ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
DEUXIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS FONDAMENTAUX
Chapitre 13 - LES TECTURES
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 13 - LES TECTURES
On ne peut hésiter sur le domaine qu'une anthropogénie doit aborder en premier lieu parmi les développements et accomplissements d'Homo. Ce sont bien les tectures, grandes comme les architectures, petites comme le mobilier. Et cela avant les images détaillées, avant les musiques et les langages détaillés. En effet, elles sont apparues comme premier stade. Et elles demeureront toujours comme première strate.
13A. La tecture et le tecte
Le mot tecture convient à toutes les formes de charpentes, des plus grandes, comme l'architecture, aux plus petites, comme quelques bouts de bois assemblés pour faire une chaise, quelques pierres superposées pour faire un four. Il partage sa racine avec technè, la technique en général ; et le tektôn grec était justement le charpentier. Du reste, la tecture est une soeur du tissage, - teksere est de même racine encore, - tant les croisements et insertions que font le tisserand et le charpentier sont des opérations proches, quant à la transversalisation, la manipulation, la neutralisation et la généralisation propres à Homo <1A1,2B2>. Pourquoi le "tecte" par excellence a-t-il été le charpentier, et non pas le tailleur de pierre ou le forgeron ? C'est qu'il a mis un bois sur un autre pour les faire se croiser, pour les étager, et inséré un bois dans un autre (tenon-mortaise) parfois jusqu'à cheviller. La technique est exemplairement une production de produits conjugués, - une multiplication (multi, plicare), dit le mathématicien des catégories, - et le tecte-charpentier, conjugueur comme le tisserand, a été le technicien archétypal, au Japon comme en Grèce. Tandis que le tailleur de pierre n'a pas d'abord produit une conjonction de pierres, mais a débité sa pierre au moyen d'une autre. Quant au forgeron, depuis l'âge des métaux, il fut apparenté au sorcier ; le métal a des vertus mystérieuses, qui échappent à la "technè" régulatrice d'Homo ; Héphaïstos et Vulcain sont des dieux boiteux. Du reste, la charpente est la technique la plus proche de la nature, laquelle y demeure palpable. L'arbre qu'elle élabore est structure, texture et croissance <7F>, bourré d'indices <4> proposant ses clivages (feuilletis) de base aux index <5> de la technè. Même quand il sera scié et cloué, plié à la possibilisation hominienne <6>, il gardera sa naturalité. A ce compte, les tectures grandes et petites se confondent presque avec l'habitat, et il faut traiter des deux simultanément. Dès qu'ils manient des crayons, les jeunes tectes que sont les enfants dessinent d'abord des maisons, avec éventuellement quelques meubles et ustensiles, et de les regarder au travail nous apprend beaucoup sur leurs stades et strates de développement. Il en va de même d'Homo en général dans une anthropogénie. Rien mieux que les stades et strates de l'habitat comme tecture ne met au concret ce qui vient d'être vu des trois "mondes", continu proche, continu distant, discontinu, au chapitre 12.
13B. L'action-passion-état d'habiter
Habiter est une action-passion-état fuyante, en raison de ses dimensions très multiples et hétérogènes, mais aussi du rôle qu'y joue l'entour, difficilement formulable et maniable pour un être transversalisant <1A> comme Homo.
13B1. L'entour. L'environ
Afin de mesurer dans l'habitat l'importance de l'entour, il faut repartir de l'ontogenèse hominienne. Déjà comme mammifère, Homo garde sans doute une mémoire indélébile de ses dix mois lunaires d'enveloppement utérin, tactile et aussi sonore, voire olfactif et gustatif, en contact direct et indirect avec le corps entier de la mère l'englobant et se mouvant. De plus, comme mammifère dressé, il est instable et menacé. Et comme mammifère possibilisateur, il se disperse selon les séries somatiques, techniques et sémiotiques souvent très diverses qui le composent. Son cerveau est intensément intercérébral <2A8, 2B9>. Il est donc normal qu'il cherche à s'envelopper d'entours stimulateurs et protecteurs. Lesquels ne sont jamais définitivement clos, puisqu'ils interviennent parmi des transversalisations et des thématisations distanciatrices. Pour la création de ces entours semi-ouverts, Homo est sensoriellement bien équipé par sa vue hémisphérique de 180¡, voire de 360¡ quand il tourne au maximum la tête, et qui est à la fois englobante, ponctuelle, angulatrice et processionnelle <1C1>. Il est aidé aussi par son ouïe proportionnante et échoïsante <1C2>. Par son odorat planant et "pneumatique" au point qu'il se soit attribué une "âme" (souffle) <1C4>. Par son pied palpeur cherchant appui sur le gros orteil aligné et capable d'indexation <5> (et non plus sur le doigt de pied médian, comme chez les primates à gros orteil écarté), et ainsi distinguant finement et pointant presque la qualité des sols. Par sa kinesthésie distribuant ses territoires, devenus pluriels dans la possibilisation, à travers une marche et une démarche facilement soutenue, moyennant la respiration d'une cage thoracique en tonneau et suffisamment éloignée du pelvis, ainsi qu'une évacuation constante de la chaleur sur le corps glabre et redressé offrant moins de prise au soleil. Et par là tout entier animé par le rythme, dont l'action-passion-état d'habiter exploite constamment les huit propriétés : l'alternance périodique et métronomique, l'interstabilité, l'accentuation, le tempo, l'autoengendrement et le suspens, la convection, le strophisme, la distribution par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>. L'habitat est alors fait d'éléments très divers. Les odeurs âcres de la fumée jouaient hier encore, dans la grande case des Indiens d'Amérique, le même rôle d'entours utérins que les odeurs lourdes du sang sur les pyramides aztèques. Partout, la réverbération des sons clairs ou diffus rend les "murs" aussi ouverts et fermés que les baies des fenêtres. Une ville est autant des sons et des odeurs, et aujourd'hui des bribes de publicité entr'aperçues, que des bâtiments. Ainsi, le volume d'air lumineux, odorant et sonore est la substance de l'entour, de l'environ, de l'environnement (viron, cercle, in). Alors, pour Homo mammalien, et distanciateur, possibilisateur, endotropique autant qu'exotropique, habiter c'est être ici en même temps que là, saisir ce qui se passe derrière en regardant devant, investir (vestire, in) un volume d'habitation sans cesser d'être dans les autres, percevoir le domaine qu'est le grenier et la cave tout en demeurant dans l'un des étages. C'est aussi être maintenant tout en étant plus tard et auparavant. Habiter donne lieu à une initiation difficile. Dans certains pays du Mahgreb d'hier, l'enfant habitait d'abord sa chambre-maison, où sa mère se confinait dès avant sa naissance ; c'est l'insistance du lieu. Puis, comme adolescent, il hantait le quartier et la ville, s'ouvrant à la circulation confortable des chemins parmi un domaine. Enfin, comme adulte, il accédait à l'espace de l'Oumma, de la communauté, avec le point cardinal de La Mecque au loin, vers laquelle il se tournait aux heures de sa prière ; par quoi le monde avait un horizon <1A3>, peuplé des intentions indéchiffrables d'Allah. Norberg-Schultz a fait judicieusement de la triade lieu-chemin-domaine (à laquelle on ajoutera l'horizon) le départ de ses réflexions sur l'architecture. ( Il n'est pas insignifiant que le mathématicien songe spontanément pour le lieu à un "ouvert" dans l'espace ; pour le chemin, à tous les nombres réels intervenant dans l'intervalle fermé entre 0 et 1 ; pour le domaine, au point de départ d'une fonction (application, morphisme) dont l'arrivée est le codomaine ; pour l'horizon à un "ouvert" à la fois faisant partie et ne faisant pas partie de l'ouvert de tous les ouverts. ) Il faut sans doute signaler tout de suite que la tombe achève la demeure. Elle continue la maison sous ses formes d'excavation, de chambre murée, de dôme parfois essentialisé en tertre (tumbos, tertre), protubérance du sol ou de la terre-mère (tumba, tumere, se gonfler) <E.B>. Il est remarquable qu'Homo ait souvent considéré l'au-delà de son existence comme son ultime manière d'habiter. Moyennant le maintien des nourritures et des ustensiles coutumiers de l'habitat. Et même, pour les puissants, avec les serviteurs de l'habitat, d'abord immolés et présents de corps (Ur, tombeau de la reine Shub-Ad, -3000), puis présents en images (Egypte classique). Les cimetières italiens d'aujourd'hui continuent les villes d'Etrurie qui faisaient cohabiter la cité des vivants et la cité des morts. Au Japon, les fleurs qu'on trouve aux quatre coins des rues sont destinées à fêter non la maîtresse de maison mais l'autel domestique des défunts. L'étendue et la durée de l'habitat débordent ce monde-ci.
13B2. Les trois logiques de l'habitat
En raison de cette intention, et aussi de ses conditions matérielles, l'habitat se développe selon des logiques indépendantes et souvent divergentes, dont les conflits font son ressort, ses impasses et ses rares moments de plein accomplissement.
13B2a. Première logique : la destination, implicite ou manifestée. Les cycles public/privé, profane/sacré, campagne/ville, nomadisme/sédentarité Habiter suppose la satisfaction de quelques fonctions basales de protection, de stockage, de convivialité et de privauté, de circulation, de limites et de barrages internes et externes, de silence et d'animation sonore. Sur quoi les tectures ont suivi anthropogéniquement deux partis : (a) de réaliser suffisamment les fonctions avec plus ou moins de souci ; (b) de les thématiser et même de les manifester de façon réfléchie et parfois franchement réflexive. Dans ce dernier cas, nous parlerons de destination manifestée. Celle-ci semble avoir été un des grands plaisirs d'Homo indicialisant et indexateur. On la retrouve un peu partout, déclarée, discrète, secrète, naïve ou détournée. Ainsi la déclaration des utilités a-t-elle constitué une part importante du programme théorique et pratique du "fonctionnalisme" de la première moitié du XXe siècle. A ce compte, la destination de l'habitat d'Homo a presque toujours respecté et parfois manifesté des cycles. Cycles temporels : journaliers, hebdomadaires, annuels. Cycles spatiaux : collectif/privé, campagnard/urbain, profane/sacré, nomade/sédentaire, fonctionnant/défunt (défonctionnant), etc. Nous avons assez vu qu'Homo croise rythmiquement homéostasie et allostasie, exotropie et endotropie, globalisation et distanciation. Ces cycles ont connu tous les dosages. Les Chinois, naturalistes, les ont thématisés dans l'ensemble et dans les détails. Pour leurs amours, les Occidentaux individualistes exigent des cloisons fortes, tandis que les Japonais, à la fois contextuels et très sémiotiques, se satisfont de cloisons visuelles, non auditives, jointes à "ce dont on ne parle ni directement ni par allusion". La ligne qui sépare le profane et le sacré est particulièrement semi-perméable, favorisant toutes les formes d'osmoses techno-sémiotiques. En tout cas, les mégalopoles contemporaines auront attiré l'attention sur l'adaptabilité physiologique et sémiotique d'Homo actuel, et peut-être archaïque, aux grands rassemblements, au bruit et à la pollution (réelle ou imaginaire). Au point que, pour de nombreux spécimens hominiens d'aujourd'hui, la ville paraît le milieu naturel, et c'est la campagne, et a fortiori la forêt ou le désert, qui semblent problématiques, détournés, bizarres, stressants.
13B2b. Deuxième logique : la construction implicite ou manifestée L'habitat est une structure, et même une construction (struere, cum), où entrent en jeu des transports, des levées, des équilibrations de matériaux souvent considérables. La tente et la paillotte mises à part, l'édifice (aedes facere) a supposé un effort singulier et collectif qui alimente, en même temps que des peines, un plaisir rythmique chez Homo tecte. On voit alors que selon leurs divers destins-partis d'existence <8H>, les spécimens hominiens ont tendu tantôt à ne pas souligner (parfois à voiler ou dénier) cet effort des constructeurs et celui du bâtiment construit, comme en Islam et en Inde <13L>, tantôt au contraire à les exalter, comme en Occident, et au maximum en Grèce. Ainsi, de même qu'il y a une destination manifestée, y a-t-il parfois pour Homo indexateur et indicialisant une construction manifestée, qu'on pourrait appeler constructivité, dont la préoccupation a fait une autre part théorique et pratique du fonctionnalisme de la première moitié du XXe siècle, tout en étant présente à des degrés divers dans presque toutes les cultures. En tout cas, on remarquera que l'action de construire n'est pas une suite d'opérations qui se justifieraient uniquement par l'accomplissement d'une fin, à savoir le bâtiment construit. Elle vaut par soi, pour soi, comme plaisir, comme jouissance continue de collaboration, de communauté, d'élaboration, stimulant et fixant les esprits et les corps. Il y a même eu, dans certaines civilisations, et en particulier dans les empires primaires (Egypte), une intention implicite ou explicite de construire pour construire, voire de détruire ou effacer pour avoir l'occasion de reconstruire. Edifier le bâtiment a été chez Homo une des destinations du bâtiment. Et un régulateur social essentiel : par la discipline ainsi créée, parfois par la régulation des naissances consécutives aux déplacements de population des constructeurs, comme on l'a cru de nos cathédrales.
