ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
DEUXIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS FONDAMENTAUX
Chapitre 15 - LES MUSIQUES DÉTAILLÉES
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 15 - LES MUSIQUES DÉTAILLÉES
Nous avons appelé musique l'usage insistant de la résonance du son, en opposition avec le langage parlé, qui en est l'usage urgent. Cela a permis à l'anthropogénie de décrire une musique massive<9> et un langage massif <10>. Nous entendons maintenant par musique détaillée celle qui, dans l'usage insistant du son, suppose le ton, c'est-à-dire un son tenu-tendu (tonos, tonus, teïneïn, tendre-tenir) dans une certaine fréquence, déterminant une hauteur. C'est ce dont la musique massive ne disposait pas encore, étant donné l'organe vocal et les outils lithiques rudimentaires d'Homo habilis, et même sans doute d'Homo erectus. La voix et la technique d'Homo sapiens sapiens disposent aujourd'hui du ton, quitte à s'en priver parfois intentionnellement, dans un retour contrôlé à la musique massive, comme quand Louis Armstrong accentue l'éraillement de sa voix. Or, en même temps que tenu-tendu, donc stable, le ton est doublement mouvant. Par les flottements de son timbre. Par les flottements de ses intervalles. On comprend ainsi d'emblée le statut de toute musique détaillée. D'être un phénomène d'exactitude et d'inexactitude physiques. Et encore de consonance et de dissonance. Exploitant alors cette double ambiguïté à des fins de constructions et d'émotions, portées aussi bien par le souffle ténu d'un flûtiste des Andes que par les fracas de nos orchestres symphoniques. Pour entrer dans la musique détaillée, on ne peut faire l'économie de quelques paragraphes de physique et d'arithmétique élémentaires.
15A. Physique et arithmétique du ton
Commençons par les flottements du ton qui découlent de son timbre. En effet, quand un émetteur produit un ton, celui-ci a une certaine fréquence fondamentale qui lui donne son nom (do, sol, mi, etc.), mais l'émetteur produit en même temps d'autres tons répondant à des divisions entières de cette fréquence : 1/2, 1/3, 1/4, etc., d'intensité moindre (entre un cinquième et un quinzième). On parle de partiels, ou de surtons, ou encore d'harmoniques quand ces partiels ou surtons sont consonants avec le fondamental. Ainsi, un ton a un timbre qui résulte (1) de sa fréquence fondamentale, (2) du nombre de ses partiels audibles, (3) de leurs intensités relatives, (4) du fait que ces partiels sont plus ou moins harmoniques entre eux et avec le fondamental. Un ton est d'autant plus pur que l'onde périodique qui inscrit son timbre est plus simple ; le timbre d'un violon est plus simple que celui d'un hautbois, d'une cloche, de la voix d'Armstrong déjà évoquée. Cependant, si pur soit un ton, il a toujours, sauf dans l'artifice du diapason, quelque instabilité en raison de la complexité peu maîtrisable de ses partiels. Ce mélange d'exactitude et d'inexactitude, de consonance patente et de dissonance latente se confirme quand on considère les intervalles qu'un ton entretient avec d'autres tons, - certains disent : qu'il est, tant le statut d'intervalle lui est inhérent. Ainsi, partout et toujours, Homo musicien a engendré des échelles et des gammes, où c'est d'abord l'exactitude et la consonance qui frappent. (a) L'échelle pythagoricienne, que certains croient retrouver en Chine, est engendrée par une suite de quintes, une quinte descendante, les autres ascendantes ; par exemple, un do étant donné, les quintes produisent fa, do, sol, ré, la, mi, si ; ces sept notes ramenées à la même octave donnent notre gamme diatonique : do, ré, mi, fa, sol, la, si, où règne la dominante sol, puis la sous-dominante mi. Voilà un facteur d'évidence. ( b) L'échelle de juste intonation engendre, à partir de la quinte naturelle (3/2) et de la tierce naturelle (5/4), notre gamme diatonique de do selon des proportions simples : 1, 9/8, 5/4, 4/3, 3/2, 5/3, 15/8, 2. C'est un autre facteur d'évidence. (c) Le tempérament égal, qui accorde nos pianos, divise l'intervalle d'octave (entre do et do') en douze demi-tons identiques, où s est la racine 12ème de 2. Or, même en s'en tenant à ces trois solutions les plus fameuses, les exactitudes apparentes vont de pair avec des flottements. (a) Pour un do de fréquence 520, la fréquence de la tierce est 658 dans l'échelle pythagoricienne, 650 dans la juste intonation, 655 dans le tempérament égal ; seule l'octave de ce do a la même valeur dans les trois systèmes, 520 x 2 = 1040. (b) Dans le tempérament égal, tous les intervalles sauf les octaves sont faux (une quinte n'est pas une vraie quinte, une tierce une vraie tierce, etc.), même si l'insuffisance de nos ouïes nous en épargne l'aberrance. (c) Il suffit de considérer que les intervalles de tons ne sont pas des différences mais des quotients pour savoir déjà que le système pythagoricien et la pure intonation doivent mener à des nombres irrationnels. (d) Les violonistes ont tendance à jouer le ré dièze un peu au-dessus du mi bémol. (e) Les chanteurs, en particulier d'opéra, portent à l'extrême les distorsions des intervalles, du fait qu'ils doivent combiner le ton musical (insistant) et le ton langagier (urgent). Certains instruments rendent visible et palpable cette détermination à la fois exacte et inexacte du ton. Ainsi, les cordes pincées du setâr iranien surplombent 25 ligatures, qui fixent les 24 (2 x 12) intervalles de cette musique à quart de ton ; voilà pour la stabilité de l'échelle. Mais, avant le concert, le musicien déplace quelque peu ces ligatures selon le mode (avâz) dans lequel il compte jouer ; ce qui prouve le flottement, ou du moins la disponibilité subtile, de toute échelle musicale.
15B. Phénoménologie du ton
On le voit, le ton, comme le son en général, est commandé par la physique et l'arithmétique, beaucoup plus que l'image, dont la vertu propre est de pouvoir faire à peu près n'importe quoi. En même temps, son mélange d'exactitudes et d'inexactitudes, de consonances et de dissonances l'inscrit dans un champ phénoménologique à la fois profond et défini. Une anthropogénie de la musique détaillée doit donc commencer par une phénoménologie circonstanciée du ton. Frontalement, pour embrasser la fonction hominienne d'une musique des sons tenus-tendus. Mais aussi, latéralement, pour espérer deviner ce qu'elle fut chez Homo primitif, qui ne nous a laissé ni partitions ni instruments. Avertissons que cette phénoménologie est longue, comprenant au moins seize propriétés. Mais avec l'intérêt que, celles-ci étant suffisamment aperçues, on en voit sortir à peu près tout l'éventail des productions musicales, et, si l'on ose dire, la nature et la sémiotique de la musique en général.
15B1. Le ton est reprise et texture. La résonance
Le ton s'échappe à lui-même à cause des mobilités de l'appareil phonateur et respiratoire hominien, ou des imprécisions de l'instrument de musique et de la main qui le manipule. Plus essentiellement, nous venons de le voir, il s'échappe par son timbre et son statut d'intervalle. Homo musicien a alors deux choix : continuellement maintenir le ton, le reprenant, le ressaisissant pour affiner sa texture ; ou au contraire exploiter ses indécisions pour lui donner de l'étoffe, de la matière, pour le doter d'une texture plus riche. Dans les deux cas, le ton est ré-sonance (sonare, re), au sens strict de sonance d'un son qui se reprend. Ainsi, toute musique détaillée est texture avant d'être structure; et même, pour une part, la structure y est commandée par la texture. Par quoi, compatibilisant constamment des concordances et des discordances de phases, elle produit d'emblée des effets de champ perceptivo-moteurs excités <7D> dans la mesure où elle est une excitation entretenue par des attracteurs multiples. Du ton il n'y a pas de "bonnes formes", c'est-à-dire à résultantes strictement stables, alors qu'il y a de "bonnes formes" (carré, cercle, losange) dans certaines figures visuelles <7A>.
15B2. Le ton est fluctuation
Cette situation fait que, dans toutes les musiques détaillées, on trouve des tons développant autour d'eux des fluctuations et des inflexions contrôlées. Fluctuations-inflexions du ton lui-même par des passages autour de lui à d'autres tons, demi-tons, quarts de ton. Mais aussi fluctuations-inflexions d'intensités, ces dernières pondérant ses entours, et du reste affectant son timbre, qui est une affaire d'intensité relative des harmoniques. Les désignations historiques des fluctuations-inflexions indiquent bien leurs variétés selon les cultures : (a) le chant grégorien, qui insiste sur l'âme, ou souffle, les appela des neumes (pneuma, souffle) ; (b) L'Art de toucher le clavecin de Couperin, à l'époque où Boileau voyait dans la littérature des "ornements égayés", les présenta comme des ornements musicaux, du reste jugés capitaux ; (c) la musique italienne, privilégiant la mélodie, conçut des appoggiatures (appuis) et glissandi (glissements), préparant ou continuant certaines des notes chantées dites "essentielles" ; (d) le youyou, nom français du tagwrit arabe, couple bien les deux semi-consonnes que sont le yod et le digamma pour marquer sa stridence (a harsh, shrill, or creaking noise <Merriam-Webster>) ; (e) enfin, si les mots Jodel et Jodler sont prononcés correctement à l'allemande, leur yod + leur dl-r désignent bien également les sauts instantanés entre voix de poitrine et voix de tête (falsetto) que produisent sur un même ton les montagnards tyroliens ou les Pygmées ; c'est donc un phénomène plus universellement hominien que la simple imitation supposée de l'intervalle du Alphorn (corne des Alpes). Mais ces nuances d'expérience et de désignation ne font qu'éclairer un phénomène fondamental, à savoir que le ton est texture autant que structure, au point qu'on a pu dire qu'on ne comprenait un musicien qu'en saisissant les implications de ses appoggiatures. Le mot tessiture, qui désigne l'ampleur d'une voix, la situe étymologiquement comme un tissage.
15B3. Le ton est intervalle, consonance et gravitation
Du seul fait que le ton est tenu-tendu, ses harmoniques se dégagent quelque peu et inclinent, dans le régime insistant qu'est la musique, à se produire successivement par une même voix (ou instrument), ou simultanément par deux voix ou plusieurs (ou instruments). Pour l'ouïe proportionnante d'Homo <1C2>, la musique détaillée joue d'intervalles et de proportions d'intervalles. Pour le joueur de setâr iranien, son instrument a 25 ligatures, mais surtout 24 intervalles <15A>. D'où sortent de nouveaux effets de champ perceptivo-moteurs excités, chacune de ces proportions déterminant une tension, ou une détente particulières, chacune aussi produisant une gravitation et un poids sonore, avec des bassins d'attraction. Ce sont ces poids qui, pour une musique particulière, décident du "juste" ou du "faux", beaucoup plus que les consonances ou dissonances comme telles : jouer un accord consonant classique non préparé et non résolu dans un Ragtime de Stravinsky fait un effet aussi "faux" que de jouer un accord dissonant classique non préparé et non résolu dans une sonate de Mozart. En d'autres mots, l'essentiel de toute performance musicale est le maintien d'une gravitation, d'un champ sonore global, donc d'une topologie, d'une cybernétique, d'une logico-sémiotique, d'une présentivité constantes, donc d'un destin-parti sonore existentiel <8H>.
15B4. Le ton est période et accent
La période est un trajet (odos) qui repasse par un même point (peri). La musique détaillée est déjà périodique en raison des activités qu'elle accompagne d'ordinaire : le pas alternant de la marche, le mouvement des mains et des bras au travail (chants de rizière ou de magnanerie), la giration de la danse, la respiration ordinaire ou forcée, voire les battements du coeur (le violoniste Szeryng prenant son pouls avant la grande chaconne de Bach). De même la voix comme telle ou l'instrument musical ou le geste de l'instrumentiste obligent à certains retours. Mais la périodicité la plus importante du ton est celle qui tient à sa nature, à sa physique, avec ses prises et reprises, ses fluctuations contrôlées, ses intervalles de hauteur et d'intensité (dans l'espace) appelant des intervalles de durée (dans le temps). Or, la période entraîne et même comporte l'accentuation (ad-cantare, dit l'étymologie incertaine). Comme le mot roman cadence (chute), les mots grecs arsis (levée) et thesis (pose) pointaient clairement ce phénomène, même si leur sens a été malencontreusement inversé au cours des siècles.
15B5. Le ton est mélodie scalaire et c(h)ordale
Alors, la reprise, la fluctuation, l'intervalle et la période inhérents aux tons s'additionnent pour faire que leurs productions se distribuent en séquences sonores avec un commencement et une fin, une attaque et une rémission, plus ou moins marqués et tranchés selon les intentions culturelles ou singulières du musicien. Ces limites, qui créent un certain référentiel, - et parfois un cadrage, voire une carrure (Vierhebigkeit), - font alors que les tons qui se trouvent à l'intérieur d'elles se dégagent non seulement comme texture mais comme structure, laquelle consiste surtout dans la succession des intervalles retenus, et dans leurs intensités et durées relatives. Ces intervalles-intensités-durées ne sont pas quelconques, ils sont justement ceux dont le musicien attend des taux particuliers de consonances et de dissonances. En d'autres mots, le ton est une proposition de mélodie. La mel-odia grecque, où l'idée de aïdeïn (chanter) accompagnait celle de melos (joint, membre, phrase), signalait bien ce caractère de séquence tendue et articulée, où se distribuent les intervalles-intensités-durées. Le Harvard Dictionary of Music de Willi Apel remarque que la mélodie obéit à deux patterns essentiels : un pattern de motion (motion-pattern), pour désigner le mouvement, mieux la mouvance, l'effort, permettant de passer d'un ton à un autre au sein d'un intervalle, et un pattern de rythme (rythm-pattern), pour désigner les longueurs relatives des tons, qui modifient sensiblement le poids ou la gravitation de ce mouvement. En tout cas, il suit de là qu'Homo devait produire des mélodies descendantes et ascendantes, et aussi des mélodies scalaires (par intervalles proches, continus) et chordales (par intervalles d'accords, discontinus). Une anthropogénie ajoutera que les mélodies descendantes et scalaires furent premières, les mélodies ascendantes et chordales ultérieures, selon la succession du continu proche du MONDE 1, du continu distant du MONDE 2, du discontinu du MONDE 3 <12>. Et on restera libre alors de comprendre "rythme" au sens plein avec ses huit propriétés <1A5>, et pas seulement comme simple succession de longueurs relatives.
15B6. Le ton est écho et phrasé
La périodicité et la mélodie ne peuvent qu'intensifier le fait que les tons, avec leurs fluctuations et leurs intervalles, se font écho entre eux. En Grèce, la nymphe de l'ouïe était Echo, indéfiniment résonante et réverbérante, complémentairement fiancée de Narcisse, le visuel, fixateur au point de s'être perdu dans sa propre image. Ce qu'on appelle le phrasé est alors cette action-passion par laquelle la production musicale d'une voix ou d'un instrument est telle qu'entre les intervalles, les intensités, les timbres, les inflexions des différentes parties d'une phrase (melos) de tons elle réalise les échos les plus nombreux, les plus lointains et serrés, les plus proliférants, ou du moins ceux qui répondent à l'intention déclarée ou latente du musicien. Dans le vocabulaire actuel, le phrasé musical est plus large que le thème, qui est plus large que le motif ; il gouverne souvent plusieurs de nos mesures. Les différents phrasés langagiers enrichiront encore ce phénomène <16D>.
