ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
DEUXIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS FONDAMENTAUX
Chapitre 14 - LES IMAGES DÉTAILLÉES
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 14 - LES IMAGES DÉTAILLÉES
L'anthropogénie a rencontré la notion d'image dès les bifaces d'Homo erectus, et peut-être même dès les choppers d'Homo habilis, images massives, tenant en un simple contour et volume, sans détails internes <9>. La notion d'image massive a été utile aussi dans la sémiotique des tectures <13N>. Mais Homo a élaboré encore des myriades d'images détaillées, à détails externes et internes. Il y eut là un moment fatidique. Depuis c. 50 mA en Australie et c. 30 mA au Brésil et en Europe, les images détaillées foisonnent, alors que les paléoanthropologues n'en ont pas encore trouvé d'époques beaucoup antérieures. Serait-ce qu'Homo s'est mis brusquement à en produire, après 1,5 MA ou 2 MA d'images massives ? Ou bien y a-t-il eu, avant ces 50 mA mieux connus, des images détaillées qui ont été détruites en raison de matériaux périssables, ou qui gisent dans des lieux inaccessibles ou ignorés ? Plus généralement, y a-t-il quelque part des témoins d'un passage progressif de l'image massive à l'image détaillée, ou s'agit-il d'une émergence brusque ? Deux attitudes s'affrontent. Les partisans des processus lents estiment que de nombreuses images détaillées d'abord sommaires, puis plus subtiles, ont dû préparer celles que nous connaissons, qui semblent d'emblée très élaborées, comme à la grotte Chauvet, il y a 31 mA. Au contraire, les partisans des modifications révolutionnaires optent pour quelques sauts simples et précis, "quantiques" <21F6>, dont le développement d'Homo possibilisateur fournit de multiples exemples. La mutation déclencheuse aurait alors eu lieu au sein de l'imagerie elle-même, ou bien dans un autre domaine, par exemple dans le langage <16-17>, ou dans le geste <11H>, ou dans les modalités de la rencontre <3>, à l'intérieur de groupes sapiens sapiens, voire par réaction distinctive entre les groupes sapiens sapiens Cro-Magnon et les derniers néandertaliens, d'où des conséquences se seraient diffusées jusque dans l'image. Nous y reviendrons à l'occasion de l'hypothèse de la révolution phonématique <17G1>. Ces problèmes de datation et de révolution ne sont pas indifférents à l'anthropogénie. Mais il lui importe encore davantage de savoir ce que les images détaillées ont introduit globalement dans les structures, les textures, les croissances <7F> produites par Homo. Lesquelles sans doute n'ont pas concerné seulement l'imagerie, mais aussi, en tant qu'effets ou causes, le langage, l'écriture, le geste, la mathématique, la logique, la musique, etc. Ce sont ces structures, textures et croissances que nous allons tenter de cerner.
14A. Structure, texture et croissance de l'image détaillée paléolithique. Exergie. Mythèmes
Les images détaillées paléolithiques trouvées dans des grottes ou à ciel ouvert se répartissent en quatre grands groupes. (a) Certaines se contentent d'imager des outils et des ustensiles : sagaies, harpons, lanceurs, pendentifs, rondelles. (b) D'autres constituent une partie presque autonome, et souvent considérable, d'un outil ou d'un ustensile. (c) D'autres encore sont des objets vraiment autonomes, statuettes ou amulettes. (d) Les parois de certaines grottes portent des fresques peintes. Celles de certains fleuves et défilés aussi. Ces différents genres se sont-ils succédé selon des suites ? Leroi-Gourhan tenta de distinguer des périodes selon la finesse des modelés. Mais peut-on attendre des successions linéaires quand on songe qu'environ 15 mA séparent la grotte Chauvet (31 mA) et Lascaux (16 mA) ? Les dernières datations au carbone 14 ont montré que les critères stylistiques de Leroi-Gourhan ne sont pas consistants. Nous nous contenterons, répétons-le, de relever les structures, les textures et les croissances des images paléolithiques dans leur généralité. Les fresques de Wandjina Man dans le nord de l'Australie proposent à notre travail une excellente introduction, même une toile de fond <PP,151>. Elles comptent parmi les plus anciennes connues ; certaines datations les font remonter à 50 mA. Elles représentent souvent Homo lui-même, et pas seulement des animaux, comme tant de grottes françaises. Or, elles le perçoivent comme un entrelacs parmi des entrelacs, en une saisie que, par opposition à l'énergie dont les Grecs nous ont imposé l'idée, en-ergeïa, forces en dedans, on pourrait appeler exergie, eks-ergeïa, forces circulantes entre dedans et dehors ; les bouches sont largement ouvertes, et les sexes, ou ce qui les masque, aussi. Comme il convient à une pareille diffusion en tous sens, ces entrelacs sont presque toujours puissamment colorés. Or la couleur est plus diffusive, générative, communicante, que le trait. Et peut-être surtout, la tranversalisation, qui pour une anthropogénie est le propre d'Homo <1A>, constitue le thème figuratif de certaines images. Non seulement les bras des personnages vus de face sont ouverts, très allongés et étirés, et il en va de même des jambes, mais leurs visages sont sommés de vastes auréoles à rayons qui confirment le sentiment de leur expansion cosmique. Circulant autour des corps, de grandes "amibes" (objets ou forces) confirment l'entrelacs généralisé. Maintenant que beaucoup d'études nous aient fait mieux comprendre le chamanisme d'aujourd'hui et d'hier, on comprend qu'on parle de plus en plus souvent d'un chamanisme paléolithique (Clottes et Lewis-Williams Les Chamanes de la préhistoire), c'est-à-dire d'une saisie des choses où les courants et les strates aériennes, souterraines, terriennes de l'univers communiquent entre eux. Du moins pour des peintres et des spectateurs, sans doute initiés, qui se sentent encore largement quadripèdes, bipèdes, reptiles, volatiles, ainsi qu'hominiens, animaux, végétaux, tout à la fois. Les nombreux marquages par coups de torche de Chauvet, où le geste plastique coïncide avec une brûlure, vont bien dans ce sens. Il est cohérent que l'image détaillée paléolithique n'ait pas représenté d'actions d'ensemble. En France, elle ne montre ni poursuites, ni batailles, ni accouplements, ni nidifications, ni allaitements d'animaux. Elle s'en tient à des instances "totémiques" <3E> : Bos, Equus, Cervus, du reste intensément animées. Si mythes il y a, ils ne racontent pas d'histoire, mais proposent seulement leurs éléments nodaux, à quoi leur "exergie" suffit. On pourrait appeler ces éléments des mythèmes. Comme on nomme parfois technèmes les éléments nodaux d'une technique <1B4>, et glossèmes les éléments nodaux d'un langage <16B>.
14A1. Les analogies (fines) de certains segments panopliques et protocolaires. Leur économie
Les images massives nous ont appris ce qui fait l'essentiel d'images sémiotiques : il s'agit d'analogies entre un imageant et un imagé, avec ceci que ces analogies n'ont pas lieu entre des index purifiés, comme dans une figure mathématique <5D,19>, et qu'elles sont intentionnelles, ce qui n'est pas le cas dans l'indice naturel <4A>. Seulement, dans l'image sémiotique massive, l'analogie intervient par quelques contours globaux, entre objet et environnement, entre objet et artisan, tandis que dans l'image sémiotique détaillée, elle intervient entre de multiples segments distincts. Ainsi, les segments sculptés de la Vénus de Lespugue sont en analogie avec ces segments corporels que sont des mollets, des cuisses, un ventre, des seins, des bras, un cou, une tête. Une des leçons des images détaillées du paléolithique supérieur est que les segments retenus pour établir l'analogie peuvent varier fort. Pas de détails du visage chez la Vénus de Lespugue et la Vénus de Willendorf, alors que la Dame de Brassempouy, d'une époque qui ne semble pas ultérieure, a deux yeux et un nez, même si elle n'a pas de bouche. Point de correspondant d'un cou chez la Vénus de Willendorf, alors que les deux autres femmes ont un cou très long. On retrouve donc cette propriété qu'a Homo transversalisant, orthogonalisant et latéralisant de déployer des panoplies-protocoles où les segments maniables s'entre-thématisent techniquement et sémiotiquement, serait-ce comme indices et index les uns des autres, si bien qu'il ne faut pas qu'ils soient constamment tous présents pour que leurs ensembles ou sous-ensembles soient identifiés. En d'autres mots, il suffit de quelques segments panopliques-protocolaires pour que les choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un horizon qui forment un *woruld hominien <1B3> apparaissent et aussi se représentent globalement, tout en se spécifiant, se déclenchant, se distribuant selon les choix retenus. Nous verrons que cette idée de spécification au sein d'un environnement prédistribué par la technique et la sémiotique joue également un rôle fondamental dans les forces et les limites du langage parlé et du langage par gestes <17A>. En même temps, dans la mesure où les éléments panopliques et protocolaires sont opératoires, ils furent très vite aperçus avec une grande pertinence et acuité. A voir les images de Lascaux et de Foz Côa, on sent bien que leurs auteurs repéraient exactement les caractères utiles des animaux qu'ils attendaient en telle saison dans tel défilé, puis qu'ils cernaient, tuaient, conservaient, mangeaient, et qui intervenaient peut-être dans certains rites. Des éthologistes croient même parfois, à partir des traits d'anatomie et de comportement figurés là, pouvoir identifier les espèces, voire les sous-espèces (grandes races) imagées <R.nov96>.
14A2. La substituabilité des segments retenus
En même temps, dans la Vénus de Lespugue, l'image paléolithique propose une certaine suite des segments imageants qui, malgré une isotopie globale, ne correspond pas exactement à la suite des segments dans l'imagé. A tout le moins entre la ceinture et le genou. Ce phénomène n'est pas une défaillance ou une négligence de l'imageur. Il tient à la capacité du cerveau et du corps substitutifs d'Homo technicien et sémioticien, dès le paléolithique supérieur, de manier et maintenir une panoplie-protocole en en inversant plus ou moins les termes. Un grand duc de la grotte Chauvet est gravé de face pour la tête (yeux, bec), de dos (plumes) pour le bas du corps. L'exercice de cette disponibilité synodique <2A2c> se retrouve jusque dans les moindres fragments. Il n'y a rien d'étonnant ni de merveilleux dans les cornes rectilignes démesurées de la Licorne de Lascaux, ou dans ce que certains préhistoriens ont parfois appelé commodément mais abusivement les monstres ou les fantômes rupestres. C'est là une propriété de la perception hominienne, dont on trouve une confirmation dans plusieurs écritures (sumérienne archaïque, égyptienne, maya, aztèque <18B>, où les mots écrits d'une phrase se disposent en un ordre très libre à condition de signaler qu'ils appartiennent au même paquet sémiotique, qui est la sentence.
14A3. Les effets de champ imagétiques perceptivo-moteurs cinétiques (effet Rodin), dynamiques (effet Michel-Ange), excités
Les images paléolithiques montrent encore ce que l'on pourrait appeler l'effet Rodin, selon lequel, pour rendre la marche ou la course d'un animal dans une image immobile, il faut y montrer le bas d'une patte arrière à l'instant t1, le haut de la patte à l'instant t2, l'arrière-train à l'instant t3, le tronc à l'instant t4, et ainsi de suite jusqu'au museau à l'instant tn. Dans ce cas, les éléments d'une image produisent des effets de champ perceptivo-moteurs cinétiques <7B>, où s'active une courbure marquant une succession, parfois une accélération dans le temps, d'autant plus intenses qu'elles sont saisies dans un instant unique. Dès l'art des cavernes ce sont des distorsions de ce genre qui font courir les chevaux, les taureaux, les bisons et les biches. Ces effets cinétiques vont de pair avec des effets de champ perceptivo-moteurs dynamiques <7C> en ce qu'on pourrait appeler l'effet Michel-Ange, exploitant la capacité de saisir à travers une image non seulement des mouvements de l'imagé mais les forces (poids, gravitations, énergies, efforts) dont ces mouvements procèdent, bref des motions ou des mouvances <2B1>, selon les courbures (et pas seulement les courbes) auxquelles traits et taches de l'image obligent l'oeil du spectateur. A partir de ces ressources, les Vénus paléolithiques se gonflent et sont littéralement gravides (gravis, pesant), au point de proposer à leur spectateur la Gravidité en général ; les lions de Chauvet montrent une impulsion, un impetus, une Hormè (premier assaut, élan originaire), irrésistibles. A la Chapelle Médicis, le visiteur ne remarque pas d'habitude que les membres des figures de Michel-Ange sont fortement inégaux, et par conséquent anatomiquement incorrects. C'est donc que, dans les images de mouvances, la perception peut choisir entre deux saisies : ou bien dans un espace euclidien, c'est-à-dire tridimensionnel et avec des étalons de mesure fixes, apercevoir des membres tordus ; ou bien apercevoir des membres conformes (normaux) dans un espace tordu. C'est la seconde solution qu'adopte généralement le système nerveux du spectateur, qui trouve seulement que les figures de Michel-Ange sont "très dynamiques". Ainsi, le cerveau perceptif, quand il est mis en présence d'attracteurs appartenant à des espaces plus ou moins divers (puisqu'ils interviennent dans des instants divers) crée un espace courbe résultant. Les images rupestres montrent que ceci a valu dès le paléolithique supérieur. L'absence des plantes dans les images pariétales tient sans doute à des raisons multiples, partiellement rituelles ; mais elle confirme une imagerie par les mouvements et les mouvances. Enfin, le spectateur des images paléolithiques perçoit aussi que, dans nombre de cas, les effets de champ perceptivo-moteurs statiques, cinétiques et dynamiques sont si abondants, si mobiles, si interdépendants qu'ils résultent en des effets de champ excités, donc non coordonnables de facto, sinon de jure <7G>, mais compatibilisables (pati, cum) par le rythme, avec ses huit caractères d'alternance, d'interstabilité, d'accentuation, de tempo modulable, d'autoengendrement, de convection, de strophisme, de gravitation par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>.
14A4. Les fantasmes de chose-performance, de *woruld, de partition-conjonction, de présence-absence
Si l'on définit alors, comme nous l'avons fait, les fantasmes comme des perceptions et des imaginations auréolées d'effets de champ, en particulier excités, on peut dire que les images détaillées paléolithiques proposent une panoplie très complète des fantasmes non compulsionnels <7I>. (a) Fantasmes de chose-performance <7I1>, où Bos, Equus, Cervus apparaissent avec l'aura qui les prédestinait à leur vocation chamanique ou totémique, comme mythèmes. (b) Fantasmes du *woruld <7I2>, engageant la nature environnante en tant qu'elle est appropriée par Homo technicien et sémioticien à l'occasion de ses choses-performances. En particulier, les figures paléolithiques sont pour la plupart proposées en germination. Germination quant à leur support : elles se préfigurent dans la roche ou l'ivoire, où elles sont saisies comme préexistantes, en émergence et immersion à la fois. Germination entre elles, car elles sont toujours de près ou de loin en chevauchements (overlapping). Et ces intrications explicites et implicites sont tellement radicales (tenant aux racines) qu'elles ne répugnent pas aux surimpressions, les nouvelles images venant naturellement (sans violence) s'inscrire sur et dans des images antérieures. Wandjina Man nous a fait parler plus haut d'exergie (vs énergie) <14A>. (c) Fantasmes de la partition-conjonction <7I3>. Cette dernière est partout active dans l'imagerie paléolithique sous sa forme sexuelle, à voir les sculptures génésiques (vulves prégnantes depuis Chauvet), et surtout si l'on retient, serait-ce sous une forme très atténuée, la symbolique masculin/féminin de Leroi-Gourhan, que nous avons déjà rencontrée à l'occasion des tectures, et que nous retrouverons à l'instant, sub 6. En tout cas, la partition-conjonction généralisée, elle, envahit tout, comme le confirme la fréquence des surimpressions. (d) Fantasmes de présence-absence <7I4>. Ce qui a d'ordinaire frappé le plus dans ces productions originaires, c'est leur force d'apparition, de phénoménalité, c'est-à-dire une certaine thématisation de la présence, de l'absence, de la présence-absence indescriptible <8A>, à quoi les surimpressions contribuent aussi. D'où la stupeur du spectateur actuel, mais aussi sans doute de ceux qui les ont faites.
14A5. La macrodigitalisation impliquée par l'analogie détaillée
Nous avons suivi jusqu'ici, dans les images détaillées du paléolithique supérieur, leur dimension analogique. Mais la macrodigitalisation <2A2e> y intervient également, c'est-à-dire que des traits se perçoivent fatalement comme n'étant pas les autres, et sont donc désignables oppositivement par l'exclusion de ces autres en des panoplies et des protocoles fermés. Dans les Vénus, les membres, une fois segmentarisés, sont nécessairement des non-troncs ; les membres supérieurs, des non-membres-inférieurs ; les mollets, des non-cuisses ; le mollet droit, un non-mollet gauche. Et cela dans la mesure où les segments, avant même d'être sémiotiques, sont technicisés dans la panoplie-protocole "corps féminin", selon un statut que nous ont suggéré déjà les libertés prises par la Vénus de Lespugue avec l'isotopie des membres.