13B2c. Troisième logique : l'englobement plastique Homo a le plus souvent éprouvé un troisième souci rythmique hédonique ou jouissif dans l'édification de ses tectures, et en particulier de l'habitat : celui de leur correspondance visuelle, tactile, kinesthésique, auditive, olfactive avec l'organisme et le système sémiotique qu'il est, comme organisme singulier et comme organismes groupés, formant peuple ou espèce. Assurément, la satisfaction ici ne résulte pas de la saisie d'un objet étalé frontalement, comme dans la peinture, ni d'une exploration plus ou moins circulaire, comme dans la sculpture, mais d'un être-englobé, d'un entour. Encore, ce dernier n'est pas donné de façon fixe, puisque les éléments qui le composent se déplacent les uns par rapport aux autres, se voilent et se dévoilent, déplacent leurs effets de champ perceptivo-moteurs <7A-D> et logico-sémiotiques <7E> selon les circulations de l'habitant. Ceci vaut au dedans de l'édifice, mais également au dehors. Car ce qu'on appelle l'extérieur en ce cas est l'intérieur d'un extérieur plus vaste ; la façade de la maison, de l'église, de l'hôtel de ville appartient à une rue, à une place. En Provence, même la borie du berger isolé n'est saisie que dans les pâturages qui l'avoisinent. Avec partout le même effet processionnel, perspectif et projectif, faisant varier les volumes les uns par rapport aux autres au cours de la marche, et dont une anthropogénie reconnaît qu'il est un des attributs essentiels de la perception chez un primate redressé <1C1c>.
13B2d. Lieu-chemin-domaine-horizon vs territoire animal Ces trois logiques de l'habitat sont largement indépendantes, et la disparate des environnements hominiens tient en partie à leur conflit ; nos ministres prennent souvent des décisions concernant Internet dans des fauteuils Louis XV, signes de leur prestige. Les écarts entre destination (manifestée ou non), construction (manifestée ou non) et plastique (englobante et processionnelle) sont d'autant plus brutaux que l'habitat est le hardware par excellence, c'est-à-dire que tout changement de parti y suppose des destructions et des reconstructions lourdes et lentes. Ainsi un grand nombre d'édifices servent à des fins pour lesquelles ils n'ont pas été prévus. Combien de cultes différents ont occupé les mêmes lieux saints, combien de politiques opposées les mêmes sièges de gouvernement, combien de conquérants externes ou internes les demeures des conquis ? On peut voir là un handicap, une discordance entre les fins et les moyens. Mais ces incohérences ont souvent été un facteur de provocation féconde : l'architecture passéiste d'Oxford et de Cambridge ne semble pas avoir nui à la recherche fondamentale qui s'y abritait. On croirait même que les discrépances des tectures forment ce mixte que le français et l'anglais rendent par le mot ambiance, lequel ajoute ambo, l'ambiguïté du par-ci par-là, de-ci de-là, à ire, l'allée qui rythme l'habitation. Un certain taux particulier de désordre, de bruit, de saleté, de tohu-bohu sont des ingrédients de l'habitat au même titre que l'ordre, le silence, la netteté, le programme. En des combinaisons imprévues que définissent les topologies, les cybernétiques, les logico-sémiotiques, les présentivités, c'est-à-dire le destin-parti d'existence <8H> de chaque culture. L'ambiance ainsi comprise montre au mieux la différence entre le territoire hominien et le territoire animal, décrit par les éthologistes, lequel est déterminé chez les non-primates par la défense contre les prédateurs et surtout contre les autres de la même espèce, quand il s'agit de partenaires, de proies et de stockages, et chez les primates, par les postes métastables occupés dans la hiérarchie. En contraste avec ce situs, les choses-performances d'Homo apparaissent dans les tectures, plus encore que dans la technique ordinaire, en-situation-dans-une-circonstance-sur-un-horizon. (a) Le lieu est alors l'endroit animé d'instances et de rôles sociaux, d'indices, d'index, d'images massives et détaillées, de musiques et de dialectes massifs et détaillés, de l'aval et de l'amont propres au X-même hominien. (b) Le chemin entre deux lieux est le lien tendu par la rétention du lieu quitté et l'anticipation du lieu visé, dans la distance technique et la distanciation sémiotique que suscite le primate redressé et transversalisant. (c) Le domaine est ce qui échappe au lieu et au chemin et pourtant est présent, absent, présent-absent, possibilisable. (d) L'horizon ouvert et fermé anime autant la chaise ou l'assiette, près du corps, que la montagne ou la mer, dans le lointain.
13C. Les établissements au sol du paléolithique inférieur et moyen
Le fait essentiel du paléolithique inférieur et moyen a été le passage du territoire animal au territoire hominien. Ou du gîte à l'habitat. Ce passage a dépendu de toutes sortes de facteurs anatomiques et sociaux, que l'anthropogénie a rencontrés dans sa première partie <1-11>, sur les bases d'Homo : (a) variations de la marche, depuis Homo habilis, petit et encore largement arboricole, jusqu'à Homo erectus, plus grand et bon marcheur ; (b) habitudes d'alimentation, et donc de chasse et de cueillette saisonnières, selon qu'il s'agit de fruit, de racine, de charogne, de viande fraîche ; (c) âges de la vie se tranchant diversement d'après les races et les ethnies ; (d) rapports entre les femelles et les mâles ; (e) hiérarchies dans les instances et dans les clientèles ; (f) rapports entre les vivants et les morts, du moins si certains crânes d'Homo erectus ouverts à l'arrière indiquent un cannibalisme rituel plutôt qu'un cannibalisme simple ; (g) depuis Homo habilis, et se renforçant chez Homo erectus, activation dans l'hémisphère gauche de la région qui deviendra le centre de Broca, ce qui suggère un premier glissement de la communication animale à des esquisses d'un langage vocal massif (la voix remplaçant le cri) <10D>, par conséquent à un début de territoire communautaire et sociétaire, allant de pair avec les progrès du langage gestuel, certainement favorisé par la station debout et la manipulation. Mais le passage du gîte à l'habitat, donc à la territorialisation hominienne, a été déterminé aussi par l'évolution du simple instrument à l'outil, selon ces trois ponctuations qu'ont été les choppers (marteaux ou tailloirs faits d'un bloc), les chopping tools (portant plusieurs éclats), les bifaces (impliquant une première symétrie) <9A-B>. En effet, comme nous l'avons observé dès notre premier chapitre <1B1>, le simple instrument (struere, in), qu'on trouve déjà chez les Oiseaux et les Mammifères (la loutre cassant un oeuf avec une pierre), mais surtout chez les Primates, n'est pas encore l'outil (uti, utiliser de façon technicienne), lequel se caractérise au moins par trois niveaux d'articulations spatio-temporelles, et donc de territorialisation actuelle ou virtuelle. (1) Une première articulation ustensile, interne, consiste en la suite des élaborations : si les choppers ont encore un statut ambigu (instruments ou outils ?), puisqu'ils résultent d'un simple coup ou d'un simple frottement, et que c'est alors seulement leur mode de sélection et de conservation qui leur conférerait un premier statut technique, donc hominien, les chopping tools et plus encore les bifaces résultent de coups réglés. Ces coups se sont succédé jusqu'à obtenir l'outil efficace. Puis, ils se sont succédé de façon à obtenir l'outil efficace. Et cela d'abord par essais et erreurs, puis par un protocole de plus en plus prévoyant et sérié <1B1>. (2) A mesure que les outils se sont multipliés et différenciés, une seconde articulation ustensile, externe cette fois, a référé chacun aux autres, au sein d'une première panoplie <1B1>, créant un territoire technique proche, dont l'exploitation a supposé également un certain protocole. (3) Une troisième articulation ustensile, encore plus externe, est intervenue quand commencèrent à s'éloigner l'un de l'autre les lieux de la résidence, de l'extraction des matériaux, de la confection des objets et des outils, de leur réserve, et que se sont mis ainsi en place des panoplies territoriales dispersées, avec des protocoles de parcours à l'avenant ; ce qui supposa des moyens de transport, par exemple des paniers et des brancards, mais aussi des gourdes pour désaltérer les ouvriers loin de leur base. On aura remarqué qu'en tous ces cas il n'y a pas que l'organisation matérielle qui compte, mais aussi l'organisation imaginante. Pour l'anthropogénie, il serait alors précieux de savoir selon quelles étapes ces trois articulations territorialisantes, décisives chez Homo segmentant et transversal, sont apparues. Or, elle doit s'en remettre là aux paléoanthropologues. Et ceux-ci ne lui facilitent pas la tâche en distinguant rarement l'instrument et l'outil, et en parlant sans autre précision des "outils" d'Homo erectus, d'Homo habilis, du Paranthrope, voire des Chimpanzés. De plus, ils se heurtent à une difficulté constante : savoir qui a fait quoi. A Olduvaï (en Tanzanie) on a rencontré des outils avant les restes humains ; et un chopping tool se trouvant à côté d'un squelette d'Homo habilis ne garantit pas que ce dernier en soit l'auteur, plutôt qu'un Paranthrope hantant les mêmes parages. Aussi le site de Melka Kunturé, au sud d'Addis Abeba, fut privilégié en ce que l'effondrement du basalte du Rift y met à nu des strates d'un bon million d'années, où se tranchent assez les habitats relativement contrastés d'Homo habilis, encore fixé à la rivière et aux arbres proches (comme le confirme son pied à appui central <5B1>), et d'Homo erectus marcheur, s'écartant de sa base pour ses travaux du jour. En tout cas, les questions fusent. S'il est bien certain que des chopping tools ont été produits par Homo erectus asiatique depuis 1,5 MA, faut-il en attribuer déjà à Homo habilis, en plus de ses choppers simples et de ses bâtons à fouir ? A supposer que la réponse soit affirmative, entrevoit-on des différences entre ces productions chez Homo habilis, qui est plutôt gracile, à régime assez carné, avec un cerveau de 600 ml, mais déjà latéralisé et dans un crâne d'allure "humaine", et chez son contemporain Homo rudolfensis, meilleur marcheur, à régime moins carné, avec un cerveau de 750 ml, mais fort "robuste" ? Quant à Homo erectus, le fait que dans l'Asie qu'il a envahie tout entière jusqu'à Java il soit très "robuste" et s'en tienne à une industrie dite oldowayenne (celle des chopping tools), est-ce une raison suffisante pour l'appeler en Afrique Homo ergaster (gr. ergastèr, travailleur, cultivateur, forgeron), parce que, plus gracile, il y est devenu capable de produire de véritables bifaces, instaurant ainsi l'industrie dite acheuléenne ? Remarquons que les deux types, erectus et ergaster, ont connu le feu, qui joua un rôle décisif dans l'habitat, et donc la territorialité hominisée, en tant que chauffage, éclairage, cuisine, sans oublier qu'il intervient dans la fabrication des outils lithiques, puisque une pierre chauffée se prête mieux à l'exploitation de ses failles. On date la maîtrise hominienne du feu de 500 mA. (Des traces de combustion très antérieures ont été découvertes en Asie. Il faut établir si elles sont oeuvres de nature ou de technique, auquel cas les performances comparées d'Homo erectus et d'Homo ergaster seraient sujettes à révision.) Un mot encore sur les installations au sol proprement dites. A Olduvaï (1,8 MA) et à Melka Kunturé (1,7 MA), on a cru remarquer des espaces vierges, autour desquels des pierres élaborées ou non paraissent des limites ; parmi les pierres de bordure, quelques-unes plus importantes seraient des cales de tente, certaines étant disposées par quatre ou cinq en petits cercles ; d'autres plus grosses auraient servi de sièges fixes. Tel est du moins le sentiment de Sakka <op.cit,185>. Si cette lecture se vérifiait, une anthropogénie, outre qu'elle reconnaîtrait là, chez Homo segmentarisant et transversalisant <1A>, une première activation du trait et du point, du trait-point fondement de toute mathématique <19A>, pressentirait aussi, dès le paléolithique inférieur et moyen, une première topologie latente, qui, activée pendant un million et demi d'années, aurait conduit à celle, déclarée, que nous allons rencontrer maintenant au paléolithique supérieur.