15B7. Le ton est polyphonie
On l'aura compris, par ses harmoniques et ses partiaux, par ses accords et discords, par ses intervalles et ses échos, la mélodie, horizontale, est intrinsèquement une proposition de polyphonie et d'harmonie, verticales. La polyphonie désigne des voix émises en motions soit parallèles (même intervalle), soit similaires (même direction), soit contraires (en directions opposées). Au sens naïf, l'harmonie vise aujourd'hui les règles d'accompagnement instrumental et vocal de la "mélodie accompagnée", mais dans sa plénitude elle est la prise en compte la plus complète possible des gravitations de tout le champ musical dans lequel une mélodie intervient ; au point que certains, pendant les derniers siècles de l'Occident, se sont dispensés d'analyser la mélodie elle-même, estimant que l'analyse poussée de l'harmonie suffisait à l'en déduire. En tout cas, émettre une mélodie c'est faire bruire un cerveau d'une autre mélodie concomitante se tissant plus ou moins avec la première, comme contre-chant, ou du moins percevoir une aura plus large que les tons produits, et qui non seulement les élargit, mais les fait se rejoindre ou distancer selon leurs harmoniques autant que selon leurs fondamentaux. Que cette dimension verticale d'une musique ait été visée par le terme de polyphonie, qui parle de voix multiples sans allusion aux instruments musicaux, trahit bien cet aspect de résonance cérébrale. Le terme de contrepoint, qui renvoie lui à l'écriture, va dans le même sens.
15B8. Le ton est système à deux niveaux : les traits sous le son
Moyennant toutes ces caractéristiques, on voit bien la différence entre le son massif et le ton. Le premier déjà nous a conduits à déployer une panoplie et un protocole découlant de la mécanique des fluides et de la thermodynamique <10B>, et qui demeurent pertinents ici : (A) ENERGIE : (1) fort/faible, (2) compact/diffus. (B) INFORMATION vs BRUIT : bruit/information : (3) formé/bruité, (4) strident/non information directe : (5) aigu/grave, (6) diézé/non, (7) bémolisé/non information indirecte : (8) résonateur adjoint (nasal)/non ; (9) sonore/sourd ; (10) tendu/lâche (C) SEQUENTIALITE : (11) discontinu/continu ; (12) bloqué/non Mais ces aspects qui sont fondus et confondus dans les sons massifs, sont dans les tons saisis comme tels, exploités comme tels, systémiquement, quasiment un à un. Ils y agissent comme des "traits" (trahere, tirer), c'est-à-dire comme les tensions-tenues sous-jacentes distinguables et élémentaires dont sont faites les unités que sont les tons. Si bien que la musique détaillée a deux couches : la couche des tons, et la couche des traits (douze dans le tableau précédent), dont chaque ton est la résultante. Nous retrouverons ces deux couches dans les phonèmes des langues <16A>. Les musiques détaillées exploitent d'ordinaire l'ensemble de ces traits, du moins par moments. Ce qui les distingue, et parfois permet de franchement les définir, c'est le rôle dominateur qu'y jouent certains, ou un seul, d'où suivent le choix et la configuration des autres, ainsi que des instruments destinés à les produire. Par exemple, la musique occidentale du XVIIe au XIXe siècle du MONDE 2, surtout chez Haydn et Mozart, a fait le choix information vs bruit, et même le choix information directe vs information indirecte, et conséquemment le rapport aigu/grave vs stridences, de telle sorte qu'elle a cherché à construire des violons de plus en plus purs, en même temps que des pianos qui portaient distinctement le tempérament (système où les demi-tons de l'octave sont à peu près égaux) ; ce choix créait, du reste, une intense dynamique du ton (c'est-à-dire des sauts rapides du pianissimo au fortissimo, et inversement), où violons et pianos excellaient encore. Se mouvant entre MONDE 2 et MONDE 1 rémanent <13L1, 14H1>, l'Inde également indo-européenne a privilégié l'information, mais là où l'Occident s'est porté sur l'information directe, son goût pour la subarticulation infinie a favorisé l'information indirecte, privilégiant les deux couples diézé/non-diézé et bémolisé/non-bémolisé, jusqu'à créer des quarts de ton à tout le moins ornementaux (notes de passage), et peut-être même essentiels (notes canoniques). Au contraire, d'autres musiques ont fait une part plus ou moins importante au bruit, conçu comme un préalable du ton en Afrique noire (MONDE 1A ascriptural), et comme son expiration diffusive en Chine (MONDE 1B scriptural). Ou bien encore comme matité matérialisante en Afrique noire, et comme stridence dématérialisante dans la musique arabo-islamique. On le voit, la catégorisation technique d'un instrument utilisé ne suffit nullement à le définir musicalement : si l'on trouve des "harpes" quelque part en Afrique, leur fonction musicale n'a rien de commun avec celle de Terpsichore en Grèce, ni avec celles qui traversent somptueusement les trois empires de l'Egypte ancienne. Tout comme un xylophone africain (balafon) n'a rien de commun musicalement avec le xylophone qui intervient dans un gamelan javanais. Les conceptions d'un instrument à tel endroit-moment ne se comprennent que dans son rapport à tous les autres éléments musicaux au même endroit-moment. La dynamique sonore (piano > forte > piano) fait suite en Occident au choix de l'information vs bruit ; on ne la retrouve nulle part ailleurs, là où le bruit retrouve ses privilèges. Comme l'invention du saxophone marque à elle seule la sortie du système classique occidental dans la seconde moitié du XIXe siècle.
15B9. Le ton est analogie et macrodigitalité. Oreille relative et oreille absolue
La panoplie du ton que nous venons d'étaler n'est pas fermée. Cependant, elle est assez complète, elle épuise assez les possibilités mécaniques et thermodynamiques élémentaires de la voix et des instruments, et les éléments y sont suffisamment oppositifs pour que l'un d'entre eux puisse y être pointé ou suggéré par l'exclusion des autres. En d'autres mots, pour que l'ensemble fonctionne macrodigitalement <2A2e>. C'est évidemment le cas des hauteurs (pitch) des tons, mais aussi de leurs intensités. Il y a une infinité d'intermédiaires entre un pianissimo et un fortissimo, mais cela n'empêche nullement qu'une intensité soit perçue, dans un groupe concertant, comme un mezzo forte par opposition à un forte et un piano. Il en va de même des couples : diézé (poussé haut/non), et bémolisé (fléchi/non). Etc. Du moins dans une musique qui valorise la dynamique sonore au sens entendu. Mais cette macrodigitalité des tons n'exclut nullement l'analogie. Etant poussé haut, un ton diézé réalise et exprime irrésistiblement un certain type d'effort, une motion (mouvance) mélodique que va affectionner l'Occident, tandis qu'étant fléchi, un ton bémolisé réalise et exprime aussi irrésistiblement soit une dépression ou une intériorisation dans l'ensemble classique occidental de la gamme montante, soit une acceptation ou une prise de sol dans d'autres contextes, en particulier dans celui des gammes anciennes. Le propre de la musique détaillée, populaire ou savante, est que l'analogie et la macrodigitalité s'y compénètrent, s'y entre-soutiennent, comme dans peu d'autres systèmes d'Homo. D'où sa connivence avec la chironomie <18I2> et les écritures <18I3-4>, que celles-ci soient matérielles ou mentales. Et donc avec la mathématique, activité scripturale par excellence, elle aussi confondant presque écriture matérielle et mentale <19C>. C'est sans doute le lieu de rencontrer l'opposition entre l'oreille relative et l'oreille absolue, la première identifiant un ton par comparaison avec d'autres, analogiquement, la deuxième l'identifiant en reconnaissant indépendamment sa fréquence, macrodigitalement. Il s'agit d'un caractère dont on croit avoir découvert récemment la base physiologique (un développement congénital des muscles des cils auditifs), et qui ne s'établit solidement que s'il est cultivé. Cette singularité n'intéresse pas directement la compréhension de la musique détaillée, puisqu'elle est le lot de seulement un individu sur 1500, et que beaucoup parmi les plus remarquables chanteurs, instrumentistes, compositeurs (Wagner) n'ont disposé que de l'oreille relative. Mais elle l'éclaire indirectement en distinguant des types de compositions. L'oreille absolue supposée de Mozart a sans doute contribué au caractère étonnamment direct de son discours musical, et aussi à l'impression qu'il donne de composer de haut, par vue plongeante ; celle avérée de Pierre Boulez intervient vraisemblablement dans sa saisie très discriminatrice (macrodigitale) de la direction d'orchestre. L'oreille relative avérée de Wagner consonne bien avec son chromatisme, de même que celle vraisemblable de Beethoven avec sa conception germinative du son. La différence des deux oreilles, relative et absolue, éclaire la perception musicale. Les auditeurs absolus, s'ils souffrent de certaines dissonances (pour certains Yehudi Menuhin jouait faux), jouissent pourtant intensément de la musique en général, laquelle est toujours dissonante dans les partiels des tons ; n'est-ce pas l'occasion de saisir sur le vif ce que sont les effets de champ perceptivo-moteurs musicaux ? En même temps, on remarquera que Mozart, composant sans doute à partir d'une oreille absolue, est un des compositeurs qui suscite l'intérêt interculturel le plus large. Enfin, il faudra vérifier, et c'est faisable, s'il est vrai que les auditeurs "relatifs" activeraient davantage le champ musical à partir de l'hémisphère droit (celui des perceptions de formes), tandis que les auditeurs "absolus" l'organiseraient davantage à partir de l'hémisphère gauche (celui du langage). Ce qui interviendrait à la fois dans les origines de la musique et dans celles du langage.
15B10. Le ton est le rythme en ses huit sens
Ce qui précède dispense sans doute d'insister sur le fait que le ton en production vocale ou instrumentale normale (ce qui n'est pas le cas du diapason, qui produit un ton purement sinusoïdal) excite, survolte le rythme dans ses huit aspects, d'alternance périodique et métronomique, d'interstabilité, d'accentuation, de tempo variable, d'auto-engendrement, de convection, de strophisme, de gravitation par noyau, enveloppe, résonance, interface <1A5>. L'anthropogénie a vu le rythme s'initier chez Homo par le pas et la marche, ainsi que par l'aller et retour de la respiration, voire par la systole et la diastole du coeur. Mais c'est dans le son tenu-tendu, le ton, où se combinent au plus près l'exactitude arithmétique et physique et l'inexactitude arithmétique et physique, que ses huit aspects se thématisent, deviennent même l'objet propre recherché, comme expérience ultime de l'existence <8H>.
15B11. Le ton est mémorant
Et nulle part comme dans la musique détaillée on ne saisit aussi bien le travail de la mémoire, ou plus exactement de véritable digestion cérébrale qu'est la mémoration <2A5>. Un performeur musical a entendu ou lu une partition une première fois sans arriver à en bien produire le phrasé ; six mois plus tard, il la rejoue et s'aperçoit que beaucoup d'aspects s'en sont mis en place ; il la relit encore six mois après, et cette fois le phrasé coule de source. On ne peut toucher plus évidemment la digestion cérébrale comme mise en compatibilisation de synodies neuroniques. Encore l'expérience complète est-elle plus riche. Car tout ce que le performeur a joué entre-temps influence la mémoration qui vient d'être évoquée, et est influencé par elle. S'il est compositeur, il faut s'attendre à ce qu'elle l'incline à des productions neuves. Confirmant comment la mémoration devient l'intelligence, et même le génie <2B2-4> quand son travail induit la mise en place d'un nouveau référentiel. Cette mémoire du ton tient sans doute à sa nature. Les éléments d'un spectacle sont infiniment multiples ; l'oeil qui le parcourt y tombe de traits-points en traits-points et de taches en taches sur de nouveaux détails, où les nouveaux venus perturbent les premiers plus qu'ils ne les établissent. C'est l'inverse pour les tons, où chacun s'inscrit d'emblée dans des résonances subséquentes, et même dans ces résonances collatérales que le quintette pour piano de Brahms a exaltées ; d'où la complicité des suites mélodiques ou rythmiques avec les synodies neuroniques de nos cerveaux et leurs mémorations <2A5>. Dans un spectacle, seuls les éléments schématiques ont des chances d'être mémorisés ; le ton a d'emblée une virtualité schématique que ses résonances confirment, et dé-schématisent en même temps. La musique, massive et détaillée, est si mémorante qu'elle est l'expérience principale de la continuité d'un spécimen hominien comme singularité par sa mémoire. Il n'y a rien qu'Homo transporte plus économiquement qu'un air de musique, ou du moins quelques tons reliés rythmiquement entre eux, thème ou motif. Rien non plus qui entoure Homo et le traverse davantage, depuis ses pieds promeneurs, le balancement de ses hanches, ses mains batteuses, sa poitrine respirante, son larynx-pharynx vibrant, jusqu'aux résonances de son crâne et l'intime de son cerveau. Par quoi toute musique est leit-motiv (movere, mouvoir, leiten, conduire). D'un opéra, d'un film, mais aussi d'un groupe ou d'un individu. L'écho du ton n'est pas seulement physique <15B6> ; il est sémiotique et existentiel autant. L'anthropogénie veillera à ne pas restreindre la mémoration musicale à la forme qu'elle prit dans l'Occident romantique, où la culmination sociale de la musique savante a coïncidé avec celle d'un "Ich" ou d'un "Moi" mémorant au point d'être autobiographique. On trouve, dans l'histoire d'Homo, autant de mémorations musicales différentes que d'avatars du X-même hominien <11K, 30>. Mais il reste vrai que partout les mémorations et remémorisations musicales ont été liées aux expériences les plus fortes de la présence, de l'absence, de la présence-absence <8A>. Faisant d'elles le recours le plus courant des conduites présentifiantes <8C>.
15B12. Le ton est une danse économique et persévérante
L'anthropogénie considère la danse comme la thématisation du geste <11H4>. Or, si l'on veut reparcourir et totaliser les propriétés du ton, on voit ses multiples accointances avec le geste, dont il est capable d'activer-passiver un grand nombre de dimensions (degrés de liberté) <11H4>, avec leurs effets de champ. Aussi Homo a-t-il toujours établi pratiquement et théoriquement un lien entre la musique et la danse, vu que les index et indexations de l'une induisent les index et indexations de l'autre, circulairement ; et ce lien serait encore plus étroit si se confirmaient les interactions soupçonnées aujourd'hui entre ouïe et sens vestibulaire. Somme toute, la danse et la musique font un ensemble moteur à deux pôles. Energétiquement, la danse assure à la musique une recharge kinesthésique et cénesthésique où dominent les réactions de Baldwin (perception > motricité > perception). Informatiquement, le ton, mémorant, assure à la danse une persévérance qu'elle ne trouverait pas en elle-même. Leurs interrelations sémiotiques seront envisagées dans un instant <15C>.
15B13. Le ton est une convection cérébrale très immédiate. Sa magie et sa structuralité
Très physique, et même physicien <15B8>, le ton, comme le son, travaille sur les relais nerveux et les centres cérébraux d'Homo d'une manière remarquablement directe, c'est-à-dire avec des représentations intermédiaires fort réduites. Par exemple, ses va-et-vient s'inscrivent intimement dans les réactions de Baldwin de la marche et du plaisir. Et, neutre de soi, il se prête parfaitement au travail du cerveau associatif, à ses neutralisations conceptualisantes, au lissage des affects, ainsi qu'au travail de la mémoration <2B>. Cela a fait sa magie, c'est-à-dire les glissements qu'il opère entre ordre sémiotique et ordre technique <4D>, ou encore entre distanciation et effectuation. Car la musique est grosse d'effets physiologiques et somatiques puissants. La berceuse y est un genre musical primordial ; les trente Variations Goldberg de Bach, qui comportaient dix canons (de l'unisuono à la neuvième), genre stagnant par excellence, eurent pour prétexte de faciliter l'endormissement d'un prince insomniaque. Les confidences des musiciens disent leur exaspération érotique après un concert réussi. L'éclat de la trompette a soutenu la charge militaire, et les chants de randonnée allemands de 1910 préparèrent les enthousiasmes hitlériens de 1930. La légende des rats conduits par le joueur de flûte d'Hamelin continue celle des fauves apaisés par Orphée. Mais la proximité du ton musical avec le travail cérébral immédiat lui confère aussi, à l'opposé de sa magie (rapprochante), un caractère de structure, ou plus exactement de structuration pure (planante). En sorte qu'il se prête bien aux expériences des aspects transcendantaux de l'esprit, comme l'affirmaient les kantiens que connaissait Beethoven, mais aussi les théoriciens indiens de ce qui est au-delà des formes en tant que particulières, dites rupa, donc de l'arupa (a- privatif, rupa). La science profonde qu'avait Whorf des dialectes amérindiens lui a permis de généraliser cette vue dans ce qu'il appelle les "deux musiques" de tout dialecte : l'une magique, l'autre yoguique <LTR,221>. Il nous faudra revenir sur cette distinction à propos de la phonosémie manieuse des langages <16B2b>. Structurations-messages-massages, toutes les musiques détaillées, excitantes ou apaisantes, sont répétitives, à coup de répétitions variées, ornées ou littérales, parfois inlassablement et démesurément. Par quoi, même terribles ou pathétiques, elles opèrent en fin de compte comme consolation. Voire comme acceptation apaisée de la mort, dans l'ostinato d'un Jardin d'hiver posthume de Schubert.
