l'arithmétique de son temps fussent composées de jugements synthétiques a priori. Synthétiques, en ce qu'ils accroissent la connaissance, ce que ne fait pas un jugement analytique, où l'attribut est contenu dans le sujet. A priori, en ce que leur accroissement ne vient pas d'expériences physiques concrètes, lesquelles sont toujours en changement. En vérité, la mathématique n'est ni analytique ni synthétique au sens kantien. Ni non plus a priori ni a posteriori au sens kantien. Elle est une construction résultant de la purification et de l'absolutisation des index produits par le corps d'Homo. Ce qui lui donne un caractère expérimental : aventure qui avance et se contrôle par la cohérence pratique d'une écriture. Pourtant, dans ce cas, la résistance rencontrée par l'expérimentateur n'est aucunement celle des faits purifiés que rencontre le physicien, et moins encore celle des faits enchevêtrés que rencontre le politicien. D'où l'illusion entretenue d'apriorité. Ce sont des mathématiciens (Descartes, Leibniz) qui ont poussé le plus loin l'argument ontologique, et qui le pratiquent souvent en s'en défendant. (g) La mathématique a des prétentions d'ETERNITE. - Le mathématicien construit des indexations, et donc des espaces, voire des espaces-temps, qu'il déploie ; par quoi il est historique. Cependant, les index et les indexations qu'il a une fois posés et déployés restent directement accessibles à sa pratique, dans la mesure où ils sont des signes vides, et ne sont pas affectés par leur situs et leur situation; par quoi il est transhistorique après coup. Sauf erreur un jour constatable, les différents moments de la mathématique une fois posés demeurent de soi inchangés, même quand ils sont repris, généralisés dans des saisies de plus en plus larges ; ainsi de la géométrie d'Euclide qui fut réassumée dans la géométrie de Klein, s'appuyant sur la notion de groupe de tranformations. Moyennant ces restrictions, il y a un sens à dire que la mathématique est un transcendantal en construction, par opposition au transcendantal préalable supposé par Kant. (h) La mathématique s'est souvent imposée comme ORIGINE. - Cela découle de son indépendance des situations et des circonstances, et d'un certain statut hors du temps. Et sans doute aussi du caractère virtuel de ses propositions, relations d'indexations qui sont grosses d'autres relations d'indexations, grosses surtout de leur propre généralisation générative. Remontant jusqu'à la musique des sphères, chez les Pythagoriciens. Jusqu'à un ciel d'idées intelligibles, conçues comme "relations-proportions" chez Platon et Descartes. Jusqu'à un transcendantal, c'est-à-dire à un ensemble de conditions de possibilité de tout objet comme objet, chez Kant. (i) La mathématique figure le sublime (kantien), et en particulier la TRANSCENDANCE et l'IMMANENCE majusculées. Elle fournit même, du coup, des métaphores intimidantes, gestuelles, parlées et surtout écrites, pour tout ce qui est indescriptible, comme la présence-absence, la subjectivité, le sujet, le fantasme, le Réel excédant la Réalité. Mathématiser le psychologique et l'événementiel fut souvent chez Homo un moyen simple de la domination ou de la franche paranoïa. (j) La mathématique s'est étymologiquement désignée comme la matHematikè tekHnè ou epistèmè, la technique ou la science qui concerne l'apprentissage, c'est-à-dire la MATHESE, désir, action et pouvoir de s'instruire en général. Cette étymologie résume assez les prestiges que nous venons de parcourir. (k) La mathématique, en tout cas, donne à pratiquer vraiment l'UNIVERSEL, et pour autant rend sensible l'idée d'UNIVERS. Revenons encore à Spencer-Brown : "Although all forms, and thus all universes, are possible, and any particular form is mutable, it becomes evident that the laws relating such forms are the same in any universe. It is this sameness, the idea that we can find a reality which is independent of how the universe actually appears, that lends such fascination to the study of mathematics" (LI,V). (l) La mathématique s'accompagne d'un sentiment d'ALTITUDE, en ce sens que, quand on y opère avec une certaine intensité à un niveau, on peut (doit) croire que ce que l'on manie est déjà habité secrètement par des généralités que l'on n'aperçoit pas encore, mais