13D. La topologie thématisée du paléolithique supérieur
Homo sapiens sapiens "moderne", qui a peint depuis c. 50 mA en Australie, c. 30 mA au Brésil et à la grotte Chauvet, c. 16 mA à Lascaux, vivait dans un espace grand comme une province, et dans un temps annuel bien marqué, rythmé, cyclique pour les saisons, les plantes, les bêtes. Dans l'Ariège, porteur d'armes à jet, connaissant même les propulseurs, il était un chasseur des gros animaux à transhumance précise, qui descendaient et remontaient des vallées et des gorges où ils pouvaient être sûrement atteints. Le climat était celui de la fin de la dernière période glaciaire, qui se termina c. 12 mA ; on le compare parfois à celui de notre Sibérie. Les grottes furent tantôt lieu de culte plus ou moins chamanique, tantôt refuge, voire habitat. Mais d'ordinaire les demeures, les lieux de stockage et les ateliers prenaient la forme de tentes ou cabanes faites de peaux tendues sur une armature de bois et retenues au sol par des pierres. En Ukraine, là où le bois manquait, on a retrouvé des étagements d'os de mammouth en armatures régulières, assurément couvertes de peaux, où l'on peut voir de premiers exemples de construction en dur. Parce que les abris étaient périssables, ce sont les tombes et les lieux de culte que nous connaissons le mieux. Dans une sépulture moustérienne de Qafzeh (Palestine) datée de 90 mA, on trouve déjà un jeune sapiens sapiens les mains ouvertes de part et d'autre de son cou en une position d'orant. Les tombes Cro-Magnon sont clairement tranchées, parfois à bords ocrés. En plus du cadavre, elles comportent un ménage de provisions et d'ustensiles, d'ornements corporels, par quoi la sépulture s'insérait dans l'établissement au sol : sepelire, d'où vient sépulcre et sépulture, s'apparente à "hepeïn" grec et à "sapati" sanskrit, où domine l'idée d'un souci intense. Souci et superstition (sistere, super) d'autant plus vifs devant le corps mort, chez Homo indicialisant, indexateur et même paranoïaque <4F>, qu'ils n'ont pas de rendement biologique immédiat, mais seulement sémiotique, si bien que le tombeau donnera un jour en grec le jeu de mots : sôma, sèma (le cadavre, le signe). La sépulture est fichée comme le pieu ; les deux font un pays (pagus, pangere, ficher) et initient une patrie, ou une matrie, en tout cas un lieu parental <28E2b>. Il est émouvant de penser que les Néandertaliens de La Ferrassie, qui vivent c. 30 mA les derniers moments de leur phylum, eurent eux aussi leurs tombes, à peine moins complexes. Les grottes ornées nous sont presque aussi bien connues que les tombes. Nous aurons l'occasion d'en considérer longuement les figures en tant qu'images au chapitre suivant <14A-B-C>, mais ce qui nous importe ici c'est leur rôle de tecturation et d'établissement d'un lieu, puisque les animaux figurés n'y semblent pas situés au hasard. Selon la thèse la plus forte, qui fut celle de Leroi-Gourhan, ils seraient groupés en espèces, les unes "masculines", comme Equus, les autres "féminines", comme Bos, distribuées préférentiellement selon qu'il s'agit d'une entrée, d'une salle, d'un couloir, d'un diverticule, d'un cul-de-sac ; les animaux dangereux étant confinés dans les endroits détournés. Discutable dans le détail, - les espèces sont-elles si systématisées ? - cette thèse a été confirmée dans son principe par la grotte Chauvet, dont les six vulves indiscutablement figurées sont toutes dans les salles du fond, et occupent des lieux topologiquement et topographiquement marquants et marqués, certaines semblant en symétrie. Les images rupestres suivent donc des dispositions architectoniques, sinon de véritables compositions : (a) selon la topologie différentielle du lieu (plis, replis, tuyaux, poches, étranglements, étalements, etc.), (b) selon sa topologie générale (proche/lointain, fermé/ouvert, contigu/non contigu, continu/discontinu, etc.), (c) selon ses échos sonores, localisants et délocalisants, (d) selon ses lumières vaguantes ; outre les clartés peut-être choisies orientées des entrées, on a retrouvé des lampes à suif fondu. Etant donné que nos chamans actuels (Sibériens), quand ils sont en transe, marchent sur le sol, mais également volent dans les airs et habitent le souterrain, vu que leur fonction est de relier les mondes parallèles et d'aller chercher dans l'un ce qui manque momentanément dans un autre, voire de repousser dans un autre ce qu'il y a de trop dans l'un, on interprète souvent aujourd'hui (Jean Clottes et alii) l'investissement cryptique des grottes comme une forme archaïque de chamanisme. On sait combien les établissements au sol du paléolithique supérieur restent proches de la nature ambiante. Les confluents privilégiés en sont la grotte à Chauvet, ou bien le fleuve et la rive rocheuse à Foz Cõa (confluent du Cõa et du Douro), où Homo n'a qu'à recevoir les premiers indices <4A> et les premiers index <5A> de la terre-mère-principe. Encore nul cadrage, et donc nulle géométrie. Seules règnent la topologie différentielle et la topologie générale exploitées et accentuées comme topographies.
13E. Le village cadrant du néolithique. La maquette
C'est justement le cadre qui sera la révolution du néolithique. Son événement déclencheur majeur fut sans doute la fin de la dernière grande glaciation, il y a 12 mA environ, allant peut-être de pair avec quelques glissements génétiques. Certaines bêtes, jusque-là sauvages, furent domestiquées en un premier élevage. Certaines céréales, sauvages également, commencèrent à se cultiver en particulier sur les moyens plateaux du Croissant Fertile, qui se courbe du Nil à l'Euphrate. Ces élevages et cultures exigeaient et permettaient des rassemblements plus stables de collaborateurs, de compagnons, de cognats. Durant le néolithique précéramique (Pre-Pottery Neolithic, PPN) de Palestine, entre 10,5 mA et 7,5 mA, on trouve des villages de quelques centaines d'habitants sur quatre hectares dans la phase A, et de deux à trois mille habitants sur une quinzaine d'hectares dans la phase B (Aïn Ghazal). L'importance de la fixation locale est bien signalée dans la phase C par les inhumations dites secondaires, c'est-à-dire celles où sont inhumés des restes de ceux qui sont morts ailleurs, et non sur place, comme dans les inhumations dites primaires <R.déc94,1254>. Que les troncs d'arbre supportant les toits des habitations aient varié de section selon l'abondance puis l'épuisement des maigres forêts, que leurs sols aient été imperméabilisés et les faces intérieures de leurs murs éclairées par du plâtre supposant des températures de cuisson relativement basses (250¡C) pour les gypses du nord, et très élevées pour les calcaires du sud (800¡ C), nous explique en partie les avatars de la Palestine au PPN de phase B. Mais, pour l'anthropogénie, l'essentiel est que ce fut probablement la neuve mitoyenneté des habitations et de leurs pièces multiples qui incita à construire des murs verticaux se croisant dorénavant selon des angles dont le plus efficace était l'angle droit. Ainsi le sol et le mur commencèrent à se carrer, à se cadrer (quadrare). Homo stabilisé venait de créer le plus puissant de ses référentiels : le cadre, le cadrage. Le cadrage provoqua une exaltation extraordinaire de la transversalisation et donc de la possibilisation hominiennes <6A>. Il suscita des effets de miroir entre le cadre vertical du mur et l'animal debout, et aussi entre l'animal debout et le rectangle au sol. Séparé et séparateur, le cadre donna sa détermination définitive au couple public/privé et sacré/profane. Il suscita le templum, cette enceinte de perplexité sur les indices indexables des victimes et sur les caprices des dieux. Remontant à 10 mA, le sanctuaire de Çatal Hüyük, sur le plateau d'Anatolie, premier lieu d'acculturation des céréales sauvages, en est l'exemple complet et bien conservé, avec son sol distibué en 3 x 3 carrés. La répartition supposée par l'élevage-culture et celle du lieu se renvoyaient techno-sémiotiquement. Les angles droits du cadre introduisirent une telle abstraction, neutralisation et généralisation <2B2> qu'ils engendrèrent cet outil technique fondamental qu'est la maquette. Car les ossuaires retrouvés à Azor (Palestine) et datant de 5,5 mA sont bien des maquettes de maison. Sur l'un, les deux rectangle latéraux égaux et le grand rectangle frontal qui en ouvrent les parois conjuguent le mystère de la mort par leur béance, et la nouvelle capacité d'analogisation-schématisation technique par leur géométrie. Le cadrage alla de pair avec l'assemblage. Que les toits néolithiques aient été supportés par des piliers de bois, comme souvent dans les débuts en Palestine, ou que la rareté du bois après des déforestations transitoires ou définitives, naturelles ou artificielles, ait contraint à étager des matériaux liés par du plâtre, et comprenant même des tessons de poterie quand le néolithique acéramique devint céramique, l'assemblage comme tel dut être pour Homo néolithique une expérience fondamentale de possibilisation, de rythme, de plaisir, en même temps que de labeur. En effet, ce qui a été dit des images massives <9> peut se redire, intensifié, de l'assemblage des tectures. Retenons à tout le moins : (a) les réverbérations entre le corps d'Homo et son produit ; (b) les réverbérations des éléments manipulés dans les "miroirs" des mains planes en symétrie ; (c) la saisie des éléments en émergence de leur fond, avec les effets de champ <7A-E> ainsi déclenchés ; (d) la macrodigitalité <2A2c> des oppositions dedans/dehors, pointé/non-pointé ; (e) le plaisir des huit caractères du rythme <1A5>. Les tectures petites, outils de pierre et céramiques, connurent le même saut anthropogénique "cadrant", où toute production fut conçue comme une succession d'étapes. La pensée anticipatrice est évidente dans les étapes compliquées et très interdépendantes des poteries cuites. Mais la taille dite néolithique de la pierre comportait aussi, comme Leroi-Gourhan y a insisté : (a) la production préalable d'un nucleus, (b) le tirage ou débitage d'outils particuliers à partir de ce nucleus, (c) l'utilisation éventuelle des chutes de la production du nucleus. Cette distribution de moyens et de fins dut conforter celle d'un présent, d'un passé, d'un futur. Jusqu'à articuler des partages et des chevauchements de la vie et de la mort. Il se pourrait que les tectures des sociétés récentes sans écriture de l'Afrique et de la Polynésie éclairent celles du néolithique, également sans écriture. La maison Dogon décrite par Griaule, avec son sol rond et son toit carré, comportait des pierres du foyer qui étaient des yeux, des meules qui étaient des testicules, quatre tours qui étaient les quatre membres du corps hominien, une cinquième qui était un pénis érigé, l'ensemble figurant un homme couché sur le côté et procréant ; les greniers attenants complétaient ce système de génération et de sustentation. Pareil système suppose un *woruld perçu comme un schématisme générateur, celui que montrent les images de l'Afrique et de la Polynésie d'hier, mais aussi les images néolithiques que nous rencontrerons bientôt <14D>. Ceci invite à se demander si le schématisme générateur généralisé n'aurait pas été le destin-parti d'existence fondamental du néolithique (préscriptural), et plus généralement du MONDE 1A ascriptural <12B, 14Dfin, 15D2>.