15B14. Le ton est un contraste intrinsèque avec le silence
Du même coup, le ton entretient une relation complice ou tragique avec le silence. D'abord, ce silence très particulier qui précède l'attaque et suit la conclusion du concert, du moins dans la musique européenne (car presque partout ailleurs il y a continuité entre la musique et les bruits ambiants). Mais aussi, et cette fois partout, ces soupirs ou ces pauses qui interrompent une mélodie. L'essentiel tient en un silence subtil qui appartient au ton lui-même, provoqué par exemple par des stagnations voulues d'harmoniques immobiles à travers des notes diverses ; c'est l'effet prévalent de la marche funèbre "sulla morte d'un Eroe" de Beethoven, mais qu'on trouve aussi dans des musiques de la Renaissance quand l'acoustique est propice. Plus profondément encore, on a cru reconnaître chez certains musiciens une sorte de ton-silence natal (ou prénatal) lié aux premières mémoires, entre affleurement et engloutissement, opérant un cycle de la naissance et de la mort ; il y a sur ce sujet des confidences de Haydn et de Schumann, que rappelle Pascal Quinart dans sa Haine de la musique. Clément d'Alexandrie estimait que les Pythagoriciens étaient à la fois musiciens et amis du silence écouteur ; et c'est en ce sens qu'il les disait akousmatikoï (akoueïn, écouter). Ces dimensions de silence confirment assurément la parenté entre musique et présence-absence.
15B15. Le ton est éminemment intercérébral
Les cerveaux, avons-nous vu, sont des computers bioélectrochimiques faits pour fonctionner ensemble, capable de se comprendre très vite et de s'entre-exalter intercérébralement, en tout cas au sein d'une même espèce ou sous-espèce <2A8, 2B9>. Ceci est vrai particulièrement du ton qui, en raison de sa légèreté et de son immédiateté nerveuse, non seulement circule d'un cerveau à l'autre, mais conjoint les cerveaux entre eux en une sorte de computer unique, que connaissent bien les musiciens d'orchestre, avec ou sans chef. Telle est la base nerveuse du concert (certare, cum, lutter ensemble), à la fois conflit (fligere, cum) et concorde (cor, cum) entre les musiciens et avec leur public. Suscitant la communication, la communion, la participation <8G>. Celles de la danse africaine nocturne. Des offices religieux. Des meetings nationaux et politiques.
15B16. Le ton et la partition-conjonction généralisée et sexuelle
Les effets de champ nous ont amenés à prendre en compte cette relation physique et logique à la fois fuyante et fondamentale qu'est la partition-conjonction <7H2-3>. Le ton, lieu privilégié des effets de champ excités, en est une expérience insigne. Il ne se maintient que moyennant les partitions que sont les partiels, l'intervalle, la motion mélodique, la polyphonie, les périples et coupures rythmiques, etc. Et en même temps, dans son exercice concret, ses partitions sont conjonctions regroupantes, unissantes, conjuguantes. D'autre part, nous remarquions qu'Homo a d'ordinaire hésité entre deux partis : de ramener la partition-conjonction généralisée à la partition-conjonction sexuelle, ou de faire la réduction inverse. Dans le ton, les deux trajets se complètent et même s'impliquent. Il est si près du corps physique et cérébral que les partitions et conjonctions universelles y prennent d'emblée des résonances sexuelles. Il est si mathématiquement exact et inexact que d'entrée de jeu les partitions et conjonctions sexuelles s'y universalisent, comme elles ne le font jamais dans l'image. De cela la démonstration est dans toutes les cultures. Mais elle a pris la forme systématique propre à l'Occident dans la musique de Beethoven, qui a survolté en tous sens les structures, textures et croissances partitives et conjonctives du son tenu-tendu. Et dans celle du Wagner qui, surtout depuis Tristan et Isolde, en a survolté les aspects orgastiques.
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Nous venons ainsi de parcourir seize virtualités du ton. Une expérience simple permet de les rassembler. C'est de muser vocalement ou mentalement un ton quelconque tandis qu'on se promène au bord de la mer dans le bruit de la houle et des vagues, dans la forêt par grand vent, ou simplement qu'en voiture on est attentif au bruit des pneus sur la route qui faisait conclure Kerouac à l'existence de Dieu. Couplé au ton, le bruissement de fond se met alors à exalter, dans le cerveau transversalisant, neutralisant, universalisant, d'Homo, les virtualités de la résonance en des textures et structures, parfois des croissances, souvent plus riches, par la vertu de l'endotropie, que celles des musiques performées les plus intenses. L'extrême naturalité de la physico-physiologie du ton se vérifie dans le fait que la musique la plus savante reste d'ordinaire en contact avec la musique populaire (Bartok, Mikrokosmos). Et que les compositions les plus sophistiquées se résolvent souvent pour finir dans l'évocation d'un air populaire (Beethoven, Sonate 21), voire d'un air de chasse (Schumann, Papillons 12).
15C. Sémiotique du ton
Le ton est assurément un signe, selon la définition que nous avons donnée de celui-ci : un segment (d'Univers) qui thématise d'autres segments (d'Univers) en s'épuisant dans cette thématisation <4A>. Mais en même temps, comme nous venons de le voir, les propriétés physico-physiologiques du ton sont telles que le signe musical y conserve quelque chose de l'immédiateté et de la vérificabilité physique du signal, et de la prégnance animale du stimulus-signal, en sorte qu'il se range largement dans ce que la présente anthropogénie appelle les stimuli-signes <4H>. Posons alors quelques formules équivalentes. (A) La musique c'est des signes qui désignent, et qui réalisent simultanément ce qu'ils désignent. (B) La musique est un système sémiotique réalisateur, et inversement une réalisation sémiotique. (C) La musique est une production d'objets techniques qui sont des signes, et une production de signes qui sont des objets techniques. - Si l'on ajoute à ces paradoxes celui de l'exactitude et de l'inexactitude simultanées du ton, une anthropogénie doit mesurer suffisamment les conséquences de ce statut très particulier, et même unique.
15C1. La musique désigne peu ou pas des choses-performances
C'est à la Renaissance, très sensible à la bigarrure des choses-performances <1B3>, et presque à leur cacophonie, comme le montrent les grotesques et les peintures d'Arcimboldo, que furent produites des musiques thématiquement désignatives. Autour de 1520 Janequin composa la Guerre, le Chant des Oiseaux, la Chasse, les Cris de Paris, le Caquet des femmes. Il voulait être fidèle, puisque sa Guerre est divisée en deux parties violentes séparées par une partie calme vu que les deux journées de Marignan avaient été séparées par une nuit d'épuisement. Ses auditeurs guerriers, nous dit-on, croyaient encore assister aux actions et tiraient leur sabre pour y intervenir. Pourtant rien là qui comporterait le détail narratif d'un tableau peint, et moins encore d'un texte historique. Et c'est prudemment que son auteur avait donné le titre fort général de la Guerre à ce que nous appelons la Bataille de Marignan. Les autres cas laissent encore moins de doute. Au XVIIIe siècle, les pièces intitulées Coucou sont des variations sur la tierce mineure descendante avant d'être des chants de coucous, et surtout des désignants du désigné "coucou". Les Papillons de Schumann se fussent aussi bien appelés "fantaisies". Une symphonie à programme, comme L'héroïque, - même si à Paris, nous dit-on, un vieux soudard au moment du finale se leva en criant : "Mais c'est l'empereur!", - suppose justement, pour dire de quoi il s'agit, un programme (gramma pro, une lettre avant). Et, si le Fröhlicher Landmann de Schumann est gai (Fröhlich), comment savoir, sinon par le titre, qu'il est laboureur (Landmann) ? La musique s'est presque toujours accompagnée de paroles ou de danses, voire de mimes, quand des désignations précises étaient requises. C'est que des désignations descriptives ou narratives supposent la production de traits multiples, tranchés, rapides, évidemment oppositifs, structures plutôt que textures et croissances <7F>. C'est le cas des sons en emploi "urgent" du langage massif et surtout détaillé <16,17>. C'est le cas des lignes-taches-couleurs de l'image massive et surtout de l'image détaillée <14>, et en particulier des écritures langagières et mathématiques <18>. Or, les tons musicaux, qui sont une pratique insistante (non urgente) du son, comportent trop de lenteurs, trop de répétitions, trop d'intensités fluides, et surtout trop de partiels (harmoniques) thématisés comme tels, bref trop de résonances externes et internes compliquées ou complexes (plectere, cum), trop de textures et croissances plus que de structures, pour offrir de pareils traits désignatifs. En fin de compte, la musique détaillée, "cette structuration sans lexation" (Whorf), à part quelques indices magiques sur des objets simples, et quelques indices expressifs sur la condition physique et psychologique du musicien et de ses instruments, ne produit guère que des index. En d'autres mots, elle engendre non des signes pleins (à désignés déterminés), mais beaucoup de signes vides (s'appliquant à des désignés multiples), marquant et même réalisant des convections. Et comme la mathématique, qui est la théorie générale des indexations et la pratique absolue des index, quand elle s'écrit, elle le fait par le point et par le trait, par le trait-point <19A>, quoique beaucoup moins bien, puisque ses indexations sont chargées, très chargées, de motions, de mouvances, dans le concret de l'étendue et de la durée, par opposition à celles de la mathématique, déchargées, dans l'abstraction de l'espace et du temps.
15C2. La musique réalise ses indexations via son geste (danse) implicite
Bien qu'elle soit incapable de désigner précisément des choses-performances, la musique n'est donc nullement insignifiante. En tant que suite d'index déclenchant des noyaux, des enveloppes, des résonances, des interfaces <1A5e> en un champ sonore, elle comporte des crêtes, des pentes, des bassins d'attraction <7> qui affectent directement les transductions des systèmes nerveux en général, et d'Homo en particulier. Selon sa motion et son rythme, une phrase musicale monte, descend, se poursuit ou stagne, s'étend, se resserre, un ton s'y dièze ou s'y bémolise, un accord se gonfle, se file, et chacun de ces verbes renvoie à des directions, à des sens, surtout à des mouvances, ces mouvements qui trahissent les forces dont ils procèdent. Indexant des mondes ou des univers, d'index à la fois désignatifs et réalisateurs. Et cela exotropiquement ou endotropiquement, donc en s'accompagnant de gestes extérieurs, mais aussi en demeurant dans les gestes intérieurs des circuits nerveux sans guère d'appel au système nerveux de relation. Ceci précise les rapports déjà définis entre la musique et la danse <15B12>. D'une part, elles sont proches et se recouvrent presque, dans la mesure où la musique indexe, donc gesticule extérieurement ou intérieurement. Mais la danse étant la thématisation du geste en général est capable de spécifier des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, puisque le geste rivalise à cet égard avec le langage, comme le démontre le mime. Au contraire, la musique détaillée, pratique insistante du ton, ne saurait retenir de la danse ses mimes particuliers, et elle ne garde que les convections et indexations gestuelles globales, celles que canonise le chironomiste. Par contre, en raison de la légèreté de la voix et de l'instrument musical, elle rend ses indexations avec une instantanéité, une ductilité, une richesse, et selon des partitions-conjonctions dont la danse est incapable. On comprend qu'Homo ait d'habitude pratiqué la danse et la musique ensemble, pour leur complémentarité intrinsèque.
15C3. La musique correspond aisément à des structures, textures, croissances d'Univers
Ainsi doué, le ton musical, analogique et digital, est capable de correspondre éminemment à certaines structures, textures, croissances du *woruld <1B> dans une société donnée. Par exemple, les pythagoriciens virent des analogies entre les tons de leur gamme, l'ordre d'éloignement des planètes et les premiers nombres de l'arithmétique. Les ethnomusicologues contemporains déchiffrent des correspondances de ce genre à travers un grand nombre de cultures, voire toutes, depuis la Chine jusqu'à l'Afrique noire et arabe, et cela dans les productions tant populaires que savantes. Performer la musique c'est performer le monde, son monde. Et en même temps s'inscrire et se justifier en lui. C'est l'affaire de l'extrême exactitude et nuance des indexations musicales. Et aussi de leur ampleur, jusqu'à la présence, l'absence, la présence-absence et la partition-conjonction sexuelle et généralisée. Comme il s'agit de cosmologie, l'anthropogénie distinguera pourtant deux grandes sortes de structures-textures-croissances musicales, selon qu'elles tentent de réduire la durée à l'étendue, ou l'étendue à la durée. La musique occidentale depuis le XVIe siècle au plus tard a été du premier type. Beaucoup d'autres musiques, telle l'africaine, se sont inscrites dans l'engendrement risqué de la durée, c'est-à-dire dans l'engendrement en général, ou la génération tout court. (D'où peut-être les dispositions fractales qu'on croit reconnaître dans certaines.)
15C4. La musique incarne et développe finement les destins-partis d'existence
En même temps, étant texture et croissance autant ou plus encore que structure, la musique détaillée réalise les destins-partis d'existence dans ce qu'ils ont de plus instantanément et ponctuellement singulier <8H>. Destins-partis des ethnies. Destins-partis des X-mêmes singuliers. L'humble joueur de flûte des Andes accomplit à la fois les immensités monstrueuses de sa montagne et son corps fragile. Le mot arabe maqam exprime bien ces pouvoirs musicaux, puisqu'il couvre les divers "modes" techniques de la musique mais aussi, liés à chacun d'eux, ces aspects particuliers, ces "humeurs" qu'ils activent (passivent) de topologie générale et différentielle, de cybernétique, de logico-sémiotique, de présentivité <8H>, et aussi de taux originaux de bluff/soumission, affrontement/isolement, exploration/coquetterie, rêve/rêverie, de catégories du possible : contingent, nécessaire, etc. <6A-B>. De même, les Grecs avaient considéré les modes musicaux comme des façons générales d'être, qu'ils désignèrent par des adverbes de manière, en "-sti" : la Doristi, l'Eolisti, la Phrygisti, la Lydisti, etc. ; ce que le latin a rendu par modus. Mais, quel que soit le destin-parti d'existence ainsi réalisé, l'anthropogénie remarquera qu'Homo entretient à travers sa musique un rapport privilégié avec une certaine extase (stare, ex), c'est-à-dire avec des états où le X-même hominien est fortement décentré. Dans le tambour africain. Dans le vaudou. Dans le dikr. Dans les croisements de karma et de nirvana du sitar et du tabla indiens. Dans les totalisations divines ou démoniaques de certaines fugues de Bach. Cela tient aux propriétés physico-physiologiques du ton qui laissent le système nerveux de ses créateurs, performeurs, auditeurs quasiment sans défense. On demeure devant un tableau qu'on parcourt de l'oeil, on circule autour d'une sculpture qu'on explore, ou tourne en tous sens les pages d'un texte, on visite une architecture, on rejoint et quitte la danse. Au contraire, la musique est ubiquitaire, envahissante, insinuante. Platon a dit d'elle : "kata-duetaï eis to entos tès psukHès" (elle pénètre et s'enfonce jusqu'au dedans de l'âme). Chacun de ces mots parlent de viol autant que de caresse : kata (à travers), dueïn (s'enfoncer, se plonger), eis to entos (vers un dedans forcé), tès psukHès (psyché grecque, à la jointure de l'esprit et du corps), et cela en une opération active-passive, bien rendue par la ressource de la voix moyenne du verbe : -etaï. Homo sait depuis longtemps que la musique est le meilleur soutien de ses croyances religieuses ou politiques et de ses amours. Ce n'est pas qu'elle propose le contenu particulier d'une foi, même quand c'est une passion ou une cantate de Bach ; l'Hymne à la Joie de Beethoven a été chanté par des idéologies contradictoires. Mais elle obtient la rythmisation la plus profonde et la plus complète. Or, une foi et un amour se vérifient à la rythmisation qu'ils apportent <7I8>.