qui seront un jour saisies, et permettront alors de faire les mêmes démarches "à un niveau supérieur", puis plus tard à un autre et toujours un autre. Les espaces "à niveau" sont ainsi dominés par l'attente d'espaces surplombants pressentis. Les mots pour désigner cette sorte d'imminence positive sont malheureusement tous insuffisants : hyperespace, transcendantal, arupa (au-delà des formes maniées, ou rupa, en Inde). Le MATHEME est une notion qui résume assez tous ces aspects. On nomme parfois ainsi un fait mathématique qui, dit-on, "donne à penser". Par exemple, l'entrelacs ("noeud") borroméen, le ruban de Moebius, la bouteille de Klein, le plan projectif de Desargues, les espaces à n-dimensions, les nombres transfinis, les nombres non standard, les théorèmes de Gödel ou de Tarski, ou, dans les logiques formalisées, certains rapprochements conflictuels entre opérateurs. Dans ces cas, il s'agit non plus de figures, comme dans les signes absolus traditionnels <18J>, tels la croix, le tchi ou le mandala, mais d'écritures qui débordent la représentation sans trop la défier, par exemple en supposant un espace (ou un temps) excédant un peu et pas trop l'espace usuel à trois dimensions, ou la logique classique avec son tiers exclu. Pareil statut paradoxal en laisse beaucoup indifférents, tels Lawvere et Schanuel (Conceptual Mathematics), mais exerce sur d'autres une vraie fascination. Soit qu'ils trouvent là un objet privilégié pour leur perception fixatrice fixée, comme Lacan <26E2b>, soit que ce genre de fait ébranle leurs préjugés de totalisation. Ainsi, Les lieux du sujet de René Lavendhomme parcourent la panoplie des mathèmes lacaniens, et quelques autres encore.
19F2. L'illusion transcendantale guettant le mathématicien
En concordance avec les prestiges de la mathématique, l'acte mathématique favorise une illusion transcendantale, qui tient à ce qu'il a pour objet la structure ou la structuration, et que structura se comprend en trois sens : (a) L'opération de construire (struere, heap up, build, aneinanderfügen, schichten, zubereiten, ordnen), et cela naturellement (un océan, une montagne) ou artificiellement (un outil, une musique, une équation, un cercle). (b) Les résultats de cette opération. (c) Les lois ou les règles de cette opération. Le physicien et surtout le biologiste sont invités par leur pratique à distinguer suffisamment ces trois sens de structure-structuration. Or, l'objet du mathématicien ce sont proprement les structures au sens c (règles de construction) qui en son cas épuisent des structures au sens a (la construction comme opération de construire) lesquelles épuisent des structures au sens b (le construit résultat). Dans cette activité, le construit comme résultat (sens b) est extrêmement léger, quelques figures et formules écrites, et du reste n'est pertinent qu'en ce qu'il permet de viser la structure au sens c (la droite ou le cercle définis par la règle pure de leur construction), à travers un travail d'écriture, qui est la structure au sens a. Ainsi la pratique mathématicienne a-t-elle pu supposer un monde d'idées éternelles transcendantes chez Platon, et des formes a priori transcendantales selon des jugements synthétiques a priori, chez Kant, qui a sans doute confondu la constance absolue dans l'expérience avec l'a priori, c'est-à-dire un préalable à l'expérience. Nous venons de le voir <19F1>, Lavendhomme, dans la foulée de Lacan, soutient que la mathématique est susceptible de pointer un "réel non fantasmatique", du moins chaque fois que la structure-structuration touche de "l'impossible", tels certains indécidables au sein de l'arithmétique selon Gödel. Dans le vocabulaire d'Anthropogénie, qui oppose fonctionnements vs présence, et conséquemment Réalité vs Réel (réalité + présence-absence) <8E1>, la mathématique appartient bien à l'ordre des fonctionnements, et elle ne quitte donc pas de soi la réalité, même si la présence-absence y accompagne intensément certaines poursuites, trouvailles, commutations, insights. Dans cette perspective, croire que la mathématique comme telle atteindrait le Réel vs la Réalité comporte donc bien une illusion transcendantale. Ce qui n'exclut pas que cette illusion ait eu une grande fécondité anthropogénique, scientifique, poétique.