13F. L'arpentage sous-cadrant urbain des empires primaires
De même que le néolithique a introduit le cadrage, les empires primaires, qui sont des sociétés à écriture, formant le MONDE 1B scriptural, ont initié le sous-cadrage, non seulement agrégatif, comme tout ce qui appartient au MONDE 1A non-scriptural, mais proprement imbricatif. Le hiéroglyphe égyptien pour "maison" est un rectangle, donc un plan terrier ; un de ses côtés est ouvert, articulatoire, et s'y inscrit un carré mobile, sous-cadreur ; ainsi, la demeure et l'abaque sont de même esprit. Cette fois, les documents écrits et autres abondent, l'histoire au sens strict commence, et ces "empires" ont des noms parlants : Sumer, Egypte, Inde de Mohenjo-Daro, Chine des Chang et des Tcheou, Chavin de Huantar dans les Andes, Olmèques sur le Golfe du Mexique, Maya, Aztèques. Ce nouvel élan fut donné quand l'agriculture et l'élevage se développant obligèrent Homo à des comptabilités qui séparaient consommation et réserve, consommation et reproduction, consommation et échange marchand. Les échangeables, marchandises (merces) au sens large, se comparèrent à un échangeur garanti, et devinrent les marchandises (merces) au sens étroit. De bas en haut, et du proche au loin, se superposèrent et se jouxtèrent les sous-cadres de la parcelle (avec le village), du canton et de la province (avec la ville de plusieurs milliers d'habitants), de l'empire (avec le palais du despote). Et ce sous-cadrage put aussi bien se lire de haut en bas, du palais à la masure, comme du loin au proche, de l'empire au canton, à la ville, au village, à la parcelle. Chez l'animal vertical et antigravitationnel qu'est Homo, c'est même la descente du cadre au sous-cadre qui fut saisie comme l'Origine, diversement absolutisée et magnifiée. Principe plutôt transcendant dans l'Egypte d'Akhenaton, plutôt transcendantal dans la Chine de Lao Tseu. Mais toujours au-dessus (super), supérieur (superior) et souverain (superanus). Dans ce dispositif de cadres démultipliés, les délégations des légats (legati, envoyés, de-) supposèrent la route et la police, lesquelles conjuguées engendrèrent l'armée de défense, puis l'armée de conquête. Les rangées de soldats, leurs manipules, leurs bataillons (se) cadrèrent et (se) sous-cadrèrent chacun à leur façon. Et, comme s'alignaient (lineam, ad-) les soldats, ainsi les cruches et les jarres se disposèrent en lignes sur les étagères des potiers qui commençaient à les produire en série, confirmant la nouvelle saisie des choses par sériation. Ces lignes comptées se reflétèrent dans des écritures elles-mêmes comptables, cadrées par leurs tablettes et sous-cadrées par leurs rangées horizontales et verticales de caractères. Du reste, les caractères écrits furent eux-mêmes composés de traits graphiques, sous-cadrant encore. La ville, appelée par les flux du commerce et du pouvoir délégué, disposa orthogonalement non seulement les murs de ses demeures imbriquées, mais jusqu'à ses artères. Ce choix résultait de raisons pratiques, mais aussi de la vue que l'ordre du *woruld descendait du général au particulier selon un sous-cadrage, dont les villes Tang du Xe siècle furent le paroxysme. De l'Egypte à la Chine et à l'Amérique précolombienne, l'imbrication cadrante du *woruld de bas en haut et de haut en bas dressa des ziggurats et pyramides, où s'activait-passivait le trajet vertical (antigravitationnel) de toute autorité et surtout de toute justification, car l'autorité, cette augmentation de pouvoir vital (auct-, augere), sera désormais justifiée et justificative. Afin d'être mieux saisies, les élévations insignes des temples déclenchèrent alentour, pour l'animal à vision angulatrice et processionnelle qu'est Homo, des allées régulières, bordées de la répétition d'un même motif, - colonnes, sphynges, - se rencontrant le plus souvent à angle droit, et mettant alors en branle des processions (cedere, pro), légales et distanciantes, elles aussi confirmant l'angle droit <1C1c>. Même les temples excavés de l'Inde, comme à Ellora, exploitèrent la processionnalité. Ainsi fut réglé un problème fondamental de l'habitat hominien. Car, pour le mammifère debout, comment créer un vrai entour visuel, puisqu'il ne voit que devant lui, et pas derrière ? Or, par la répétition presque identique des motifs tectoniques, l'habitant se prit à savoir et sentir ce qu'il ne voyait pas. Ce système inauguré par les empires primaires s'est maintenu jusqu'aux constructions contemporaines de l'atelier Bofill à Montpellier. Le sous-cadrage s'étendit des édifices sacrés aux sièges des instances familiales avec leurs famuli (serviteurs hiérarchisés formant la famille) et aux lieux d'accueil où s'exerçaient les rôles des clients. En théorie sinon en pratique, dans la demeure indienne traditionnelle et rituelle, le Dharma (ordre subarticulé) descendait sur la Terre ronde sous forme de carrés de carrés à travers plus de vingt mille types de maisons, codées d'après les castes et les classes. En Chine, où c'est le ciel qui est rond et la terre carrée, la "Voie" qu'était le Tao omniprésent s'actualisa-passiva en une maison carrée dans la ville carrée, disposée pour se conformer selon les heures du jour aux vertus des quatre points cardinaux, à partir d'un cinquième, le Milieu. Les habitats du Japon célébrèrent l'ordre cosmique par des sols épousant tactilement les accidents du terrain, tandis que les toits épousaient visuellement l'ondulation des collines avoisinantes. Durant les empires primaires, la constructivité, ou construction manifestée <13B2a>, seulement esquissée au néolithique de Çatal-Hüyük, devint paroxystique, comme souvent dans les moments de nouveauté. En Egypte, des blocs de pierre de plusieurs tonnes furent détachés de la montagne, équarris, transportés, élevés, superposés, avant de franchir comme entablements les vides entre des colonnes aussi colossales qu'eux-mêmes. Nous ne saurons jamais la peine, les affres, mais aussi le plaisir qui circula à cette occasion chez les maîtres et les contremaîtres, chez les subalternes libres, et sans doute aussi chez les esclaves exigés par ces travaux immenses, où faire et continuer inlassablement de faire était aussi important qu'avoir fait. A quoi donc répondit la massivité des murs d'Uxmal, des portes de Mycènes, des colonnades égyptiennes, des pyramides de partout ? Ce sont les mêmes forces sous-cadrantes et écrivantes qui conservent les flux cosmiques aériens et telluriques, qui règlent les sacrifices humains de Teotihuacan ou de Monte Alban II, et qui poussent les muscles déplaçant et ordonnant en temples les pierres des montagnes proches et parfois lointaines. Une des productions les plus significatives des empires primaires fut leurs calendriers, qui sous-cadrent non seulement l'étendue mais la durée. Mayas et Aztèques ont été exemplaires à cet égard, mais les pyramides égyptiennes, en même temps que des tombeaux, étaient assurément des relais astronomiques et astrologiques privilégiés. Autant que par l'organisation du territoire, c'est par le balisage du ciel qu'un empire primaire est repris dans le sous-cadrage définitif et ultime des astres, c'est-à-dire des indices et des index premiers ; il est astrologique au sens strict <5H2>. Le sous-cadre engendra deux modalités de la rencontre hominienne <3>. L'une, statique, l'immobilité à une place définie (sous-cadrée), où le respect et la révérence se réalisent de façon monodirectionnelle ou bidirectionnelle. L'autre, dynamique, la procession, où chacun a également sa place et son temps (sous-cadrés), mais pour concilier son mouvement avec la permanence légale des rapports militaires, religieux, civils, festifs. La communauté des empires s'écrivant dans ces rencontres quotidiennes réglées devint définitivement une société, faite de socii sémiotisés <5G6>. Cette fois la distanciation du signe n'était plus seulement autour de chacun, mais en chacun. Alors, le tecte devint l'architecte ou tecte en chef (arkHi-tektôn). Les grands projets cadrants et sous-cadrants des empires primaires supposaient en effet le bras droit du despote, avec son autorité, sa décision, introduisant les grands desseins et dessins, mais aussi des états-majors avec un chef-relais, architecte ou chef d'armée. Il s'agissait d'imposer à des populations considérables un parti d'existence commun, donc une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité communes <8H>. Le passage du tecte à l'architecte signale un nouveau leadership, qui durera jusqu'à Speer, logisticien du IIIe Reich, et par là même dauphin du Führer, lequel jeune avait été refusé aux Beaux-Arts de Vienne parce que "ses projets n'étaient pas des dessins de peintre mais d'architecte". Du coup, les divinités aussi furent architecturantes, organisant le chaos initial. Chez les Egyptiens, on voit des instances divines-hominiennes-animales qui se combinent avec le Soleil tranchant (du désert ?) pour faire se cadrer, sous-cadrer, décadrer et recadrer encore (comme les membres dispersés, rassemblés et redispersés d'Osiris ?) les flots liquides initiaux (les crues du Nil ?). La Mésopotamie voit des distributions semblables. Chez les Hébreux héritiers d'Ougarit, Dieu eut d'abord à séparer la Terre d'avec les Eaux, et le Jour d'avec la Nuit. On ne quittera pourtant pas les tectures des empires primaires sans remarquer les nomades qui ont vécu sur leurs frontières, dans un rapport à la fois de pillages, d'échanges, de contrastes et de compensations, tels les Mongols au bord de la Chine, ou les Scythes au bord de l'Europe méditerranéenne. Le nomade n'est pas sans lieu, ni chemin, ni domaine, ni horizon, mais il les transporte avec lui. Sa tente est mobile, mais elle n'en préserve que davantage l'adhérence spatiale et temporelle d'Homo par son mobilier ouvragé et chantourné, presque visqueux. Sa territorialité persistante est déclarée par les tumuli de pierre. Nous nous sommes rappelé déjà que le nomade a un pays (pagus, pieu fiché) imaginaire <12C1fin>.
13G. La totalisation du MONDE 2 grec
Jusqu'ici Homo, ascriptural ou scriptural, n'a pas quitté le continu-proche du MONDE 1. Même le cadre néolithique et le sous-cadre des empires primaires ne lui ont pas fait voir les tectures dans une distance technique et une distanciation sémiotique globalisatrices. Il ne se prélève pas sur elles. Et il ne les prélève pas sur un fond. En d'autres mots, il n'a pas inauguré le continu-distant du MONDE 2. C'est cela que la Grèce aura accompli. Brusquement et avec fracas, comme le comportait ce mouvement même. Toutes les tectures jusqu'ici rencontrées elle va les considérer maintenant dans une certaine distance médiane, une "juste" distance, où elles apparaîtront comme des "touts" intégrés de parties "intégrantes". C'est-à-dire de parties les intégrant (les rendant intègres, non lésées) en tant que touts, et les prélevant franchement pour autant sur un fond neutralisé, moyennant la décision d'un contour décidé comme contour, comme bord d'accomplissement.
13G1. La juste distance de la scène théâtrale
Cette rupture anthropogénique majeure, consommée entre -800 et -700, a supposé un concours de circonstances tout à fait singulier, dont une anthropogénie doit rassembler quelques traits déterminants. La lumière blanche, très découpante, de la Méditerranée de l'Est. Une mer large mais balisée par des îles, dont les émergences hors de l'eau sous la lumière ont fait l'éblouissement d'Archiloque, et suggérèrent une définition de la vérité comme a-lètheia, dévoilement ("a-" privatif, lantHaneïn, voiler) ; il y a cinquante noms différents des Néréides chez Hésiode. Mer à la fois difficile et vincible, donc provocante, pour la navigation phénicienne du temps. Là le commerce échappe au despote, et dépend surtout du marin seul maître à bord et ingénieux, d'Ulysse polu-matHês, ayant plus d'un tour dans son sac. Sur l'Egée, le frêt est périssable et appelle des assurances, qui invitent à concevoir un certain droit privé à la fois souple et responsable. Par la découpe des criques, par les montagnes abruptes de l'Hellade, les villes d'arrière-pays à l'abri des pirates ne communiquent pas directement entre elles, et les caprices d'un climat de maquis (chaparal) les poussent régulièrement au bord de la famine. Elles sont obligées à la cohésion interne et à de brusques initiatives d'adaptation. Ainsi, tant sur terre que sur mer, Ulysse est invité à la démocratie, c'est-à-dire à la gestion commune de la cité par les non-dépendants (eleftHeroï). Et, par une de ces rencontres de séries hétérogènes qui sont le moteur de l'évolution, ces ekastoï (chaques-uns-pour-soi) parlent le grec, dialecte qui dans l'histoire d'Homo a été le plus analytique et synthétique, en tout cas le plus interrogatif et éveillant jamais parlé. Lequel dans ce contexte va donner naissance, vers les mêmes années -800, à la première écriture hominienne transparente à l'être et totalisatrice du concept <18D>. Ainsi, la Grèce antique a créé un nouveau regard, qui se dit tHéastHai, lequel s'exerce le mieux dans le tHeatron, le théâtre, dont le foyer est la skènè, la scène, c'est-à-dire un lieu qui se trouve exactement dans cette "juste" distance d'où les éléments du *woruld <1B> sont donnés à la vue-toucher, et aussi à l'ouïe, comme des "touts" intégrés, donc mathématisables. Chaque partie d'un pareil "tout" (holon), d'un pareil "achevé" (telos, teleion) est justement "intégrante" quand elle ne renvoie pas d'abord à la partie voisine, mais bien directement au tout par elle intègre, d'où le regard revient alors aux autres parties, qui elles aussi renvoient chaque fois chacune directement au tout. Alors, le continu n'est plus une somme de voisinages agrégatifs, ou d'imbrications, comme dans le MONDE 1 A ou B, c'est le résultat d'une saisie dans la distance (distanciation) totalisatrice, "juste", propre au MONDE 2. Alors, les tectures se détachent décisivement de leur fond, le nient presque, au lieu d'en émerger inchoativement en préservant sa fécondité. Leur matière (Hulè) s'efface au profit de leur forme, morpHè devenant eïdos, le vraiment visible (*Feïd, voir), qu'elle se contente de porter. Le rythme réalise ses huit dimensions (alternance, accentuation, tempo, auto-engendrement, convection, strophisme, gravitation par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces) dans le passage instantané de la partie au tout et du tout à la partie. Il tient ainsi en une proportion qui s'appelle analogia quand elle est externe, harmonia quand elle est interne. Cette instauration de la juste distance scénique totalisatrice de toute tecture, et aussi de toute nature, fut pour Homo un foudroiement. En quelques décennies d'enthousiasme et de violence elle s'imposa à l'ensemble de l'Hellade, activa des centaines de milliers de spécimens hominiens dans l'étonnement, l'admiration, l'émerveillement résumés par le substantif tHawmasia et le verbe tHawmadzeïn, dont Aristote dira que c'est le tremplin de la métaphysique. L'enthousiasme suprême fut la théorie, la tHeôria, toujours de la même racine *tHeF que tHeasthai et tHeatron. L'arpentage des Egyptiens devint la géométrie au sens actuel (science théorique explicitant ses axiomes et ses postulats), et le bios tHeôrètikos d'Aristote, la vie théorétique, fut considéré comme l'accomplissement hominien suprême. Du même coup saillit le couple convexe/concave, où la convexité des tectures, lumineuse et proposée (ponere, pro), prévalut sur leur concavité, ombreuse et informalisable. Les Athéniens n'eurent plus qu'à gagner sur les Perses, donc sur leur Orient, la bataille de Salamine de -480 pour qu'Homo installe définitivement le MONDE 2, et pour que la nouvelle tecture, avec sa vision, son audition, sa tactilité, soit adoptée par toute la Méditerranée via l'Empire romain, et règne pendant plus de deux mille ans. Encore vivace aujourd'hui, malgré l'actuelle mise en place du MONDE 3.