15D. La musique archétypale du MONDE 1
Quand le ton, le son tenu-tendu, a-t-il succédé au son massif ? Pour le deviner, on a entrepris d'interroger les larynx, les pharynx, les bouches et systèmes respiratoires fossiles pour en inférer les performances vocales plausibles, en des déductions couplant la physique et l'imagerie informatique. Mais cette approche sophistiquée demeure limitée dans ses résultats, car, pour savoir quel ton émet un appareil phonateur, il faut, en plus de son ossature exacte, connaître sa physiologie musculaire et nerveuse. Le passage du son au ton est affaire de fraction de millimètre et de fraction minime de force globale et de distribution de forces. Sans compter que beaucoup de spécimens hominiens d'aujourd'hui sont capables de tons dans le langage sans produire ni percevoir la moindre musique détaillée. Une autre voie est d'étudier le passage du son au ton chez nos nourrissons, pour imaginer à partir de leurs stades et strates d'apprentissage ce que dut être ce passage chez Homo comme espèce. Mais nos nouveaux-nés, voire nos foetus, baignent d'avance dans un environnement de musique et de langage détaillés, ce qui ne fut pas le cas aux origines, où il s'agissait justement d'inventer l'un et l'autre. Cependant, les seuils entre son et ton ont des fondements si contraignants qu'on doit en imaginer des suites peu contournables. En voici une à titre indicatif : (a) Ton instrumental insistant flou (battements plus ou moins périodiques sur des objets), et vocal insistant flou (gazouillis, marmonnement). (b) Ton vocal urgent flou (babil, phrasé). (c) Ton vocal urgent précis (phonèmes). (d) Ton instrumental insistant précis (ton instrumental déterminé), et vocal insistant précis (ton vocal déterminé). L'épigenèse du langage des sourds-muets confirme assez cette suite, à condition, bien sûr, d'y remplacer "vocal" par "gestuel digitalisé".
15D1. L'engendrement intense paléolithique
Quelques os perçés à distance régulière, parfois datés de 60 mA, font penser à des flûtes. Et une figure de la Grotte des Trois Frères est interprétée, depuis l'abbé Breuil, qui en fit le premier relevé, comme un homme masqué jouant d'un arc musical. C'est peu et c'est beaucoup. Car cela indique, au paléolithique supérieur, la panoplie musicale au complet : un instrument à vent, un instrument à corde, et il n'est pas douteux qu'il y eut des instruments de percussion, tambours ou cymbales, même si nous ne pouvons en identifier. Venons alors à la question qui se pose à la vue des images des grottes (Lascaux) et des rives (Foz Côa) du paléolithique supérieur : quelle musique, massive ou détaillée, et détaillée jusqu'à quel point, produisaient et entendaient leurs sculpteurs, leurs peintres et leurs graveurs, ainsi que les "officiants", les "fidèles", les "initiés", les chasseurs-cueilleurs-sorciers-chamans qui gravitaient autour d'elles ? Une première réponse vient du langage. Car l'élaboration de ces ensembles déjà très coordonnés ne semble pas avoir été possible sans un langage disposant d'un minimum de glossèmes et de séquencèmes, lesquels supposaient un minimum de phonèmes, c'est-à-dire d'unités vocales formées de traits distinctifs. Or, qui dit phonème, dit possibilité articulatoire du ton. Cependant, cela ne fait pas encore une musique détaillée, puisque certains de nos contemporains parlent fort distinctement sans y avoir accès. A cet effet il a donc fallu que des spécimens du paléolithique supérieur se plaisent à un usage insistant (musical) et pas seulement urgent (langagier) du ton <10A>. En d'autres mots, qu'ils aient donné au ton l'occasion de déployer ses dimensions de tenue-retenue, de fluctuation, d'intervalle, de mélodie, d'écho, etc., et plus généralement d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, et de présentivité. Et qu'ils aient cherché aussi à exploiter sa capacité de confirmer l'unité du groupe social par le partage des huit propriétés du rythme. Or c'est bien, peut-on penser, ce qui dut être le cas pour de nombreux spécimens du paléolithique supérieur quand on voit l'intensité de la rythmique et des effets de champ perceptivo-moteurs excités de leurs figures peintes et sculptées. On peut imaginer qu'il y eut là un premier étonnement de la voix tonale et du ton instrumental, comme il y eut une première stupeur de distributions de l'image <14A>. Et si l'on croit assez à la cohérence des destins-partis d'existence d'une société à une époque <12B>, on pourrait même se risquer à caractériser le type de phrasé de cette musique. Les figures peintes qui lui sont contemporaines n'ont pas de cadre, mais seulement le précadre de la ligne d'échine des animaux <14A11>, et on imagine donc mal un phrasé conclu ou concluant, délimitateur, avec des récurrences fermes. Par contre, on songerait à des émissions de tons ouvertes et pulsatoires, échos parcourus de gonflements et de dépressions, ne craignant pas plus les chevauchements que ne les craignaient les figures du temps, et participant de même aux effets de champ des grandes forces de l'environnement, dans les mêmes stupeurs rythmiques que les courses des cerfs. Ou que la figure dansante qui joue de l'arc musical à la Grotte des Trois Frères.
15D2. L'engendrement schématique néolithique
Nous ne connaissons guère mieux la musique détaillée du néolithique que du paléolithique supérieur, aussi bien au Moyen-Orient que dans le territoire Old Europe (Marija Gimbutas), à défaut de représentations d'instruments ou de danses. Cependant, de nouveau, si l'on admet le principe de cohérence des destins-partis d'existence <12B>, il suffit peut-être de confronter les seize propriétés du ton en général <15B> et le cadrage strict des tectures et des figures de Çatal Hüyük antérieures à la poterie (PPN), puis le schématisme générateur qui règne dans la décoration des poteries néolithiques (PN), pour imaginer plausiblement une musique qui a dû se plaire à des répétitions identifiables de mêmes motifs (comme les trois têtes identiques superposées de Çatal Hüyük), ainsi qu'à des entrelacs systémiques (comme ceux de la poterie), et cela dans la délimitation d'un phrasé "cadrant", donc impliquant des débuts et des fins de segments musicaux. Ainsi, avec le néolithique, Homo serait entré dans l'âge de toutes ces musiques détaillées qui ont précédé les civilisations de l'écriture, et que hier on pouvait encore observer en Afrique ou en Polynésie. Musiques qu'on dirait inductives, en ce que le ton n'y est pas fait d'avance, mais se plaît à se conquérir et reconquérir en la reprise inlassable de ses seize composantes obligées. Là la cosmogonie imagétique et musicale ne saurait être le déploiement d'un système tout fait, comme il en existera dans les empires primaires, mais un tissage pour prendre la métaphore Dogon du langage, si proche de la musique dans les dialectes à tons. Avec une prédominance du rythme sur la motion mélodique. Mais alors ne peut-on interroger plus loin les musiques "néolithiques" actuelles pour compléter le tableau sommaire et très spéculatif que nous venons d'esquisser du néolithique véritable, par exemple pour imaginer les instruments qui y ont régné, puisque nous n'en avons pas de représentations ? Quatre instruments surtout sont candidats. (a) Les tambours et les gongs. (b) Les xylophones ou tout autre assemblage d'éléments à ton fixe. (c) Les arcs musicaux. (d) Les flûtes simples. Nul de ces quatre instruments ne semble avoir excédé les capacités de construction des néolithiques. Ce qui les aurait privilégiés ou exclus serait alors plutôt les pentes culturelles. Ainsi, beaucoup de sculptures zaïroises d'il y a un demi-siècle représentent des tambours qui font un avec le ventre du batteur en un transfert ou une traversée réciproque d'énergie (leur peau, dit-on, fut parfois humaine) ; cela ne concorderait-il pas avec le caractère génératif que manifestent la statuaire et la poterie néolithique ? De même, l'aspect auditivement et visuellement cadrant qu'a un xylophone n'a-t-il pas correspondu au premier enthousiasme du cadrage qui éclate dans les tectures et images de Çatal Hüyük <14D> ? Et si les inflexions dont est capable la flûte simple avaient épousé celles du schématisme générateur des dessins des poteries ? Enfin, des cordes isolées ou juxtaposées n'auraient-elles pas combiné les avantages du cadrage et de l'inflexion ? Mais, dans le cas qui nous occupe, ce genre d'argumentation, de soi pertinente, se heurte à deux difficultés. D'un côté, le destin-parti d'existence des néolithiques, outre qu'il a certainement varié par région et par époque, est trop peu connu, même globalement, pour en tirer des conséquences fines. D'autre part, les cultures "néolithiques" actuelles ou récentes (africaines ou polynésiennes) ont été pénétrées par des influences du MONDE 2 grec et postérieur, ou tout simplement par celles des empires primaires du MONDE 1, et ne nous donnent donc que des témoignages très déformés sur le moment néolithique proprement dit <14Dfin>. Du reste, elles actualisent toutes des partis singuliers, - peuples de la forêt, de la pâture, de la roche, - où les destins-partis spécifiés ébranlent les généralités. Ainsi, la musique des Pygmées, peuple de la forêt, se singularise par sa conjonction d'un jodler, d'une polyphonie, d'une métronomie assez stricte, qui s'entre-définissent en une résultante qu'on ne retrouve guère ailleurs. Assurément, à voir les productions tecturales, sculpturales et peintes des néolithiques, leur musique dut être infiniment plus proche de celle des Pygmées ou des Bakuba ou des Rende de Sumba en Indonésie que d'un Grec classique, d'un Chinois de l'époque Song ou d'un sitariste indien d'aujourd'hui. Mais ceci ne nous permet pas de déduire des préférences pour des tambours de peaux, des tam-tams, des cordes, des vents. Et moins encore pour leurs éventuelles combinaisons. Somme toute, à défaut de représentations, nous devinons encore moins mal le type de jeu des musiciens néolithiques - sans doute entre vivants et morts, entre état vivant (kamo) et état mort (bao), - que les instruments sur lesquels il avait lieu.
15D3. La chironomie des empires primaires
Pour les Empires primaires, nous disposons d'instruments conservés, comme quelques flûtes percées de trous des Amérindiens, mais surtout d'instruments figurés : flûtes longues (puis hautbois) et harpes de 6 à 16 cordes (d'épaule puis de plancher) représentées sur les fresques de l'Egypte, où elles sont parfois accompagnées de cette écriture musicale gestuelle qu'est la chironomie <18I2>. Dans ces cas, surtout en Egypte, ce qu'il y a de décisivement nouveau c'est qu'il s'agit d'instruments adaptés à des échelles et à des gammes préétablies et ostensibles. Ainsi, comme les tectures et les images, la pratique musicale confirmait le musicien des empires primaires et ses auditeurs dans le sentiment qu'ils appartenaient à une société et à une nature où l'Ordre (dharma, tao, quik) est préalable, déterminant non seulement des cadrages généraux, comme au néolithique, mais des sous-cadrages détaillés, selon la topologie, la cybernétique, la logico-sémiotique, la présentivité, et aussi la géométrie pratique (mesure de la terre) des premières civilisations à écriture intense. L'ordre musical et sa combinatoire s'accordèrent avec celui des images et des tectures devenues architectures <13F,14E>, ainsi que de la danse processionnelle, à rangs parallèles. Dans la subtilité et la tension égyptiennes, cette organisation mobilisa les ressources du pentatonisme, puis de l'heptatonisme, et même des demi-tons à partir du Nouvel Empire. Nous ne comprenons que fort peu les spéculations et disputes de théorie musicale que produisirent les empires primaires, mais nous savons avec certitude qu'elles furent riches, constantes, omniprésentes, liées avec la théorie politique et pédagogique parfois jusqu'à l'identification de l'ordre étatique et de l'ordre musical en Chine. Dire que la musique des empires primaires fut chironomique n'est pas une métaphore, s'il est vrai que la chironomie est une pratique où, à travers le corps et surtout les mains (kHeir) d'Homo transversalisant, orthogonalisant, latéralisant, processionnel, le *woruld vu comme une procession (nomos) incessante donne lieu à une société scripturale elle-même processionnelle.