19F3. Les pentes et les limites de la mathématisation
Dans le dernier tiers du XXe siècle, Homo a commencé à se rendre compte que la mathématisation (qu'on ne confondra pas avec les mathématiques) comportait un mélange inextricable d'efficacités, de clartés et de détournements. En 1980, Cosmos de Carl Sagan signalait déjà au grand public certaines motivations étranges de Kepler, voire de Newton. En France, la revue La Recherche s'est plue longtemps à fouiller les détours et le bluff des théories du passé et du présent, et son courrier des lecteurs montre les fréquentes grossièretés de forme, de fond, d'intentions qui traversent des débats qu'on croirait sereins. Pourtant, dans ces cas, qui concernent les sciences de la nature, les divagations sont dénoncées et corrigées vite. Il n'en va pas de même des sciences humaines, où la mathématisation se gonfle du flou de ce qu'elle investit. En voici quelques exemples. (a) L'éclairage des oeuvres d'art par la théorie de l'information, dont une des définitions comporte que la quantité d'information d'un système croît comme l'inverse du logarithme de sa probabilité ; on en a déduit naïvement que l'expérience artistique était affaire de virtuosité combinatoire et d'imprévisibilité spatiale ou temporelle. (b) Les approches photométriques de la peinture, aussi floues de mesures que de présuppositions. (c) Les modèles mathématiques des systèmes de parenté. (d) Les mathèmes <19F1fin> de la psychanalyse lacanienne (ruban de Möbius, bouteille de Klein, plan projectif, situations paradoxales de logique formelle) censés éclairer les structures du "sujet au" langage. (e) L'application de la théorie des catastrophes à l'économie, malgré les mises en garde de l'initiateur de cette théorie, René Thom. (f) L'économétrie et ses présupposés psychosociologiques latents d'un acheteur-vendeur optimalisant ses opérations. (g) L'intrusion, dénoncée par Thom, des algèbres de Boole dans la logique du langage courant. (h) Les états loin de l'équilibre, voire le "chaos", invoqués dans des raisonnements dont les définitions de départ sont inconsistantes et les points d'arrivée éloignés de ce qu'on se propose d'expliquer. Mais, sous ces exemples particuliers, il faut pointer l'essentiel : les mathématiques excellent dans la physique, et elles sont mal à l'aise dès qu'il s'agit de biologie ou de sémiotique. Elles comportent en effet, ou sont, une écriture si rigoureuse, et elles tendent tellement à digitaliser, qu'elles ne s'adaptent bien qu'à des objets et à des morphismes (fonctions) relativement simples et stables, rendant compte de formations (Gestaltungen) simples et stables, comme celles qu'on trouve dans l'infiniment petit des particules dites élémentaires et dans l'infiniment grand des gravitations de la cosmologie. Mais ceci n'est plus le cas dès qu'on entre en biochimie. Voyons l'exemple simple et fondamental de la formation des protéines à partir des seuls vingt acides aminés. Les formations aminées opèrent à partir de principes incroyablement simples : le chaînage, la séquenciation, cinq liaisons chimiques. Mais leurs résultats, qu'il s'agisse de structure (dans les protéines de structure) ou de vitesse d'opération (dans les protéines enzymatiques), sont aussi variés qu'imprévisibles, puisqu'ils ont à peu près suffi à engendrer tous les vivants, avec leur anatomie et leur physiologie. Or, pour l'instant, et peut-être pour longtemps, le mathématicien semble n'avoir à dire pas grand-chose, ou rien, sur les formations aminées. Sa mécanique quantique se prononce fort savamment sur l'attirance et la répulsion de tel acide aminé pour tel autre, au moment où la chaîne polymérique revient sur elle-même et se met en boule pour donner une protéine, et il calcule exactement la solidité ou la fluctuabilité de pareille liaison particulière, mais ceci n'éclaire pas la formation aminée globale, avec son efficacité et son imprévisibilité, fruits de la seule sélection parmi des hasards, qu'il s'agisse des dispositions clés-serrures ou des accélérations (jusqu'à des milliards de fois) de certains échanges chimiques <21G1>. Du reste, le mathématicien est aussi démuni devant la formation et l'évolution des cerveaux, ou celles des systèmes immunitaires, qui ne sont pas sans rapport avec les formations aminées. Quant à un système sémiotique comme le langage, la topologie différentielle éclaire un peu le sens de la phrase "le chat mange la souris", et même sa structure "sujet-verbe-complément", par l'invocation du "lacet de prédation", comme le veut René Thom, mais pour autant elle ne situe pas mieux les formations modulaires de phonèmes, de glossèmes, de séquencèmes, de phrasés qui engendrent cette sentence, qu'elle n'éclaire les formations aminées (on comprend que René Thom n'ait pas de mots assez durs pour la biologie moléculaire).