13G2. L'évidence extérieure et verticale du temple convexe
La nouvelle tecture grecque se réalisa au mieux dans le neôs, écrit plus tard naos, que nous traduisons par "temple", de naïen, habiter pour un homme, mais plus particulièrement pour un dieu, selon la sacralisation anthropogénique de tout habitat, dont témoignent les derniers vers de l'Odyssée sur la couche conjugale. Le neôs grec fut d'abord construit selon les exigences du bois du charpentier, du tektôn, jouant de ses tenons (embolon, embole) et de ses mortaises. Puis selon les exigences du tailleur de pierres, gardant d'ailleurs le souvenir du charpentier dans ses triglyphes et ses métopes, et continuant l'exercice de la charpente dans les échaufaudages de bois servant à hisser les matériaux, à assurer le rôle de gabarit, à permettre d'évaluer d'avance en mou les futurs effets visuels en dur. Mais, malgré cet archaïsme constructif, la nouveauté fut stupéfiante, et à vrai dire terrible. Tous les bâtiments précédents avaient été des intérieurs autant que des extérieurs, même les pyramides égyptiennes inscrites dans leur horizon comme des balises cosmiques. Or, à Paestum, il n'y a plus guère que des extérieurs pour des spécimens hominiens spectateurs. C'est vrai que le dieu ou la déesse, ainsi que leurs prêtres, sont dans le "neôs", mais ce dernier est un parallélépipède plein dont le peuple ne saisit que les plans extérieurs, stéréométriquement : l'opus quadratum des murs très lisses confirme leur caractère de solides ; la frise les fait saillir davantage vers l'arrivant ; des colonnes ne les dissimulent qu'en saillant à leur tour. La colonne grecque mérite alors une attention particulière par son contraste avec l'égyptienne. Sous ses trois versions, dorique, ionienne, corinthienne, elle aura été la tecture la plus extraordinaire qu'Homo ait produite pour faire que chaque élément d'un organisme renvoie directement à cet organisme entier. Géométriquement, mécaniquement, anatomiquement, "constructivement". Pied appuyé au sol du stylobate, se dressant dans un effort renflé jusqu'au coussinet et à l'abaque qui portent l'entablement. Sa cannelure ne l'orne pas, mais la cintre, la réduit à des nervures nues dans sa forme dorique initiale. La totalité intègre de cette colonne (hoplite ou peltaste ou caryatide) se répercuta et résonna dans la colonnade (phalange macédonienne). Assurément, pour que l'opération réussisse, il fallut une proportion particulière, "celle où le plus grand est au plus petit comme la somme des deux est au plus grand" : 1 est à 0.618 comme 1.618 est à 1 ; 1.618 est à 1 comme 2.618 est à 1.618.... Nul rapport arithmétique et géométrique n'est plus intégrateur de parties intégrantes et de touts, ce qui lui valut d'être appelé nombre d'or ou proportion dorée. Approximativement, au Parthénon il régit les vides entre les colonnes si la largeur des colonnes est prise pour 1 ; ou encore la largeur du bâtiment entier si sa hauteur est prise pour 1. Pareille intégration ne pouvait être sommée que par un triangle isocèle, forme la plus conclusive pour Homo vertical. En élargissant fortement sa base, donc son aplomb, le triangle isocèle, introduit par l'Egypte mais plus pointu, résumera si bien le MONDE 2 qu'il traversa l'Occident jusqu'à la Maison Blanche. Voyons bien pourtant qu'il s'agissait toujours de perception, et pas seulement de calcul abstrait, donc de tHesis et pas de tHema. Ainsi, pour que les Athéniens montant à l'Acropole et franchissant les Propylées aperçoivent brusquement à 45¡ sur leur droite le Parthénon comme un "tout" absolu, il fallut que ses horizontales et ses verticales fussent perçues parallèles ; or, la distance et l'angle de vue les courbaient. Les constructeurs contre-courbèrent le stylobate et les architraves horizontalement, les colonnes verticalement. Le résultat fait penser aux paradoxes de Zénon, si représentatif de l'héroïsme logique de la Grèce, puis du MONDE 2 tout entier. Car voilà une totalisation perceptive démontrant que toute totalisation de ce genre est un leurre. Effets de champ perceptivo-moteurs statiques, cinétiques et dynamiques devenant excités, et s'excitant même en effets de champ logico-sémiotiques <7A-E>. Ce paradoxe logico-perceptif de l'art grec géométrisant traversera le MONDE 2 jusqu'à son interprétation surréaliste chez Chirico et Delvaux.
13G3. L'artisan macromicrocosmique
On ne dira pas que le plaisir de la constructivité (construction manifestée) culmina en Grèce, car il dut être immense en Egypte. Mais nulle part il ne fut aussi lisible, aussi analytique et synthétique simultanément. Le tecte rationnel grec, le démiurge, artisan des faubourgs (démos, ergôn), construit des tectures qui sont des touts qu'il est capable de décomposer (lueïn, dissoudre) en remontant (ana) à leurs éléments, dans le moment d'analyse, avant de les mettre ensemble (titHènaï, sun), de les recomposer, dans le moment de synthèse. Il les saisit donc à travers les quatre causes qu'Aristote n'aura qu'à expliciter : une cause finale, la plus noble, celle qui commande les autres, comme but achevé, complétude, totalité sans manque (Holotès) ; une cause formelle, qui suit de l'intelligibilité générale ; une cause matérielle, rétive à la cause formelle (perch'a risponder la materia è sorda, dira Dante résumant Platon) ; enfin une cause efficiente, qu'il est lui-même. Le Démiurge majusculé, le tecte constructeur universel, ne procédera pas autrement. Entre ses mains et sous son esprit intégrateur (noûs), le *woruld devint le cosmos, un ordre rationnel, c'est-à-dire une tecture ultime entièrement démontable et remontable selon des règles de géométrie et d'arithmétique transmissibles par un discours explicité, le logos. Un texte en vieil ionien exprime avec décision cette foi "macromicrocosmique" (Kranz) : "Il y a similitude quant au nombre et quant à la forme entre les vivants et le cosmos ; ils ont même mode d'engendrement (pHusis)." Ainsi, la procession du peuple, au lieu de finir dans le temple comme en Egypte, se meut autour du temple, et celle des Panathénées s'appelle symptomatiquement une "tHeôria", fidèle au "tHeôreïn" et au "tHeastHaï", filet mince de corps proportionnés en marche signalant le nouveau rapport social : la "démo-cratie", ce gouvernement par les touts intégrés que sont chacun des citoyens non-dépendants (eleftHeroï). Leur allée, devenue souple selon l'harmonia et l'analogia, et non plus raide comme à Sumer, ou fixe comme en Egypte, remplit la frise du Parthénon. On hésite sur l'étymologie d'eleFtHeros, apparenté par les uns au futur d'aller (*eleF), par les plus nombreux à liber latin ; mais, dans les deux cas, on suppose un élan vital entreprenant.
13H. L'élasticité latérale romaine et l'intériorité
L'Italie n'est pas la Grèce. Déjà elle vient après. Puis, on n'y est pas toujours au bord de la famine ; grâce à l'humidité marine enveloppante, les céréales et les fruits sont beaux et assez constants. Le modèle est agricole et non plus marin. Le pays est découpé, mais pas au point qu'il n'y ait pas de larges plaines, comme le Latium, l'Etrurie, la Campanie, capables de former des coalitions de peuples (populi) ; vue de Fara Sabina la nuit, la campagne romaine aujourd'hui illuminée peut même donner l'idée d'un imperium large et respirant, très différent de celui sous-cadrant des empires primaires. Entre-temps, par les progrès techniques de la navigation, la Méditerranée est devenue un mare nostrum, ni trop grand ni trop petit pour susciter un commerce unanime autour du port d'Ostie. Est-ce en accord avec cet équilibre souple du paysage ? Toujours est-il que la langue parlée des Romains devint la plus ample et la plus vague jamais pratiquée. Pas d'articles qui préciseraient trop le statut des choses. Pas beaucoup de prépositions, trop déterminantes aussi. Guère de particules de liaison d'une phrase à l'autre. Des mots à la sémantique immense : même "ratio", qui pourtant parle de raison, a une vingtaine de sens. Pas de suite syntaxique imposée du sujet, du verbe, des compléments ou de l'attribut. Rien que des notions, des connaissances en naissance (noscere, inchoatif de connaître), dont les fonctions grammaticales s'indiquent par des cas souvent ambigus, et qui peuvent se mettre n'importe où, s'entre-appelant latéralement de loin, plus qu'en grec. Le tout repris dans une diction ampoulée, numéreuse, dira Cicéron, dont hériteront les flatulences de l'italien d'aujourd'hui. Partout de l'air en dilatation. Autour des syllabes. Entre les syllabes. Ainsi les Romains ne feront pas vraiment de conquêtes. Alexandre, le Grec frontal, fut le conquérant, fonçant devant lui, de la Macédoine à l'Indus. Les Romains ne foncent jamais. Ce qu'ils aiment c'est l'homéostasie, non l'immobilité, mais un mouvement surtout latéral qui revient sur soi. Cela exige que régulièrement une nouvelle province soit ajoutée aux provinces déjà assimilées pour en assurer les échanges internes et externes, et donc les frontières, mais rien de plus. Par exemple, pour nettoyer la Méditerranée de ses pirates, il a fallu conquérir l'Afrique des côtes, celle de Carthage, mais jamais pénétrer l'Afrique des profondeurs, même si le limes traversa un moment notre Sahara. Il en ira de même en Asie, en Gaule ; César va voir ce qui se passe en Grande-Bretagne, mais en revient vite. Le droit romain, avec ses quatre ou cinq mariages à la carte, montre cet opportunisme, qui culmine dans le sénat (senex, ancien) du peuple romain, où les points de vue, à force de se croiser (latéralement encore, comme dans les eaux froides, tièdes et chaudes des Thermes), finissent d'ordinaire par trouver un point d'équilibre à peu près satisfaisant pour toutes les affaires (à faire, gerenda, agenda) du monde. Cette thermodynamique réalisa, autour de la Méditerranée, une "pax", la pax romana, unique dans l'histoire d'Homo. La morale latine est affaire de modération, de "modus", de mesure, de dosage. Modérer, doser, gouverner se disent tous trois "moderare". L'équilibre latéral entre les assemblées des comitia centuriata (censitaires, aristocratiques) et celles des comitia tributa (égalitaires, populaires), deux pouvoirs assez égaux et indépendants pour sembler rendre tout gouvernement impossible (Hume), fut en mesure de regrouper la Méditerranée en un premier imperium. Qu'allaient devenir alors les tectures conçues comme des touts composés de parties intégrantes et détachés sur leur fond introduites par la Grèce ? C'est l'occasion pour l'anthropogénie de voir à quel point tectures et architectures dépendent des rapports sociaux et de la perception des corps. Car le MONDE 2 continue bien à Rome, mais il s'y horizontalise. Les Grecs, si diaboliquement intelligents et innovateurs qu'ils fussent, ne songèrent ni à l'arc ni à la voûte. Leur besoin d'évidence était sans doute si fort qu'ils devaient s'en tenir à l'acte pur de la pression verticale et convexe du fronton sur l'entablement pesant sur le chapiteau supporté par le corps de la colonne droite sur ses pieds. La pression latérale oblique, qui est celle du clavage de l'arc et de la voûte, n'était pas évidente, elle n'était pas mécaniquement et plastiquement analysable et synthétisable. Or, c'est justement la pression latérale du clavage qui va porter et étendre toute l'architecture romaine : coupole, arc en plein cintre, voûte, croisée d'arêtes. Si chaque claveau tient, ce n'est pas verticalement par sa pesée sur un claveau inférieur, mais par sa pression oblique sur un claveau voisin qui l'épaule en une compensation élastique. De même, les pressions latérales de chaque arc sont contrebutées par celles de l'arc voisin, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'ensemble aille s'appuyer à des collines voisines, au Pont du Gard, ou finisse par revenir sur lui-même, en un appui circulaire sans fin, au Colisée. Un arc romain s'équilibre comme un sénatus-consulte ou une période de Cicéron. Dans le destin-parti d'existence <8H> du MONDE 2, mais moyennant une évolution anthropogénique qui rompt largement avec la Grèce. Touts, parties intégrantes, détachements sur le fond résultent maintenant d'une expansion mesurée et vague, subtilement gonflée. L'équilibre oblique de la tecture, de la politique, de la langue, de la légion romaine en campagne, est plus important que l'éruption. Le concave est aussi prégnant que le convexe, l'ombre que la lumière. Rome n'a pas inventé le clavage, ni l'arc, ni la voûte, elle en a emprunté les éléments aux quatre coins de son empire, mais les a fondus, rééquilibrés, répandus, gonflés, amplifiés extraordinairement. Emprunter et reconditionner lui sied bien. Alors, cette topologie, cette cybernétique, cette logico-sémiotique, cette présentivité, bref ce destin-parti d'existence <8H>, furent mûrs pour que les tectures abritent anima et animus, deux modalités d'un souffle large, épandu, totalisateur, et en même temps refluant vers lui-même à force d'être vaste et insinuant. Animus, masculin, fut encore polarisé, tendu, volontaire, principe du courage et de la fameuse "virtus", énergie maîtrisée autant qu'élan. Mais anima, féminine, fut prête à devenir d'une certaine manière toute chose (anima est quodammodo omnia), jusqu'à la Grande Ame du stoïcisme. Elle ne s'embarrasse plus de la distinction grecque entre "psychè" et "pneuma" ; elle est haute jusqu'à l'arx mentis (la citadelle de la pensée) et profonde jusqu'à l'intentio profundior ; elle introduit l'adjectif immensus (mesura, "in-" négatif). A ce compte, animus fit moins fortune qu'anima, laquelle devint le principe spirituel du christianisme-néoplatonisme naissant. Ainsi, la totalisation grecque n'est pas abandonnée. Mais, intériorisée, elle devint l'infinitum, souvent invoqué par Cicéron, et en regard duquel l'a-peiron (non délimité) d'Anaximandre paraît étroit. C'est dans le souffle latéral immense de l'infini (indéfini) que Cicéron avant Virgile invente l'honnêteté intellectuelle et morale, la gamme des bons sentiments, la tendresse (teneritas, teneritudo) paternelle et conjugale, et surtout le concept d'Univers, idée éminemment romaine, puisque l'universum n'est pas l'un, mais le seulement tourné-vers-l'un : versus unum. La nourriture de l'âme infinie sera la gloria, un certain rayonnement lumineux indéfini, cause finale ultime de toute action. L'esprit-âme de Rome maintint son animation quotidienne dans la tecture de la basilique romaine, si indispensable au civis romanus qu'il l'établit dans tous les lieux où il installa l'empire, avec le cirque. Résumant l'âme, cette basilique est à la fois un tribunal, une bourse commerciale et une promenade, lieu vaste où se malaxent toutes les rééquilibrations. Et, pour obtenir ce résultat, elle inverse le plan du temple grec. Autant ce dernier était un solide saisi frontalement et stéréométriquement du dehors, autant elle se fréquente du dedans, au point d'être insignifiante du dehors (Zevi). C'est désormais à l'intérieur de ses murs d'enceinte que les colonnes reçoivent et soutiennent la toiture, et du coup l'espace interne devient celui de la négociation (otium, negare) généralisée. La foule y pénètre et en sort de plusieurs côtés en même temps, vaguante ; l'entrée est aussi (plus) latérale que frontale. Le bâti entier crée un homéostat social où les déséquilibres se résolvent, excluant les affrontements de la frontalité grecque. Le mundus latin a traduit littéralement le cosmos grec, et des deux côtés il s'agit d'arrangement, de cosmétique, de toilette, de parure. Mais il est plus modeste, plus opératoire, plus pragmatique que le cosmos, cosmologique. En français, "cosmos" a donné le vertige rationnel de "cosmique" ; et "mundus" le savoir-faire du "mondain", qui sait son "monde". Nous ne savons pas ce que Vitruve doit à ses prédécesseurs hellénistiques, en particulier à Hermogène perdu, mais il est éloquent pour nous que les dix livres du De Architectura, tant médités par Bramante et Michel-Ange, et où les tectures sont envisagées dans leur généralité, aient été l'oeuvre d'un Romain, sans doute contemporain d'Auguste.