15E. La musique formelle du MONDE 2 grec : la durée-étendue
Toutes les musiques qui précèdent inscrivirent Homo dans le continu proche du MONDE 1 <12>. En un contraste violent, la musique de la Grèce antique déclencha la révolution par laquelle Homo suscita brusquement et violemment le continu distant du MONDE 2, et le soutint durant deux millénaires et demi. Cette fois nous pouvons suivre l'événement à travers des partitions, d'abord fragmentaires, puis plus explicites. Selon un *woruld conçu comme un Cosmos, comme une tecture originelle (originante) constituée de rapports simples, évidents, maîtrisables d'un seul regard et d'une seule audition, donc comme un tout composé (intégré) de parties intégrantes, la musique cessera d'être une cosmogonie de gestation. Elle sera une cosmologie tenant en proportions presque aussi visuelles qu'auditives, et exercées pour leur capacité de faire saillir adéquatement une forme sur un fond. Le "tHéatron", ce lieu de la "juste" distance de la vision <13G1,14F>, fut aussi le lieu de la "juste" distance de l'ouïe. Dans la saisie analytique-synthétique grecque de la musique comme de l'image, ce qui retint l'attention ce fut l'analogia, ou proportion externe, résultat de l'harmonia, ou proportion interne. De systémique qu'elle est partout par nature, la musique détaillée devint systématique. Et tout en elle sembla en concordance avec la cosmologie grecque. (a) Les fréquences perçues par l'oreille correspondaient à des longueurs de cordes visibles par les yeux, selon l'idéal du tHeatron. (b) Pour l'idéal des touts composés de parties intégrantes, l'idée attribuée à Pythagore de déduire tous les tons utiles du seul rapport de la quinte, 3/2 pour la fréquence, 2/3 pour la longueur d'onde, fascina la cosmologie et la morale pendant des siècles. (c) De pentatonique qu'elle avait été d'ordinaire jusque-là, la gamme devint décidément heptatonique, répondant mieux ainsi à la totalisation intégratrice. (d) Selon qu'on prenait pour point de départ tel ou tel ton, les intervalles de ton et de demi-ton n'occupaient pas la même place dans la série, et engendraient des harmoniaï (proportions internes) différentes, comportant chacune des structures, textures, croissances physiques et psychiques différentes, désignées par des adverbes de manière (ou de "mode") en -isti. La Doristi (la-sol-fa-mi-ré-do-si), censée vigoureuse, devint l'harmonie nationale, base de l'éducation, et c'est pour elle que fut créée la notation ; l'Eolisti et l'Ionisti furent perçues comme des harmonies gréco-asiates ; la Phrygisti et la Lydisti, censées alanguies, paraîtront des harmonies "barbares" suspectes. Eloquemment, ces harmoniaï grecques furent dites modi en latin, maqam en arabe, modes, manières de faire, mais aussi manières de vivre, manières d'exister, en français et en anglais <15C4>. (e) A quoi il faut ajouter les effets de réplique et de miroir entre les tétracordes (quatre tons formant une quarte), par exemple les deux tétracordes doriens, ayant tous deux le demi-ton au grave : (I) la-sol-fa-mi, (II) mi-ré-do-si. Ce que l'anthropogénie retiendra de cet édifice cohérent et mouvant, et par là faisant songer au nombre d'or du Parthénon <13G2>, c'est combien, pour la joie grecque animée de nouveauté et d'évidence (bonjour! se disait kHaïre!, réjouis-toi, et ti kaïnon ? quoi de neuf ?) ce système musical était à la fois proliférant, varié, surprenant, tout en maintenant le sentiment, vrai ou illusoire, du Logos, voire d'une conjonction du Logos et de la Physis, entendue comme génération et origine (pHueïn, engendrer) à partir de rapports simples. Les Pythagoriciens, déjà fascinés par les relations qu'ils pouvaient établir entre des petits cailloux (leurs "calculi" ont donné notre "calcul"), les formes géométriques et les proportions arithmétiques, le furent plus encore quand ils vérifièrent qu'aux nombres et aux figures correspondaient encore les proportions auditives et tactiles des tons sur leurs cordes. Ce fut comme une perception-manipulation de la complétude (téléïôtès) du "makromikrokosmos" (Kranz) et de "l'étant étantément être" (ontôs on). Le ton était moins proportionné que proportionnable, le cithariste le savait d'expérience, mais il était assez mathématisable pour qu'on veuille en faire la proportion par excellence <15A>. L'impossible quadrature du cercle n'avait jamais empêché le cercle d'être cercle, et le carré carré. Ainsi, en Grèce, la pratique insistante du ton, inscrite dans l'enseignement de base au même titre que la grammaire, la lecture, l'arithmétique et la nage, fut considérée comme l'activité par excellence des Muses ; elle fut même dite "musale", donnant lieu à une "mousikè" tekHnè (technique musale), et c'est pourquoi nous l'appelons encore "musique". Avant la naissance de la science archimédienne, ne fut-elle pas l'expression à la fois sensible et intelligible de l'ordre secret ? On supposa même qu'il y avait une musique des sphères célestes, audible seulement par le sage. Et la discipline palpable inhérente à toute pratique insistante du ton devint le modèle commode de toute conduite morale. Akousma (akoueïn, écouter) voulait dire au pluriel une troupe de musiciens ou chanteurs, et au singulier ce qu'on entend, mais aussi l'enseignement, le précepte. Ce système privilégia les cordes, car c'est sur elles que la proportion et l'harmonie-analogie sonore étaient à la fois visibles et audibles exactement. Terpsichore, muse de la danse et du chant choral, joue de la harpe, et Apollon, dieu de la forme intégrée, joue de la cithare, tandis que la flûte, instrument à vent, moins évidemment mathématisable, fut l'affaire de Marsyas, le satyre. Un jour de sainte colère, Apollon tira Marsyas "de la gaine de ses membres". Le musicien grec, peut-être avant l'architecte grec, donna la chiquenaude initiale de l'Occident pour deux millénaires et demi. Euclide et Archimède n'eussent sans doute jamais existé sans lui. Boèce, le Romain épris de medietas, exulta en s'apercevant que la quinte est la moyenne arithmétique de l'octave : (1 + 2) / 2 = 3/2, et que la quarte est sa moyenne harmonique : 2 x 1 x 2 / 1 + 2 = 4/3. Au XVIe siècle, Zarlino introduit le système tonal moderne en voyant que les tierces majeure et mineure rentrent dans la même vue. La ferveur musicale mathématique traverse tout le MONDE 2 occidental, et au seuil de son Paradiso Dante invoque encore le souffle d'Apollon contre Marsyas : Et spira tue / Si come quando Marsya traesti / Della vagina delle membra sue.
15F. Entre MONDE 1 et MONDE 2
Les conquêtes d'Alexandre, en même temps qu'elles exportèrent le continu distant du MONDE 2 grec à travers les tectures <13L> et les images <14G>, le firent aussi à travers la musique. Les peuples directement ou indirectement atteints, l'Iran, l'Inde, puis la Chine, enfin le Japon, adoptèrent les uns l'heptatonisme, les autres le système modal, d'autres encore les deux, et en tout cas le goût, sinon d'une évidence, du moins d'une certaine virtuosité non seulement systémique mais systématique, reflétant leur propre cosmogonie et cosmologie. Mais, comme dans le cas des images et des tectures, on retrouve dans la musique des peuples ainsi ébranlés la même volonté de ne pas rompre avec le continu proche du MONDE 1. D'autant qu'étant donné les caractères physico-physiologiques du ton, les structures, les textures, les croissances <7F> musicales sont particulièrement persévérantes.
15F1. Le ton ventru chinois et le ma japonais
En Chine, la musique fut d'autant plus décisive que les dialectes chinois comprenaient parmi leurs traits phonématiques quatre tons, et que leurs unités sémantiques étaient souvent monosyllabiques, proposant ainsi une adéquation presque parfaite entre la phrase parlée (urgente) et la phrase musicale (insistante). Il n'est pas étonnant que dès le IVe siècle avant notre ère, on y trouve les noms des douze tons avec un mode d'engendrement par cycle des quintes (comme chez Pythagore). Des pierres accordées pour gamelan remontant au IIe millénaire semblent les soupçonner déjà. Et une gamme tempérée est proposée dès le V siècle avant notre ère. La théorie musicale chinoise fut cosmologique comme partout, mais, selon l'esprit plus associatif-naturaliste qu'analytique de la Chine, les cinq tons de la gamme pentatonique furent référés aux cinq points cardinaux, aux cinq couleurs, aux cinq planètes, aux cinq animaux domestiques majeurs, aux cinq structures politiques : roi, ministres, peuple, affaires civiles, événements naturels. Au point qu'il est difficile d'évaluer dans quelle mesure la théorie musicale, exprimée dans de nombreux traités, respecta le confucianisme, dont l'"archaïsme critique" (Jaspers) voulait que tout fût rituellement politique, ou contribua à le créer et l'imposer. En tout cas, ses théoriciens dépendaient si étroitement du pouvoir politique, qui contrôlait leurs écrits, qu'elle n'eut souvent qu'un rapport lointain avec la pratique musicale, peu contrôlable politiquement, et qu'on ne saurait donc en déduire. Rien n'illustre mieux ce que peut être le rôle de la musique dans un empire primaire. Lorsque le continu distant du MONDE 2 grec porté par les conquêtes d'Alexandre à travers l'Inde, vint, à partir des Tang et des Song, insuffler à la Chine une première vue synthétique, il s'y développa une théorie des modes. Mais toujours demeura le souci du continu proche du MONDE 1, et cela, selon la saisie ventrue et diffusive chinoise, moyennant des tons excluant entre eux les demi-tons qui auraient brouillé les irradiations et conversions yin-yang. Le pentatonisme chinois a donc été anhémitonique, et la mélodie y fut plus chordale (à larges intervalles) que scalaire (à petits intervalles) pour les mêmes raisons. Malgré des va-et-vient culturels incessants avec la Chine, le Japon, qui en architecture comme en tout attribuait un rôle principiel au vide intermédiaire, au "ma", pratiqua un pentatonisme logiquement hémitonique, par exemple dans l'échelle : do-lab-sol-fa-réb-do. Et, à l'inverse de la Chine, la mélodie y fut plus scalaire que chordale <15B5>.
15F2. Le ton moiré indien
Indo-européenne de dialecte et d'organisation sociale, et donc éminemment syntaxique, l'Inde adopta avec ferveur, à travers l'Iran conquis par Alexandre, la gamme heptatonique ainsi que ses exploitations modales à la façon grecque. Cependant, fidèle à la pulsation généralisée du MONDE 1, qui chez elle prend constamment l'allure d'une prolifération subarticulée indéfinie <13L1>, elle utilisa ce système au profit d'un moiré du son et du ton qu'exemplifient les complexités chantournantes du sitar, et la multiplication d'intervalles augmentés ou diminués qui a fait parler de quarts de ton. (En rigueur, pour qu'il y ait de vrais quarts de ton, et pas seulement des demi-tons augmentés ou diminués, il faut qu'ils cohabitent avec des demi-tons exacts, et fassent système avec eux, au lieu de simplement les remplacer, comme tons de passage. Ce qui, selon beaucoup, ne semble pas être le cas ni en Inde ni en Asie du sud-est.) La subarticulation indéfinie n'est pas le seul principe cosmologique par lequel cette musique échappe à la totalisation du MONDE 2. Dans le duo d'un joueur de sitar et d'un joueur de tabla, la manière dont le second tente par moments de déstabiliser le premier, et dont celui-ci résiste et enfin sourit quand il a surmonté l'épreuve, fait du concert une épreuve agonique, illustrant les rapports de Çiva et de Vishnou, que veulent ignorer en Grèce les évidences arithmétiques et géométriques constantes de l'accord. Le concert reste là le combat qu'il est étymologiquement (certare, cum) ; en Iran, le même agôn a lieu entre le zarb (rythmique) et l'instrument mélodique (setâr pincé, santur frappé, kamatché frotté), en une rémanence du mazdéisme. En tout cas, la pratique musicale indienne devint si complexe que des témoins occidentaux du début du XXe siècle relatent que, dans certaines régions, il fallait souvent une demi-heure et davantage aux musiciens pour imprégner leur auditoire, en une sorte de prélude, du mode dans lequel ils allaient développer leur raga.
15F3. Le (p)neuma grégorien
Si le chant grégorien comporte l'heptatonisme et le modalisme de la musique grecque, on le fait descendre maintenant surtout de la musique hébraïque, avec laquelle il partagea à l'origine les textes des psaumes mais aussi des mélodies et sa dramatisation antiphonaire (A. Idelsohn ). Sans doute attesté dès 380, à Jérusalem puis Rome, où Grégoire le Grand (600) lui donne son nom, il semble avoir trouvé sa forme définitive en France entre 750 et 850, au point que certains voulurent l'appeler chant franco-roman. L'Occident du christianisme apocalyptique y montre dans la musique le même compromis qu'il a développé dans ses tectures <13 J> et surtout ses images <14H2> entre les évidences totalisatrices du MONDE 2 et les agrégations pulsatoires du MONDE 1. Proche de la "numérosité" du latin du texte sacré, la prosodie du grégorien fait s'enrouler les groupes à 2 et 3 temps d'un rythme libre, et sa mélodie s'intériorise dans les souffles des <p>neumes (pneuma, souffle). Il estompe ainsi la structure totalisante au profit d'une texture envahissante, voire processive et récessive, telles les vagues de la création émanatiste selon Scot Erigène, contemporain de son départ définitif, et selon l'esprit des suffusions lumineuses des images et des orfèvreries carolingiennes. L'école de Solesmes en a donné une interprétation planante, mais il dut être chanté initialement avec un accent relativement âpre, rocailleux, même heurté, proche de la musique arabe, comme le suggère le dynamisme scriptural du manuscrit 239 de Laon qui le transcrit au Xe siècle. De même que l'extrême violence de la phonosémie de la Geste de Rollant au XIe (Tresqu'en la mer / conquist la terre altaigne) <22B2>, l'introït Gaudeamus de l'Assomption montre bien de quoi il s'agit, dans l'élan brusque de sa quinte initiale, dans la stridence de son neume sur le "i" de Domino, dans les rebonds du "e" de celebrantes, mais aussi dans les termes du texte : eructavit cor meum verbum bonum.
15F4. La stridence arabo-islamique
Bien qu'elle échappe à la syntaxe indo-européenne, serait-ce par le dialecte très consonantique qu'elle véhicule, la musique arabo-islamique a été influencée par la Grèce, par Byzance, par l'Iran, tout comme les images et la littérature qui l'entourèrent du VIIe au XIIIe siècle <14H1>. Elle a donc été résolument heptatonique et modale dans la mouvance du MONDE 2. Dès l'an 1000, pour régler l'orchestre arabe, on voit en son milieu le Kanun (Qânûn), qui eut jusqu'à 64 cordes, dont le nom et la fonction organisatrice déclarent assez l'écho du microcosmisme grec (kanôn, canon, règle, diapason, canon). Mais, dans ce cadre strict et apparemment totalisateur, se produit un phrasé qui, selon le destin-parti d'existence, donc la topologie, la cybernétique, la logico-sémiotique, la présentivité arabo-islamiques <8H>, commence par une longue insistance où le mode-humeur (maqam) s'établit dans la persévérance horizontale de la marche désertique, puis brusquement se dresse en des culminations stridentes. Expression fulgurante de la transcendance d'Allah verticale et unitaire sur l'horizon monotone humain. Cette ambiguïté se retrouve dans le rapport du luth et de la flûte. Le luth arabe reste perçu comme un peu profane, lié aux formes de la poésie, suspecte d'hérésie, tandis que la flûte, d'ordinaire jouée seule, est sentie comme une expérience presque pure de la transcendance : "Dans mon village le soir quand on écoute la flûte, on pleure", dit un participant. Les musiciens qui excellent aux deux instruments confient volontiers que le luth est pour eux un épanouissement, tandis que la flûte, instrument de souffle pur et de lointain, les épuise presque par son intensité. Les fluctuations stridentes du youyou appartiennent à la même bipolarité.
15G. Le MONDE 2 de la cocréation et de la création
Le bénédictin Guido d'Arezzo avait sans doute une dizaine d'années en l'an 1000, une quarantaine en l'an 1033 ; son Micrologus est daté de c.1030. Il est par là un témoin et en tout cas un symbole du moment où, l'Apocalypse et la Fin du monde n'ayant pas eu lieu au millième anniversaire de la naissance et de la passion du Christ, Homo se remet en route pour un autre millénaire, dans lequel il serait non plus une émanation-récession néoplatonicienne du Créateur comme dans le grégorien, mais un cocréateur jusqu'à J.-S. Bach, ensuite un créateur lui-même depuis Haydn, Mozart, Beethoven et surtout Wagner. Selon ce dessein, l'Occident musical renoua avec la production des touts formés de parties intégrantes, dans l'esprit du MONDE 2 grec. Mais, selon la logique de la cocréation, puis de la création, il transforma la totalisation antique, cyclique et conclue (teleïos), en une totalisation ouverte, indéfinie, infinie, souvent proversive.