14A6. La schématisation latente sous l'imagerie
Combinant ainsi un aspect analogique (proportionnant, participatif) et un aspect macrodigital (oppositif, exclusif), l'image détaillée paléolithique devait fatalement, chez Homo transversalisant et possibilisateur, inaugurer cette imagerie très particulière qu'est le schéma, de la racine *sekH, visant la manière d'être, et qu'on retrouve dans le grec ekHeïn (avoir comme habitus, habere). Le schéma a deux ressources essentielles. (1) Il réduit le nombre des éléments de l'analogie, souvent jusqu'à très peu, ce qui lui permet la cohérence des panoplies et des protocoles <14A1>. (2) Il ramène les formes subtiles de l'analogie à des traits, des points, des traits-points : (a) ces traits-points sont facilement indexables, étant eux-mêmes des index purifiés ; (b) ils sont très opposables, ce qui fait d'eux d'excellents objets de la désignation par exclusion au sein d'une panoplie, donc d'une macrodigitalisation <14A5> ; (c) ils sont très substituables ; (d) ils fournissent le départ de la mathématique <19A>. Ces remarques éclairent ce qu'il y a de schématique à travers le paléolithique supérieur. Et elles invitent à s'arrêter devant ces signes "abstraits", qu'on trouve fréquemment dans les cavernes du Sud-Ouest de la France, et qu'à tort ou à raison on a groupés en deux collections : (a) des lignes plus ou moins droites souvent hérissées de traits obliques, (b) des formes librement rectangulaires isolées ou associées. Il en existe deux interprétations classiques. La première, inspirée de près ou de loin par l'abbé Breuil, voit des sagaies ou des harpons dans les traits hérissés, et parfois des pièges ou des huttes dans les quadrillages, le tout au service de rituels de chasse mêlant imagerie et magie. Ce que l'on sait du chamanisme actuel, et de la complicité qu'il assure entre le mangeur et le mangé, ajoute encore à cette lecture (R.95,417), tout en reconnaissant qu'elle est ébranlée par le fait qu'à Chauvet ce ne sont pas les animaux dominants dans le biotope qui sont dominants dans la figuration. Une seconde interprétation, développée par Leroi-Gourhan depuis 1956, fait du couple tige/rectangle une image du couple pénis/vulve. Cette identification va de pair avec la supposition que, dans quelques grottes françaises au moins, les animaux figurés se distribuaient en espèces "masculines" (Equus) et "féminines" (Bos) <13D>. L'élaboration statistique, croit-on alors, montrerait que les signes "péniens" accompagnaient surtout les animaux "masculins", les signes "vulvaires" les animaux "féminins" ; et, autour de pareils thèmes, on imagine volontiers des liturgies à composantes cosmiques sexuelles. Picturalement, ces images, de très analogiques au début, se seraient progressivement schématisées, le triangle fendu de la vulve devenant par exemple un treillis rectangulaire, avec ou sans trait central. De nouveau, il serait confortable pour une anthropogénie que ce débat soit tranché, mais l'essentiel est assuré. (a) Il y a là dans certaines grottes, peut-être dans la plupart, du système, bien que fluctuant selon les lieux et les temps, et non de l'accumulation d'images au hasard. (b) Les fonctions magique, symbolique et chamanique des signes produits ne s'excluent pas. (c) Dès que des images s'y prêtent, il arrive qu'elles se schématisent, jouant de la réductibilité de leurs éléments, de leur substituabilité, de leur réduction à des traits-points <19>. (d) La schématisation permet au figuré de subir toutes sortes de rotations sans cesser d'être reconnaissable, ce qui dès ce moment annonce une des ressources fondamentales de l'écriture <18B2b>. (e) Il n'y a pas de raison d'envisager une histoire globale du paléolithique conduisant d'images peu détaillées à des images plus détaillées, d'images peu "réalistes" à des images plus "réalistes" <R.déc.1999,107>. En particulier, il ne faut pas imaginer chez Homo un passage unidirectionnel, orthogénétique, de l'analogique au digital. Malgré les dates incertaines, on croit observer plutôt des poussées récurrentes du digital sous l'analogique, de l'analogique sous le digital, les opportunités du moment (sociales, climatiques) privilégiant un des deux termes. En tout cas, dès le paléolithique, on peut pressentir comment l'image est potentiellement grosse de l'écriture. Mieux encore, comment l'objet technique (dont le gibier technicisé) <1B>, l'image et l'écriture sont en continuité chez le primate transversalisant.
14A7. Les effets de champ logico-sémiotiques. Les mains empreintes
Des effets de champ logico-sémiotiques naissent déjà du fait que dans les images paléolithiques se côtoient de multiples niveaux d'abstraction. Ainsi, dans les Vénus, l'imagé est une anatomie technicisée et sémiotisée de femme par ses segments ; puis il figure une femme féconde ; mais aussi, par ses effets de champ perceptivo-moteurs de mouvance, est la turgescence et la gravidité ; ou encore, par ses fantasmes de *woruld, devient la fécondité universelle célébrée ; puis, par ses fantasmes de partition-conjonction sexuelle, réalise l'ouverture à la partition-conjonction généralisée ; et aussi, par sa magie couplée à un rituel, la fécondité universelle invoquée. D'autre part, toute image est un signe plein intentionnel ; par quoi elle n'est pas simplement un index, signe intentionnel vide, ni non plus un indice, qui est un signe plein non intentionnel <5D>. Quand elle est détaillée, les indices sous-jacents et incongrus s'y multiplient ; et, dans la mesure où elle tend à se schématiser, les indexations s'y aiguisent. Cela déjà est propice à la production d'effets de champ logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques, mais aussi excités entre différents aspects du signe. Mais à ces tensions logiques inhérentes à toute image, les images paléolithiques ajoutent des effets logico-sémiotiques propres. C'est l'étonnement archaïque devant leurs préfigurations latentes dans les matériaux qui leur servent de support : suggestions de formes, de couleurs, de textures, voire de croissances de la roche (calcaire) pour les peintres ; suggestions des dents (ivoire), des cornes, des pierres plus dures pour le sculpteur. D'où une riche instabilité entre forme naturelle et forme artificielle, entre thématisations sémiotiques et thématisations techniques, où Homo apporte un sens, son sens, à ce qui déjà en avait un, préalable, l'attendant, le protégeant. Magie de chasse, ou de fécondité, ou de manducation fraternelle, et certainement parts de magie à côté de parts de cultes tournés vers le *woruld, et par là porteurs de présence-absence <8B9> et d'extase (*st, eks) ; ce qu'on couvre un peu vaguement par chamanisme. On mesure alors la violence des effets de champ logico-sémiotiques activés entre tous ces niveaux et ces aspects. (a) Entre images et indices. (b) Entre indices et index. (c) Entre analogie et digitalité. (d) Entre saisie imagétique, détachée, contemplante, considérante, et magie, impliquée et efficace. (d) Entre espèces figurées et environnement. Répétons que la stupeur suscitée par les images du paléolithique supérieur ne tient pas seulement à leurs effets de champ perceptivo-moteurs, mais autant aux tensions de leurs effets de champ logico-sémiotiques. Il y a là tant de tensions originaires que l'Origine est activée-passivée comme elle ne le sera plus jamais après. Qu'Homo paléolithique ait entrevu, au moins implicitement, les enjeux de cette émergence de l'image à partir de l'indice et de l'index est sans doute thématisé dans ces mains isolées ou groupées qu'il a multipliées partout. Image visuelle, mais tactile au point de prélever l'organe privilégié du tact. Image la plus analogique, et cependant la plus macrodigitalisante, montrant écartés, surtout le pouce, les doigts (digitus), digitaux par excellence. L'imageur est là prenant et pris. La spécification émerge à peine de la chose-performance, qui émerge à peine de la situation, qui elle-même émerge à peine de la circonstance sur l'horizon. Et comment croiser davantage indices (empreintes) et index (jusqu'au doigt index), et aussi les signes intentionnels et non intentionnels ? Nous ne saurons pas la part du volontaire et de l'accidentel, du sémiotique et du magique (chamanique), dans ces mains en positif, en négatif (en réserve), en simple contraste. Mais le fait qu'elles soient nombreuses, qu'il y en ait en Australie comme en France, et aussi que, même pour Leroi-Gourhan, elles ne se distribuent pas selon la topographie stricte des cavernes, comme les espèces "sexuées", mais plus librement, comme certains gros points rouges, suggérerait qu'elles avaient pour leurs producteurs une portée préalable aux significations particulières. Ce caractère sémiotique préalable n'exclut pas la trace (adventice ou recherchée ?) parfois très apparente du marqueur comme spécimen biologique particulier ; ainsi à Chauvet des mains ocrées positives produites par le même ne permettent pas seulement de saisir de multiples aspects de sa singularité là où elles sont groupées, mais permettent encore de suivre ses interventions en plusieurs points éloignés où on les reconnaît.
14A8. Les destins-partis d'existence de l'image détaillée
Tout ce qui vient d'être relevé dans les images tient au geste de l'exécutant, et donc réalise quelque peu son destin-parti global d'existence (sa topologie, sa cybernétique, sa logico-sémiotique, sa présentivité <8H>), qu'on pourrait aussi bien appeler son sujet d'oeuvre <11I3>, et selon les cas son sujet pictural, son sujet sculptural, son sujet graveur, comportant, en sus des fantasmes de chose-performance, de *woruld, de partition-conjonction, un fantasme de X-même <11K>. Assurément, pour percevoir et définir ces sujets d'oeuvre plastiques du paléolithique supérieur, nous n'avons pas assez d'éléments situationnels et circonstanciels concernant l'époque ; et surtout notre intelligence plastique n'est pas assez aiguë. Dire que ces "sujets" sont claniques ou déjà tribaux préjugerait d'une organisation sociale dont nous ne savons rien, même pas s'il convient d'en rapprocher ces assemblages de rectangles colorés pariétaux qu'on a métaphoriquement appelés des "blasons", lesquels alors auraient distingué des "ethnies" <28> de sang ou de culture. On peut seulement supposer qu'ils devaient être très groupaux, en des groupes fusionnels hominiens, animaux, végétaux, voire minéraux, qu'il nous est difficile d'imaginer. Jusqu'où les auteurs de gravures, de sculptures, de peintures étaient-ils singuliers ? On se rappellera à ce propos que, dans l'Afrique non occidentalisée d'hier, les productions plastiques avaient beau être très codées groupalement (claniquement, tribalement), leurs exécutants étaient souvent reconnus et nommés par les autres membres du groupe. Ainsi ne faudrait-il pas trop vite exclure qu'il y ait eu à Chauvet ou Lascaux et ailleurs de "grands" peintres de taureaux et de "grands" sculpteurs de Vénus, comme il y eut sans doute de "grands" chasseurs de taureaux, et aussi de "grands" chefs à force d'être de "grands" chasseurs. En tout cas de "grands" initiés, plus chamans que les autres. Ce qui est certain c'est que ces productions ont supposé un degré élaboré du passage technique et sémiotique de main en main et de cerveau en cerveau <2B9> propre à Homo technicien et sémioticien, tout en excluant la forme extrême de travail vraiment collectif que montrent certains mâts totems dans la Polynésie du début de notre siècle. Car le mouvement, la mouvance, les fantasmes liés à l'image d'un renne des cavernes suppose une unité de jaillissement (impetus) du producteur que le mât polynésien ne comporte justement pas.
14A9. Les cellules plastiques
Du fait qu'elle est détaillée, c'est-à-dire qu'elle a des articulations internes, l'image du paléolithique supérieur ne propose pas un champ unique, comme l'image massive, mais un ensemble de champs locaux. Ainsi actualise-t-elle déjà une propriété qui sera celle de toutes les images détaillées à champs excités puissants, à savoir que, si l'on y distingue des portions suffisantes, celles-ci montrent un certain "poids" plastique global, comportant un taux de gravitation et d'inflexion plastiques, un taux de torsion logico-sémiotique, un taux de présentivité, etc., relativement égal. En sorte qu'en les prenant de n'importe où, elles soutiennent une nappe de tensions et de compatibilisations statiques, cinétiques, dynamiques, excitées assez homogène pour assurer une rythmisation transitoire intense d'un cerveau. Chaque portion de l'image suffisante pour déterminer pareil effet peut alors être appelée une "cellule plastique" (Wladimir Weidlé, "Diogène" 18, 1957). Le terme est heureux dans la mesure où ces portions contiennent chacune l'essentiel de l'information du système, comme les cellules le font pour un organisme vivant, et que du reste leur interstabilité a quelque chose des propriétés de la vie.
14A10. Les deux tenir-lieu imagiers détaillés : référence et signifiance. La ressemblance
Les images détaillées du paléolithique supérieur sont si riches qu'elles ont certainement entretenu chez leurs producteurs et spectateurs-utilisateurs la double orientation du tenir-lieu que nous ont fait distinguer déjà les images massives du paléolithique inférieur et moyen : (a) tantôt d'être référentielles, l'imageant s'effaçant devant l'imagé ; (b) tantôt d'être autarciques, l'imageant se suffisant comme tel <9E>. Surtout, elles nous font bien voir comment la référentialité imagétique prend la forme de la similitude ou de la ressemblance (similis, sem, re-), et que celle-ci tient assurément en l'analogie et proportion de quelques segments de l'imagé <9A>, mais aussi en représentation de ses effets de champ perceptivo-moteurs statiques, cinétiques, dynamiques, excités, et encore logico-sémiotiques. C'est de tout cela que joue un caricaturiste quand il nous fait saisir tout un personnage en quelques traits, dont aucun pourtant ne se trouve comme tel dans l'imagé.
14A11. La ferveur du précadre
Il y a néanmoins une propriété qu'auront presque toutes les images détaillées ultérieures, et que celles du paléolithique n'ont pas : c'est le cadre et le cadrage. En effet, les éventuels tracés qui dans les grottes se coupent à angle droit fonctionnent comme des quadrillages (qui ont fait penser à des pièges), ils n'enferment rien, n'encadrent rien. La ligne remarquable (d'échine, de ventre, etc.) à partir de laquelle sont construits et différenciés certains animaux est bien un référentiel, un précadre, mais ce n'est pas un cadre. Le vrai cadre, figure géométrique quadrangulaire cernant une figure, sera l'invention du néolithique, comme les tectures nous l'ont déjà appris <13E>. On sera donc prudent avant de parler de perspective. Au sens fort, celle-ci suppose le référentiel d'un cadrage vrai, ici absent. Mais des éléments la préparent, étant donné les caractères que nous avons reconnus à la vue hominienne en général<1C1> : des animaux devenant plus petits à mesure qu'ils s'éloignent ; des positions qui font paraître des parties de corps devant d'autres, de face ou de trois-quarts. La prise en compte très stricte des angles et distances de prises de vue dans les relevés de Chauvet aura eu le mérite de montrer combien chaque figure varie selon la position de l'observateur, et donc aussi du producteur, déterminant chaque fois des saisies diversement intenses autour d'une intensité maximale (plastique, magique, chamanique). En tout cas, comme le cadre délimite autant qu'il accentue, cette situation de précadre fut un tremplin. Elle convenait parfaitement aux mythèmes (sans histoire), et à l'exergie (qui suffisait à les relier) <14A>, surtout parmi les échos de la grotte et ses ombres vaguantes, celles provoquées par les lampes à suif qu'on a retrouvées à Lascaux. Avec, pour conséquence, un survoltage de la présentivité <7I4>, pure et native ici au point de déclencher la stupeur.
14B. Les dimensions plastiques paléolithiques: gravure, sculpture, peinture
Les images détaillées paléolithiques ont développé chez Homo les facultés du graveur, du sculpteur et du peintre offertes par la tridimensionnalité hominienne <1A2>. Une anthropogénie doit partir de leurs différences.
14B1. Gravure
Il sied de commencer par la gravure, car elle est particulièrement originaire, étant là depuis toujours à l'état de nature dans les fissures des pierres, dans les linéaments des os et des ivoires, comme séparation, comme contour, par traits-points, par contrastes de couleur, par nuances de grain de matières. Les accidents de la pierre, surtout en terrain calcaire, étaient une imagerie potentielle, combinant sans cesse structure, texture et croissance <7F>. A la grotte Chauvet, dans les vulves peintes dont la base est remplie de noir, la fente vulvaire verticale est gravée à travers le noir, puis à travers l'ocre de la surface de la roche, jusqu'au blanc rocheux. Pour rendre les fissures naturelles sémiotiques, donc intentionnelles, pour y déclencher des effets de champ perceptivo-moteurs, il suffisait que le regard intense du chasseur, sorcier et chaman panoplique et protocolaire les épouse, les renforce, les atténue, éventuellement les complète, créant ainsi un carrefour inépuisable entre nature et artifice, entre indices et index, entre hasard et intention, et donc aussi entre thématisations sémiotiques et thématisations techniques selon le voeu de la magie. Avec tous les effets de champ logico-sémiotiques déclenchés par ces ambivalences. D'autre part, prendre une pointe relativement dure, fixer grâce à cette pointe ou ce tranchant un point de départ, tirer en appuyant jusqu'à un autre point, point d'arrivée, peut paraître un acte naïf. Mais cet acte élémentaire est le trait. Et même le trait-point. Lequel est le parti graphique par excellence. Capacité de toutes les analogies et de toutes les macrodigitalités. Dans l'Univers, l'entrée en scène du trait ou trait-point fut sans doute aussi importante que celle de la transversalité. Il contenait le schéma, l'écriture, la mathématique, la logique. Il initiait en particulier la sculpture et la peinture détaillées.
14B2. Sculpture
Le sculpteur d'images massives, devenu producteur d'images détaillées, se mit aussi à tracer. Par éclats, par grattage, par polissage, il traça et tailla des segments technicisés des corps. Et du même coup, il découvrit le volume comme volume, c'est-à-dire qu'il vit se découper, entre ses mains planes en symétrie bilatérale, et devant sa stature transversalisante, des objets qui occupaient l'étendue en thématisant cette occupation (capere ob, saisir d'une prise en travers, prendre d'avance). Exaltant ainsi l'étendue en général, comme résultat et conteneur des volumes. Exaltant les volumes des objets techniques peuplant le milieu ambiant. Privilégiant les volumes habités de présence des animaux et de leurs chasseurs-regardeurs-sculpteurs. Ces trois types de conteneurs et de contenus se communiquèrent alors leurs propriétés et les additionnèrent. La Vénus de Willendorf et la Vénus de Lespugue témoignent de l'émerveillement de leurs auteurs, entraînant le nôtre, devant les effets de champ nés à cette occasion. En même temps que des volumes, Homo cueilleur-chasseur-sorcier-chaman se prenant à sculpter eut l'étonnement des énergies latentes des matières qu'il taillait. A travers des résistances, des textures, des tramés. Les Vénus aurignaciennes et magdaléniennes sont aussi parturientes par ces énergies supposées des matières que par leurs formes. Et si ces dernières s'inscrivent parfois dans de "bonnes formes" (losanges ou hexagones) c'est pour conforter ces densités matérielles, - comme l'alvéole hexagonale confirme la densité de la ruche, - non pour flatter une géométrie encore inexistante à l'époque, et que du reste la peinture ignore. A ce compte, la petitesse peut être un adjuvant. Les 12 cm de la Vénus de Willendorf ramassent d'autant mieux ses forces latentes qu'elle tient dans la main (Herbert Read). Le volume et surtout la densité gardent toujours une réserve d'insaisissable, et recèlent un mystère central, inaccessible, et pourtant là présent, parfois obsédant de présence. D'autre part, la sculpture ne montre qu'une face à la fois, et les effets de champ perceptivo-moteur sculpturaux qui permettent à la vision binoculaire d'Homo des anticipations et des rétentions de ses faces invisibles dans ses faces visibles renforcent son mystère au lieu de le supprimer. Un jour, certains spécimens hominiens appelleront ce genre de propriété la transcendance (scendere, trans, passer au-delà). Souvent Homo divinisera des sculptures, non des tableaux, sauf les icônes, qui justement ont des propriétés sculpturales. Ainsi, de même que les sculptures massives du paléolithique inférieur et moyen étaient prêtes à devenir stèle (chinoise), xoanon (grec), lingam (indien), les sculptures détaillées du paléolithique supérieur commencèrent à avoir ce qu'il fallait pour devenir le support d'une religion. Non pas déjà supportant des dieux articulés, mais au moins un "divin-sacré" diffus à travers les fantasmes de chose-performance, de *woruld, de partition-conjonction sexuelle et universalisée, de présence-absence, nimbant les espèces animales et sans doute aussi les saisons. Sollicitant de premiers discours et de premiers gestes rituels. Peut-être des onguents et des chrêmes annonçant les lingams beurrés de l'Inde d'aujourd'hui.