13I. L'apocalypse chrétienne du premier millénaire. L'émanatisme
La basilique paléochrétienne, mentionnée depuis Septime-Sévère, continue la basilique romaine, mais transforme à nouveau son destin-parti d'existence <8H>. Elle ferme les portiques sauf un, sacré entrée principale, initiatique, qui un jour sera celle du nartex (nartHex, écrin) des catéchumènes. A l'autre extrémité, l'ancien tribunal romain est devenu le foyer du culte, dans ce qu'on appellera l'abside. Entre ces deux pôles, les colonnes intérieures de soutien du toit sont prises d'un mouvement d'allée depuis l'entrée jusqu'au fond, et les médaillons circulaires qui les somment accentuent ce sentiment (Zevi). Une fois entré, le fidèle est induit vers autre chose. L'espace-temps romain vaste, dilaté en tous sens, devient l'espace-temps chrétien, vectoriel. Allant du séculier au divin. De la nature à la surnature. De l'immanence à la transcendance. Du particulier à l'universel. De l'anecdotique et du contingent à l'éternel et au nécessaire. Au service de cette aspiration, le sol se couvre de marqueteries labyrinthiques, et les mosaïques des murs, après celles des pavements, donnent lieu à ce que Procope au VIe siècle appelle une "exsudation de la lumière". Tout grouille d'apparitions néoplatoniciennes furtives en suffusion, tout est affleurement, en des nappes plus ou moins liquides selon lesquelles le Principe simultanément sort de lui-même et retourne en lui-même. La clarté est trouble, hésitante, en raison des innombrables hiérarchies célestes selon lesquelles elle sort de l'Un ou Dieu. La basilique paléochrétienne est le lieu intense des rôdements du sacré. La tecture y est davantage texture et même croissance que structure <7F>. En même temps qu'il est aspiré jusqu'aux yeux dardants du Pantocrator dans l'abside-tribunal, le fidèle se perd dans l'hexagone de Ravenne, ou dans la machine à lumières giratoires de Sainte-Sophie. Ce retournement a supposé une convergence d'influences multiples et confuses, rendue possible grâce à l'unité du "mare nostrum" de Rome. (A) L'in(dé)finité romaine souple et sentimentale se replia sans perdre son ampleur en une intériorité se suffisant dans sa contemplation intime, autarcique, capable de se préserver de toute atteinte extérieure, selon le programme stoïcien d'Epictète et de Marc-Aurèle empereur. (B) Si Homo a une âme capable d'une volonté si puissante qu'il règne pareillement sur lui-même, le monde aussi doit avoir une âme, la Grande Ame, capable d'un auto-engendrement in(dé)fini suffisant. (C) Au bord de la lumineuse Méditerranée, cette Ame remplaçant Jupiter finit par être comme lui une lumière claire, mais surtout chaude. Le monde selon Plotin n'est autre chose que cette clarté qui émane et se détend, depuis l'unité-intensité-intériorité absolue de l'Un, à travers les Idées, les Esprits purs des anges, les Corps rationnels des hommes, les Corps vivants des animaux et des plantes, enfin les Corps très peu vivants des minéraux. La plotinienne vision d'Ostie d'Augustin n'est pas intelligible si l'on oublie qu'à Hippone il dictait ses écrits parmi les mosaïques qu'on voit encore au Musée du Bardo de Tunis. Cependant, pour saisir le moment anthropogénique que sont les tectures de la basilique paléochrétienne, il faut ajouter à cette vue romaine finissante la nouvelle vue chrétienne. Paul de Tarse était un juif de citoyenneté romaine, et de culture si hellénique qu'il est un des écrivains grecs majeurs ; il résume à lui seul le bassin méditerranéen de son temps ; on peut donc croire qu'il vivait explosivement, outre sa ferveur pharisaïque, l'intériorité in(dé)finie du Mare nostrum qui était en train de remplacer les convexités et la stéréométrie de la Grèce classique. Toujours est-il que, chevauchant sur le chemin de Damas pour aller persécuter les disciples d'un certain Jésus de Nazareth qu'il déteste, il est précipité de sa monture, foudroyé par l'idée que justement l'intériorité infinie est fraternelle, qu'il n'y a ni Juifs ni Gentils, ni hommes ni femmes, ni maîtres ni esclaves, mais un seul Corps dont ce Jésus serait si bien la Tête qu'il est Fils de Dieu-Yaweh-Adonaï. Ce sera lui le nouveau Verbe qui remplacera la Tora, sortie d'écritures contractuelles (l'hébraïque archaïque, puis l'araméenne <18C>), et dont lui Paul le pharisien scrupuleux a vérifié qu'elle "fait pulluler le mal" ; il faut la remplacer par le "ama, et fac quod vis" (aime et fais ce que tu veux) que formulera Augustin. Le divin est une chair palpable ("quod manus nostrae contrectaverunt de verbo vitae", dira bientôt la lettre de Jean). Il est remarquable que le christianisme soit né de la rencontre déflagrante de deux personnes singulières, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, à un moment où s'affirmait justement la notion latine de persona. Assurément, cette vue est si scandaleuse ("ineptum", "impossibile", dira Tertullien) qu'il faudra plusieurs siècles à des conciles oecuméniques pour oser soutenir que le Fils est consubstantiel au Père, contre tout arianisme, et que son corps humain n'est pas une apparence, contre tout docétisme. Mais au lendemain de l'an 200, la nouvelle vue est déjà assez formulée par Origène, en une exégèse et une théologie systématiques, pour dialoguer pertinemment avec l'émanatisme romano-hellénique de Plotin et donner la synthèse qui depuis Augustin va pendant six ou sept siècles définir l'Occident, par le relais de Jean Scot Erigène (850). Pour évaluer la révolution ainsi introduite dans les tectures, il ne faut surtout pas comprendre le christianisme du premier millénaire à travers celui, plus proche de nous, du second. Il fut, au sens propre, apocalyptique (kaluptein, dévoiler, apo, par soustraction du voile), dans la continuité de la vérité grecque, l'alètHeïa, dévoilement aussi (a- négatif, lantHaneïn, se cacher), mais cette fois par l'attente d'une Fin du monde, qui soit le Jugement du monde, la Parousie (présence, arrivée) censée très proche. Avec la basilique paléochrétienne, la qualité de la lumière de la Jérusalem terrestre manifestera la Jérusalem céleste de la conclusion de l'Apocalypse. Tout y grouille de forces occultes ou intermédiaires, indéchiffrablement bénéfiques et maléfiques, en des tentations manichéennes intermittentes. Sans plus rien des mythologies solaires qui permettaient de se repérer joyeusement parmi les dieux reconnaissables du polythéisme grec et romain classique. En Europe, six siècles d'Invasions de toutes sortes, de 350 à 1000, vont faire de ce moment un des plus inquiets de l'évolution d'Homo. Les textures et les croissances <7F> envahissent les structures au point de les dévorer ; accumulant et croisant ses pierres et ses émaux glauques, la tecture de l'orfèvrerie carolingienne tend à supplanter l'architecture. Avec les entrelacs hypnotiques de la miniature irlandaise, elle seule est capable de rendre les épaisseurs redoutables de la lumière suffusive. La tecture du premier millénaire apocalyptique appartient-elle encore au continu-distant du MONDE 2, ou est-elle un retour au continu-proche du MONDE 1 ? Assurément, elle a connu le MONDE 2 et elle en est secrètement hantée. Mais elle refuse ses touts trop intégrés, ses parties trop intégrantes, ses contours trop nets détachant les formes sur des fonds. Le mouvement de la basilique paléochrétienne, qui allait du "portique" au "tribunal", et obtenait encore par là une certaine totalité du regard et de la marche, se ralentira au cours des siècles suivants. A Santa Maria in Cosmedin, puis à San Miniato al Monte, la colonnade fera alterner des colonnes doubles avec les colonnes simples, puis se répartira en deux niveaux. Autant de manières de créer un achoppement, une stupeur, de retrouver quelque chose des passages de proche en proche qu'activait le MONDE 1B scriptural, et même le MONDE 1A ascriptural.