15G1. Le tractus du système "classique". Les pouvoirs de l'écriture musicale
De descendante qu'elle était en Grèce, la gamme devint progressivement ascendante, et c'est sous cette forme que Guido d'Arezzo proposa sa célèbre nomenclature : ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut. D'où l'affirmation, peut-être excessive, que c'est lui qui aurait, sinon initié, du moins imposé ce renversement gravitationnel, un des plus importants de toute l'anthropogénie. On remarquera que, dans le nouveau dispositif, la prévalence de la tierce mineure descendante (mi bémol/do) était remplacée par celle de la tierce majeure ascendante (do/mi naturel), dont la motion vocale concordait avec l'ascensionnalité générale. Du même coup était favorisée une musique des partiels (harmoniques) apparents, puisque, pour do fondamental, le mi naturel de la tierce majeure est le quatrième harmonique. Le ton final du phrasé serait perçu comme une rémission stabilisatrice et totalisatrice, décidant et concluant la mélodie, comme dans les tectures des cathédrales l'arc-boutant et le pilier concluaient la voûte. Dans cet effort et cette évidence, le temps des tons successifs fut divisé plus ou moins exactement en brèves et semi-brèves, et dès le XIIe siècle, le grégorien fut mis à part comme plain-chant, planus, parce que son rythme libre n'acceptait pas cette division. Si nous embrassons le second millénaire, celui du christianisme cocréateur et du rationalisme créateur, nous voyons alors se dégager progressivement la dizaine de caractères qui vont culminer dans la musique "classique" au sens large, donc de Monteverdi à Mahler. (a) L'extension de l'octave unique des musiques antérieures à des octaves de plus en plus nombreuses, jusqu'aux sept octaves de nos pianos contemporains, et une distension progressive des intervalles considérés comme consonants (accords de neuvième). (b) L'extension de la gamme diatonique de sept notes en la gamme chromatique de douze notes. (c) Une polyphonie contrapuntique, destinée à totaliser, en particulier entre 1500 et 1750, l'espace-temps musical des voix. (d) Une polyphonie orchestrale, et une harmonie de la mélodie accompagnée conjuguant et rassemblant les timbres des cordes, des bois, des vents, des percussions, surtout à partir du XVIIIe siècle. (e) Des valeurs de durée démultipliées de plus en plus exactement par 2 ou 3, en une régularité seule compatible avec cette ingénierie à dimensions multiples, et en général le caractère canonique des mesures à trois, puis à quatre temps. (f) Une gravitation tonale, dite tonalité, faisant que la pièce se situe tout entière par rapport à un ton prévalent (root), corrélativement à la réduction des multiples modes grecs, indiens, chinois, à deux seulement, dits majeur et mineur, si bien qu'un des moyens constructifs et expressifs fondamentaux deviendra le passage entre ces deux modes, modulant chez Bach, contrastant chez Mozart, combinant l'un et l'autre chez Beethoven ; du reste, la réduction à deux modes concorde avec la rime dans le poème, et le miroir dans l'architecture. (g) Un tempérament égal permettant de moduler dans toutes les tonalités, illustré par les 96 préludes et fugues de "Das Wohltemperierte Clavier" de Bach, et s'imposant avec rigueur à travers le XIXe siècle. (h) La régularisation des ornements, en particulier à travers Couperin, Bach, les Italiens. (i) Une écriture musicale détaillée et stricte <18I>, exigée par le caractère expansif du système, et la stimulant en retour. Tout ceci alla de pair avec les voûtes gothiques, la coupole de Saint-Pierre de Rome, la Tour Eiffel. Dans la même exultation ascensionnelle de l'ingénieur physicien qu'était devenu Homo occidental, cocréateur, puis créateur <13J-K,14G2>.
15G2. Son organisation en genres et en formes (ou schémas structuraux temporels)
Dans toutes les musiques du monde, on rencontre des genres musicaux, comme il y a des genres picturaux, sculpturaux, littéraires ; ainsi, la musique classique propose des opéras, des oratorios, des symphonies, des sonates, des quatuors, des suites (de danses). Et ces genres eux-mêmes comportent des pièces qui obéissent à des schémas structuraux temporels définis, d'ordinaire appelés formes ; ainsi, dans le genre "suite (de danses)", trouve-t-on ces formes que sont les allemandes, les courantes, les sarabandes, les bourrées, les chaconnes, les menuets. Et, dans le "genre sonate", ces formes que sont les trios, les rondos, les menuets, la fugue, et tout particulièrement la "forme sonate", qui gouverne souvent le premier mouvement d'une sonate. Comme on le voit, "sonate" vise à la fois un genre et une forme. (Quant à la notion gestaltiste de "forme d'une musique", qui depuis Boris de Schloezer désigne parfois l'objet propre de la perception musicale, elle est théoriquement intéressante, mais ne nous concerne pas ici.) Les distinctions musicales de genres et de formes se retrouvent partout, par exemple dans la Chine et l'Inde savantes et populaires ; les 3.000 pièces qui constituent le corpus du Chant grégorien se distribuent en genres et formes strictement définis. D'autre part, la prévalence d'un genre ou d'une forme à tel moment est pleine d'enseignements sur l'évolution de la musique et aussi sur celle d'Homo à ce moment. Une anthropogénie doit donc s'arrêter à ces deux notions. Comme la musique classique est la plus familière au grand nombre il sera commode de les exemplifier sur elle.
15G2a. L'aria et la mélodie accompagnée. L'harmonie. Croisement de motion et d'organisation La mélodie accompagnée depuis Monteverdi permit seule de rendre les détours du sentiment, né avec l'anima romano-chrétienne, mais qui ne devint central qu'à la fin du XVIe siècle, à l'occasion de la mise en évidence rationaliste et spéculaire du Moi. L'aria suivit naturellement les phases du moi européen. Intériorisation encore rauque, presque animale ou animiste, chez Monteverdi, autant que chez Montaigne, au soir de la Renaissance vitaliste. Intériorisation collective et nécessaire chez Bach, autant que chez son contemporain Leibniz, pour qui le nécessaire est ce dont l'essence implique l'existence. Sautes instantanées des modes d'existence chez Mozart, autant que chez son contemporain Diderot. Glissements et enroulements envahissants dans la Durchführung de Beethoven, autant que chez son contemporain Hegel. Epaisseurs abyssales chez Wagner, autant que chez son contemporain Hugo, penché sur l'abîme de Dieu et de Satan. A ce compte, on a longtemps présenté la mélodie accompagnée, c'est-à-dire accompagnée par l'harmonie ancillaire de l'orchestre remplaçant le contrepoint, comme l'aboutissement du système musical occidental. Et cela a un sens dans la mesure où l'Occident privilégia toujours davantage une définition d'Homo comme individu depuis le XVIIe siècle (époque où "individu" prend son sens actuel). Mais, on le voit, il ne s'agit là que d'un moment dans le destin-parti d'existence occidental, même si c'en fut le paroxysme.
15G2b. La fugue La fugue classique se meut exemplairement dans les quatre ressources combinatoires de toute musique : la transposition, le renversement, le retournement, le renversement du retournement. Mais, typique de la culmination du moment d'Homo cocréateur, avant celui d'Homo créateur, elle applique ces opérations à un motif et un contre-motif qui lui permettent une multiplication de l'Autre et du Même, d'un Autre qui ne quitte jamais le Même tout en devenant sans cesse l'Autre. Ce propos fut poursuivi par l'Occident depuis Platon et le néo-platonisme, et il fut fouetté par l'idée chrétienne d'un Dieu trine et un. Mais c'est vers 1720, à l'époque de la combinatoire de Leibniz qu'il aboutit aux totalisations presque monstrueuses, divines ou démoniaques, que furent les fugues centrales de Die Kunst der Fugue, l'oeuvre ultime que Bach réélabora inlassablement jusqu'à sa mort. Par nature, la fugue n'est pas vraiment successive, elle est même de soi instantanée, par opposition à l'aria qui suit et pâtit le sentiment (cette émotion lissée dans la durée) comme épreuve d'un devenir. Elle a donc donné les achèvements suprêmes d'une musique qui se voulait d'éternité.
15G2c. La forme sonate La forme sonate désigne le schéma structural temporel qui fut celui qu'eurent canoniquement beaucoup de premiers mouvements de sonates, appartenant elles au "genre" sonate. Mozart l'a exposée presque scolairement dans le premier mouvement de sa petite sonate en do majeur K. 545, : (a) le premier thème A est énoncé dans le ton fondamental (do majeur) ; (b) moyennant une chaîne harmonique, le second thème B est énoncé à un écart fondamental, ici la quinte <'> ; (c) suit un court développement, reprenant en mineur (modulation occidentale) la conclusion de la première partie ; (d) le premier thème A est ensuite répété mais à la quarte <''>, autre écart de base (sous-dominante) ; (e) moyennant une nouvelle chaîne harmonique, le second thème B est répété, cette fois à la fondamentale. Cela donne au moins les effets spéculaires suivants : (1) Majeur / Mineur / Majeur (2) Fondamentale / Quinte/Quarte / Fondamentale (3) A B' / Développement / A'' B Avec ces effets de miroir de plusieurs ordres, on ne peut imaginer une forme plus bouclée extérieurement, et plus ouverte intérieurement, à la façon de ce que fut le Moi entre classicisme et romantisme, et c'est sans doute le schéma structural temporel le plus décisif inventé par Homo pour réaliser un tout composé de parties intégrantes, selon le voeu du MONDE 2. Entre ces miroirs exacts et souples, il n'y aura pas une question dans les expositions qui ne sera résolue (au sens musical de résolution) dans les reprises, selon la définition du style classique de Charles Rosen (The Classical Style). La vie de Beethoven (1770-1827), musicien par excellence de cette forme, couvre celle de Maine de Biran (1766-1824), philosophe de la réflexivité, et celle de Fichte (1762-1814), philosophe de l'autoconstitution du moi à partir d'un "Ich bin Ich". C'est vrai que, dans le genre sonate, la forme sonate cohabita avec d'autres formes musicales : rondo, menuet, trio, etc. Mais elle accomplissait si bien l'intention profonde du Tout et du Moi de l'Occident, en particulier romantique, qu'elle a fourni aussi pendant un siècle le schéma structural temporel de base de beaucoup des premiers mouvements tant des symphonies que des quatuors, des quintettes, des sextuors. Beethoven, maître de la forme sonate, s'arrangea du reste pour que son esprit envahisse le genre sonate entier en faisant des divers mouvements de celui-ci un développement dialectique (hégélien) du premier.
15G2d. Les variations et les transformations Les variations ont été de véritables théories de la musique occidentale en action. Après l'énoncé d'un thème généralement double (toujours le miroir ou la rime, dont Hegel disait qu'elle est chrétienne), elles en épuisent les résonances internes selon les seize propriétés phénoménologiques que d'entrée de jeu nous avons dû reconnaître au ton <15B>. Souvent mignard dans le moment de la mélodie accompagnée, chez Haydn et Mozart, ce genre a connu deux moments de plénitude. (a) Chez Bach, où il produisit les trente Variations Goldberg, expérience extrême et patente des compossibles leibniziens, en particulier dans leurs dix canons, cette forme contrapuntique où la mélodie se fait nécessité métaphysique. (b) Chez Beethoven, lequel, en plus de très nombreuses variations (Variationen), produisit, tout en composant la IXe Symphonie, trente-trois transformations (Veränderungen) sur une valse de Diabelli, expression ultime de l'autoengendrement idéaliste hégélien de l'âme romantique qui, descendant couche par couche dans les tréfonds subsconscients du ton, y découvre ses propres tréfonds, voire sa génération. Le souci primordial de la Durchführung, cette liaison et cette abondance entre un début et une fin, cet engendrement sans faille d'une fin par un début, a accompagné toute la musique allemande, comme toute la philosophie allemande, et explique sa surprenante grandeur, jusqu'à Wagner.
15G2e. De l'oratorio au leitmotiv d'opéra L'écho est un phénomène musical universel et primitif <15B6>. Mais le MONDE 2 occidental devait lui donner une forme particulièrement ostensible en le systématisant et dialectisant, comme tout le reste. Dans la Passion selon saint Matthieu de Bach, qui permet d'illustrer le genre oratorio, l'écho est au moins quadruple : (1) à l'intérieur de chaque phrase, par effets de miroir des mélodies, des rythmes, des timbres ; (2) entre les phrases de chaque pièce, par les mêmes effets développés ; (3) entre les pièces formant un sous-ensemble (récitatif + aria + choral) ; (4) par la participation de toutes les pièces et sous-ensembles à un parti de gravitation sonore constant, lequel culmine et se rassemble dans l'écho récapitulatif du choeur final, dont les paroles explicitent verbalement l'écho conclusif : Ruhe sanfte, sanfte Ruhe (repos doux, doux repos). Ce qui caractérise le Leitmotiv (movere, mouvoir, leiten, conduire) de l'opéra de Wagner, ce paroxysme de la Durchführung qui cherche à absolutiser l'oratorio de Haendel et de Bach et l'opéra de Mozart, ce n'est donc pas tant son effet de reprise que la manière dont il s'introduit et se réintroduit chaque fois de façon inchoative, génétique, originelle, chromatique, nietzschéenne (Wiederkehr des Gleichens), intensive. Par quoi on écoute aujourd'hui Wagner comme le musicien de l'orgasme, ou des états préorgastiques (tantriques), tandis que Beethoven aura été celui de la partition-conjonction sexuelle et généralisée. En même temps que le chromatisme du deuxième acte de Tristan et Isolde conclut le continu distant du MONDE 2, et en sort vers le discontinu du MONDE 3.