14B3. Peinture
La peinture détaillée rupestre fut plus révolutionnaire encore. C'est vrai qu'elle continue d'exploiter les reliefs et les autres accidents de forme, de fissuration et de couleur préalables de la roche, et garde donc quelque chose de la gravure et de la sculpture. Mais elle offrit à Homo ce procédé d'abstraction quasiment illimité qu'est une substance fluide diversement étendable et colorable à partir de quoi toute forme peut naître et aussitôt se transformer, en des productions exotropiques qui ont presque autant de prestesse que les productions endotropiques du cerveau (imaginaires, notionnelles, conceptuelles). La cosa mentale paléolithique utilisa comme colorants : des noirs et des gris (olive), surtout à partir d'oxyde de manganèse ; des ocres jaunes (argile et oxyde de fer), qui une fois chauffés donnaient aussi des ocres rouges ; du blanc à partir du kaolin ; des additions diverses de poudres d'os ou de végétaux. Comme véhicules : des graisses animales, de l'eau d'autant plus stable qu'elle était calcaire, ainsi à Lascaux. Comme applicateurs : les doigts, des bâtons, voire des pierres. A ce compte, le trait-point, dont la gravure nous a signalé la révolution dans l'Univers, atteignit dans la peinture sa vitesse, sans rien perdre de sa force. D'autre part, Homo peintre s'installait décisivement dans la bidimensionnalité, se confirmant comme primate transversalisant, frontalisant, latéralisant <1A1>. Pour la première fois, des segments technicisés sont étalés là saisissables d'un regard, sous les yeux, sans rien de caché, sans rien d'anticipé, sinon en raison de la vitesse de parcours visuel, qui est grande. Rien ne confirma davantage Homo comme primate endotropique et possibilisateur <6>. D'autant que c'est dans la bidimension qu'apparaissent le mieux les symétries, fondamentales pour la techno-sémiotique ; en raison des exigences de la manipulation, surtout entre pouce et petit doigt (empan), beaucoup d'objets techniques présentent un plan de symétrie (Thom). Un jour le dessin pur sera la meilleure illustration du cerveau au travail. Autant la sculpture se dérobe par sa tridimensionnalité vraie, induisant une transcendance, autant la peinture se propose (ponere, pro) entièrement, étalée, virtuellement intelligible. Induisant ce qu'on appellera un jour l'immanence (manere in, rester en soi, à hauteur d'homme).
14C. Les facteurs environnementaux de l'image détaillée paléolithique
La gravure, la sculpture et la peinture paléolithiques ont supposé l'affinement du corps des Cro-Magnon, et en particulier des commandes distales de leurs mains planes symétrisantes, avec un pouce plus agile que fort, dont les Néandertaliens contemporains ne semblent pas avoir disposé <1A1>. Mais elles supposèrent aussi, pour transformer Homo technicien en Homo plasticien, des disponibilités environnementales, que l'anthropogénie doit au moins survoler.
14C1. La promiscuité glaciaire
Selon les derniers cycles climatiques terrestres de 100 mA, où alternent 80 mA de glaciation et 20 mA d'interglaciaire, eux-mêmes en dents de scie, le froid a régné avec quelques fluctuations jusqu'à il y a 10 mA environ, donc durant tout le paléolithique supérieur. On relèvera alors que l'habitat hominien cerné par le gel, en particulier en Europe, a obligé Homo à vivre dans des abris relativement stables, en des confinements prolongés qui durent avoir pour effet de l'entourer d'un espace plus mesuré, d'une première étendue, conséquemment d'une durée, et d'ainsi favoriser une attention plus grande aux corps des congénères, disponibles à l'inspection, à la méditation et à la considération <8A> par la station debout et les diverses formes de la rencontre <3>. Entre la perception du congénère à bout portant et celle de la proie visée comme cible purent s'établir des stimulations de détaillements réciproques. De plus, les relâches du froid, en problématisant le choix de l'habitation, durent avoir un effet stimulant sur les conditions de chasse, sur les rapports de collaboration, de communauté, de compagnonnage, d'éducation, et donc aussi sur la perception des articulations des "choses" (causes).
4C2. Les préfigurations naturelles
En période froide, les parois du lieu de refuge constamment proches durent être l'objet d'une observation plus attentive, voire d'une certaine contemplation et méditation de leurs images virtuelles. Pour Homo segmentarisateur et transversalisant, qui depuis un ou deux millions d'années avait exploité le cheveu, l'os et le silex pour ses premiers ustensiles, il put y avoir, quand il devint technicien méditatif, un glissement des tracés naturels des matières de l'habitat aux tracés techniques et sémiotiques de la gravure, conduisant elle-même aux tracés de la sculpture préparés par les images massives des outils, puis enfin au medium de la peinture.
14C3. Le vêtement
Les mêmes rigueurs du froid ont fatalement développé le vêtement, ainsi que l'attention au vêtement, cet amplificateur et fixateur du geste <11H2>. Or, le vêtement a certaines des caractéristiques de l'image détaillée. Comme elle, il analogise par rapport au corps, dans la mesure où il en est proche tout en en restant distinct. Comme elle aussi, il macrodigitalise en ce qu'il divise le corps diversement, en deux, en trois, en quatre segments essentiels, au point de le globaliser en une panoplie-protocole de parties exclusives l'une de l'autre, en même temps que partiellement substituables. Le vêtement comme à la fois indice, index et image exotropique, voire endotropique du corps.
14C4. Le masque
Dans les peintures paléolithiques de nous connues, la figure humaine est rarissime, et elle se confond souvent avec la figure animale, en particulier dans les visages. Deux lectures ont cours. (a) On parle d'hommes masqués. (b) On parle d'une ambiguïté imagétique croisant l'animalité antérieure et l'animalité hominienne, ou mieux encore montrant celle-ci encore immergée dans celle-là, comme la gravure l'est dans la fibre de la roche. En tout cas, les deux lectures supposent une continuité et une participation extrêmes entre les deux animalités, voire une émersion seulement inchoative de la seconde hors de la première. C'est ce que confirme la capacité qu'eut alors Homo de désigner les animaux par leur mouvance, leur fantasme, la consanguinité dans le *woruld. Comme aussi le fait que les effets de champ soient ici beaucoup plus puissants dans les figures animales que dans les figures humaines, comme le montre à Lascaux l'élémentarité de la fameuse figure ithyphallique couchée raide devant et sous les forces déployées d'un animal surplombant. C'est encore l'animal qui est l'animateur de l'homme, non l'inverse. Et, comme cela se vérifiera dans le chamanisme et le totémisme, la distanciation du revêtement d'Homo par l'animal a pu contribuer à induire la distanciation du revêtement d'Homo et de l'animal par l'image.
14C5. La sépulture
En raison de la station debout, le cadavre d'Homo couché garde un caractère du corps d'Homo vivant et vertical : d'être évident dans ses articulations orthogonales. Et le visage de plus en plus redressé et dégagé créa une ambiguïté de plus en plus insoutenable entre la mort et la vie. Comme thématisation distanciatrice, l'image put alors venir au secours de la déroute technique et sémiotique du corps mort hominien. L'art rupestre est globalement contemporain des tombes d'Homo sapiens sapiens de type Cro-Magnon ; de celles aussi de ses cousins Néandertaliens.
14C6. La révolution langagière et musicale. La perception chamanique
Enfin, pour embrasser le séisme culturel que fut, il y a 30-35 mA, voire 50 mA, la profusion des images détaillées, et peut-être leur éclosion, il faudrait considérer leurs rapports avec le langage détaillé et avec la musique détaillée. Et envisager à cette occasion une concomitance éventuelle et une causalité réciproque entre précadre de l'image, préton de la musique, préphonème ou protophonème du langage. Mais ceci requerra nos trois chapitres suivants <15-17>. Par contre, on adhérera sans doute à la thèse de plusieurs paléoanthropologues actuels qui voient dans les échos sonores multidirectionnels et mystérieux des sons vocaux ou instrumentaux à travers les méandres des grottes paléolithiques un incitant privilégié de la vision chamanique des choses <10A>. Vision où les mondes parallèles (souterrain, terrestre, aérien) se mettent en contact, où le cri animal et le cri rupestre se redoublent, et par conséquent où les rites de la fraternité entre les animaux et les hommes, qui s'éprouvaient peu distincts, - les uns se nourrissant fraternellement des autres, - ont pu, en même temps que des expressions musicales et peut-être dansées, massives ou déjà détaillées, chercher des expressions iconiques, elles aussi plutôt massives ou plutôt détaillées selon les époques et les lieux. On fait souvent remarquer que nous ne pourrons jamais déduire de leurs images le système du monde des paléolithiques ; Leroi-Gourhan aimait à imaginer ces archéologues qui, dans dix mille ans, exhumeraient les crucifix de nos églises, et en concluraient que nous passions notre temps en sacrifices humains, sur fond d'une métaphysique du sang universel. Mise en garde utile. Mais à voir les restes du chamanisme aujourd'hui chez les Inuit ou les Sibériens, on peut se demander s'il importe tellement de savoir ce qu'étaient exactement le bison, le renne, le lion, le cheval pour les imagiers des roches ; ni même non plus certains de leurs signes abstraits : des symboles masculin/féminin, ou des marques de clan, voire de guilde artisanale ? Si l'essentiel en ce cas ne fut pas justement l'échange généralisé de mythèmes, dans une exergie générale. Et ce serait alors parce que, dans les grottes, nous ne percevons plus que l'essentiel, - l'exergie, le mythème, - que nous en serions si radicalement émus.
14D. Les images cadrées néolithiques. Le schématisme générateur
Comme les tectures nous l'ont montré, le néolithique fut un événement anthropogénique majeur par l'introduction du cadre <13E>. Les images paléolithiques montrent des rectangles approximatifs, elles les juxtaposent même en treillis dans leurs "blasons", mais n'y mettent, n'y réfèrent rien. En contraste, le sanctuaire de Çatal Hüyük, qui nous a déjà proposé son cadrage tectural du sol et du mur, dresse aussi sur une de ses parois un cadrage imagétique, c'est-à-dire un rectangle tranché contenant une figure, en l'occurence une figure féminine parturiente au-dessus de trois têtes de taureaux, et leur servant de référentiel. Ainsi vraiment cadrée, carrée (quadrata), fermement référée, l'image détaillée, au lieu d'être seulement un lieu plus fort et intense du *woruld <1B>, ce qu'elle avait été au paléolithique supérieur, se prélève désormais dans l'environnement (pas encore sur l'environnement, comme en Grèce) pour construire un *woruld à soi seule. Les analogies et macrodigitalités entre imageants et imagés disposent d'un référentiel stabilisant, et elles vont pouvoir se développer avec une distinction et une sériation jusque-là inconnues. En face de pareilles images, Homo commença à se carrer et se cadrer lui-même. Cadreur cadré cadrant sa vie entière. Le premier résultat de ce cadre global fut une sorte de cadrage interne de la figure. Les bras de la parturiente de Çatal Hüyük forment une ligne horizontale ; ses jambes ouvertes aussi ; ses mains et ses pieds sont les extrémités d'un rectangle horizontal étiré ; la vulve et la tête sont de même grandeur et sur une verticale. Ainsi l'ensemble de la figure est obtenu par de "bonnes formes", mais aussi par leur répétition comptable, deux partis qu'avait ignorés le paléolithique supérieur. Avec leurs cornes horizontales et parallèles, les trois crânes de taureau presque identiques confirment la même saisie à la fois cadrante et comptante. Tout se passe là comme si Homo, devenant quelque peu agriculteur et éleveur sous l'effet d'une pression environnementale ou démographique, voire peut-être aussi d'une mutation génétique de sapiens sapiens, s'était mis à percevoir les choses et leurs images comme des récurrences du Même avec quelque variation. C'est ce que nous avons appelé une génération schématique, ou plus fortement un schématisme générateur <13Efin>, concordant avec les cadrages de troupeaux et de plantes comestibles dont les jetons de comptage de l'époque confirment une saisie qui devient progressivement numérique, voire arpentante. C'est ce schématisme générateur qui se répandra dans les rinceaux végétaux et animaux, voire abstraits, tracés sur la terre cuite des statues, et aussi sur celle des ustensiles lorsque le néolithique, après sa phase précéramique (PPN, pre-pottery neolithic), passera à sa phase céramique (PN), en particulier dans la civilisation "Old Europe", qui, surtout du VIe au IIe millénaire avant notre ère, a couvert un territoire dont les extrêmes sont formés par la Roumanie, la Yougoslavie, la Sicile et la Crète. Dans tous ces cas, il s'agit de traits, de points, de tracés, de lacets, qui partent, se répètent, reviennent sur eux-mêmes, tirent leurs variations de leur identité, jouant particulièrement de tous les retournements et retours possibles de la spirale. Traits-points génératifs, et nullement ornementaux, comme le montre leur invasion continue ou pointillée sur les pénis générateurs. Trajets développables, mais en même temps ponctués, presque en des sortes de paragraphes, de "passages à la ligne" préscripturaux. Comme si le *woruld entier sortait maintenant du schéma (seulement sous-jacent au paléolithique <14A6>) et de ses ponctuations. Comme si le schéma devenait schème <11B>, et donc aussi rythme, celui-ci érigeant en principe universel toutes ses composantes habituelles d'alternance métronomique, d'interstabilité, d'accentuation, d'autoengendrement, de convection, de strophisme, de gravitation par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>. En soulignant surtout ici l'autoengendrement. Ainsi, à mesure qu'avance le néolithique, tandis qu'Homo se fixe en ses premiers villages, le Divin-Sacré diffus du paléolithique supérieur, tout en continuant de vaguer, commence à se fixer quelque peu, en des sortes de Noeuds : les parturientes, les pénis dressés et parfois brandis, et surtout les spirales (auto)génératives omniprésentes. Relais assez physiques et plastiques, assez ponctués, pour donner lieu à de premiers temples rectangulaires (Çatal Hüyük) et à des ossuaires (Azor). On peut même se demander si, parmi ces lacets génératifs, la prédominance ne passerait pas de la vulve, correspondant aux surimpressions paléolithiques, au pénis plus organisateur, plus séquentiel. Dans The Goddesses and Gods of Old Europe (Thames and Hudson, 1974-82), Marija Gimbutas a supposé que le néolithique qu'elle appelle "Old Europe" a connu une organisation matriarcale pacifique. Elle allègue que les figures n'y montrent ni guerriers ni combats ; que le nombre des déesses y excède le nombre des dieux ; que le thème de la fécondité y est obsédant. Mais n'est-il pas dangereux de trop conclure d'une absence ? Les plantes et les corps masculins sont bien absents ou presque des représentations paléolithiques! L'extase du schématisme générateur fut peut-être assez forte et riche pour accaparer l'imagerie du néolithique. En tout cas pour se contenter de l'omniprésence du pénis générateur et se dispenser du thème des combats, qui ne prirent leur sens social et cosmique qu'avec les empires primaires <14E>. Les tectures nous avaient interrogés sur les ressemblances entre l'âge néolithique et les civilisations sans écriture d'aujourd'hui <13Efin>. La question se repose à propos des images, car celles détaillées de l'Afrique et de l'Océanie récentes ont aussi connu un certain schématisme générateur, avec les mêmes turgescences et dépressions locales dans le corps d'Homo ; avec les mêmes proportions des parties selon les noeuds de forces : yeux, mains, cous, sexes, troncs, pieds, agrandis ou élidés. Surtout, de part et d'autre, on voit chaque partie engendrer ses voisines plus ou moins pulsatoirement, par propagation de vibrations, lesquelles en Afrique naissent souvent du ventre, où s'applique le tambour <15D2>.
14E. Les images sous-cadrées des empires primaires
Lorsque les groupes hominiens de pâtres et d'agriculteurs ayant domestiqué les céréales sauvages s'agrandirent et passèrent du village à la ville, les tectures non seulement se cadrèrent mais se sous-cadrèrent. Les images détaillées aussi. En d'autres mots, elles introduisirent la composition, ou art de poser ensemble (ponere, cum) plusieurs éléments. Composer ce n'est pas répéter le Même varié, comme l'avait fait le cadrage néolithique précéramique (PPN) et céramique (PN) dans son schématisme générateur <14D>. C'est ordonner et insérer (serere, joindre, sérier, in) par rangement, étagement, imbrication, ou encore procession <1C1c> activant les glissements et chevauchements de rangées les unes devant ou derrière les autres, et cela à partir d'un principe surplombant immobile. L'écriture, avec ses caractères rangés en lignes et en colonnes, fut appelée par cette saisie, et la conforta en retour. En tout cas, le corps d'Homo passa de son statut néolithique de noeud parmi des suites d'intensités et de dépressions vitales <30A> à celui d'une portion, ou d'une part, strictement articulée dans un ordre universel justificateur, à la fois physique, vital et politique. Ce saut anthropogénique a connu des variantes en Egypte, à Sumer, dans la Chine des Chang et des Tcheou, à Chavin de Huantar, chez les Olmèques, les Mayas et les Aztèques. Mais l'anthropogénie s'arrêtera de préférence à l'Egypte. Car le sous-cadrage imagétique comporte une décision du contour et des sous-contours, par opposition aux continuités néolithiques, et c'est en Egypte que cette décision a été poussée à son paroxysme en raison du destin-parti d'existence des hommes du Nil. Le miracle égyptien aura été sans doute dû à l'influence d'un paysage et d'un climat uniques, avec la collaboration d'un certain dialecte, puis bientôt d'une écriture <18B2a>. Le Nil a des crues régulières et lisibles. L'air sec du désert englobant donne à tout, animaux, plantes, hommes, un tranchant absolu sous un Soleil cyclope et faucon ("Un couteau de soleil, un sacrifice d'oiseaux", Dellisse), triplement divin, selon qu'il est vu le soir, le midi, le matin. Tout s'oriente comme le fleuve, en une procession horizontale et bidimensionnelle sous l'éclat lumineux. Nulle confusion, et non plus nulle séparation des figures, mais l'omniprésence d'un tracé tendu, absolument. Où le détail, sous-cadré, sous-cerné, est aussi saisissant que les ensembles. Où l'ibis et le papyrus se découpent sur la rive comme le faucon dans le ciel. Juxtaposition bord à bord de la luxuriance splendide et du désert splendide. Voilà pour la provocation environnementale. Dans cette intensité, la représentation mentale et imagétique consista à prendre chaque élément selon son angle et son contour les plus parlants ; les plus écrivables, écrits. Ainsi, dans un personnage, le profil pour la tête, pour l'avant du buste, les bras, les jambes ; la position frontale pour l'oeil, les épaules, l'arrière du buste ; le trois-quarts pour le nombril. En sorte que le regard du spectateur circule constamment de l'essentiel à l'essentiel, de contour à contour ; ces contours que dans chaque être les dieux peuvent reconnaître ; ce qui dans chaque être conduit au divin. A l'éternité du X-même égyptien <30B1> suffit celle de son contour, que fixe la momification. Eviscérée de son cerveau et de ses entrailles, sauf le coeur, la momie est aussi cernée, cernante qu'un hiéroglyphe, et qu'une image dans les fresques. C'est pourquoi le hiéroglyphe, l'image et la momie se renvoient ici si bien l'un à l'autre ; contours pour contours, seulement plus analogiques ou plus digitalisés selon les cas. On s'est demandé si les momifications naturelles, qu'opérait parfois sur des cadavres humains ou animaux la sécheresse du désert, n'ont pas été, pour les passants qu'elles saisissaient de leur vérité, un premier déclencheur de cette illumination. Le contour de l'image égyptienne fut alors d'une telle acuité que le cerne y renvoie équivalemment au dedans et au dehors. Si bien que les compositions sont en quelque sorte réversibles, offertes à une lecture où, dans les cas exemplaires, forme et fond ont des équivalences. Le plein et le vide basculent l'un dans l'autre. Du coup, les figures flottent, ne sont pas appuyées sur le sol, tout en étant infiniment consistantes. Chaque ensemble est strictement transversal et strictement frontal, sans la moindre obliquité, qui permettrait une approche progressive, totalisatrice. Seulement une espèce de foudroiement. Le vivant est déjà son ombre, morte, et son ombre, morte, est encore vivante. Les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques ont pour fonction de survolter ce tranché de la découpe, qui n'oppose pas plein et délié. Jamais et nulle part Homo ne s'est senti aussi justifié-imagé-écrit. Le long de ce fleuve, dans cette lumière, cette imagerie se maintiendra durant deux millénaires quasiment sans bouger, sans déviations, sans pertes d'identité. Le Divin-Sacré diffus, "exergique", du paléolithique, les Noeuds vitaux du néolithique se sont mués en Instances et Rôles de cycles éternels pour des spécimens hominiens immortels, en personne ou par la procuration du pharaon. Nulle part n'ont été identifiés à ce point caractère écrit et image, écriture et profil, donc aussi digitalité et analogie, mort et vie. Fisher n'exagère pas quand il corrige les égyptologues antérieurs, qui comprenaient la "logicalité" (Gardiner) de cet art comme de simples correspondances entre image et écriture, et qu'il affirme : "Egyptian pictorial art is so intimately related to the hieroglyphic system that it virtually is writing" (The Orientation of Hieroglyphs, MOMA, 1977) <18B2a>. Les autres empires primaires, Chine, Inde, Olmèques, Mayas, n'ont pas poussé aussi loin la décision du tracé, et donc le sous-cadre dans le cadre par l'image-écriture. Cependant, ils ont tous été pour Homo le moment d'une justification cosmique-sociale complète, dans une assurance existentielle qui situait comme autant d'essences les "rois", les scribes, les riches, les animaux, les plantes, le fleuve, la forêt, le Soleil, la Lune, parfois le sous-sol, mais aussi les artisans et les pauvres. C'est l'absolu (solvere, ab) de cette justification courant de l'ensemble au détail et du détail à l'ensemble par le sous-cadrage qui permet de comprendre des productions imagétiques partout si étrangement constantes en quantité et en qualité pendant des millénaires.