19G. Mathématiques ou mathématique. La théorie des catégories comme conceptualisation fondamentale et comme anthropogénie
Dira-t-on la mathématique, comme les Bourbaki vers 1940, ou les mathématiques, comme autrefois et de nouveau souvent aujourd'hui ? La Théorie des catégories d'Eilenberg et Mac Lane dès avant 1950 permet de nuancer la réponse. Elle repère, en effet, des champs ou univers mathématiques distincts : les topologies, les ensembles, les ensembles ordonnés, les groupes, les algèbres, les fractales, les endomaps, les graphes (irréflexifs), etc. ; et elle les décrit adéquatement quant à leurs objets et quant aux transformations qu'ils admettent ; moyennant quelques exigences, fort peu, et fort claires, elle les fait accéder ainsi au statut de catégories. Et elle s'aperçoit que les catégories ainsi comprises sont reliables et transformables entre elles, par des flèches nommées foncteurs. Enfin, elle reconnaît des transformations naturelles entre ces foncteurs ; c'est même du pressentiment, puis de la vérification de pareilles transformations "naturelles" (c'est-à-dire moyennant peu de conditions et restrictions additionnelles) entre les univers mathématiques que sont partis Eilenberg et Mac Lane. La théorie des catégories aboutit-elle ainsi à concevoir une catégorie des catégories ? Ou encore la mathématique des mathématiques ? De semblables formulations prêteraient le flanc aux contradictions de la classe des classes, signalées par Russell au début du siècle. Somme toute, malgré son extrême généralité, la théorie des catégories se propose comme une mathématique parmi les autres, seulement très radicale et illuminatrice, dans la mesure où elle s'intéresse aux transformations plus qu'aux objets, aux structurations plus qu'aux structures, que pour finir ses "objets" mêmes peuvent s'exprimer par des "maps", figurés par des flèches qualifiées. Les termes variés auxquels les mathématiciens ont recouru pour exprimer la notion de "map" montrent sa radicalité et son ampleur : map, function, transformation, operator, arrow, morphism, functional. En voyant les mathématiques de si haut, ou plutôt de si bas, ou encore en les considérant tellement au-delà ou plutôt en deçà de leurs algorithmes, à partir des concepts dont ceux-ci procèdent, en exploitant comme ressource essentielle la flèche pour exprimer toutes les fonctions, on peut se demander si la théorie des catégories n'est pas l'amorce d'une anthropogénie des mathématiques, et même de l'anthropogénie tout court. Le texte décisif à cet égard est sans doute Conceptual Mathematics de Lawvere et Schanuel (Buffalo Worshop Press, 1991). C'est l'expérience de deux mathématiciens créateurs qui se sont proposé d'introduire en cinq cents pages à la théorie des catégories des mathématiciens jeunes, presque naïfs, et de profiter de cette occasion pour s'interroger eux-mêmes sur le mouvement initial de la démarche mathématique chez Homo dans son environnement, en partant du problème de Galilée : qu'est-ce que rendre compte du vol d'un oiseau par le mouvement de son ombre et par sa distance à cette ombre mouvante, comment la multiplication interagissante précède donc l'addition, qui consiste à "put together with no overlap et no interaction". Les lecteurs de la présente anthropogénie seront frappés par le fait que la première phrase de cet ouvrage consonne exactement avec celles de nos premiers chapitres : "We all begin gathering mathematical ideas in early childhood, when we discover that our two hands match..."