15G3. L'historicité de la musique classique
L'Occident musical a donné lieu à une histoire très articulée. Cela a tenu d'abord à son traitement non seulement systémique mais systématique du ton, où chaque oeuvre se situe par rapport aux oeuvres antérieures : la tonalité d'un concerto ou d'une symphonie de Mozart forme système avec ses autres concertos et symphonies, et aussi avec ceux d'autres compositeurs, comme Haydn. D'autre part, des oeuvres conçues comme des touts composés de parties intégrantes, autour de tonalités définies, ne peuvent que contraster vivement entre elles. Enfin, des musiciens qui se considèrent comme des singularités sociales devaient produire des oeuvres perçues elles-mêmes comme singulières, et constituant chacune un pas nouveau, tantôt de façon plus platonicienne vers un idéal grec de beauté censé inaccessible, tantôt de façon chrétienne puis rationaliste vers un salut à accomplir, tantôt de façon nietzschéenne vers un dévoilement de l'origine. Tous ces caractères ont été rencontrés déjà à l'occasion des tectures et des images du MONDE 2 des mêmes époques, mais c'est dans la musique qu'ils ont eu le plus de relief. Ainsi les sujets d'oeuvres <11I3>, ici les sujets musicaux, ou destins-partis d'existence musicaux, c'est-à-dire les topologies, cybernétiques, logico-sémiotiques, présentivités <8H> activés-passivés dans les productions d'un musicien, au lieu d'être des événements ponctuels comme ailleurs, se sont en Occident inscrits dans une histoire avec des étapes et des tendances, surtout à partir de l'époque classique. Bach a été l'opulence des compossibles dans la virtuosité combinatoire jointe à l'enracinement du pulsus. Mozart a été les sautes incessantes (dont témoigne si bien sa correspondance) des modes d'existence et des catégories du possible, sautes qui le prédestinaient à produire Don Giovanni. Beethoven a été le développement interne (Durchführung), "naturel", du bruissement de la résonance, culminant dans le dernier mouvement de sa dernière sonate, où une mélodie d'avance bruitée et stagnante est plongée dans un bruissement haut puis bas, et de nouveau haut puis bas. Wagner a été le chevauchement chromatique avec ses volontés de saisie originelle. Etc. C'est une bonne occasion pour l'anthropogénie de signaler comment les instruments musicaux ne sont pas des donnés immuables, mais sont réinterprétés, parfois modifiés par les sujets musicaux. L'enfant Beethoven énervait son père musicien en tapant sur les violons comme sur des tambours ; Thérèse Brunswick entrant pour la première fois chez lui, à un moment où il n'est pas encore sourd, s'étonne du piano qui sonne peu juste (un accordeur vous comprend aujourd'hui quand vous lui demandez un accord beethovénien). Czerni observe que le maître avait joué tout le second mouvement de son Deuxième concerto sans lever la pédale forte, ce qui serait intolérable sur un piano actuel, mais qui déjà devait faire fort bruité sur un piano de l'époque. Autant de manifestations d'un sujet musical bruité, bruitant. Avec un parti tout autre, on prête à Mozart de s'être délecté dès trois ans de la consonance exacte d'une quinte et d'une tierce sur un clavier juste. Les sujets musicaux de l'Occident classique ont réinterprété la mesure autant que les instruments. Commençant à être métronomique avec l'idéal d'horlogerie du XVIIIe siècle et la combinatoire leibnizienne, la mesure avait été auparavant très libre, (a) en raison de l'acoustique des locaux où elle s'exerçait (qui joue Frescobaldi croit entendre les retours lents de ses accords décomposés dans le vaisseau de Saint-Pierre de Rome), (b) en raison des complexités sonores de l'oeuvre, qui attendent souvent des temps de résolution variables (jouées sous une mesure trop égale, et seulement combinatoire, les fugues de Bach perdent leur texture, leur phrasé et leur pulsus, tout comme les ornements de Couperin). Encore en plein XVIIIe siècle, le Dictionnaire de musique de Rousseau présente comme toujours vivante une époque où la mesure principale était de raison triple" et où les notes étaient souplement désignées comme "Maximes, Longues, Brèves", avant que l'emportent la "double" et la "division sous-double", qui firent qu'on parla de "Rondes, Blanches, Noires, Croches, doubles, triples, quadruples Croches", et que "la mesure à quatre temps fut prise pour la base de toutes les autres". Chaque époque musicale aura eu sa mesure. Et chaque musicien aussi. Beethoven, qui entendit Mozart, trouva son jeu heurté (harsch), alors que celui-ci recommandait, dit-on, un phrasé coulant comme l'huile. Pas de contradiction pourtant. Le sujet musical mozartien tient en incessants changements de perspectives, et c'est ce que Beethoven éprouvait comme "harsch" ; mais, le redépart franchi, chaque nouveau segment de phrase devait se développer très continûment pour ne pas détruire l'unité générale de la pièce, et surtout pour obtenir le contraste, le réveil local incessant qui est le destin-parti de Mozart (comme chez Diderot, mort en 1884, sept ans seulement avant lui). Ce croisement de continuité et de discontinuité explique sans doute que ses contemporains aient trouvé le jeu mozartien "inimitable", et que son souvenir faisait pleurer Haydn. Combinaison (blend) si intransmissible que, nous dit son disciple Hummel, pour l'enseigner, le maître ne faisait guère jouer des élèves qu'il eût corrigés, mais jouait devant eux. Le sujet musical de Beethoven exigeait tout autre chose. Sa mesure ne pouvait qu'épouser nativement la génération du ton par le bruit, tandis que le tempo, pour rendre l'héroïsme de certains passages, devait être volontaire jusqu'à l'effort. Des anecdotes nous le montrent parfois plus anxieux de tempo que de mesure. L'historicité de la musique classique, tranchant des sujets musicaux au point de réinterpréter chaque fois les instruments et la mesure, a posé alors à l'Occident le problème de la fidélité historique. Comment jouer schumanniennement Schumann ? Trois critères théoriques s'imposèrent à lui. (a) Civilisation à écriture transparente, il valorisa le respect de la partition écrite ("la partition, toute la partition, rien que la partition"). (b) Biographique, autobiographique, personnalisant, il s'est souvent fié aux commentaires des compositeurs et de leurs contemporains. (c) Très mécanicien, il a valorisé une virtuosité tenant en exactitude des hauteurs, des intensités, des durées, souvent jusqu'à l'oubli des timbres, trop indomptables. Cependant, dans leur pratique, les musiciens d'Occident, comme de partout, ont d'ordinaire retenu pour finir le critère du rythme plein, qu'on peut formuler ainsi : toute performance d'une pièce musicale où les huit aspects du rythme <1A5> sont réalisés pleinement est sans doute globalement fidèle aux intentions (ou à des intentions essentielles) de son auteur. C'est que jouer un concerto en dehors de son intention initiale globale sans provoquer aucune chute du rythme plein supposerait chez le performeur une capacité d'instauration musicale très supérieure à celle du compositeur lui-même, ce qui ne peut être exclu, mais est fort improbable. Inversement, un chef d'orchestre qui, comme Münchinger, arrive à passiver-activer constamment le quadruple écho de la Passion selon saint Matthieu doit sans doute avoisiner des aspects essentiels, voire l'ensemble des aspects de l'intention globale primitive. (On ne confondra pas cette plénitude du rythme, illustrée par Furtwängler, avec la continuité du phrasé, qui a fait l'insignifiance de beaucoup de performances de von Karajan.) La musique occidentale fut si systématique et même dialectique dans son développement qu'on peut se demander si ses musiciens majeurs n'ont pas fait un parcours complet de ses possibilités. Explorant les quatre aspects fondamentaux de l'espace galiléen : (1) son algèbre combinatoire (Bach), (2) sa vagation mélodique horizontale (Mozart), (3) son creusement harmonique vers le fond (Beethoven), (4) sa germination harmonique à partir du fond (Wagner). Ou encore parcourant les formes majeures du X-même classique <30H-I> : Moi de la substance cartésienne (Monteverdi, Delalande) ; Moi de la compossibilité leibnizienne (Bach) ; Moi de la volonté et du Witz (Haydn) ; Moi de l'éveil incessant de l'humeur (Mozart) ; Moi conjonctif, historique, évolutif selon la génération bruit/information (Beethoven) ; Moi de la présence-absence (Schubert) ; Moi du décalage de l'ailleurs (Schumann) ; Moi archaïque orgastique (Wagner). Et, plus fondamentalement, ayant parcouru les quatre façons dont Homo, bipède transversalisant, peut organiser le rythme <1A5h> : par noyaux (Bach), par enveloppes (Mozart), par résonances (Beethoven), par interfaces (Wagner). Cette distribution se retrouve dans la génération de 1960-70 : noyaux (Rolling Stones), enveloppes (Beatles), résonances (Led Zeppelin), interfaces (The Who).
15G4. La communicabilité interculturelle de la musique "classique". Le quatuor à cordes
D'une civilisation à l'autre, les musiques sont si différentes que leurs performeurs sont généralement limités à chacune ; un Européen ou un Africain excellent rarement dans la musique chinoise ou japonaise. Or, la musique occidentale dite classique est jouée aujourd'hui par des spécimens hominiens du monde entier. Les raisons de cette situation singulière ne semblent pas être simplement de domination culturelle, ni de puissance économique, ni de prestige, mais toucher à la nature de cette musique dans son rapport à la musique en général. Elles doivent donc retenir une anthropogénie. (a) D'abord, la musique occidentale a été non seulement systémique, mais systématique en des termes qui se voulaient archimédiens <21D>, donc relativement communicables et vérifiables, depuis la théorie musicale mathématique des Grecs jusqu'à la théorie physique de l'accord parfait fondé (à tort ou à raison, peu importe) sur les harmoniques chez Rameau, etc. (b) La théorie n'a pas été extérieure aux productions, mais en a fait intrinsèquement partie. Déclarativement chez Bach, dans le Clavecin bien tempéré, les Variations Goldberg, l'Art de la Fugue, ou encore chez Vivaldi, dont certaines insistances tonales sont une explicitation des possibilités physiques du violon. Secrètement mais aussi fortement chez Beethoven, qui admirait Haendel pour ses grands effets à partir de moyens évidents, et qui ne se lassait pas, au début ou à la fin de ses propres compositions, de répéter le principe simple d'où elles découlent, démontrant à quel point, en musique, le système et l'expression ne se contredisent pas, mais se confortent. Ainsi, l'effet de champ perceptivo-moteur créé par la succession : accord de fa mineur >> accord de do majeur, que proposent les premières mesures de l'Appassionata, et qui en porte tout le premier mouvement, est accessible à n'importe quel spécimen d'Homo musicien en tant que passage d'un assombrissement à une lumière rendue déchirante par cet écart (cet effet est si constant qu'il porte un nom, la tierce picarde) ; et quand, au lieu de bâtir 33 variations sur un thème reçu d'un autre (Diabelli), il construit 32 variations sur un thème à lui, il conçoit déclarativement ce thème chordal vs scalaire <15B5>, et le fait tenir dans la même cellule que l'Appassionata, quoique inversée : do mineur, fa majeur. Rien n'est plus systématique et déclaratif que les Kreisleriana de Schumann, admirateur stupéfait du Clavecin bien tempéré, tout comme Wagner. (c) L'écriture musicale, sur laquelle nous reviendrons à propos de l'écriture en général <18I>, a joué un rôle important dans la transmissibilité de la musique classique, laquelle était tellement pensée à travers et dans son écriture que les "tons" y furent appelés des "notes", et que Debussy rassembla ses articles sous le titre de Monsieur Croche. C'est sans doute pour toutes ces raisons que le quatuor à cordes occupe une place éminente dans la musique de l'Occident, et que depuis Haydn presque tous les musiciens occidentaux majeurs s'y sont essayés. En effet, là rien ne permet de faciliter une transition harmonique en la noyant dans l'opulence sonore du piano ou de l'orchestre. Les quatre voix sont d'autant plus distinctes qu'elles appartiennent au même type physique, les cordes, et sont donc limitées dans leurs possibilités de couleur et de puissance ; privées de grandes résonances verticales instantanées, les voilà obligées au développement linéaire contrapuntique le plus patent. Le fait d'être quatre les déboute des brillances de concerto du quintette, mais aussi des compatibilisations que le trio établit souvent entre son violon et son violoncelle par la médiation de l'alto, au point de fonctionner comme un duo bien tempéré. Ainsi, le quatuor à cordes est le genre musical le plus impitoyable qu'Homo ait inventé, et nulle part une oeuvre d'un musicien n'a pu s'articuler aussi organiquement sur ses autres oeuvres. Les seize quatuors de Beethoven, qui couvrent toute sa vie musicale, et qui la concluent, forment un seul corps immense. En 1966, dans The Beethoven Quartets, Joseph Kerman, qui a fait sur le quatuor l'essentiel des remarques de notre alinéa précédent, a tenté de les embrasser en y dégageant une dialectique de la dissociation et de l'intégration, que nous avons préféré appeler une dialectique de la partition-conjonction. On ne saurait trouver exemple plus fort de ce qu'est le sujet musical, le destin-parti d'existence d'un X-même musicalement réalisé.
15H. La musique fenêtrante-fenêtrée du MONDE 3
Dans la musique aussi, le continu-proche du MONDE 1 et le continu-distant du MONDE 2 ont fini, au tournant du XIXe et du XXe siècle, par céder la place au discontinu du MONDE 3. Et pour les mêmes causes générales. Comme souvent dans les évolutions d'Homo, il y eut une certaine correspondance à cet égard entre musique et arts plastiques. Les problèmes que se pose Debussy correspondent à ceux de l'impressionnisme et du nabisme, et les Gymnopédies de Satie consonnent avec l'impair de Verlaine ("Et pour cela préfère l'impair,/Plus vague et plus soluble dans l'air,/ Sans rien en lui qui pèse ou qui pose"). Les solutions que proposent Schönberg et Webern renvoient à celles du cubisme et du constructivisme. Mais, en musique, le virage a été plus difficile encore. Nous avons vu <15A-B> à quel point la musique est physique et mathématique, liée à des exigences de nature, que ne connaissent ni l'image, ni le texte, ni même les tectures. Comment y introduire le parti existentiel de la discontinuité. La difficulté était telle qu'elle a provoqué longtemps ce compromis fécond entre MONDE 2 finissant et MONDE 1 resurgissant que fut le jazz, dont la période créatrice remplit la première moitié du XXe siècle. Sinon, une anthropogénie doit répartir les explorations musicales du XXe siècle, tant savantes (musiques de concert) que populaires (jingles radiophoniques et télévisuels, disques de grande vente), en y distinguant le ton tracé et le ton granulaire, comme elle a distingué les images tracées et les images granulaires <14I>.
15H1. Le discontinu musical à travers les tons tracés
15H1a. L'équivalence des douze notes chromatiques : le dodécaphonisme Puisqu'une note répétée, serait-ce une fois, devient aussitôt focale, et crée donc fatalement un champ continu, on décida d'abord, pour inaugurer musicalement le discontinu du MONDE 3, de ne jamais répéter une des douze notes de notre gamme chromatique (les sept blanches et les cinq noires du piano) avant d'avoir produit toutes les autres, horizontalement (à la suite) ou verticalement (en accords). Pareille musique sérielle fut appelée dodécaphonique (chez Platon, phonè, "voix", veut dire aussi "une des notes de la gamme"). L'Opus 27 pour piano de Webern en propose clairement le système, montrant ses trois recours basaux : (a) une succession d'expositions complètes quoique variées des douze notes ; (b) la combinatoire propre à tout développement spatio-temporel : transposition, renversement, récurrence, renversement de la récurrence ; (c) des durées variables des notes, mais dans des démultiplications binaires ou ternaires égales, avec maintien des barres de mesure dans l'accentuation du phrasé. Pour des auditoires habitués par le MONDE 2 à la saisie et à la mémoire totalisatrice des partitions, la question fut alors de savoir si de semblables compositions pouvaient être saisies auditivement, et pas seulement visuellement. Plus factuellement, demanda le musicologue Chailley, un compositeur rompu à la musique contemporaine, ayant entendu les six pages de l'Opus 27, pouvait-il en restituer la partition, comme un musicien classique doué y réussissait après l'audition d'une sonate de même longueur ? Mais la question est peu pertinente. Car, dans le discontinu du MONDE 3, il s'agit d'une nouvelle performance et écoute musicale, éclatée, fenêtrante-fenêtrée, "non-suiveuse", correspondant à certains effets quantiques <21F6> de l'Univers, rompant avec les Cosmos-Monde-Dharma-Tao-Quiq-Kamo antérieurs. Où les textures et les croissances sont plus essentielles que les structures. Ce que confirme la conception qu'avait Webern de la direction musicale, où, avant de passer à la phrase, il faisait longuement partager aux performeurs l'événement de ton (son tenu-tendu) que créaient pour lui quatre, trois, deux notes, tantôt isolées, tantôt dans la remémoration des autres. Du reste, le fait qu'un auditeur ne saurait dominer ce genre de musique, comme il domine une musique classique conçue pour donner un sentiment monarchique, est déjà une expérience du passage du Cosmos-Monde à l'Univers.
15H1b. La spéléologie des tons Les musiques antérieures n'étaient jamais descendues dans les tons (sons tenus-tendus), même dans leurs effets de timbre. Terminé en 1961, le Klavierstück IX de Stockausen inaugure une spéléologie sonore, qui supposa plusieurs conditions. (a) Que les silences entourant les tons traités appartiennent à un silence absolu, et ne fonctionnent pas comme les silences relatifs qui réfèraient les tons entre eux dans les musiques antérieures. (b) Que les tons retenus aient une clôture décidée, ce qui dans le cas envisagé se réalise grâce aux notes tempérées d'un piano groupées en accords relativement restreints, ici de quatre notes dans les premières mesures. (c) Que les tons soient moins définis par leur fondamental que par la sorte de mouvement brownien qu'entretient le bouillonnement de leurs partiels. (d) Que les effets de rapprochement/éloignement des partiels rendent les tons proches sous telle coupe, lointains sous telle autre, et donc multidirectionnels à l'intérieur d'eux-mêmes, grâce notamment au travail de la pédale. (e) Qu'ainsi devenu multidirectionnel tout entier, l'espace résulte en un temps non successif, où l'après n'est pas perçu comme succédant à l'avant, mais l'engendre autant ; à moins qu'il n'y ait plus vraiment d'avant et d'après. La sophistication des attaques sonores chez Ligeti, et dans toute la musique contemporaine, vise également un Homo non plus centre d'un Monde, mais tramé de myriades de coïncidences d'Univers. Nouvelle cybernétique au service d'une nouvelle topologie.