14F. Les images du MONDE 2 en Grèce
Les tectures nous l'on appris, Homo devenu marin se prit en Grèce et surtout sur l'Egée à regarder son environnement dans une "juste" distance, selon le continu distant du MONDE 2 <13G1>. Les choses (causes) lui apparurent comme des touts composés de parties intégrantes, donc renvoyant directement au tout avant même de renvoyer à la partie voisine, avec pour conséquence : la saisie scénique, l'approche analytique-synthétique, l'esprit mécanicien, anatomiste, physiologiste, géométrique, l'indépendance politique, l'étonnement permanent, l'héroïsme logique, la prévalence du convexe sur le concave, etc.; ces touts se prélevèrent fatalement sur leur fond, et subordonnèrent leur matière à leur forme. Dans ce chapitre, il n'y a plus qu'à vérifier pour les images cette vision révolutionnaire qui en Occident a perduré plus de deux mille ans.
14F1. La prévalence de l'enveloppement sculptural
Etant scénique, le programme grec devait privilégier la sculpture, exaltée par la skènè, et la suscitant en retour. Et, dans cette sculpture, le volume devait être plus important que la masse, car la masse est aveugle, elle dissimule, tandis que le volume occupe ostensiblement l'étendue, la dilate, respire, crée la distance, et par là déjà totalise le regard, créant des résonances claires et définies. La ronde-bosse fut alors la sculpture exemplaire, parce que le volume s'y manifeste au mieux à mesure qu'on tourne autour de lui. Pour Spengler, le destin-parti d'existence grec fut "stéréométrique". Le mot rapproche heureusement metron (mesure) et stereos (solide), apparenté à strenuus latin (vigoureusement actif) et à to stare anglais (regarder fixement ou intensément). Mais pour devenir apparitionnel (pHenomenon) dans la lumière blanche de l'Hellade, le volume exigea de nouveaux effets de champ perceptivo-moteurs. Ceux des sculptures égyptiennes avaient eu pour fin de compatibiliser la saisie transversale et la saisie frontale, en insistant sur le cerne. Ceux des sculptures grecques, à prétention intégratrice, cherchèrent à ce que chaque face précontienne la face suivante et retienne encore la face précédente, et qu'ainsi l'enveloppement sculptural non seulement réalise le mouvement et la mouvance dans l'immobile, mais ait pour effet qu'un pied, une épaule, un nez, une bouche finissent, en un glissement général, par renvoyer chaque fois d'emblée au tout. D'où le caractère ondulant des figures qui, selon Rodin, tenait à ce que, vus du haut, éphèbes et vénus disposaient épaules, bassin, genoux, chevilles dans des plans alternés. On s'est interrogé sur le rôle que jouèrent là les émaux, les verroteries, les pierres précieuses qui avivaient les yeux et les bouches. A voir l'Aurige de Delphes, un des rares bronzes grecs bien conservés, plus que de réalisme, il fut question d'obtenir un éclat de la figure, un surgissement vers le dehors, en particulier du volume, et du même coup de cet élan vital premier qu'on appelait ormè. En tout cas, dans ce système, la matière de l'oeuvre n'est qu'un support ou réceptacle des formes, elle n'a plus la valeur magique qu'elle avait eue dans le MONDE 1A non scriptural, et même dans le MONDE 1B scriptural. La forme devint si importante qu'à côté de son morphisme, rendu par morphè, elle fut aussi eidos, qui en fera l'idée.
14F2. La perspective stéréométrique de la peinture
Nous ne pouvons pas pleinement situer la peinture grecque, qui ne nous est pas parvenue, mais elle ne semble pas avoir eu la même importance que la sculpture ; quand Aristote expose sa théorie des quatre causes, c'est le sculpteur qu'il invoque, non le peintre. D'autre part, les anecdotes qui nous ont été conservées à propos de Zeuxis, contemporain de Phidias, ou d'Apelle, contemporain d'Alexandre, ne parlent pas de modules des corps engageant le macromicrocosme, comme à propos des statues de Miro et de Praxitèle, mais seulement de réalisme virtuose : quelle merveille que de rendre, sur un support à deux dimensions, des raisins qui en ont trois, et cela avec un tel trompe-l'oeil que des oiseaux seraient venus les becqueter! Pourtant, cette saisie simultanée d'une chose (cause) que seule offre la peinture, et non la sculpture, n'aurait-elle pas dû séduire les Grecs, architectes et tectes analytiques et synthétiques ? C'est sans doute que leur analyse et leur synthèse étaient justement stéréométriques, et nullement déjà projectives, comme il adviendra beaucoup plus tard. L'option stéréométrique se confirme dans la conception grecque de la perspective picturale, dont nous pouvons nous faire quelque idée à travers les scènes gravées aux dos de miroirs étrusques remontant à -430, et qui dépendent certainement de la Grèce étant donné leurs thèmes homériques. Là il ne s'agit nullement de disposer des objets selon des lignes fuyant vers le fond comme ce sera le cas à la Renaissance, mais bien de faire naître une certaine profondeur de la dilatation et de la poussée des volumes mêmes, chaque objet envahissant alors l'espace par sa poussée expansive interne jusqu'à ce que ses effets de champ dilatés, tournants, répandus rencontrent ceux des objets voisins. Les mosaïques gréco-romaines du Bardo confirment cette vue six siècles plus tard. Les ombres qui faisaient tourner les volumes étaient tellement l'essence de cette peinture que "peindre" se disait aussi "skiagrapheïn", tracer-écrire des ombres. Tout compte fait, le bas-relief, tel qu'il culmine dans la frise de Phidias au Parthénon, fut l'exercice pratique et théorique suprême de ce parti d'existence, combinant les propriétés de la sculpture et de la peinture du moment.
14F3. L'anthropos grec macromicrocosmique
Sculpté et peint de la sorte par la Grèce, le corps d'Homo, plutôt convexe que concave, masculin plus souvent que féminin, stéréométrique, mécanique, physiologique, géométrique, gymnastique, nageur et musicien, devint l'anthropos, microcosme du macrocosme. On peut être frappé d'abord par sa vulnérabilité, car il est redoutable de se sentir isolé dans la "juste" distance, d'où on totalise chaque chose. Il est remarquable que dès -700 les sculptures et les figures des vases grecs montrent des corps comme soulevés par une prise de risque, une sorte de provocation, un isolement jusque-là inconnu auxquels font écho les héros d'Homère conçus dans le même temps, puis les cris des lyriques, que les thrènes des tragiques confirmeront. Mais l'éclat est égal. Et l'anthropos scénique grec coïncida si bien avec la nouvelle vue macromicrocosmique (Kranz) que les dieux à leur tour devinrent anthropomorphes dans leurs apparences, et dans leurs sentiments. Fini pour les arts plastiques de simplement concentrer un Divin diffus, comme au paléolithique, ou des Noeuds vitaux, comme au néolithique cadrant, ou des Instances et Rôles ordonnateurs, comme dans les empires primaires sous-cadreurs. Voici des Dieux à corps intégrés de parties intégrantes incarnant chacun les vertus (aretè) hominiennes majeures : sagesse (Athèna), harmonie lumineuse (Apollon), chasse (Artémis), pouvoir (Zeus), amour (Aphrodite), ardeur belliqueuse (Arès), artisanat-sorcellerie (Hephaistos). Et formant alors sur l'Olympe un aréopage délibérant, comme les citoyens non-dépendants (eleFtHeroï) formaient un aréopage sur l'Agora. Homo devenu anthropos se perçut, selon la formule de Protagoras, la mesure rythmique (musicale) de toutes les choses utilisables ("pantôn kHrèmatôn metron anthropos"). Avec seulement quelques touches dionysiaques, souterraines, chtoniennes, n'affleurant crûment qu'une ou deux fois par an, aux petites et grandes Dionysies, ces jours où chaque poète concurrent présentait trois tragédies et un drame satirique <22B4-5>.
14F4. L'émergence de l'artiste et du sujet d'oeuvre
On en conviendra, ce programme imagétique du MONDE 2 est vraiment très exigeant. Produire des touts composés de parties intégrantes, se prélevant adéquatement sur leur fond et assumant sans déchet leur matière dans leur forme (eidos), et cela par le moyen d'effets de champ perceptivo-moteurs créateurs de volumes tournants dans la lumière et l'ombre, est une réussite exceptionnelle. C'est pourquoi, autant durant le sous-cadrage des empires primaires Homo avait disposé d'une justification extrême de sa situation permettant une création continue, égale, jugeable, autant les images du MONDE 2 vraiment abouties furent rares et objets de discussions. On se mit à parler de chefs-d'oeuvre pour certains produits privilégiés, et de génies pour leurs producteurs, quelques artistes. Il s'édifia une critique souterraine ou déclarée distinguant les oeuvres et artistes mauvais, médiocres, bons, insignes. Du même coup, les sujet d'oeuvres <11I3> qu'étaient les sujets sculpturaux, les sujets picturaux, les sujets plastiques, c'est-à-dire les topologies, cybernétiques, logico-sémiotiques, présentivités réalisées par des structures, textures, croissances sculpturales ou picturales, et qui jusque-là avaient été surtout claniques-tribales, ou régionales-urbaines, ou théologiques-sectaires, devinrent de plus en plus individuelles. On se mit à reconnaître d'emblée "un" Praxitèle, "un" Miron. Et, quand un même spécimen hominien produisait des oeuvres dans plusieurs domaines, comme Phidias, l'ami de Périclès qui combina préoccupations sculpturales, picturales, architecturales, politiques, c'était bien le même destin-parti existentiel, et donc aussi le même "sujet d'oeuvre", on le savait. Ainsi l'anthropogénie commença à donner lieu à une histoire de l'art. C'est-à-dire que les sujets plastiques, devenus risqués, improbables comme sujets d'oeuvre, ne furent plus transmissibles. Ils donnèrent lieu à des séquences où le successeur était amené fatalement à contraster avec le prédécesseur, à s'y opposer presque, dialectiquement. Les productions artistiques à la fois exprimèrent et confirmèrent des destins-partis existentiels où chacun avait désormais à se singulariser, à exceller, c'est-à-dire à être quelque chose d'unique, de non confondable avec d'autres, dans le risque de sa praxis. Ainsi se prépara un premier statut de créateur (creare, actif de crescere), qui lui-même inspirera bientôt celui de Dieu Créateur.
14G. Les images du MONDE 2 après la Grèce
Les tectures, nous l'avons vu, ont beaucoup évolué durant les deux millénaires et demi du MONDE 2, depuis les temples de Paestum jusqu'à la coupole de Saint-Pierre de Rome et au viaduc de Garabit. Au contraire, l'anthropogénie observera la stabilité des images détaillées : Zeuxis et Apelle auraient reconnu et approuvé au premier regard les portraits que Louis Pasteur jeune a dessinés de ses parents, Miron et Maillol se fussent compris d'emblée, alors qu'Ictinos, architecte du Parthénon, aurait vu une grimace géante dans la tour Eiffel. C'est que le continu-distant du MONDE 2 ne permet pas de variations fondamentales de l'image détaillée. Il n'y a pas cent façons de faire qu'une portion d'un corps ou d'une chose devienne perceptivement une partie intégrante d'un tout, peint ou sculpté. Cependant, à l'intérieur de la solution imagétique grecque constante, Homo occidental dialecticien a introduit, sur deux millénaires et demi, quelques grandes étapes que l'anthropogénie doit relever.
14G1. Le visage et le regard imagés
Les tectures nous ont montré que les Romains développèrent, en même temps que leurs clavages et leurs pressions obliques, un animus et surtout une anima, deux modalités du souffle (animare), se plaisant à l'équilibre élastique, à la vastitude, à l'indéfinité, et pour finir à l'intériorisation stoïcienne <13H>. Ainsi les images sculptées et peintes du visage passèrent de l'ormè grecque à l'adfectus (ad-ficere), à la capacité d'être affecté, touché, au sentiment (sentire, sentir avec une résonance intime), lissant les émotions. L'enveloppement plastique, inauguré par le MONDE 2 grec fut mis au service des retours, voire des pudeurs de l'intériorité. Cette intériorité romaine devenant néoplatonicienne n'eut plus alors qu'à se creuser de la transcendance et du mystère du christianisme apocalyptique <13I> pour produire le regard non plus indéfini mais proprement infini des petits portraits sur plaquettes de bois que les riches Egyptiens-Romains du Fayoum firent glisser, aux 2e et 3e siècles de notre ère, à la hauteur du visage de leur momie, avec des yeux dont la fente palpébrale surbaissée créait, en dégageant le bas du blanc de l'oeil, un suspens de l'iris et de la pupille. Le reste s'ensuivit. Depuis l'an 1050, à mesure qu'Homo commença de se percevoir cocréateur dans ses images comme dans ses tectures <13J>, le visage-regard hominien devint proversif mais modeste et soumis au portique de ses basiliques et de ses cathédrales. Puis, il fut visage-regard de maîtrise locale, lorsque débuta la science exacte, dans le Federico da Montefeltro de Piero della Francesca. Ensuite visage-regard de maîtrise absolue, dans le Descartes de Frans Hals. Enfin visage-regard d'entreprise, quand la révolution industrielle du XIXe siècle permit la décision politique individuelle, dans le Bertin l'aîné d'Ingres.
14G2. La perspective picturale linéaire
Le cas des images détaillées d'ustensiles et de paysage fut beaucoup moins évident. En Grèce, elles avaient été peu importantes en raison de la primauté microcosmique du corps de l'anthropos. A Rome, puis au Moyen Age, elles ne le furent pas davantage, en raison du règne de l'intériorité privilégiant les visages-regards. Somme toute, il fallut attendre le Quattrocento italien et flamand pour qu'Homo se perçoive tellement cocréateur puis créateur qu'il exploite son environnement comme la caisse de résonance ou parfois l'étoffe de ses mouvements internes. Cela courut de Van Eyck et Rubens au Lorrain et à Constable pour le paysage. Cela finit par faire les natures mortes des Hollandais et de Chardin pour les objets. Les structures générales de la peinture s'ensuivirent. Car il n'y a qu'une façon d'intérioriser, au sens chrétien ou rationaliste, un environnement, c'est de le saisir dans une perspective linéaire convergente, où tous ses éléments sont référés à un point d'unité ultime derrière la toile, corrélatif, devant la toile, du point ultime de la "pensée", enfin de la "conscience" occidentales. Telle fut la perspective synoptique linéaire, aidée éventuellement d'une certaine perspective des couleurs et des valeurs. La réussite de cette entreprise provoqua une nouvelle fierté. Jamais Homo plasticien n'éprouva conviction si vive d'être, comme Dieu créateur plasticien, le possesseur simultané de tout, atteignant la substantialité de la profondeur dans l'instantanéité (au moins virtuelle) de la représentation bidimensionnelle. Sous l'effet de la technique et de la science, on commençait à passer de l'étendue à l'espace, et les objets pouvaient sembler à la fois dans l'espace et engendrés par l'espace. Le regardeur et le regardé coïncidaient d'autant mieux que, par rapport au plan du tableau, les points (de vue et de convergence) objectaux et subjectaux étaient les lieux géométriques l'un de l'autre. Bientôt, Homo perspectiviste se sentit mûr pour concevoir la géométrie analytique de Descartes, et la géométrie projective de Desargues. Le système avait pourtant deux limites fécondes : (a) nous n'avons pas un oeil de cyclope, et le regard n'est pas vraiment un point, il compose les informations de deux yeux avec leurs parallaxes ; (b) les lignes de convergence sont multiplement courbées par des effets de champ perceptivo-moteurs locaux et généraux. A ces deux égards, le point pur de la pensée-conscience occidentale ("A ce point pur je monte et m'accoutume", Valéry) est plus riche qu'un simple point de fuite. En tout cas, la perspective picturale du MONDE 2 ne fut nullement un moyen de représentation réaliste, du moins chez les maîtres. Tantôt elle se met vitalement au service du zoomorphisme général, dans les paysages des Alpes de Bruegel l'Ancien, ou d'une lumière-substance, transcendante chez Angelico, spinozienne chez Vermeer. Tantôt elle se propose un absolu du visible, qui va jusqu'à l'éblouissement métaphysique chez Piero della Francesca, auteur du De perspectiva pingendi et du De quinque corporibus regularibus. Piero situe les éléments du spectacle sur des plans échelonnés dans la profondeur, parallèles entre eux et à la surface du tableau. Mais, sur cette surface, un objet (ou une portion d'objet) appartenant au plan 2 ou 8 ou 12 jouxte à joint vif un objet (ou une portion d'objet) appartenant au plan 4 ou 7 ou 14. Pas de transition, ni colorée, ni linéaire. Les lignes de perspective, qui éventuellement traversent les plans, renforcent la perception de leur discontinuité. Ainsi, le près et le loin ont la même présence, créant un sentiment de lumière-couleur ubiquitaire (Marsile Ficin, néoplatonicien, est plus jeune d'à peine une génération). Accomplissement foudroyant du programme du MONDE 2, tant le regard est totalisateur. Mais par des procédés qui ne perdent rien des caractères pulsatoires du MONDE 1 (moutonnements des collines de Montefeltro). Et qui annoncent les discontinuités du MONDE 3, celles des Grand Canyon de Hockney, qui recourreront à la même juxtaposition à joints vifs d'éléments de spectacle situés dans des plans sans contact. Il y a chez Piero comme un survol des trois "mondes" de l'image, unique dans l'anthropogénie.