19H. Mathématiques et physique
Les mathématiques sont proches de la physique, comme la logique est proche du langage. Cela tient, nous l'avons signalé, à l'élémentarité de ses indexations. Depuis Galilée et Newton, Homo aura d'abord été frappé par l'apport des mathématiques à la physique en voyant l'efficacité du calcul dans l'étude des mouvements des corps proches, des étoiles, de sa planète, des atomes ; le premier sous-titre des Conceptuals Mathematics de Lawvere soit : Galileo and the Flight of a Bird. Puis les deux Théories de la relativité ont montré que le géomètre (Riemann) pouvait précéder d'un demi-siècle le physicien, et même donner l'impression que la théorie physique, et l'Univers qu'elle calcule, est pour finir une mathématique réifiée ; la mathématisation qui sous-tend, ou est, la théorie des quanta confirme cette impression. Pour resserrer encore le lien entre physique et mathématique, nous venons peut-être d'assister à un cas où, inversement, c'est la première qui aide la seconde : l'étude mathématique des variétés de dimension 3 et 4 semble s'être éclairée depuis une quinzaine d'années de la pratique physique qu'est la théorie quantique des champs ou la mécanique statistique <Poénaru dans R.janv 98,70-75>. Tant et si bien qu'on se demandera si la prise de conscience de la circularité "mathématique → physique → mathématique" n'achève pas, autant que la théorie des catégories et des topos, l'entrée du mathématicien dans le MONDE 3. Comment expliquer cette rencontre qui a lieu si souvent entre d'une part l'ordre de l'Univers, la physique, et d'autre part ce qui semble n'être qu'une construction écrite ou mentale d'espaces-temps cohérents, les mathématiques ? Dans un article récent <R.janv99,48-55>, Dominique Lambert intéresse d'abord l'anthropogénie en rappelant les réponses apportées jusqu'ici par Homo à la question des "mathématiques significatives" : pythagorisme, platonisme, empirisme, idéalisme transcendantal, formalisme-logicisme, naturalisme. Puis en invoquant lui-même les invariants de la perception : "Toute reconnaissance et toute description d'un élément de réalité nécessitent la mise en évidence d'invariants caractéristiques d'un ensemble de transformations. Or, les mathématiques significatives sont précisément caractérisées par l'existence de riches classes d'invariants. Elles prolongent en quelque sorte le processus qui est déjà en jeu dans la perception ordinaire. Elles offrent la clé permettant l'accès à l'intuition d'une réalité qui n'est pas nécessairement visible et tangible immédiatement." Une anthropogénie distinguera ainsi, à tout le moins, (a) les invariants des transformations naturelles, (b) les invariants de leur réception sensible, (c) les invariants de leur réception cérébrale (animale ou humaine), (d) les invariants de leur généralisation (cette dernière consistant à dégager des invariances de niveau supérieur), (e) les invariants des écritures de ces conceptualisations. Et l'on ne s'étonnera pas trop de trouver là des correspondances efficaces, même si constater et pratiquer une invariance, ce que fait la perception, n'est pas la même chose que la construire, ce que fait la mathématique, et la physique mathématique. Peut-être que, sous l'idée d'invariants perceptifs, l'anthropogénie doit reconnaître comme plus élémentaire encore celle d'indexation, et remarquer que l'Univers est un système physique qui en quelques milliards d'années a fini, sur la Terre, par produire la station debout, et en conséquence la transversalisation et la latéralisation, le doigt index, le regard index, un cerveau indicialisant devenant aussi indexateur (indicateur), c'est-à-dire très capable de renforcement, de dépression, de clivage, de commutation, de permutation des crêtes perceptives. Alors, il n'est peut-être pas si paradoxal que les mathématiques, théorie générale des indexations pures et pratique absolue des index purs, et l'Univers se rejoignent parfois ou même souvent. Surtout depuis le jour où, au bout des doigts d'Homo, ont surgi en même temps l'écriture langagière et l'écriture mathématique, deux exploitations paroxystiques du trait-point, où le pas, la manipulation et la conceptualisation indexatrices se couvrent au plus près. Du reste, l'application (plicare, ad) ou mapping est l'opération primaire de la mathématique mais aussi de la réalité physique, dans les feuillets de la géologie comme dans ceux de l'embryologie. Pour éclairer les "mathématiques significatives", y aurait-il aussi quelque chose à inférer du fait que, de toutes les variétés topologiques de dimensions 1 à n, les plus riches sont les variétés de dimensions 3-4, celles dont la calculabilité exige justement du mathématicien un détour par la théorie physique <19I1>, celles aussi où se meut l'organisme hominien, résultat remarquable de notre Univers proche ?
SITUATION 19 Les mathématiques, le pas et la manipulation <1A1> retournent tous trois à l'avènement premier d'Homo dans l'Univers, en particulier au trait-point indexateur, avec le mapping (application) qu'il comporte. C'est avec cette notion qu'il est fécond, pour l'anthropogénie, de parcourir des ouvrages de mathématiciens attentifs à ce qu'il y a de fondamental et premier dans leur discipline, ainsi que dans les logiques formelles attenantes. Nous songeons à Conceptual Mathematics de Lawvere et Schanuel (Buffalo N-Y, 1994) et à Lieux du sujet de René Lavendhomme (Seuil, 2001). Ces deux ouvrages qui se proposent d'introduire des non-mathématiciens à la problématique des catégories (mathématiques) et des topos (logiques) se complètent d'autant mieux qu'ils manifestent deux sensibilités différentes. Le premier plus réaliste, le second plus formaliste. |