13J. Le christianisme cocréateur depuis 1033. L'objet et le projet
Autour de l'An 1000 ont pris fin les six siècles d'invasions barbares où nulle construction stable un peu vaste ne fut envisageable, sauf pendant le règne de Charlemagne. Sur la lancée de ce dernier, les Capétiens et les Othoniens fondent un royaume et un empire. La victoire de Guillaume le Conquérant de 1066 à Hastings est proche. Au millième anniversaire de sa naissance, Christ n'est pas revenu juger les vivants et les morts ; il n'est pas revenu davantage en 1033, au millième anniversaire de sa crucifixion, de sa mort et de sa résurrection. Homo occidental commence à se sentir les mains libres, et il est utilement provoqué par l'Islam et par Byzance. Il aura un siècle d'hésitation, jusqu'en 1150 environ, jusqu'aux basiliques romanes de Saint-Denis, Vézelay et Autun, mais quelque chose d'irréversible s'est mis en branle dès 1050. Ce fut presque un deuxième christianisme. Le premier, apocalyptique, avait affirmé que Dieu était créateur, qu'il était personnel, qu'il était même tripersonnel, qu'il avait créé le monde de rien, par volonté, par gloire, cette gloire dont Rome avait créé la notion. Mais tout cela en Occident, et même dans l'Orient malgré ses docteurs mémorables, Athanase, Jean Chrysostome, Grégoire de Naziance, avait été recouvert, rendu trouble par l'émanatisme néo-platonicien et par l'imminence supposée du Jugement. Le fait que la parousie n'ait pas eu lieu contribua à nettoyer l'atmosphère chargée de trop d'indices et d'index, donc de trop de magie <4D>, même si le cadastre des terres anglaises commandé par Guillaume le Conquérant s'appelle encore le Domesday Book, le Livre du Jugement dernier. Pour finir, va-t-on penser, l'infini n'a rien de l'indéfini. Créé ex nihilo par une intelligence, le Monde n'est pas fait pour être déchiré dans une Apocalypse proche, mais pour d'abord être construit, élaboré (laborare, ex) dans un travail où Homo créature est le cocréateur du Créateur. Homo et Dieu sont miroirs l'un de l'autre, le second est architecte comme le premier est tecte. Dieu est l'ingénieur des ingénieurs, et non un despote capricieux, israélite ou byzantin, il est providence (videre, pro) dans un sens beaucoup plus mécanicien et moins vitaliste que chez Plotin. Le voile est déchiré. Le fini et l'infini sont des degrés de participation à l'être (Anselme de Canterbury, Thomas d'Aquin), un être où rentre Dieu même, comme sa créature. On est revenu du même coup de Platon à Aristote. On le voit, déchiffrer les indices et les index <4A,5A> de la Nature ne suffisait plus. Il fallait l'utiliser, presque l'exploiter. Avec l'allègement du travail des esclaves et des serfs, comme depuis plusieurs siècles déjà, mais aussi avec un extraordinaire plaisir de "constructivité", de construction manifestée, cherchant le difficile et presque l'impossible pour eux-mêmes. Surtout à partir de 1150, mais déjà en quelques lieux à partir de 1050, Homo va faire ce qu'il n'a jamais fait auparavant : des bâtiments qui soient des exploits, des aventures techniques et intellectuelles. Dans l'édifice ecclésial au moins autant que dans les sommes théologiques sa foi va chercher sa propre intelligence, va être "fides quaerens intellectum", selon le motto d'Anselme de Canterbury à ce moment. Le zéro et ses positions vont faire leur entrée dans l'arithmétique. Le programme du tecte ingénieur était d'une ambiguïté féconde. Pratiquement, il faut que la cathédrale soit grande pour accueillir les foules chrétiennes qui y logent pendant les pèlerinages et les fêtes. Théologiquement, il est souhaitable que ses murs soient évidés pour assurer l'éclat du clergé et du roi et pour que la lumière de la gloire divine traversant le vitrail remplace les suffusions émanatistes de la mosaïque néoplatonicienne. Mais il faut aussi, par mystique et par plaisir, faire tenir des murs de plus en plus intenables, de plus en plus hauts, dans une volonté d'élévation unique, jusqu'à l'écroulement du choeur de Beauvais. Dans un paroxysme de la difficulté, remplaçons les plafonds de bois par des voûtes de pierres, dont il faudra bientôt contrebuter les pressions latérales obliques par des arcs-boutants, et créons ainsi des ossatures externes, entretenant chez le passant le plaisir constructif. Les nervures seront là pour faire tenir des voûtes, mais bientôt aussi pour déclarer qu'elles tiennent, et selon quels tracés de dérivation des forces. Ainsi Homo médiéval conçut une nouvelle notion de la tecture, celle d'objet, ob-jectum, jeté-en-travers, jeté-devant. Le mot fut une innovation décisive. Le tecte grec, démiurge analytique et synthétique, distribuait ses panoplies et ses protocoles en choses à employer (kHrèmata), en choses à acquérir (ktèmata), en choses à pratiquer (pragmata) ; il parla bien de problèmata, jetés-devant (balleïn, pro), mais uniquement dans la mathématique et dans l'astronomie en tant qu'elle était mathématisable. L'artisan latin connut la res, la chose possédée (skr. raï), l'opus, l'oeuvre, le factum, le fait, mais il ne songea jamais à créer un substantif objectum, alors qu'il utilisait le participe passé neutre, "objectum", de son verbe "objicere" (jacere, ob). Il fallut attendre les lendemains de l'An 1000, pour qu'objectum (oculo objectum) devienne un substantif. Mais alors le succès fut foudroyant, répondant sans doute exactement au nouveau destin-parti d'existence cocréateur. En quelques siècles, le français forma objet, l'allemand Gegen-stand (se tenant en face), le néerlandais voor-werp (jeté devant), le russe pried-miet (jeté devant). Corrélativement, le projectum, qui en latin classique n'était encore qu'un balcon, prit le sens de projection vers l'avenir, qu'il a encore aujourd'hui. Ainsi, le MONDE 2 était revenu en force, car rien n'est davantage un tout composé de parties intégrantes et se détachant sur un fond qu'un objet, au sein d'un projet. Rien davantage non plus ne privilégie autant la cause finale, ainsi située à la source des trois autres, formelle, matérielle, efficiente, selon la volonté d'Aristote. Cependant, le gothique est une bonne occasion de remarquer les ambiguïtés de la notion de progrès dans les tectures. En effet, les performances de ses voûtes de pierre sont insignes, et pour ce qui est de la construction il y aura peu de vraiment neuf après lui avant le béton armé ; malgré ses boulonnages, ses rivetages, ses soudures, la Tour Eiffel est largement gothique. Mais en même temps les nervures et les baies des cathédrales excluaient la fresque, cet art révolutionnaire qui, de Giotto à Raphaël, supposa les grands murs pleins et plans de la basilique antique, puis chrétienne. Ainsi, le développement de la perspective, levier de la science moderne, supposa qu'en Italie le gothique demeurât adjacent.
13K. Le dessein-dessin créateur depuis la Renaissance
Les architectures du MONDE 2 envisagées jusqu'ici utilisaient l'échafaudage en bois, servant à la fois de véhicule des matériaux, de gabarit et de support avant la conclusion du clavage de pierre ou la prise des mortiers. Mais, devenu cocréateur virtuose, ingénieur, le tecte de la fin du Moyen Age dut prévisualiser toujours davantage son travail ; ce qui développa le schéma, complétant la maquette déjà mise en place au néolithique <13E>. En particulier, il lui fallut, pour éviter des échafaudages excessifs, prévoir la taille au sol d'éléments qu'il n'y aurait plus qu'à assembler dans les airs ; ce qui exigea une mathématique et un dessin des sections coniques qui amena Piero della Francesca, puis Desargues à initier la géométrie projective. Enfin, pour enlever la commande de la construction, il y avait à convaincre des commanditaires princiers, moins stables dans leurs finances et dans leurs programmes idéologiques que les commanditaires ecclésiastiques de cathédrales ; ce fut un nouvel appel au dessin et au schéma. Les traités de perspective convergente, aérienne, axonométrique se mirent à proliférer. Il est très regrettable que nous sachions si peu sur les rapports de Piero della Francesca avec les autres constructeurs du palais ducal d'Urbino. Or, le dessin-dessein tectural ainsi conçu transforma le maître d'oeuvre médiéval, vivant et inventant pour l'essentiel sur son chantier, en un concepteur tout-puissant, qui, dans son atelier, au bout d'instruments légers sur des papiers légers, préfabriquait virtuellement non seulement des édifices privés et publics, mais des quartiers entiers, puis des villes, en un urbanisme combinant en esprit le sous-cadrage des empires primaires avec les totalisations du MONDE 2. De cocréateur l'architecte devint créateur, en donnant à "création" un sens toujours plus ambitieux, confirmant le sens moderne de liberté de choix <13K, 30F-J>. Car l'eleFtHeria des Grecs n'avait été qu'une indépendance politique connotant seulement la décision contrastant avec la servilité des dépendants. La libertas de Rome ajouta uniquement à la franchise grecque (à topologie frontale) la générosité latine (à topologie latérale). Il faut attendre le premier christianisme et le néoplatonisme apocalyptiques pour que la liberté politique devienne une liberté intérieure, entre salut et damnation éternels. Et le second christianisme, cocréateur après l'an 1000, pour qu'elle vire à une liberté de choix profane, du moins sur les moyens terrestres, puisque les fins dernières restaient divines. C'est seulement au début de la Renaissance que le développement du système bancaire fit passer la monnaie de son statut de métal précieux à celui d'unité de compte, dégageant ainsi la notion d'échangeur universel. Sous l'impulsion de celui-ci, rendant échangeable tout contre tout, la liberté devint bientôt pour Homo une liberté des fins autant que des moyens. Au point de se supposer instauratrice, voire créatrice. A cette nouvelle liberté d'instauration la table à dessin de l'architecte urbaniste renaissant contribua puissamment. S'il ne créait pas sa matière, comme le Créateur, lequel crée de rien, ex nihilo, jusqu'à la matière, l'architecte conseiller de princes qui gouvernaient des territoires qu'ils maîtrisaient du regard (les portraits des Montefeltri par Piero della Francesca sont des portraits-domaines) eut au moins le sentiment de créer de rien les formes. C'est le moment le plus fort pour signaler les résonances, dans les accomplissements d'Homo, entre tecture, monnaie, écriture et liberté <29A5c>. A ce compte, quelles formations (Gestaltungen) furent privilégiées ? On est d'abord frappé par les géométries, comme les coupoles sur des carrés, d'autant que les traités d'Alberti, grand producteur de plans et maquettes, favorisent cette lecture. Et ce sont sans doute des choses comme l'ichnographie (plan terrier à la trace, ikHnos) attribuée à Peruzzi pour Saint-Pierre de Rome, quand il en fut nommé architecte à la mort de Raphaël (1520), qui invitent Encyclopaedia Britannica à caractériser l'architecte par une "extreme simplicity and delicacy". Pourtant, ces colonnes épaisses, et démultipliées du convexe au concave, ne sont plus les soutiens et relais mécaniques qu'avaient pratiqués la Grèce et Rome, ce sont des conques déclenchant entre elles des résonances perceptivo-motrices moins de totalité que de croissance <7D> ; coquilles plus qu'épures. Pour finir, en architecture comme ailleurs, rien d'antique dans la "renaissance" zoomorphique de l'Antique. Les dessins projectifs aveuglants qui accompagnent le De Prospectiva pingendi de Piero della Francesca (c. 1480) éclairent rétrospectivement la géométrie droite mais vibrante de Brunelleschi, et annoncent les géométries courbes et tendues qui engendreront le "maniérisme" (E.B.) de Peruzzi lui-même, le ressort bandé qu'est la coupole vaticane de Michel-Ange, les ombres mobiles de Palladio, le baroque de Borromini, le rococo de Vierzehnheiligen, enfin le romantisme wagnérien de Louis II de Bavière. Les Amours de Ronsard épelèrent l'érotique profane ou religieuse de ces torsions dès 1552 : "Soit que son or se crespe lentement, / Ou soit qu'il vague en deux glissantes ondes, <...> Ou soit qu'un noud <noeud> diapré tortement". Ainsi, dans le courbure dynamique, s'achève le moment anthropogénique que furent les tectures du continu distant du MONDE 2. Somme toute, sauf pendant leur interruption relative par le christianisme apocalyptique du premier millénaire, elles n'ont pas connu de fracture radicale depuis les dispositions de l'Acropole jusqu'à l'urbanisme d'Haussmann à Paris, ou de Mussolini à Rome.
13L. Les emprunts au MONDE 2 avec rémanences du MONDE 1
Avant de passer aux tectures du discontinu du MONDE 3, une anthropogénie doit s'arrêter à ces cas où des tectes hominiens ont subi l'influence du continu distant du MONDE 2 et ont même adopté quelque chose de ses contours préleveurs, et donc de sa globalisation, sans rompre pourtant avec le continu proche du MONDE 1. Nous en avons rencontré un premier exemple au sein de l'Occident, dans les tectures du christianisme apocalyptique du premier millénaire <13Ifin>. Il y en a d'autres, plus nets, en dehors de l'Occident.
13L1. Les réticences d'Homo oriental : Inde, Chine, Japon
Le contour grec avait été exporté par les conquêtes d'Alexandre, dès 300 avant notre ère, à travers l'Iran jusqu'à l'Indus. Puis, en un millénaire, il gagna l'Inde, la Chine, l'ancienne Indochine, la Corée, enfin le Japon, où il s'imposa à partir de 600 de notre ère. Cependant, Homo oriental n'accepta jamais entièrement les tectures totalisatrices d'Homo grec et romain. Il s'arrangea toujours pour que les contours et aussi les dispositions internes du bâti gardent quelque chose d'agrégatif, de pulsatoire, d'imbriqué, faisant que chaque partie renvoie d'abord aux parties voisines, plutôt que de renvoyer directement au tout. Ce choix tantôt estompa la construction manifestée, la constructivité, dans les temples indiens de l'Orissa et de Borobudur, et plus encore dans les excavations d'Elephanta et d'Ellora ; tantôt souligna visuellement et tactilement sa continuité sans rupture avec la nature, dans les chevillements antisismiques de la maison japonaise. Ces réticences à l'égard du continu distant du MONDE 2 grec tinrent à ce que dans ces cas Homo s'inscrivait encore largement dans les structures sociales des empires primaires, et qu'habiter comme demeures ou manipuler comme ustensiles des touts composés de parties intégrantes supposait ces libres politiques qu'étaient les citoyens grecs ou romains, puis ces libres de choix et d'instauration que furent les paléochrétiens, puis les bourgeois médiévaux, renaissants, classiques, romantiques. Il y eut aussi des raisons d'ontologie. La juste distance scénique du tHeatron occidental était incompatible avec les flux convertibles du tao chinois, avec la maya et le dharma (subarticulatoire) indiens, avec les intensités instantanées des kami japonais. Elle nécessitait la volonté d'évidence épistémologique qui fit éruption en Grèce il y a 2,7 mA, et qui fut le destin-parti d'existence singulier et longtemps unique de l'Occident.
13L2. Le renversement gravitationnel d'Homo islamique
L'Islam des tectures lui aussi a connu le MONDE 2, et il s'est inspiré des bâtiments grecs, byzantins, iraniens parmi lesquels il s'est développé pour leur emprunter les ressources du clavage et de la nervure. Mais son ontologie de la transcendance absolue, non médiatisable, s'arrangea toujours pour que la construction, au lieu d'exhiber ses pesées et ses efforts, donne au contraire l'impression de descendre sans pesanteur, en mirage ; "la terre comme un lit, et le ciel comme un édifice", d'où descend l'eau du ciel (Coran, 2,22). Ainsi les arcs furent surélevés afin de dénier leurs pressions obliques ; leurs appuis ne tombent pas sur les colonnes, comme dans le roman et le gothique, mais reviennent entre elles en porte-à-faux ; sous le chapiteau, les fûts sont si minces qu'ils semblent pendre plus que soutenir ; les nervures donnent à croire qu'elles creusent et aèrent les voûtes au lieu de les renforcer ; la polychromie achève de nier le poids, dans les doubleaux à l'intérieur, dans les pentes de la coupole à l'extérieur.