14G3. L'effacement de la sculpture au profit de la peinture
La sculpture ne put suivre la peinture sur ce terrain. Il y eut encore dans le MONDE 2 quelques grands sculpteurs, que Michel-Ange résuma d'avance, en poussant à la limite la seule chose que la sculpture pouvait thématiser dans ce cadre de formes intégrées : l'émergence progressive des formes dans et du dedans d'une matière, sujet sculptural de ses Esclaves et ses Pietas. Mais en même temps un pareil sujet d'oeuvre, privilégiant les effets de champ en ressort (ceux de la coupole de St-Pierre de Rome), excluait la perspective linéaire et s'en tenait, même dans sa production de peintures, à la perspective grecque par dilatation de volume. Quand Léonard de Vinci voulut égaler le regard d'Homo à celui de Dieu, c'est à la peinture munie de la perspective linéaire qu'il songea. Et c'est d'elle, non de la sculpture, qui pourtant lui était familière, qu'il dira qu'elle est cosa mentale, chose (cause) mentale.
14H. Les images entre MONDE 2 et MONDE 1
Nous avons pris en compte jusqu'ici les forces et les cohérences du système imagétique du MONDE 2 dans sa filière la plus droite, celle qui court de la Grèce au romantisme du XIXe siècle en Europe. Mais, pour situer pleinement ce parti d'existence, une anthropogénie doit relever encore les résistances qu'il a rencontrées de la part du MONDE 1. Les tectures nous ont déjà montré les compromis auxquels de pareilles rencontres entre "mondes" ont donné lieu. Ce qui frappe dans le cas de l'image c'est le nombre limité des solutions retenues, et peut-être des solutions possibles.
4H1. Les contrecoups imagétiques des conquêtes d'Alexandre : Inde, Chine, Japon, Islam
Commençons par les territoires asiatiques atteints par les conquêtes d'Alexandre. Pour adopter un certain détachement des corps sur le fond et une certaine prévalence de la forme sur la matière selon le continu distant du MONDE 2, sans cependant perdre le souvenir du continu proche du MONDE 1B scriptural, l'Inde développa un chantournement généralisé des troncs et des membres ; la Chine, un rayonnement abdominal ; le Japon, des déclics de relais ponctuels, et la réduction des volumes à des plans striés. Pareillement, pour introduire le même compromis dans la mise en ordre du spectacle selon la profondeur, il n'y avait guère que trois voies. (a) Recourir à des lignes divergentes à partir d'un point central (et non convergentes, comme en Occident), obligeant ainsi le spectateur à participer à un spectacle en démultiplication plutôt qu'à le dominer ; ce fut la solution (hindouiste) indienne, évidente dans les miniatures croisées d'Islam. (b) Distribuer des plans principalement valoristes, et donc flous, en entretenant du coup la compénétration générale du spectacle ; ce fut la solution (taoïste) chinoise, qui a eu pour résultat, chez les Song des XIe et XIIe siècles, une des plus hautes productions picturales d'Homo, autour de Kuo Hi. (c) Tracer ostensiblement des lignes obliques à peine convergentes vers un point haut situé très loin à droite hors du tableau, et corrélativement à peine divergentes hors du tableau à gauche en bas, empêchant par là le regard de se focaliser derrière le plan ou devant le plan, et le contraignant ainsi, à fleur de plan, de participer aux jaillissements éruptifs du dessin ; ce fut la solution (kamiste) japonaise, qui a donné les rouleaux illustratifs (XIIe siècle) du Genji Monogatari, où se manifeste le mieux la conception copulatoire et orgastique du corps. Quant à l'Islam, modalité du MONDE 1 qui commence au VIIe siècle quand une bonne part du MONDE 2 a déjà eu lieu, il est à part. La transcendance divine absolue le conduisit à être, depuis la chute de Bagdad en 1250, une civilisation sans image. Mais avant, combinant des influences helléniques, iraniennes, byzantines, il créa, selon son destin-parti d'existence, des images caractérisées par l'ouverture latérale de la surface et le chevauchement latéral des figures, mélange de persévérance horizontale et de foudroiement vertical, dont témoignent les illustrations des Maqamat <humeurs, modes> d'Al Hariri.
14H2. Les images du christianisme apocalyptique
D'autres compromis remarquables naquirent non plus des rencontres entre MONDE 2 et MONDE 1B scriptural, mais de retours momentanés au MONDE 1 au sein même du MONDE 2. A Byzance, les images divines et politiques que le néoplatonisme et le christianisme apocalyptique faisaient émaner de la mosaïque des murs étaient en rupture radicale avec le prélèvement grec des formes sur le fond ; et le regard du Pantocrator passant de l'intériorité romaine à une transcendance fascinatrice (qui annonce l'Islam) réactiva l'esprit des empires primaires. En Russie, où se continua le christianisme byzantin, les icônes gardèrent la densité d'une figure murale, ou du moins sculpturale ; on les baisait, comme on baise une statue, et pas un tableau. L'image slave demeurera toujours un imageant qui est jusqu'à un certain point son imagé ; la claire distinction entre désignant et désigné qui s'imposera à la sémiotique de l'Occident depuis le XIIe siècle, d'abord théologique puis philosophique, n'eut jamais plein cours au Proche-Orient. Ce qui y donna lieu, jusqu'à Staline, aux extrémités de l'idolâtrie et de l'iconoclasme. Du reste, en Occident même, sous l'effet conjugué, durant le premier millénaire, du christianisme apocalyptique et des Grandes invasions, les formes gréco-romaines se dispersèrent de plus en plus dans les fonds, perdant ainsi leur caractère de touts composés de parties intégrantes. Par la démence de leurs entrelacs (Irlande). Par la tératologie de leurs bestiaires démoniaques. Par les matières glauques qui les portaient, et qui firent de l'orfèvrerie carolingienne et othonienne l'art majeur de l'époque, influençant jusqu'à ses architectures <13I>. Là aussi, à ce moment du moins, les frontières entre image sémiotique et image magique se mirent à flotter. Cependant, ce fut sur ce trouble terreau occidental qu'en raison du redépart d'Homo comme cocréateur depuis 1050, le MONDE 2 retrouva progressivement sa vigueur à travers la fresque romane, puis la sculpture gothique, enfin la peinture de la pré-Renaissance, jusqu'à son aboutissement à une perspective devenue linéaire. Entre-temps, dans le XIIe siècle de saint Bernard (1150), l'Occident avait réglé sa Querelle des images en optant pour une franche distance entre l'imageant et l'imagé, définitivement marquée chez Thomas d'Aquin (imago alicuius rei non est ipsa res), sans laquelle le continu-distant du MONDE 2, tel qu'il va resurgir du XVe au XIXe siècle n'eût pas été envisageable.
14I. Les images granulaires du MONDE 3
C'est en 1840 qu'apparaissent les premières photographies, du moins si on laisse de côté les daguerréotypes, qui sont des empreintes photoniques monotypes, dont l'influence fut courte, et qu'on va droit aux talbotypes, obtenus par tirages indéfinis et recadrables à partir d'un négatif diversement développable, et dont le protocole fait encore l'essentiel de la photographie d'aujourd'hui. Vers 1900, des empreintes de ce genre donnèrent lieu au cinéma, quand on trouva la manière de les dérouler convenablement. Et lorsque de chimiques les grains devinrent électroniques, la magnétoscopie vint compléter le nouveau dispositif imagétique d'Homo. Chaque medium, photographie, cinéma, magnétoscopie, a ses caractères propres. Mais il sera fructueux pour l'anthropogénie de dégager d'abord leurs caractères communs.
14I1. Les traits communs
14I1a. La granularité. Homo aiguilleur. Déclic. Déclenchement Toutes les images détaillées d'Homo, depuis l'origine, avaient été produites par des tracés volontaires, sauf dans le cas de rares et vagues empreintes obtenues sur une surface imprégnable. Elles étaient sorties de ses mains planes et symétrisantes taille par taille, trait par trait, - la tache étant un trait plus libre. Que ce fût dans le continu-proche du MONDE 1 ou dans le continu-distant du MONDE 2, les images résultaient d'un cerveau et d'un corps imageurs, donc assimileurs (sem, ad), qui jouaient le rôle de médiateurs entre un imagé et un imageant (sem, im), et cela en une suite de décisions où il y avait, à tout moment et dans chaque portion, moyen de revenir en arrière, globalement ou partiellement. Homo tranversalisant était ainsi confirmé dans son sentiment de producteur et d'initiateur, parfois de cocréateur ou de créateur presque divin. Au contraire, avec l'image granulaire, introduite par la photographie, il s'agit d'empreintes obtenues à partir de photons imprégnant une préparation sensible, chimique ou électronique. Est ainsi exclue la possibilité de construire trait par trait. C'était une première dépossession d'Homo. D'autre part, dans l'image granulaire photographique, cinématographique, télévisuelle, le producteur cesse d'être entre l'imagé et l'instrument capteur, comme l'étaient le graveur, le sculpteur, le peintre. Le photographe, le cinéaste, le vidéaste sont le long de, à côté de, obéissant à un processus qui se déroule de façon largement indépendante d'eux, et pour l'essentiel a lieu entre l'imagé et l'appareil enregistreur. C'est à la vue des contacts et à la projection des rushes que l'intervenant hominien saura un peu ce qui s'est passé. Et au montage qu'il saura un peu ce qu'il voudrait qu'il se passe. Enfin, l'empreinte granulaire, étant faite de particules activées une à une, ou par groupes restreints, se prête à d'innombrables macro- et microdigitalisations, où des populations de grains sont mises en relief ou au contraire gommées par le couplage avec des réactifs chimiques, avec des computers digitaux (ordinateurs) ou analogiques, avec des charges (CCD, coupled charge device), avec des angles et profondeurs d'approche (scanners), etc. Mais ces élaborations, pourtant produites par Homo, et obtenues par ses artifices souvent fort savants, au lieu de lui donner le sentiment d'être constructeur des choses, ou coconstructeur des choses avec un Dieu ou une Raison, le confirment dans le sentiment d'être plutôt un déclencheur et un aiguilleur, tandis que le gros et parfois l'essentiel se jouent indépendamment de ses interventions.
14I1b. La fenêtration mobile, "prise" de vue. La saisie fenêtrante-fenêtrée Le cadre fut redéfini du même coup. En effet, quand au néolithique Homo invente le cadrage et que le cadrage contribue à inventer Homo en retour, le cadre est lui aussi un tracé de traits-points, - d'index déchargés, refroidis, - fruit d'une décision maîtrisée, destiné à accueillir et exalter d'autres traits, points, taches, tailles prémédités. Or, le cadre de l'image granulaire est presque l'inverse de cela. C'est une béance préalable, une fenêtre mobile qui de soi n'a aucun rapport avec un spectacle déterminé, et qui, se promenant sur un environnement, y ramasse on ne sait quoi d'avance. Avec des effets de champ tenant à l'action des quatre angles droits de la surface réceptrice sensible, au peu de profondeur de champ des objectifs, à l'aplatissement de la durée de l'événement sur l'instant de passage du dernier photon, au fait que l'oeil qui vise est toujours en décalage, ou d'espace ou de temps, sur le doigt qui "tire". Insistons sur la nature du "on ne sait quoi" ainsi saisi. Il est réduit par tout spécimen hominien à des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1A3>, et nous avons assez vu que pour le cerveau panoplique et protocolaire d'Homo il faut bien peu de segments pour reconnaître dans une image détaillée, même lacunaire, même seulement indicielle, une "table", une "chaise", "un sourire". Jusqu'ici rien de bien neuf, depuis le paléolithique supérieur au moins <14A1-2>. Mais le déroutant c'est que, en plus de ces constructions perceptives et de leurs rapports habituels, se perçoivent cette fois des rapports qui n'ont pas lieu entre des choses-performances préalablement reconnues, mais sont eux-mêmes de véritables entités, suscitant des choses-performances plus ou moins inconnues. Rapports innommés, innommables, suscitant des errants innommables, innommés. Donnant aux indices (rampant dans le grain) et aux index (de la prise de vue) le rôle révélateur et initiateur jusque-là réservé aux images tracées, aux musiques, aux langages. On précisera que ces nouveaux rapports et choses-performances ne se juxtaposent pas à ceux des mondes traditionnels, mais les pénètrent, les perturbent, les imbibent, les redéfinissent, ou les dé-définissent. Faisant ainsi apparaître le peu de réalité de tous les anciens "cela est", et plus encore de tous les anciens "ça a été". Passant décisivement du continu-proche du MONDE 1 et du continu-distant du MONDE 2 au discontinu du MONDE 3. Comment dénommer pareils cadre et cadrage ? Fenêtration mobile convient assez, à condition d'insister sur la mobilité de l'aventure, tout l'opposé de celle de la veduta de la Renaissance, laquelle fut sans doute l'ultime accomplissement du cadre comme maîtrise de l'espace, puisqu'il y saisit l'extérieur même comme un intérieur. Prise de vue convient aussi, à condition d'insister sur le côté actif-passif, errant, aventurier, de la prise et du pris. Saisie fenêtrante-fenêtrée est à la fois pertinent et éloquent.
14I1c. La théâtralisation quotidienne virtuelle. Les installations et happenings Faite de grains, l'image granulaire est indéfiniment reconstructible à partir de grains. Autant dire qu'un donné, une fois enregistré par elle, est susceptible d'être réélaboré, analogiquement ou digitalement, de façon tellement économique, rapide et légère, qu'à partir d'un environnement initial s'engendrent une infinité de ses états possibles, voire d'autres environnements. Lesquels souvent ne seront accessibles que dans ses montages ultérieurs, et même n'existeront qu'à leur occasion. Le cas se retrouve en chimie, où à partir d'une molécule connue ou supposée peuvent être presque instantanément explorés toutes sortes d'intermédiaires, mais aussi toutes sortes de résultats qui n'auront lieu qu'un jour lointain ou jamais. Et l'image granulaire est inséparable des vertus de la chimie dont elle résulte. Cette disponibilité de reconstruction in infinitum et ab ovo, donne brusquement un sens précis, palpable, familier à la notion d'êtres virtuels. Au bord du possible et de l'impossible. Croisant l'exotropie et l'endotropie des cerveaux. En un nouveau réalisme de l'imaginaire, en rupture avec l'ontologisme et l'épistémologie des cosmos-mondes-dharma-tao-quiq-kamo anciens. Et ouvrant considérablement le lieu, et l'habitat lié au lieu, vers le site, le simple situs béant sous la situation <1B2>. Titillation constante de quelque Réel sous la Réalité <8E1>. Comme le son, devenu lui aussi granulaire (son radio, techno, disco, etc), connaît les mêmes fenêtrations que les images, c'est tout l'environnement hominien qui se présente chaque jour un peu plus comme un intergeste et un théâtre quotidiens virtuels <11H3>, dont la publicité est le metteur en scène principal et les centres commerciaux la scène éclatée. C'est jusque dans les galeries d'art et les musées que, moyennant photographies, vidéos, sonorisations omniprésentes, la fenêtration du réel/imaginé tend à remplacer les immédiations traditionnelles, naïves, de la peinture, de la sculpture, de l'architecture par des happenings et des installations, où toute apparition visuelle ou sonore est dotée de dimensions "conceptuelles", qui interrogent sur la nature du perçu, de la représentation, du spectateur. Et cela à l'échelle d'un lieu, d'une ville, d'une province <14J1b>, avec presque toujours des échappées sur la Planète, l'Evolution, l'Univers. Au profit d'un "moi" dissout, ou plus exactement galactique <30K>. Il ne faudra jamais oublier ce bouleversement fondamental au cours des considérations plus particulières qui vont suivre.
14I2. La photographie : le grain immobile et fascinant
La photo a la spécificité, grosse de conséquences, d'être immobile sous le regard et mince dans la main. Par là, tous les caractères communs aux images granulaires elle les donne à voir, à palper, à recevoir de plein fouet. En particulier, le grain y apparaît directement ou indirectement d'autant plus fort qu'il y est le résultat de ce que depuis peu nous savons être les "effets quantiques de masse" de son développement <R.jan90>. D'où, quand la photographie se propose des fins artistiques, le privilège qu'y a le noir et blanc, où la couleur ne dissimule pas le grain, et pour finir la lumière. Ainsi, pour la solidité des cosmos-monde-dharma-tao-quik-kamo traditionnels, c'est sans doute la photographie qui est le plus perturbatrice, qu'il s'agisse de l'image d'une galaxie, d'une ultrastructure cellulaire <7F>, d'un phénomène quelconque du milieu courant. Son immobilité et son impalpabilité montrent crûment que ce qu'il y a c'est la rencontre entre des choses-performances extérieures, des photons réfléchis, une plaque sensible, un développement, un tirage, voire des impressions et recadrages ultérieurs. Et que si quelque chose a été, c'est cela, et non des réalités indépendantes, celles que l'Occident chercha depuis la Grèce. Du même coup, elle favorise sans doute la coupure primordiale fonctionnements/présence(s)-absence(s) <8A> plutôt que monde/conscience. En d'autres mots, c'est la photographie qui donne le mieux à saisir que le Réel, dont le grain photographique donne des émergences, échappe largement à la Réalité, qui est le Réel déjà apprivoisé dans nos systèmes de signes <8E1>. Qu'il n'y a que des états-moments d'Univers. Et que dans une photo l'état-moment d'Univers saisi n'est pas le "quelque chose" qui a émis les photons, mais bien la "catastrophe chimique contrôlée" (Thom) que ceux-ci ont produite dans une pellicule. Au fil des cultures, Dieu créateur a été sculpteur, peintre, architecte, voire poète et musicien. Il ne sera jamais photographe. Les photographes exemplaires (les "grands" photographes) sont ceux qui ont accepté ce nouvel état de choses, ou plutôt cet état de non-choses, et ont osé en tirer jusqu'au bout les conséquences. C'est sans doute Stieglitz, autour de 1900, qui le premier comprit toutes ces implications, et qui pour autant créa le premier un vrai et puissant sujet (d'oeuvre) photographique <11I3>, comme il y a des sujets picturaux, sujets architecturaux, etc, c'est-à-dire une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité, bref un destin-parti d'existence <8H> singulier et cohérent se réalisant au sein des spécificités de la photo. Pour l'anthropogénie, la photographie fut porteuse d'une révolution considérable et même fondatrice. Elle est, crûment, des indices indexés, et du coup elle invitait Homo à prendre conscience du rôle des indices et des index dans sa propre constitution. Toutes les philosophies antérieures, inspirées par les images tracées et les langages correspondants, avaient cru que les spécimens hominiens se mouvaient d'emblée parmi des signes abstraits transparents et distincts (porteurs un jour d'"idées claires et distinctes"), les invitant à réduire le Réel à la Réalité, et à croire en Occident que celle-ci relevait d'un noûs, d'une pensée, d'une conscience. Ostensiblement indicielle et indexatrice, la photographie obligea Homo à se demander si son origine ne remonte pas plus haut, si lui-même n'est pas né d'avoir suscité dans l'Univers, par sa stature transversalisante, panoplique et protocolaire, les indices et les index, sources permanentes, dans leur rencontre, de toute technique et de toute sémiotique ultérieures. Il est éclairant sur l'ethos des spécimens hominiens qu'il leur ait fallu près d'un siècle et demi, depuis Talbot (1840), pour oser commencer à regarder en face ce que la photo suggérait de déplacements sémiotiques, épistémologiques, ontologiques. Le rédacteur de la présente anthropogénie ne l'aurait jamais conçue dans son ordre actuel, avec pour socle la capacité d'indexer des indices, s'il n'avait d'abord été amené à écrire une Philosophie de la photographie (1983). Regardée sans préjugé, une photo quelconque, et plus elle est quelconque, est l'objet le plus philosophique qui soit. La récente digitalisation des photographies, fouettée par leur envoi à travers Internet, pousse à l'extrême leur caractère d'images granulaires thématisées comme telles, puisque les grains numérisés peuvent y être quasiment traités un à un. Sur le web ou ailleurs, les photos digitales diffusent alors au moins trois originalités à conséquence anthropogénique : (a) l'aplatissement de la profondeur de champ, entraînant autour des singularités d'objets le gommage de leur articulation, et donc de leur composition, dans l'environ ; (b) un corps hominien fréquemment perçu comme parcellaire ou pelliculaire, parcelles ou peaux erratiques de visages et d'organes ; (c) la fréquence des messages proposant les corps comme états-moments d'une évolution biologique plutôt que comme apparitions de stabilités psychiques ; ainsi du nourrisson dont une famille proche ou lointaine suit de semaine en semaine par e-mail le devenir de spécimen singulier. Passage confirmé, dans toutes les cultures, de leurs Mondes définis à l'Univers indéfini. Et, en Occident, du Moi substance et individu (in-divisum) classique ou romantique à un X-même comme état-moment d'Univers. Déplacements des appartenances, pour d'autres indifférences et d'autres tendresses.