15H1c. Les constructions aléatoires Un autre recours d'Homo musicien pour introduire le MONDE 3 a été, depuis 1950, celui du hasard, de la chance, des coïncidences (coincidere, cadere, in, co, tomber ensemble de façon concordante), dans la composition ou dans la performance. Selon quelques moyens. (a) Ne donner que des hauteurs en laissant régler leurs longueurs selon des mantiques ancestrales, par exemple le Yi King chinois (Cage). (b) Proposer des agrégats sonores qu'on distribuera ad libitum (Cage). (c) Jouer une musique achevée mais parmi les bruits d'une ville (Cage). (d) Proposer des sections sonores dont on improvise l'ordre (Stockhausen). (e) Proposer des sons-tons à suivre ou à contrecarrer (Kagel). (f) S'inspirer de la théorie mathématique des jeux (musique "stochastique" de Xenakis). (g) Proposer un son (accord) stable qui varie seulement selon les dispositions perceptives de ses auditeurs et les variations spatio-temporelles de l'environnement réfléchissant ("son éternel" de La Monte Young), etc. On peut voir là simplement une manière de rejoindre temporellement par des désarticulations de la durée le discontinu du MONDE 3 dans un domaine, le son et le ton, qui spatialement se meuvent fatalement dans une expérience de résonance, donc de continuité ; le jazz a connu des voies semblables. Mais, de façon plus essentielle, il s'agit sans doute d'une influence des nouvelles vues de l'Evolution, devenue événementialiste, où l'inimaginable capacité de variation des vivants paraît maintenant plus importante que leur sélection <21G1-3>. Comme va nous le confirmer le cas suivant.
15H1d. Les formations aminoïdes For six pianos de Steve Reich comporte deux moments : (a) La composition, une séquence simple munie de lois de séquenciation simples, ouvrant sur d'autres séquences s'ensuivant de manière à la fois nécessaire et hasardeuse : dispositif macrodigitalisant, dont on peut attendre des productions analogisantes ; (b) la performance, affaire de six pianistes qui ont à compatibiliser dans l'instant les croissances <7F> des tons qu'ils émettent chacun et tous ensemble à partir de ce programme initial. Ce processus n'est pas sans rapport avec celui des acides aminés, ces chaînons des chaînes (ou polymères) que sont les protéines, lesquelles sont les bases de la vie, à la fois pour ses édifices (protéines de structure) et pour la vitesse de ses réactions physiologiques (protéines enzymatiques) <21G1>. Et on pourrait parler d'une formation aminoïde. Nous avons déjà rencontré cette formation (Gestaltung) à l'occasion de certaines tectures <13M5> et images <14J1a>, et nous la retrouverons à l'occasion de la littérature <22B9>. Elle a pour caractéristiques essentielles sa non-prévision, et ainsi son élémentarité au sens le plus fort. En effet, les acides aminés sont des chaînons de départ élémentaires, puisqu'il y en a seulement 20 différents, tous composés de cinq éléments très répandus dans la nature : hydrogène, carbone, oxygène, azote, soufre. Elémentaire aussi est leur production, puisque pour les obtenir il suffit d'appliquer à ces cinq composants triviaux pendant une semaine une énergie assez informe (comme des décharges électriques). Elémentaire encore leur structure, qui comporte une portion qui leur permet de s'enchaîner, et une autre portion par laquelle ils sont chimiquement singuliers. Elémentaire toujours est leur action, qui consiste à se mettre en chaînes, toutes différentes par leur choix (parmi les 20) et par leur séquence (par exemple, 8-14-7-7-7-2-13...). Elémentaire enfin leur résultat, lorsque, en conséquence de leurs propriétés singulières et de leur séquence dans la chaîne, les cinq liaisons fondamentales de la chimie (covalente, ionique, H-, hydrophobe, faible) suffisent à faire que les chaînes qu'ils forment reviennent diversement sur elles-mêmes, et constituent ainsi des boules, les protéines, qui sont vitalement efficaces, du fait qu'elle comportent par endroits des clés, des serrures, des pompes aspirantes-foulantes, des concentrations et détentes d'énergie, etc. Dans les formations aminées, il s'agit, on le voit, d'un engendrement à la fois serré et aveugle (sans pré-vision) de l'analogique et du digital, où les séquenciations et les interactions chimiques invoquées sont de soi strictement chiffrables et monotones, tout en produisant des résultats d'une diversité et d'une efficacité formelles et physiologiques quasiment infinies <21G1>. Moyennant leur puissance formative, les vingt acides aminés ont suffi à produire des milliards de protéines différentes, qui ont produit les millions d'espèces de vivants à travers l'Evolution. Or, ce type de formation s'exemplifie plus clairement dans la musique, où Steve Reich nous a fourni une introduction commode, que dans les tectures, les peintures, les poèmes. C'est sans doute que par nature le ton exploite toutes les ressources de la séquentialité, en particulier dans un constant engendrement réciproque de l'analogique et du digital, avec même quelque priorité de la digitalité sur l'analogie (jusque dans les musiques estimées sentimentales, comme celle de Schumann, très "répétitive"). Les biochimistes Dressler et Potter, dans leur magistrale histoire de la découverte des protéines et des acides aminés (Discovering Enzymes, Sc.Am.Library, 1990), finissent par évoquer l'expérience musicale : "After nature has invented a pattern <ils ont choisi la chymotrypsine>, it is often used over and over as a leitmotiv developed and changed, as in music, to achieve an amazing variety of effects" (p.194).
15H2. Le discontinu musical à travers les tons granulaires
L'image nous a montré que la photographie a eu l'effet bouleversant d'introduire des images granulaires pour Homo, qui depuis son origine n'avait connu que des images tracées ; le cinéma et le magnétoscope ont continué cette révolution <14I>. Dans le domaine du son et du ton, l'électronique a introduit quelque chose de semblable. Nos computers digitaux, analogiques, hybrides fournissent en effet un moyen non seulement d'enregistrements, mais aussi de créations et d'organisations sonores révolutionnaires. Il y a une musique granulaire comme il y a une image granulaire. Elle s'est développée jusqu'à présent selon trois voies principales.
15H2a. Les timbres digitalement construits Dans les ressources musicales de l'informatique, la première chose qui a frappé Homo fut la possibilité de composer dorénavant jusqu'aux timbres, ce grain du ton. Dans toute l'histoire de la musique, la production du timbre avait été un domaine réservé à l'improvisation de l'instant. Malgré toutes ses ressources d'écriture, un compositeur classique pouvait indiquer que tel groupe de notes serait joué par une flûte, par un hautbois, par un violon ou un violoncelle, mais pas que telle note devrait développer telle intensité de tel partiel (surton, harmonique) à tel instant, et moins encore comment le musicien rattraperait alors l'effet consonant et dissonant produit pour le ramener à la consonance ou à la dissonance voulues, par la durée, l'intensité, la hauteur, l'attaque, l'étouffement du ton lui-même ou des tons suivants. Le sentiment de présence et d'absence, de présence-absence, qui emplit la Marcia funebre sulla morte d'un Eroe, qui conclut la 12e sonate de Beethoven, naît de l'ostinato d'un partiel ; le compositeur ne l'indiqua point, et le détermina moins encore. Or, tout à coup, grâce à l'informatique et l'électronique des synthétiseurs, Homo pouvait non seulement intervenir dans ce nombre et ces intensités relatives des partiels qui font le timbre, mais littéralement constituer les partiels, les composer au sens fort, bref organiser les tons jusqu'en leur grain. De même, lors d'un enregistrement ou d'une composition, il pouvait visualiser presque à loisir les paramètres du ton et du son, et intervenir sur cette image sonore pour gommer ou affiner des pointes, creuser ou atténuer des contrastes, gonfler ou dégonfler des "couleurs" sonores. Non seulement en visualisant et contrôlant des paramètres traditionnels, mais en les repondérant ou en en inventant d'autres. On se retrouve alors devant la question posée plus haut par le dodécaphonisme, puisque les rapports précis établis entre des partiels digitalisés excèdent la perception auditive hominienne. Est-ce une nouvelle opacité des musiques du MONDE 3 ? Ou au contraire ne crée-t-on pas ainsi un autre glissement du Cosmos-Monde à l'Univers, en donnant à intuitionner, sinon à percevoir, qu'il s'agit de passer du continu au discontinu jusque dans les trames ? Une inquiétude demeure. Car, dans les musiques antérieures tant du MONDE 1 que du MONDE 2, le timbre avait toujours été cette réserve échappant pour finir à la composition préalable, et contribuant ainsi à faire de la performance musicale la gestion risquée des effets de timbre, de texture et de croissance du son et du ton. Un performeur ne joue jamais deux fois identiquement un concerto classique, non pas seulement en raison de son humeur, ni des sautes de son génie, mais parce que le timbre d'une note ne saurait être deux fois identique. C'est même pourquoi le terme de performance vaut mieux que celui d'interprétation, et surtout d'exécution. S'il est vrai que la compatibilisation instantanée des timbres fut depuis les origines l'expérience la plus vive du X-même d'Homo, l'élimination du performeur dans la musique à timbre entièrement computerisé et digitalisé peut paraître regrettable. A moins que cette élimination soit pratiquée elle aussi comme une expérience de décentration d'Homo du Cosmos-Monde à l'Univers <30L>.
15H2b. La provocation de systèmes sonores dissipatifs Du reste, au lieu d'employer l'électronique et l'informatique à maîtriser jusqu'au grain du son pour composer jusqu'au timbre, on peut les exploiter pour multiplier et sonder les aléas du timbre. Et cela fit au moins quatre voies de la musique granulaire des années 1960. (a) Trafiquer le timbre électronique, comme la musique "concrète" de Ferrari, élaborant les bruits lointains et diffus de la vie quotidienne, ou celle de Mâche composant avec les cris d'animaux exotiques. (b) Exploiter l'électronique, comme Pauline Oliveiros, à dérouter les sons et tons prévus du compositeur-performeur, lequel profitera de sa surprise des premiers entendus pour les incurver, mais à travers un appareillage qui diffère ses interventions, pour préserver l'aléa, à la façon de Cage. (c) Programmer, comme Steve Reich le fit un temps, des décalages électroniques dont le désordre général fait sortir des ordres locaux transitoires : ainsi les mots Come out to show them se dégradaient dans leur retardation, mais en suscitant plusieurs nouvelles structures, textures, croissances locales (périodes, timbres, mélodies naissantes), en irisation. Il est difficile de ne pas songer là aux formations procédant du bruit (ou plus exactement des glissements bruités de formes), de l'entropie (ou plus exactement d'une entropie générale suscitant des néguentropies locales), des états loin de l'équilibre, des systèmes dissipatifs, autant de concepts chers à la thermodynamique, devenue un des cadres de référence de l'imaginaire contemporain, dans son passage du Cosmos-Monde à l'Univers <21E>.
15H2c. Le son radio et techno Non sans accointance avec ce dernier cas, la radio a introduit de nouveaux critères sonores. C'est que ses enregistrements, ses émissions, ses restitutions émettent relativement mal le dynamisme sonore, c'est-à-dire les sauts d'intensité qui furent un des ressorts de la musique classique du MONDE 2 composant des touts formés de parties intégrantes, et donc s'appliquant à détacher des formes sur des fonds. Dans la seconde moitié du XXe siècle, il s'est créé un véritable son radio, globalement bruité, où les éléments mélodiques sont toujours seulement en émersions provisoires, comme dans les musiques du MONDE 1, ressuscitées à cette occasion. Ce son, dont les propriétés ont été regroupées et thématisées par les musiques répétitives et par la musique disco, a eu plusieurs effets culturels importants. Utilisé comme ambiance (ire, ambo), il a réussi à humaniser les environnements industriels les plus disgraciés, au point que la radio portative est devenue l'architecture de ceux qui n'en ont plus <13M3>. En même temps, il a contribué à faire de l'environnement hominien un phénomène galactique, où, surtout le soir et la nuit, des émetteurs et récepteurs radio donnent à leurs auditeurs le sentiment de baigner dans des voies lactées sonores jusqu'aux confins de l'Univers. En même temps, le rapport s'est renversé entre le son qui est enregistré et les moyens qui l'enregistrent. L'exploitation de l'enregistrement comme d'un instrument de création de sons nouveaux, où les timbres dominent, est devenue une musique à la fois savante et populaire, dans un courant clairement appelée "techno". Suscitant des espaces-temps pluridimensionnels, capable aussi de produire des pianissimos jusqu'au bord de l'inaudible, voire dans l'inaudible, au point de multiplier commodément des types de résonances et donc d'expériences cérébrales jusqu'ici impossibles. Toujours décentrant, et ouvrant à l'Univers, plutôt que continuant à construire des Cosmos-Mondes. Pour de nouveaux cerveaux mais aussi de nouveaux corps. Déjà les accords de plus en plus indéfiniment étirés de For four organs de Steve Reich procuraient à leurs auditeurs le sentiment d'avoir un corps infini. La musique techno a popularisé ce genre d'expériences. Pour plusieurs musiques du MONDE 3, on l'aura remarqué, nous nous sommes pris à parler de son plutôt que de ton. Dans le vocabulaire courant, la musique est devenue un département du Son, comme la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma, etc. sont devenus des départements de l'Image. Dans de curieuses confluences entre la musique détaillée actuelle et la musique massive archaïque. Presque anthropogéniquement.
15H2d. La relecture des musiques antérieures Ceci a fait aussi une relecture des musiques antérieures. Assurément, de celles du MONDE 1, sauvées et exaltées par les nouvelles ressources d'enregistrement et de mise en ondes. Mais la musique du MONDE 2, en particulier dans son âge classique, est réentendue aussi, y découvrant le son sous le ton, les partiels sous les fondamentaux, chez Monteverdi, Beethoven, Wagner, en une saisie des affleurements sonores de l'Univers sous leur Cosmos. La direction d'orchestre de Pierre Boulez aura été exemplaire à cet égard. Et cette archéologie, cette anthropogénie musicale, a été elle-même à la source de compositions neuves, tels les Psaumes d'Israël de Steve Reich. Pour comprendre les musiques du MONDE 3, nous avons retenu ses productions où ses caractères se présentent sous une forme extrême, et comme spécialisés. Il va de soi que, dans le même temps, ont été produites des milliers d'oeuvres intermédiaires, synthétiques ou syncrétiques, où ces caractères se fondent librement. Ainsi des opéras, genre prospère aujourd'hui parce que plusieurs de ses paramètres concordent avec ceux de l'image télévisée, comme le prouvent les spectacles de variétés et les clips vidéo ; déjà Hergé avait rapproché les trilles de la diva et les fluctuations colorées du tube cathodique dans ses Bijoux de la Castafiore. Les oratorios rassemblent souvent aussi presque tous les caractères de la musique contemporaine. Dans le faste des PROMS de BBC2, The Mask of Time de Tippett a célébré en 1999 à la fois les grands événements du siècle, de la Relativité à Hiroshima, et ses principales révolutions sonores <27D3a>.
SITUATION 15 Une anthropogénie sera très attentive à la musique. A cause de sa portée sociale et cosmologique. De l'omniprésence et de la popularité de ses productions. De sa profondeur et de son ampleur. Mais aussi de l'évidence de ses effets physiologiques, émotifs et mémorants. De la clarté de ses structures et de la communicabilité de ses textures et croissances, toutes consistant en indexations. Donc de sa maniabilité théorique. A condition de ne pas lui appliquer des disciplines étrangères, comme la linguistique ou la théorie de l'information, qui du reste auraient avantage à s'éclairer d'elle. De plus, nulle part la succession des trois "mondes" anthropogéniques <12> n'est aussi patente, et presque obligée. Beethoven déclarant en 1810, trois ans après la sortie de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, que "la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie" ne fait pas une boutade. Les enfants africains qui remplissent leurs journées d'une musique faite avec n'importe quel objet trouvé, dansent et chantent jusque sur le sida, le prouvent quotidiennement. Les caractères de la musique détaillée du MONDE 3 rendent indispensable une vue suffisante de l'action de la musique massive <10>, laquelle n'en est pas seulement un stade de développement mais une strate omniprésente. Il est remarquable que les petits traités à la fois poétiques et exacts que Pascal Quignard a rassemblés sous le titre provoquant de La Haine de la musique tournent principalement autour de la musique massive, et de la liaison chez Homo musicien éternel du chasseur, du chaman et du sorcier. |