14I3. La cinématographie : les mouvances sous le mouvement
Une autre révélation fut faite par le cinéma : l'importance, chez Homo mammalien, des mouvances, qu'on distinguera soigneusement des simples mouvements <2B1>. Pour le physicien, les mouvements appartiennent à la cinématique ; les mouvances, que la théorie musicale anglo-saxonne appelle motions <15B5>, à la dynamique. En projetant à une certaine vitesse sur un écran bidimensionnel des images granulaires immobiles prélevées successivement sur des mouvements tridimensionnels, le film amène nos systèmes nerveux <2B1> à retrouver, à travers la cinématique bidimensionnelle des lumières et des ombres sur l'écran, non seulement la cinématique tridimensionnelle des mouvements originaux, mais encore la dynamique des forces dont ils procèdent, et à thématiser ces dernières. Le cinématographe a montré à quel point une des jouissances les plus inlassables d'Homo mammalien est de percevoir des mouvances quasiment pour elles-mêmes. Une séquence filmant la mer, ou des frondaisons et des nuages dans un ciel venteux est presque toujours infaillible. Elle sert même à symboliser l'accouplement, et pas seulement par détour. La différence entre les images-mouvances et les images-mouvements fait celle entre le cinéma et le dessin animé. Le cinéma rend si bien les mouvances du fait que le référentiel des quatre bords rectilignes et des quatre angles droits de l'écran dégage, dans les mouvements, leurs courbures, justement dynamiques et dynamisantes. D'autre part, les prises de vue y tiennent en des plans montés en séquences, en sorte qu'une même chose-performance (le même jeu de forces) apparaît discontinûment (ici, là, sous tel angle, sous tel autre, en telle métonymie avant telle métaphore), forçant nos cerveaux dynamistes (et pas seulement cinétistes) à un réveil perceptivo-moteur constant, ainsi qu'à une succession où la cinématique de l'événement (ses transformations) se subordonne à sa dynamique (ses forces sous-jacentes). Combinaison d'énergies cinétiques et d'énergies potentielles, où la prévalence des secondes sur les premières fait souvent la qualité du résultat. Le galop d'un cheval est d'autant plus surprenant et même cumulatif qu'il est donné en apparitions séparées, tout comme un dialogue rebondit et se noue mieux champ contre champ. On aura compris que c'est à l'occasion du montage cinéma que la chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon, qui caractérise Homo <1B2>, décompose le plus violemment ses éléments : chose + performance + situation + circonstance + horizon. Et aussi ses prépositions : "en" + "dans" + "sur". La mouvance cinématographique culmine dans les effets processionnels <1C1c>, cette façon de faire glisser des choses-performances les unes derrière les autres dans la profondeur (comme les arbres d'une forêt, les colonnes d'une basilique, les chevaux d'un escadron), et d'intensifier ainsi, à mesure qu'elles s'entre-déplacent, leurs volumes, leurs masses, l'espace général qu'elles construisent et défont, avec les huit propriétés du rythme : alternances, accents, tempos variés, autoengendrements, convections, strophismes, gravitations par noyau, enveloppements, résonances, interfaces <1A5>. Rashômon de Kurosawa est si exemplaire parce que l'effet processionnel y abonde non seulement dans la mise en scène, mais remonte jusqu'au thème du film, qui fait revivre successivement un même événement par ses quatre protagonistes : le violeur, la femme, le mari, le témoin, comme en quatre séquences glissant l'une sur l'autre et s'entre-déterminant dans la mémoire et les mémorations du spectateur. Mouvances et processionnalités varient selon le sujet cinématographique des cinéastes : métaphorique chez Fellini, métonymique chez Antonioni, etc. Mais elles imposent une règle constante : qu'il n'y ait jamais une action entourée par un décor, comme au théâtre, mais un environnement dont les effets de champ globaux <7A-E> soient tels que tout événement qui y surgit donne à sentir ses forces porteuses sous-jacentes, ses mouvances ; où tout déplacement se mue en procession. Le succès international du cinéma américain à travers le XXe siècle aura tenu à un sens inné de cette vue. Les déboires d'autres cinémas auront tenu à sa méconnaissance. Au cinéma, le sentiment et la jouissance de la Réalité deviennent alors tels (vs le Réel de la photographie) que celui qui dirige le tournage d'un film est suggestivement appelé en français un "réalisateur" <8E1>. C'est même cette "réalisation" opérée par les mouvances, encore accentuées par les relances de plan en plan, qui fait que l'histoire racontée par un film, s'il y en a une, préoccupe peu le spectateur malgré les explicitations parfois redondantes du scénariste. Des admirateurs de La grande bouffe mirent des années à remarquer qu'il s'agissait, non d'une exaltation de la mangeaille, mais d'un suicide collectif, assisté d'une femme figurant le giron maternel de la mort. Et l'adaptateur de A la recherche du temps perdu, Schlöndorff, confessait qu'au cinéma les subtilités textuelles de Proust devenaient: "une femme qui part, un homme la suit, quand il la rejoint il ne sait qu'en faire, elle repart, il la suit, etc.)". La pratique du reportage-fiction et inversement de la fiction-reportage, tient à la nature du cinéma. L'intrusion du cinéma a eu des conséquences anthropogéniques considérables. Depuis toujours, les images tracées, taillées, gravées, comme les textes parlés et écrits, avaient fait croire à Homo que ses actions intéressantes étaient des processus menant à des fins. Les mouvances cinématographiques lui ont fait toucher du doigt qu'il se contente fort bien de processus purs, sans fin déterminable <13M1>, témoin Koyaanisqatsi. Même le Parrain, très événementiel, consiste pour les trois-quarts en mouvances et effets processionnels quasiment purs. Symptomatiquement, les films majeurs de Fellini tiennent non pas en un récit, mais justement en "tableaux", reliés par des leitmotive musicaux. Par quoi, moins violemment que la photographie, puisqu'il joue avec la Réalité, non avec le Réel, le cinéma ouvre pourtant lui aussi à l'Univers. Car des processus peu finalisés opposent l'Univers au Cosmos-Monde, où chaque action était intelligible par une cause finale ultime actualisée dans une causalité finale proche, elle-même accomplie à travers des causes efficientes subordonnées. Dans l'imaginaire d'Homo, de même que Dieu ne sera jamais photographe, il ne sera jamais cinéaste, sauf peut-être en Inde, où le Dharma, que nous traduisons par "ordre", est surtout un engendrement inlassable de mouvances. A Bombay vers 1990, les réalisateurs, les opérateurs, les acteurs, le public des films donnaient le sentiment d'avoir spirituellement, fantasmatiquement, habité ce medium depuis toujours. Le cinéma a eu encore une autre conséquence anthropogénique fondamentale. Etant capable de suivre longuement et avec détail, comme à bout portant, ces mouvances particulières que sont l'envahissement d'une démarche, d'un geste, d'un regard, d'une peau, par les avancées et les retraits de la passion, qu'elle soit mortifère, conquérante ou amoureuse, il a puissamment contribué à montrer qu'il n'y avait pas chez Homo des caractères, ou des conduites, comme le théâtre parlé et écrit et même l'histoire et le roman le donnaient trop à croire, mais uniquement des idiosyncrasies <26E>, combinant d'instant en instant des myriades de facteurs, selon les mille clivages et commutations de nos organisations neuroniques <2A2> et de nos singularités organiques en présence d'environnements eux aussi indéfiniment variés. Le réalisateur et l'acteur cinématographiques ont sans doute des dons particuliers pour la saisie et l'éveil de cette irisation infinie. Il y a entre les vues de l'Evolution multifactorielle <21G3> et le Cinéma plus qu'une contemporanéité fortuite.
14I4. La magnétoscopie
14I4a. L'image en lumière émise et l'incrustation La singularité la plus frappante du magnétoscope est qu'il propose des images en lumière émise. Depuis ses origines, Homo n'avait connu de lumière émise que celle du soleil, des étoiles, du feu, des transfigurés, lumières et corps jugés sacrés par leur exception même. Ses images lui avaient toujours été données en lumière réfléchie, faisant ainsi concourir le paysage, la demeure, le meuble, les corps au sentiment d'un lieu dense, d'une durée, d'une étendue (vs le situs, l'espace, le temps abstraits). Or, sur l'écran cathodique, les choses-performances, inertes ou vivantes, non seulement émettent leur lumière mais elles semblent consister en elle, pour autant féériques et fascinantes, virtuelles au sens fort. La fortune de la locution "c'est fascinant!" pour exprimer l'admiration contemporaine témoigne peut-être de ce nouveau paradigme. D'autre part, les images enregistrées et émises électroniquement sont tellement granulaires qu'elles peuvent se multiplier et démultiplier, varier d'angle, se fondre moyennant tous les intermédiaires, s'anamorphoser, s'incruster, s'apparaître simultanément en transparence. Pareilles "métamorphoses de rupture" sont à cent lieues des Métamorphoses d'Ovide, cohérentes et cosmiques, et non seulement mettent à mal le continu-proche du MONDE 1 et le continu-distant du MONDE 2, mais créent le vrai discontinu du MONDE 3, où l'étendue (concrète) le cède à l'espace (abstrait), et la durée (concrète) au temps (abstrait). Il s'est alors développé un art vidéo dont le propos fut de thématiser les propriétés du nouveau medium, - lumière émise et métamorphoses de rupture, - en produisant des sujets (d'oeuvre) vidéastiques (au sens où il y a des sujets photographiques) dont le thème principal serait l'apparition (électronique) et la transponibilité (électronique) de l'élémentaire. Elémentaire de la gestualité dans les vidéos théâtrales de Bob Wilson, élémentaire des spectacles originaires dérivant de programmes informatiques simples chez les Wazulka, élémentaire du son par rapport au silence, de l'information par rapport au bruit chez le musicien John Cage, de la métamorphose comme telle chez Nam June Paik. En raison de ces propos, les effets de champ vidéastiques ont été, jusqu'ici, davantage logico-sémiotiques <7E> que perceptivo-moteurs <7A-D>. Et les sujets d'oeuvre <11I3> vidéastiques aussi.
14I4b. La télévision, medium et média Selon le Merriam-Webster, l'emploi de media comme un singulier, "un média", est apparu avant la seconde Guerre mondiale dans les milieux de publicité pour désigner les agences de communication de masse. Cet usage, langagièrement impur, puisque media est le pluriel de medium, est commode pour l'anthropogénie, car il permet d'opposer les mediums, à savoir les procédés (photographique, cinématographique, radiophonique, télévisuel), et les médias, à savoir les institutions que sont la Photographie (avec ses expositions, ses musées, ses critiques, ses "grands" photographes), la Radio (radios nationales, radios locales), le Cinéma et la Télévision (avec leurs réalisateurs, stars, vedettes). C'est à propos de la télévision que la distinction entre le medium et le média est le plus sensible, et c'est pourquoi nous l'introduisons ici. Pour l'anthropogénie, la Télévision de petit écran est alors ce média qui, dans des petits cadres de lumière émise, met à la disposition de populations hominiennes très larges le plus extraordinaire analyseur de gestes et surtout de visages et de regards, obligeant chacun à rencontrer l'ethos d'Homo avec ses challenges et ses parades <25> comme aucune psychologie écrite ou parlée n'avait osé rêver de le faire, mettant en particulier à nu la nature du pouvoir (sa nécessaire comédie) en cadrant, serrées et lumineuses, les indexations qui font l'autorité ou la faiblesse <5G2>. Dès 1960, un spécimen hominien (McLuhan) remarquait que le prestige de Hitler n'aurait pas résisté à la télévision, et que l'hitlérisme a supposé la radio, ou alors le cinéma (mouvances et effets processionnels) de Leni Riefenstahl. D'autre part, tout reportage TV, bon ou médiocre, fait buter chacun sur les civilisations autres que la sienne, lui montrant du même coup que la sienne est "autre" aussi. Le succès des émissions sur les animaux est plus fondamental encore : sans doute Homo y trouve l'occasion d'approcher l'évolutionnisme multilfactoriel de l'Univers, donc le sien <21G3>, d'une façon à la fois proche et suffisamment indirecte pour n'en être pas traumatisé. Ainsi, le rôle des images a été inverti. Dans les peintures et sculptures paléolithiques, dans les poteries néolithiques, dans les temples, les cathédrales, les panthéons païens, elles avaient eu pour mission de confirmer les codes sociaux. Laissée à elle-même, la Télévision comme medium déchire les codes. C'est pourquoi, comme média, elle est si attentivement conforme dans ses journaux, ses interviews politiques, ses cours de la bourse, ses "écrans témoins", ses "grands échiquiers" et ses "marches du siècle", même ses "pieds dans le plat", maintenant le téléspectateur à l'abri de trop de clairvoyance sur autrui et sur soi. C'est sans doute cette prudence sociale qui fait qu'il n'y a pas de sujets télévisuels, comme il y a des "sujets picturaux, sculpturaux, vidéastiques, cinématographiques, photographiques". Avec des exceptions pourtant. (a) Les clips, que leur caractère imaginaire et leur brièveté (le statut d'insert) autorisent à montrer de vraies métamorphoses de rupture. (b) Les indicatifs, pour des raisons semblables. (c) Les publicités, qui contribuent à créer les produits industriels par leur resémantisation imagétique. Car c'est trop peu de dire que la télévision fait de la publicité pour des produits, qui lui préexisteraient. En réalité, ce que l'acheteur achète dans sa grande surface, et ce que l'électeur élit dans l'urne, ce n'est pas "X télévisé", envoyé par une lumière émise cadrée, c'est bien "X télévisuel", fascinant comme la lumière émise cadrée elle-même. (d) Certains spectacles naturels, où le medium et le media se conviennent si bien qu'ils laissent passer quelque Réel <8E1> sous la convention : inondations, éruptions de volcan, lieux du bout du monde, chasses et accouplements d'animaux. Croisant constamment la géologie, la zoologie, l'ethnologie dans leur violence universelle, radicale, pratiquement sans commentaire, le flux télévisuel ininterrompu du National Geographic Channel de la fin du XXe siècle a pu passer pour quelque bacchanale contemporaine, quelque culte et méditation quotidiens adaptés à des spécimens hominiens du MONDE 3, se percevant savamment et populairement comme des états-moments d'Univers.
14I5. Les effets de champ excités dans les images granulaires
Sous leur forme perceptivo-motrice mais aussi logico-sémiotique, les effets de champ excités sont omniprésents dans le processus photographique, comme le prouve l'Histoire photographique de la photographie (1992) de l'auteur ; sans doute parce qu'ils sont la seule ressource pour indexer les indices en émergence dans une pellicule sensible sans dénaturer leur nature indicielle ; et aussi parce qu'ils découlent de l'irruption du Réel dans la Réalité qu'implique le processus photographique comme tel. Les effets de champ perceptivo-moteurs excités sont également omniprésents dans le processus cinématographique, comme il convient à des images charriant non seulement des mouvements mais des mouvances ; Rashômon et Koyaanisqatsi montrent l'aptitude de nos cerveaux à des effets logico-sémiotiques excités. Enfin, dans le processus magnétoscopique, les deux effets résultent de l'irradiation féérique des images en lumière émise et de la force d'analyse psycho-sociologique du cadrage serré. Puisque dans les trois cas il s'agit d'enregistrement, et non de construction trait par trait, il y a sans doute avantage à ce que le spectacle ne soit pas déjà cadré d'avance. Ce qui expliquerait la réussite des images granulaires américaines au XXe siècle. Le Nouveau Monde a peu de référentiel culturel préalable en contraste avec les paysages et visages européens, lourds de deux millénaires d'histoire, et obligeant donc souvent l'intervenant à des cadrages de cadrages. Il est significatif que le cinéma italien ait si bien réussi dans l'Italie bimillénaire au moment où celle-ci venait d'être détruite matériellement et moralement par la seconde Guerre mondiale. Aussi longtemps qu'il a produit des images tracées, Homo n'avait guère éprouvé qu'il était constitué par ses signes ; il se percevait comme les faisant, les créant à partir de pensées qu'il croyait être lui. Les images granulaires, fort indépendantes dans leur production, lui auront prouvé que les signes sont une part constitutive et préalable d'Homo même. Ceci a des conséquences ontologiques et épistémologiques considérables. Ontologiquement, les spécimens hominiens se perçoivent désormais plus déclencheurs que créateurs, résultats de coïncidences plus ou moins bien exploitées. Epistémologiquement, les approches par le haut cèdent la place chez eux à des approches par le bas, génératives, déjà favorisées par la biologie et la technique. En tout cas, ils sont invités à passer du statut de microcosme (l'ordre en raccourci) à celui d'état-moment d'univers.
14J. Les images tracées du MONDE 3
Ce sont assurément les images photographiques, cinématographiques, magnétoscopiques (télévisuelles) qui dominent l'ingénierie réticulaire planétaire du MONDE 3. Mais, dans celui-ci, les images tracées, peintures et sculptures, n'ont pas disparu pour autant. Produites traits par traits, donc de façon progressive, systématique et corporelle, elles sont capables de thématisations méthodiques qu'elles ont utilisées à interroger les conséquences perceptives et conceptuelles de la nouvelle situation de l'image. Avec deux ressources : les effets de champ perceptivo-moteurs et les effets de champ logico-sémiotiques.
14J1. Peintures et sculptures tracées du MONDE 3
14J1a. Selon les effets de champ perceptivo-moteurs excités. (A) Les conséquences certaines des images granulaires. (B) L'effacement du MONDE 2. (C) Les conséquences problématiques des formations aminées (A) D'abord, la photographie était à peine née que les peintres explorèrent ses révolutions d'image granulaire thématisée. (a) L'impressionnisme médita la révolution du grain photographique jusqu'au pointillisme, et conséquemment la primauté des textures lumineuses sur les structures graphiques. (b) Les cubismes analytique et synthétique exploitèrent les virtualités des sauts de points de vue, inhérents à la prise de vue : Picasso développa à cette occasion toutes les virtualités de sa motricité copulatoire en initiant un espace-temps pictural, non sans rapport avec celui, quadridimensionnnel, de la Relativité. (c) Chirico et Delvaux aperçurent l'insolite des compositions à points de fuite élevés ou échelonnés. (d) Morandi et Nicolas de Staël scrutèrent les évanescences de la mise au point jusqu'à produire une peinture "métaphysique" de la présence/absence, et donc du Réel sous la Réalité, moyennant l'exinanition des fonctionnements <8E1>. (e) Chez Vieira da Silva, même les structures urbaines se transformèrent en réseaux texturés. (f) Autour de 1950, les Veils, les Unfurled et les Stripes de Morris Louis, contemporains des photos couleur dématérialisantes de Ernst Haas, captèrent la lumière colorée comme de plus en plus indépendante de tout support, ce que confirmait la télévision couleur. (g) L'émergence indicielle granulaire de la photographie aboutit aux Texturologies de Dubuffet. (h) Richter fit une peinture intra-photographique, tandis qu'Andy Warhol faisait une peinture intra-télévisuelle, rivalisant parfois avec le grain magnétoscopique grâce aux trames de l'imprimé, comme Roy Lichtenstein. (i) Hockney a souvent commenté ce que le perspectivisme déflagrant de ses dessins et tableaux devait aux discontinuités tranchées du montage de photos et polaroïds juxtaposés, auquel il s'est lui-même exercé. Et la sculpture thématisa d'autres implications des nouvelles images granulaires. (a) Henry Moore vit les corps non plus dans le paysage, mais ouverts à lui comme ses relais ; les flaques de lumière par quoi Baselitz, peintre sculptural et même michelangélesque, ouvre ses corps du dedans continue cette vision. (b) Giacometti rencontra non sans épouvante les volumes des passants qu'il croisait à la façon de mouvances pures, cinématographiques. (c) Proche de la vidéo, Cucchi a sculpté des organes si anamorphiques (symplectiques) qu'ils donnent à voir dans les vivants un évolutionnisme constant. On verra bien que les peintures et sculptures triviales (conformes) sont aussi significatives à tous ces égards que les peintures et sculptures extrêmes. Elles ont deux caractères. (a) On y trouve partout des "effets de matière", en concordance avec les textures des images granulaires. (b) Et partout aussi des "effets de moire", renvoyant à l'espace fenêtrant-fenêtré, comme aussi au temps fenêtrant-fenêtré, des mêmes images granulaires. (B) Certaines productions imagétiques tracées rentrent pourtant moins directement dans l'influence des images granulaires, et signalent surtout l'effacement du MONDE 2 au profit du MONDE 3, en particulier une détotalisation du spectacle et du spectateur, et plus généralement du "je"/"moi" occidental. (a) Dès les années 1915, les ready-made de Duchamp vont dans le sens de cette modestie, que le pop art des années 1960 confirme. (b) Les sculptures, et aussi les dessins, d'Oldenburg introduisent les premiers volumes négatifs (déprimés), en concordance avec l'influence d'un nouveau matériau, les plastiques, ou encore des emballages. (c) Beuys ose déclencher les effets de champ perceptivo-moteurs du gras. (d) Carl Andre propose des dalles métalliques au sol comme travail sculptural, disqualifiant la verticalité traditionnelle du monument ; Dennis Oppenheim souligne que tout surgissement dans un environnement s'accompagne d'une dépression équivalente. (e) Le color field de Noland et le dripping de Pollock délocalisent tout thème, voire évacuent la thématisation comme telle. (f) Un fort courant constructiviste accompagne tout le XXe siècle, depuis Albers et Mondrian, dont les droites écachées et les repentirs colorés montrent cependant l'animation perceptive (secrètement giratoire) sous l'apparente géométrisation verticale, jusqu'à Vincenzo Arena, chez qui les traits (calculés selon une arithmétique sérielle) et les couleurs (déduites sériellement selon le clavier du Munsell Book of Color) sont strictement modulaires au départ, même si d'ultimes ajustements confirment en fin d'exécution l'appoint inévitable de la perception, dès lors qu'on poursuit des effets de champ perceptivo-moteurs. (C) Enfin, il faut s'interroger sur les conséquences, dans les créations plastiques contemporaines, des formations aminées, en ce qu'on pourrait appeler des formations aminoïdes, qui ont leurs parallèles dans les tectures <13M5>, les musiques <15H1d>, les littératures <22B9>. La découverte des formations aminées, tout au long du XXe siècle, a déjoué radicalement le plasticisme traditionnel d'Homo. Comme nous l'avons rappelé à propos des tectures, et comme il faudra y revenir à l'occasion des cosmologies <21G1>, elles montrent que tous les vivants résultent de protéines (répliquées selon l'ARN-ADN) composées de vingt acides aminés, qui ont la propriété de pouvoir former entre eux des chaînes stables, courtes ou longues. Chaque protéine tire alors ses propriétés uniquement du nombre et du choix d'acides aminés qui la composent et de leur séquenciation, par quoi se déterminent ensuite les manières dont (moyennant les cinq liaisons fondamentales de la chimie) leur chaîne revient sur elle-même pour former les boules qu'elles sont, avec leurs actions enzymatiques (clés-serrures, portes aspirantes-foulantes, transmissions neuroniques, etc) ou bâtisseuses (os, cartilages, muscles, etc.). Or, on ne saurait assez y insister, dans pareil engendrement séquentiel de l'analogique (des formes) par du digital (des actions physico-chimiques chiffrables), et qui suffit à porter tout l'édifice des vivants, rien là ne résulte d'une intention plasticienne démiurgique, ni ce nombre, ni ce choix, ni cette séquenciation, ni les conséquences structurales ou physiologiques qui en résultent, et qui seront abandonnées ou retenues par le vivant moyennant sélection naturelle. Trouve-t-on un écho de ce type de formation (Gestaltung), relativement simple et d'une puissance indéfinie, dans les images tracées contemporaines ? Un cas particulièrement clair et complet est celui des Chemins des écritures où depuis 1996 le peintre Micheline Lo produit des éléments simples digitalisables (caractères d'écriture et autres symboles reçus) qui se déplacent, se rencontrent, s'accrochent, se décrochent et réussissent à engendrer, fantasmer, en surface et en profondeur, les ultrastructures <21G1> (plus que structures et textures) de noeuds, diffusions, relais, fuites, murs-couloirs, clés-serrures, pompes aspirantes-foulantes, transmissions informatrices, etc. Dans ces séquences, le digital (de l'écriture) et l'analogique (des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, graphiques ou colorés) se serrent au plus près ; le digital paraît même conducteur, et cela "aveuglément", c'est-à-dire sans pré-vision globale préalable. Pareilles formations aminoïdes sont-elles alors une production singulière, tenant à une artiste qui a toujours été attirée par les ressources de l'écriture ou du texte, ou s'agit-il d'un courant ? Voici quelques réponses. Dès 1966, les Strutture operative de Lucia di Luciano, et plus franchement encore, en 1980, ses Cromostrutture, montrent la fécondité de la séquenciation et de la digitalité quasiment pures dans la production de l'analogique du moins inchoatif, non sans parentés (volontaires ou non) avec des figures qu'on trouve dans les manuels de biochimie au même moment. Depuis 1970, chez Dubuffet, le Cycle de l'Ourloupe a donné à voir une prolifération latérale quasi polymérique de cellules plastiques, par opposition à l'engendrement par biseautage des différents cubismes ; quitte à ce que les formations et croissances de Dubuffet soient encore très analogiques, peu ou pas digitalisables, et qu'en tout cas l'analogique n'y résulte jamais du digital comme tel. En 1982, les reproductions que propose Achille Bonito Oliva pour illustrer ses textes sur la Transavantgarde (Politi, 1982) montrent de très nombreuses formations par polymérisation qui, sans combiner décisivement le digital et l'analogique, rompent pourtant avec toutes les habitudes antérieures, y compris de Picasso. Il semble également instructif de relire sous le concept de formation aminoïde les polymérisations colorées de Pollock, graphiques de Penck et de Keith Haring, voire imagétiques de Jean-Michel Basquiat. En tout cas, aujourd'hui, le protocole de désagrégation-réagrégation que Jean-Claude Goffre applique à ses environnements combine constamment l'analogique et le digital, et ses récents Be-bop et Tissus mémoire confirment la substructure digitalisante de son imaginaire. Les réinterprétations du ma (intervalle) japonais dans les écritures-images de Yajima Hogetsu feraient croire au caractère universel de la tendance. Les sculptures de Tony Cragg, décidément séquentielles (l'ADN fait partie de sa fantasmatique), évoquent la même approche, au point de s'adjoindre la peinture. Jusque dans l'architecture, les dessins que Thomkins produits depuis 1960 pour envisager l'habitat d'un habitant pluridimensionnel et pluritemporel, Haus für Bewohner <13M5>, combinent dynamiquement séquences (continues) et formations (discontinues), selon un paradigme qu'on peut dire aminoïde.
14J1b. Selon les effets de champ logico-sémiotiques excités: l'image "conceptuelle" Etant donné la révolution épistémologique provoquée par les nouveaux mediums et médias, et plus généralement par l'ingénierie généralisée de l'industrie, on ne s'étonnera pas que se soit développé autour de la première Guerre mondiale un art spéculant principalement (non exclusivement) sur des effets de champ logico-sémiotiques, et tenant surtout en sauts et trébuchements sémantiques quantiques <21F6>. En physique, la théorie des Quanta est de 1905, et les démarches décisives de Marcel Duchamp sont contemporaines de la première Guerre mondiale. Intelligemment, une rétrospective de l'artiste isola dans une vitrine un livre sur les quanta provenant de sa bibliothèque. En voici quelques thèmes. A partir de quand des objets industriels courants et prêts à l'emploi (ready made) deviennent-ils oeuvres d'art par effet quantique ? Y suffit parfois une rotation, tel ce quart de tour qui transforme un urinoir en Fountain (1917) ; ou encore le renversement qui fait qu'une roue de vélo au haut de sa fourche représente assez le crépitement d'un feu par le crépitement lumineux et sonore de ses rayons tournants (1917) ; ou seulement le basculement d'un porte-manteau couché sur ses pointes, et dont le programme est donné par le titre : Trébuchet. Pareils sauts "quantiques" du sens méritent autant la signature de l'artiste et le socle muséal que les effets de champ perceptivo-moteurs des arts plastiques ancestraux. Comme il arrive souvent dans l'évolution hominienne, le torrent ainsi déclenché ne trouva son ampleur de fleuve qu'un bon demi-siècle plus tard. Dans les années 60, Kosuth "montra", au sens de Wittgenstein qu'il allègue par prédilection, les explosions ou les annulations sémantiques qui ont lieu quand on prélève un article de dictionnaire, par exemple Blue, Green, Gray, Red, Yellow ; Antonioni, métonymique, fit dans les mêmes années un film intitulé Blow up. Dennis Oppenheim prit pour support de l'oeuvre non plus une toile ou une pierre mais le paysage entier ou le corps vivant d'Homo. Le Japonais On Kawara tenta de faire percevoir ce qu'était un million d'années d'évolution en dactylographiant patiemment et en faisant lire patiemment : 799.998 B.C, 799.997 B.C, etc. Le happening thématisa la pure rencontre non préméditée entre deux processus non finalisés <13M1>, idéalement un processus spatial et un processus temporel, comme étant l'expérience artistique fondamentale. Dans tous ces cas, le protocole importait plus que la panoplie, contrairement à la pratique des arts antérieurs. On a parlé aussi d'art conceptuel. Il faut s'entendre sur le terme. (a) Conceptuel au sens strict viserait les démarches logico-sémiotiques, et en particulier celles qui se proposent "l'art comme idée comme idée" (art as idea as idea). Mais Kosuth, qui s'en est réclamé, ne s'est pas fait faute d'exploiter des effets de champ perceptivo-moteurs qui débordent cette définition. Ce sont donc sans doute les Proposals de Dennis Oppenheim, cette cinquantaine de dispositifs (réalisés ou seulement schématisés) concrétisant sensiblement quelques actants fondamentaux de la Nature <21I>, que le physicien et le biologiste ne rencontrent qu'abstraitement, qui ont été l'aboutissement le plus vaste et le plus pur de ce parti, où l'art continue sa définition hégélienne d'être "das Sinnliche Scheinen der Idee"). (b) Conceptuel au sens large viserait l'art comportant une certaine réflexivité, et en tout cas une expérimentation radicale et même déstabilisatrice sur l'art. Mais c'est alors quasiment toutes les images tracées du XXe siècle qui ont quelque chose de conceptuel, car, après le choc des images granulaires, elles ont été simultanément des productions d'art et des réflexions sur l'art (comme les poèmes de Valéry). Ainsi, les oeuvres de Morris Louis ou de Stella s'articulent en étapes expérimentales, où une première question plastique ayant été résolue on passe à la suivante. A ce compte, il y a déjà quelque chose de "conceptuel" chez Picasso, qui peignit des périodes autant que par périodes. Un résumé de ces courants a été opéré par Christo. (1) Il a emballé le Pont-Neuf à Paris et le Reichstag à Berlin ; il a tendu un rideau en travers d'une large vallée ainsi que d'une plaine de plusieurs kilomètres aux U.S.A. ; il a habillé ailleurs un îlot entier. C'était thématiser "conceptuellement" plusieurs traits du MONDE 3 resémantisateur : (a) la transformation en bagages parmi d'autres de ce qui est l'établissement par excellence, la tecture ; (b) la resémantisation de ce qui est la tecture basale, l'habitat ; (c) la convertibilité du référentiel et du référé ; (d) l'inversion de la trinité lieu-chemin-domaine en la trinité réseau-voie-site ; (e) le traitement de l'entourant comme d'un entouré, virtuellement déplaçable. (2) En même temps, Christo a produit des vues peintes de ces projets et réalisations, destinées en partie à les financer, mais aussi à expliciter les effets de champ perceptivo-moteurs excités qui y sont latents. (3) Enfin, lui-même et sa femme juriste ont démontré ce qu'il fallait de travail technique, économique, politique, social pour mener à bien une oeuvre d'ingénierie actuelle : invention et production industrielle de nouveaux tissus, transports, tendeurs et échafaudages, élaboration juridique et parlementaire, etc. Tout cela dans l'éphémère des conceptions récentes de l'Evolution <21G3>. On ne peut quitter les images tracées du MONDE 3 sans avoir opposé l'huile et l'acrylique. L'huile, si typique du MONDE 2 depuis la Renaissance, consonnait avec le fondu, le dégradé progressif, l'unité générale, la perspective (aérienne), la résonance en profondeur et substantialisante, la patience, la contemplation globalisatrice, la transmission de maître à disciple. L'acrylique favorise le contraste, même le saut, la découpe brutale, l'impatience, l'effet bande dessinée, la désubstantialisation. Beaucoup de peintres récents sont restés fidèles à l'huile (De Kooning). D'autres sont passés de l'huile à l'acrylique (Alechinsky, Rothko), avec des fortunes diverses. Une majorité n'a guère connu que ce nouveau medium. Nous venons de traiter des effets de champ logico-sémiotiques après les effets de champ perceptivo-moteurs. Il ne faudrait pas en conclure qu'ils sont plus "contemporains" et les auraient même remplacés. Il se pourrait parfaitement que leur prévalence dans les années 1960-1980 soit un phénomène aussi passager que les courants sémiologiques qui l'ont impulsée dans l'ultime crépuscule du MONDE 2. Et que ce qui concerne les effet de champ perceptivo-moteurs de ce que nous avons appelé les "formations aminoïdes" annonce plus fortement le MONDE 3.
14J2. La bande dessinée, image-texte exemplaire du MONDE 3
La bande dessinée démarre décisivement en 1905 avec le Little Nemo in Slumberland de McCay, qui en est la Divine Comédie. C'est un phénomène très singulier. Depuis qu'il cadre des images, donc depuis le néolithique de Çatal Hüyük, Homo a été capable de produire une succession de cadres séparés par un intervalle, et dont chacun comportait un moment d'un événement global, d'une histoire (historia, exploration) ; c'est ce que les tapissiers appelaient une suite d'épisodes, ou une suite tout court. On peut lire comme des suites certaines fresques égyptiennes, ou les tableaux de la Châsse de Sainte Ursule de Memling. Mais une bande dessinée (un comic strip) n'est pas composée d'épisodes, et n'est pas une suite. En effet, le cadre d'un épisode appartient à cet épisode (hodos, chemin, epi, sur, eïs, vers). Ainsi, dans une histoire imagée en épisodes, le blanc entre les cadres relie les épisodes ; il travaille entre eux comme lien, résonance, pause de respiration, intervalle (vallum, inter). Au contraire, dans la bande dessinée, les cadres ne sont pas des intervalles, mais les éléments d'un multicadre. En sorte qu'ici le blanc, au lieu d'être le lien entre des cadres préexistants, leur préexiste, espèce de blanc préalable, de blanc vide, de blanc d'annulation temporaire, de blanc de discontinuité radicale initiale (comme le cadre baladeur de l'appareil photographique est préalable à ce qui s'y prendra). Les exemples sont nombreux d'auteurs de bandes dessinées qui, sur le blanc pur de la page, produisent d'abord ce multicadre, avec ses cadres-éléments, qui déterminent les moments de l'histoire que, sur un thème général, ils engendreront après. Concevant son Histoire d'O, Crepax a sans doute d'abord dessiné sa combinatoire de cadres. La dernière page qu'ait dessinée Hergé porte l'ébauche de pareil multicadre, dont seuls les premiers cadres-éléments ont été ébauchés. Ainsi, la définition de départ de la bande dessinée pourrait être à peu près : un multicadre germant d'un blanc nul, ou surfant sur un blanc nul, et appelant alors un dessin, un thème général et des événements qui concordent avec ce statut. Ce phénomène oblige les lecteurs de bandes dessinées à une double saisie cent fois décrite. Saisie séquentielle, selon la séquence gauche droite, haut bas, des vignettes, que confirme la page ultime d'Hergé déjà alléguée. Saisie surfacière, car on aperçoit la dernière vignette et les vignettes intermédiaires en même temps que la première, l'oeil captant le multicadre entier en un va-et-vient du précédent vers le subséquent, et retour. Dans la séparation par le blanc nul ou d'annulation, le précédent n'est pas un passé, ni le subséquent un avenir, pas plus que l'événement n'est un présent, alors qu'une vraie histoire à épisodes tient en une succession de présents gonflés de passés et d'avenirs. De quelle forme sont le multicadre et ses cadres-éléments ? Parfois des cercles, pratiquement toujours des rectangles, comme dans les photos, et pour les mêmes raisons ; autour de lui un cercle saturerait le blanc et deviendrait nimbe (il fut utilisé par la photographe symboliste Cameron), tandis que le rectangle réussit à tailler franchement le blanc nul ou la nullité du blanc. Que les cadres éléments soient appelés fort prosaïquement "cases" ou "vignettes" ou "carrés" est corrélatif de cette situation décomprimante, démagnifiante. C'est ce que confirment les cas très rares où il n'y a qu'un cadre sur une page. Il se démultiplie aussitôt en un multicadrage interne du spectacle, dans le Hamlet de Gianni de Luca. Ou bien il fonctionne comme sous-cadre, double sous-cadre, page de gauche, page de droite, d'un livre pris tout entier comme multicadre, dans The Cage de Vaughn-James. Suivent les structures, les textures et les croissances <7F> des dessins. Car il ne suffit pas de dire que leurs traits et taches se renvoient d'une case (vignette) à l'autre, puisque les interrelations entre figures sont également omniprésentes dans la Châsse de Sainte Ursule. La révolution du dessin BD c'est qu'il est fait d'éléments premiers, d'éléments élémentaires, et qu'il se développe souvent selon le développement lui aussi le plus élémentaire, la multiplication pure (multiplicatio mere numerica), mieux, la prolifération (proles, pro), puisque cette multiplication est souvent organique. D'ordinaire, le dessinateur BD n'est porté ni par l'ordre fort de la structure, ni par le désordre fort de la texture, mais par la variation-sélection proliférante de la croissance. Le dessin BD est évolutionniste au sens de l'évolution contemporaine, plus variante que sélectionnante, multifactorielle <21E2e>. Ouvrons Little Nemo. Un petit champignon dans la première vignette-case, des champignons multiples et plus grands dans la seconde, une accablante forêt de champignons géants dans la troisième. Ailleurs, une rue, des rues, un dédale de rues. Telle est la matrice dessinante de la bande dessinée. Où le héros, le dessinateur, son lecteur, le multicadre, chacun des cadres éléments se perdent tous "entre sommeil et veille" (in slumberland). Où, s'ils sont des "moi", ils deviennent vite des "petit personne" (little nemo). Dès 1905, le titre complet de McCay dit tout : Little Nemo / in slumberland. De tels développements élémentaires d'éléments élémentaires ne pouvaient appartenir qu'à trois domaines. (a) La topologie : topologie générale du proche/lointain, englobant/englobé, continu/discontinu, etc. ; topologie différentielle des sept catastrophes élémentaires : pli, fronce, queue d'aronde, aile de papilllon, ombilics elliptique, parabolique, hyperbolique : les images d'ouverture de The Cage montrent un simple treillis, auquel suffit la première des catastrophes, le pli, quand il rencontre alternement un autre pli à angle droit, base de toute charpente, et le reste s'ensuit. Symboliquement, un dessinateur BD a pris pour surnom Moebius, de la figure paradoxale la plus connue de la topologie générale. (b) La géométrie rhétorique, avec les plongées et les contre-plongées de ses points de vue, dont L'Archiviste de Schuiten a fait la scénographie occidentale. (c) La caricature, ramenant justement le geste-visage-regard à quelques indices ou index, eux aussi élémentaires et en prolifération de croissance. Toutefois sans la charge de la vraie caricature (caricare) <14A10>, qui cherche la mouvance, la motion sous le mouvement <7B-C> ; le trait BD est, au contraire, mouvement sans mouvance, cinématique sans dynamique, Marsupilami. Car la mouvance et la dynamique rempliraient de leurs forces le blanc nul. Les thèmes sont obligés tout autant. Jamais des descriptions, toujours insistantes et plénifiantes, ni des narrations, ni des récits, ni des histoires. Mais des coïncidences surfacières et séquentielles de coïncidences (cadere, in, cum) à force de multiplications et démultiplications, accélérations et décélérations, croissances et décroissances de traits élémentaires jusqu'à leurs points de catastrophes : chutes, collisions, rebondissements, fractures, absorptions, éjections, envols, vertiges, monstruosités (la tératologie est ici naturelle). Et sous quelles superstructures sémantiques ? Les pierres des déserts (Vaughn-James, Druillet, Moebius) ou des villes (McCay). Les plantes (McCay), et quelques animaux, qui tiennent beaucoup des plantes (tigres, marsupilami). La paperasserie des bureaux (Franquin). Les architectures foisonnantes (Spiderman, Urbicande). Les positions érotiques (Histoire d'O, où, sur le blanc nul, la case BD est un archétype possible du sexe féminin). Et, le plus constamment, toutes les panoplies de combat (lances, revolvers). Et, s'il n'y a ni vrai passé, ni vrai futur, et donc pas de vrai présent, il reste l'archaïque. Archaïsme temporel : Harzach, Wuzz, les trois Incal. Archaïsme spatial : espace profond (Le Secret de la licorne, Le Trésor de Rackham le Rouge), espace élevé et planant (Tintin au Tibet), espace interplanétaire (On a marché sur la Lune). Et cette variété particulière de l'archaïque qu'est l'archè des cultures (Hugo Pratt) et les épaisseurs sémantiques urbaines (Tardi et la plupart des scénarios de Peeters). Le langage n'est pas exclu de ces évolutions et involutions des croissances, mais, cerné par un trait fermé qui l'entoure lui aussi d'un blanc d'annulation, il ne se prête non plus ni à histoire (recherche, exploration), ni à narration (transmission de connaissance, gnoscere), ni à récit (reprise citative, récitation), qui tous supposent les continuités et les profondeurs de la parole pleine. Poussé à l'apologue par l'intercase, le langage BD consiste à son tour en éléments. Tantôt langage encore massif ("vroouuûm" et "schtroumpf"), fait de sons d'avant les tons du langage détaillé, en un nouvel archaïsme <10D2>. Tantôt par contre se poliçant jusqu'aux stéréotypes, comme le langage reporter de Tintin ou le métatexte de Masse. Du reste, les textes BD cessèrent vite de sous-titrer les cases-vignettes et s'y incorporèrent en tant que bulles, d'abord sagement quadrangulaires, elles aussi, puis de plus en plus vaguantes, épousant les multiplications et démultiplications élémentaires et catastrophiques des traits-points-taches du dessin. D'ordinaire, les caractères de l'écriture sont choisis relativement peu lisibles, pour ne pas compromettre la prédominance générale de l'analogie sur la macrodigitalité <2A2e>, et décourager la linéarité du récit. Avec une sémiotique si affichée, la bande dessinée est fatalement un genre sémiologique. C'est-à-dire qu'elle a été invitée dès son origine à mettre à nu les processus sous-jacents à toute image et à tout langage. C'est elle qui a fait savoir que la racine ou le thème *stroumpf pouvait spécifier à peu près n'importe quelle chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, comme on le demande à tout langage développé <17>. L'anglais l'a appelée "comic strips", ou "comics" tout court, parce que le comique a toujours été le genre sémiologique mettant à nu les mécanismes et implications des signes <22E>. Avec ceci que, là où la comédie ancienne démontait la sémiotique d'une société particulière pour la confirmer ou la nuancer, la tempérer, la BD démonte la sémiotique en général (Harzach). Confirmant par là le passage des Cosmos-Monde-Dharma-Tao-Quiq-Kamo anciens à l'Univers des cosmologies et de l'évolutionnisme récents. Justement, la bande dessinée était possible depuis les origines de l'image dessinée, disons depuis l'Egypte. Mieux encore depuis l'imprimerie des gravures, au XVIe siècle, s'il est vrai que l'imprimé favorise le blanc vide (nul). Mieux toujours depuis les moyens d'impression de masse du XIXe siècle, où le blanc vide (nul) est plus actif encore. Enfin tout à fait décisivement depuis la photographie des années 1850, favorisant les proliférations, les plongées et contre-plongées. Or, à part ses prolégomènes chez Töpffer et Doré jeune, elle ne démarre dans sa spécificité que pendant les premières années du XXe siècle. Sans doute sa discontinuité radicale était-elle exclue par le continu proche du MONDE 1 et par le continu distant du MONDE 2. Elle supposait le discontinu vraiment confirmé du MONDE 3, c'est-à-dire les premières années - cubistes, dodécaphonistes, relativistes, quantiques - du XXe siècle <12C2>. C'est une coïncidence anthropogéniquement éclairante que Little Nemo in Slumberland (1905), qui épuise presque toutes les virtualités de la bande dessinée en même temps qu'il l'inaugure, ait débuté la même année que la théorie de la Relativité restreinte, que la théorie des Quanta, que les pressentiments cubistes de Picasso, que les premières préoccupations des mathématiciens pour la topologie générale (Poincaré), et au lendemain de la Traumdeutung de Freud (1900). Puis, que la BD ait connu son premier classicisme, avec Flash Gordon et Tintin, au moment où D'Arcy Thompson, zoologiste topologiste, faisait se succéder les éditions de On Growth and Form, dont certaines planches pourraient y entrer. Qu'elle ait osé aller jusqu'au bout de ses mises en questions, dans l'Harzach de Moebius, et atteint son plus grand ascendant théorique de 1960 à 1980, au moment où se formulait la théorie des sept catastrophes élémentaires de la topologie différentielle de René Thom. La bande dessinée est si exemplaire de l'ontologie et de l'épistémologie du discontinu du MONDE 3 qu'elle en a pénétré indirectement toutes les images et aussi toutes les éthiques. Une anthropogénie sera attentive au fait que ses structures, ses textures, ses croissances appartiennent assez à l'ingénierie réticulaire du MONDE 3 pour attirer les esprits scientifiques au moins autant que les littéraires ; c'est à son dessin, non à celui des peintres, que recourent les publications de recherche quand elles veulent imager leur démarche. Si le multicadre BD avec son blanc vide (nul) privilégie les effets de champ perceptivo-moteurs cinétiques au détriment des excités, et même des dynamiques <7A-D>, il attise les effets de champ logico-sémiotiques <7E>. Il y a sans doute dans l'attitude de tout philosophe contemporain quelque chose de Les deux du balcon de Masse (1985). Cette emprise s'étend jusqu'aux architectures fantasmantes des ateliers Bofill <13M3>, et ce n'est pas un hasard que le dessinateur de la série des Cités obscures, François Schuiten, ait conçu à l'Expo 2000 de Hannover la scénographie du lieu le plus visité, Planet of Visions, dont un Paradis. Faut-il ajouter qu'aucun genre, parmi les images tracées, ne fait percevoir plus crûment que la connaissance hominienne est modulaire et consiste, dans son départ chez le nourrisson comme chez Homo erectus, à relever des indices <4> et à les indexer <5>, en en faisant lever de nouveaux ? Car qu'est-ce qu'un multicadre sur blanc nul pourrait déclencher d'abord sinon des indices indexés et quelques index indicialisants ? Non pour raconter des histoires, mais pour "événementier" presque à l'état pur, multiplier des événements par coïncidences. Plus potentiels qu'actuels. Plus multifactoriels qu'orthogénétiques. Plus modulaires ou séquentiels que causaux. Inlassablement "à suivre". Il n'y a pas de "système" possible du roman , alors qu'on peut tenter un Système de la bande dessinée, selon le titre de Thierry Groensteen (P.U.F., 1999). Finissons par le cas limite de The Cage. Martin Vaughn-James, fixateur fixé comme Robbe-Grillet <26R2a>, et traqueur traqué dans L'Enquêteur (2002), entreprend, en 1972-74, de faire une bande dessinée du lieu pur générateur, sans personnage, ni histoire. "A Toronto, où je vivais à l'époque, se trouvait un bâtiment assez banal, mais aussi assez curieux : une station de pompage d'électricité, imitant le style d'un temple grec, où la cheminée constituait un élément presque incongru. Un générateur d'électricité qui pouvait bien devenir générateur d'images". La plume du bédéiste se mit à courir sur le multicadre et le blanc nul réduits à leur essence (deux cadres sur deux pages en regard, avec un pli central), et engendra (fatalement ?) les angles de la géométrie traditionnelle et les catastrophes de la topologie différentielle, les deux conjugués générant murs, fenêtres, draps, cordes (en particulier le lit où l'ordre et le désordre se croisent). Transcendantal en élaboration. Cela se développa et s'arrangea bientôt en des séquences, puis en des symétries aussi temporelles que spatiales. Le titre définitif vint d'une phrase trouvée dans Light in August de Faulkner : "though he did not then know that, like the eagle, his own flesh as well as all space was still a cage". Le dessinateur-écrivain entendait des phrases becketiennes soutenir et survoler sa cage : "threads already faltering... the cage stood as before...immune to chaos and decay...concealing nothing...beneath their single and continuous surface...". Il n'y eut plus alors qu'à placer en ouverture de l'ensemble le premier élément de toute tecture et architecture, la première des sept catastrophes élémentaires, le pli, lequel dans sa rencontre dos à dos avec un autre pli (parfois à angle droit) fournit le treillis, premier maillon technique et érotique (lovely shadow on the heart) de la cage qu'est tout Umwelt d'un animal, même d'un aigle. L'édition anglaise (1975) eut lieu sur papier brun, d'emballage, génétique, pas encore le papier blanc, conclusif, dogmatique, de l'édition française (1986). Le seul commentaire qui ne soit pas bavard reste par conséquent ce tableau où René Thom, dans la première édition de Stabilité structurelle chez Benjamin (1972!), a mis les sept "catastrophes élémentaires" en regard de leurs sept "centres organisateurs", de leurs sept "déploiements universels", de leurs sept parturitions des substantifs-clés (poche, faille, poil, bouche, etc.) et des verbes-clés (engendrer, vider, boucher, lier, coudre, trouer, etc.). Si radicale, La Cage conclut-elle l'histoire de la bande dessinée ? Non, car elle ne connaît encore que les géométries plasticiennes, platoniciennes (des polyèdres) et aristotéliciennes (des feuillets embryologiques, ou des draps de lit), et ignore les formations non-plasticiennes, aminées et aminoïdes <14J1a(C)>, que les deux des Deux du balcon cultivent et méditent dans leurs plantes cannibales. L'Encyclopédie de (Francis) Masse pouvait commencer.
14J3. Le positionnement et l'image publicitaire. La photogénie. Images et commerce
On ne peut quitter le domaine des images sans considérer le rôle décisif qu'elles jouent dans le positionnement, cette caractéristique fondamentale des sociétés et des systèmes hominiens. Car c'est fatalement qu'Homo techno-sémiotique distribue son *woruld en quelques postes, ou positions séparées par des conditions de quanta <21H>, voire oppositivement, et en nombre limité. Cela tient à la technique, qui ne saurait créer tous les intermédiaires d'intermédiaires. Cela tient aussi au cerveau hominien, segmentarisateur et cliveur, travaillant par synodies neuroniques relativement tranchées et rapidement commutantes <2B10>. Ainsi n'y a-t-il place aujourd'hui que pour quelques "grandes" eaux minérales : Evian (équilibre) vs Perrier (folie) vs Volvic (archaïsme), etc. ; quelques cigarettes : Marlboro (flavor, country) vs Peter Stuyvesant (voyage, décollage) ; quelques partis politiques : gauche vs droite, socialisme vs social démocratie, etc. ; quelques religions : protestantisme vs catholicisme vs islam vs bouddhisme, etc. ; quelques tenues de bain : bikini vs monokini, etc. ; quelques fauteuils, lits et types de maisons. De même que toutes les langues se débrouillent avec une panoplie de deux ou trois dizaines de phonèmes. Le positionnement ainsi compris est assuré par des facteurs très divers, des paroles, des musiques, des gestes, des intergestes. Mais les images y ont un rôle dominant, en partie parce qu'elles peuvent être présentes de façon diffuse, de loin ou de près, tout en moulant parfois les objets qu'elles positionnent au point de coïncider presque avec eux (le tube dentifrice). Et, parmi les images, c'est vrai que les images massives des tectures sont très importantes <13N>: ainsi le design des demeures, des meubles et des ustensiles définit des représentations mentales et des gestes, et donc des options de société et d'existence, qui forment système. Cependant, les images détaillées ont, à cet égard, des pouvoirs extraordinaires. Plus économiques que la musique, plus rapides et constantes que la parole, on les voit sémantiser et positionner déjà certains outils néolithiques et paléolithiques. Toutefois, c'est avec la révolution industrielle que le rôle positionnant des images détaillées est devenu essentiel. Car des produits très standardisés dans leur fonction, leur production, leur distribution sont d'ordinaire privés de sens, et ils appellent une sorte de sémantisation additionnelle, qui a fait parler de resémantisation <13M>. Ainsi un avènement anthropogénique eut lieu lorsque les nouveaux objets industriels rencontrèrent les nouvelles images industrielles granulaires, capables de les sémantiser en masse et à bon marché. En quoi la photographie a excellé surtout par sa légèreté, sa disponibilité de mise en page, son caractère allusif. La télévision par sa lumière émise, où le produit à positionner est transformé en lutin. Le cinéma par sa lumière réfléchie et lointaine qui fait du produit une star, c'est-à-dire une clarté lointaine, objet du désir. D'où l'explosion anthropogénique de la photogénie. On songe d'abord à des personnes et à des corps : en 1997, la mort brusque de la femme la plus photogénique, Diana, fut ressentie comme une perte intime par des habitants de la Planète entière. Mais il y a autant une photogénie des objets, et quand ils ne sont pas photogéniques par eux-mêmes, il faut leur en associer un autre, qui l'est : le cheval, puis la formule 1, pour Marlboro ; le chameau, pour Camel, etc. Ainsi s'est dégagé le concept d'image de marque. Celle-ci cherche à surprendre dans la petite publicité occasionnelle, mais à stabiliser dans la grande : celle de Coca-Cola, bouteille et graphisme, a plus d'un siècle, sans changements que de modulations. Le rôle de publication ou de publicité des choses convient si bien aux images détaillées qu'il a provoqué leur envahissement dans l'environnement hominien.
SITUATION 14 Anthropogéniquement, il faut remarquer que c'est dans les images tracées et granulaires détaillées qu'Homo a réalisé ses productions qui lui échappent le plus. Une musique, une tecture, un poème, et a fortiori une théorie, si compliqués et si complexes soient-ils, laissent apercevoir quelque peu d'où vient leur efficacité. Au contraire, les productions imagées mettent souvent en oeuvre simultanément des milliers de variables (linéaires, colorées, désignatives) à la fois hétérogènes et interdépendantes, qui échappent autant à leur producteur qu'à leurs spectateurs. Rien n'est à la fois plus sous la main et plus fuyant qu'une image.
Henri Van Lier |