13M. Le MONDE 3 et l'ingénierie généralisée
Pour les tectures grandes et petites, le passage du MONDE 2 au MONDE 3 n'a pas été un événement anthropogénique moins considérable que le passage du MONDE 1 au MONDE 2. Dans l'habitat et même dans le meuble, virer du continu au discontinu est plus violent que de passer du continu proche au continu distant. Aussi, le changement qui intervient à Paris entre la Tour Eiffel, encore dans l'esprit du MONDE 2 gothique, et le Centre d'Art Georges Pompidou, noeud d'aiguillages de flux hétérogènes, typique du MONDE 3, témoigne d'une révolution fondamentale. Nous allons suivre celle-ci selon les trois logiques de toute tecture : la destination, la construction, l'englobement <13B2>. Et nous commencerons par la construction, parce que, dans le MONDE 3, ses techniques sont devenues si omniprésentes et préalables qu'elles imposent leur référentiel à l'entour et à la destination.
13M1. La construction comme aiguillage local de processus lointains et hétérogènes. La resémantisation constructive
On peut presque résumer le changement dans la construction par le déplacement de la notion de processus. Depuis son origine latine, le mot avait désigné une suite d'actions et d'opérations dirigées vers un but ; procedere c'était marcher de l'avant ; les étapes du "procès" se sériaient par la fin poursuivie, et on lit encore dans le Merriam-Webster : "process, a series of actions or operations conducing to an end". Or, les processus qui interviennent dans la construction des tectures contemporaines n'ont pas de finalités définies, comme édifier une demeure, et moins encore telle demeure, mais au contraire ils sont disponibles à des fins très multiples. Le même processus *tuyauterie* fournit des conduites d'eau, de gaz, et aussi des armatures de tables ou de sièges, et jusqu'à des profils simulateurs de frontons. Le *fil* aussi est polymorphe ; en un siècle, une entreprise qui en était maîtresse a produit des clôtures de prairies, des matelas à ressorts, des résilles pour les capsules spatiales, un béton microfilé destiné au coeur des centrales nucléaires. Les nouveaux processus majeurs, *tubes*, *fils*, *béton*, *bois lamellé*, *verre*, *acier*, *plastique*, *parpaing*, tendent à être continus et perpétuels ; parpaing dérive de perpetaneus, perpetuus. Et ils sont d'ordinaire hétérogènes entre eux quant à leur production et distribution. Venant de loin et allant loin, le transport et la coordination des arrivées (PERT pour la fabrication du Nautilus) y sont l'aspect dominant : le malaxage et la translation du béton coïncident dans les bétonnières automobiles. Quand il s'agit d'objets, ceux-ci sont régis par les implications qui descendent du plus grand au plus petit : cale du bateau ou de l'avion >> conteneurs amovibles >> wagons ou camions adaptés aux conteneurs >> empaquetages appropriés au convoiement >> disposition des organes du produit pour prévoir cet empaquetage. En même temps, la plupart des processus partiels se regroupent en processus majeurs, dont l'aspect tentaculaire est rendu par leur article défini : l'Electricité, le Nucléaire, le Rail, la Marine, l'Aviation, l'Automobile. Cette dernière comprend à elle seule une pléiade de sous-processus : la route, les secours, les assurances, les raffineries, les salons, les stations service, la publicité, etc. La publicité de l'automobile comporte un imaginaire aussi vaste qu'un culte religieux. Hétérogènes et autonomes, les processus à fins multiples et transnationaux ont radicalement modifié la situation d'Homo tecte. Construire ce n'est plus affronter, dans un corps-à-corps laborieux et jouissif, des matériaux à taille humaine, à texture naturelle, à extraction proche (Saint Philibert de Tournus et ses carrières visibles), mais déclencher, ponctuer, aiguiller localement des flux exotiques, et en tout cas dépassant de toutes parts un tecte devenu aiguilleur-déclencheur local. En d'autres mots, la construction des tectures est passée à l'information : non l'édification d'une forme dans des matériaux ayant déjà une forme qu'il fallait vaincre, mais le déploiement ou l'exposition (ponere ex-) de formes dans des flux formatables, à prise rapide, tels les coulées, les feuilletages, les tendeurs, les rivetages. Or, autant la formation (Gestaltung) était faite pour être exhibée dans ses efforts, autant la construction par matière informable-informante cherche à passer inaperçue. Ceci a sonné le glas de la "constructivité" <13B2b>. Qui penserait à exalter la fonction portante d'un linteau en béton précontraint, si qualifié soit le travail qu'il fournit ? Aussi, depuis 1930, Homo a inventé le styling, dont le premier propos fut de faire disparaître les armatures sous un carénage. Les automobiles n'ont été fières de leur mécanique que pendant deux ou trois décennies, avant de la cacher définitivement sous un capot. Cependant, pour Homo constructeur, la constructivité a persisté comme souvenir, ou nostalgie, dans ce que les Italiens ont appelé resémantisation. Au quartier Antigone de Montpellier, l'atelier Bofill fondé en 1964 a multiplié des pilastres et des chapiteaux qui déclaraient les efforts des bâtiments antiques, mais qui cette fois ne portent rien. Le jardin d'une aire d'autoroute dresse quatre cylindres de béton, figuration de colonnes, que somme une armature de simples tuyaux, figuration d'un toit et d'un fronton qui suffisent à suggérer un Trianon imaginaire pour la chaîne "L'Arche". Comme souvent dans l'anthropogénie, un changement si profond fut précédé par une courte et extrême exaltation du moment antérieur. A la veille de la disparition de la constructivité du MONDE 2, les cantilevers de la maison sur la cascade chantèrent l'organicisme de Frank Lloyd Wright. Mies van der Rohe imposa une sorte de stoïcisme du bâti à travers une exactitude rhétorique, un ni trop ni trop peu ostensibles, du métal et du verre. Le Corbusier a sculpturalement accentué les éléments porteurs de son église de Ronchamp par un béton brut de décoffrage, "masculin", tranchant sur le béton projeté grumeleux, "féminin", des éléments non-porteurs. La constructivité fut la composante la plus frappante du fonctionnalisme du Bauhaus. Ses ossatures se sont de plus en plus ouvertes de Nervi à Calatrava.
13M2. La destination comme adaptabilité. La resémantisation sociale et le standing
Dans les tectures anciennes, la destination précédait tout, évidemment sociale et même cosmique. Ainsi avons-nous rencontré le schématisme générateur de la maison Dogon dans le MONDE 1A ascriptural <13E> et les milliers de modèles de la demeure distribuant les castes de l'Inde dans le MONDE 1B scriptural ; rien de plus cosmologique qu'une pyramide. Jusque dans le MONDE 2 bourgeois, la cuisine avec son foyer, la salle à manger avec sa table et ses chaises parallèles, la chambre à coucher avec son lit de coin ou de milieu (espagnol) situaient les fonctions vitales de façon presque sacramentelle. Depuis qu'elle prit corps, la demeure fut un temple privé à peine moins réglé et réglant que le temple public. Par contre, dans les tectures du MONDE 3, les destinations suivent largement les impératifs de la construction, laquelle transforme l'habitat en conteneur et le meuble en relais. Dans les villes nouvelles, les futurs propriétaires projettent leurs domiciles en cochant des items dans des catalogues : tant de blocs eau, blocs chambre, blocs cuisine, blocs bureau, blocs énergie, blocs télécommunication, répartis sur deux ou trois points d'arrivée prédéterminés. Leurs prestations traverseront des métiers en changement fréquent selon des groupes eux-mêmes changeants, dont la "famille patchwork". Ils savent que leurs actes d'habitation se réduiront aux manipulations stéréotypées de quelques appareils ménagers, d'une robinetterie, d'un minibar, d'une console d'internet standard. Sauf accident, aucun de ces protocoles, d'ordinaire moins analogiques que macrodigitaux <2A2e,2B6>, ne donnera lieu à un événement. L'adaptation ancestrale a fait place à l'adaptabilité. Du reste, les fonctions contemporaines sont tantôt si élémentaires tantôt si compliquées qu'il vaut mieux les dissimuler. En particulier, les câblages électriques, pourtant riches de destinations intelligentes, ne feraient qu'embarrasser l'esprit si leur utilisateur les voyait trop. Ainsi, la destination manifestée s'est effacée comme la construction manifestée. Et elle aussi a fait place à une resémantisation, celle du standing, simple "standard of achievement", ou "achievements of competitors". Et, une fois encore, après un dernier éclat crépusculaire. A la Villa Savoye, Le Corbusier construisit une salle de bain où se laver continuait l'idéal de la gymnastique antique. Ailleurs, il ritualisa les fonctions vitales au point de concevoir des tables faisant corps avec l'immeuble. A ses yeux, l'urbanisme entier devait séparer, et donc déclarer spatialement et temporellement : (a) la production, (b) l'échange-loisir, (c) le repos-sommeil. La destination thématisée fut poursuivie par le fonctionnalisme du Bauhaus au même titre que la constructivité, mais à nouveau en un baroud d'honneur. Les paramètres de la destination ont encore été redéfinis ces dernières années par ceux de la mobilité. On songe d'abord aux accroissements et aux vitesses des transports par chemin de fer, auto, avion, lesquels ont suscité de nouvelles destinations architecturales, prestées et même parfois manifestées, dans des banlieues devenues "villes nouvelles", dans les relais d'autoroutes, dans les aéroports et "hubs" de tout genre, dans des centres urbains traditionnels s'adaptant à des citadins autoroutiers. Rien qu'à feuilleter un ouvrage collectif comme Les territoires de la mobilité (P.U.F., 2000), on découvre un vocabulaire neuf exprimant tant bien que mal la nouvelle donne : périurbanisation, exurbanisation, panurbanisation, territoires de flux vs territoires de lieux, lieux de transit (faibles) vs lieux d'insistance (forts), microsociabilités. Et cette révolution est bien débordée par celle qu'impliquent, depuis 1996, l'internet, le téléphone portable, le télétravail, le téléloisir. La notion de réseau, rampante depuis un demi-siècle, devient un paradigme dominant. Les réseaux sont des systèmes dont les éléments communiquent entre eux davantage selon leurs interconnexions que selon leurs proximités. Leur nombre et leur souplesse sont apparemment dispersants. Mais, en même temps, les coïncidences aléatoires ou préméditées de leurs trames superposées déclenchent d'innombrables nouveaux "lieux" énergiques et exergiques, en une reterritorialisation multidimensionnelle qui les a fait dire "aréolaires" (Jean Rémy).
13M3. L'englobement plastique moins perceptivo-moteur que logico-sémiotique. La resémantisation englobante
Tous les tectes et architectes du passé ont cultivé des effets de champ perceptivo-moteurs, soit que leurs tectures aient été élaborées dans le contact immédiat de leur corps durant le MONDE 1A ascriptural et 1B scriptural, soit qu'elles aient été préconçues par des vues totalisatrices durant le MONDE 2, sur des gabarits en Grèce, sur les planches à dessin à la Renaissance. Ce sont ces effets de champ qui à Florence nous pétrifient encore au seuil de la Capella dei Pazzi et nous font avancer lentement et extatiquement sur les dalles tendres et roses de Santa Croce. Ils nous réconfortent de leurs bonheurs insaisissables tandis que nous accomplissons des tâches quotidiennes dans une maison paysanne ou bourgeoise d'autrefois. Et, comme les effets de champ perceptivo-moteurs transforment les choses en fantasmes, la demeure ancienne fut le fantasme archétypal de la partition-conjonction sexuelle et universalisée <7H,7I3> tant des poèmes d'adultes que des dessins d'enfants. Destinés à s'estomper dans l'architecture du MONDE 3, les effets de champ perceptivo-moteurs ont connu, à sa veille, la même exaltation terminale que la constructivité et la destination manifestées. Encore en 1960, Le Corbusier écrivait à l'auteur au reçu de Les Arts de l'espace : "Lorsque tout est à son intensité, - la couleur, le dessin, l'idée (le thème), la proportion, l'équilibre, l'harmonie réalisée en tous ces éléments constitutifs, - alors à ce moment se déclenche une sensation de l'ordre de l'ineffable. Je l'ai baptisée : l'espace indicible. Le mot suffit. Si j'ai pu toucher la sensibilité des gens à Ronchamp et à La Tourette c'est à cause de cette nature d'harmonie déclencheuse d'espace." Son exigence plastique de l'entour incita Le Corbusier à revenir en deçà de l'étalon du mètre, dont il jugeait la conventionnalité abstraite responsable de la décadence de l'architecture après le XVIIIe siècle, au profit d'un "Modulor", module fondé sur le nombre d'or (1,618/1) à partir d'une taille humaine fixée à 1 m 83 (pour la conversion en pied-pouce) et destiné à rétablir entre le corps du tecte et le corps de l'ouvrage cette analogie et harmonie physique qu'avaient, croyait-il, favorisée le pouce, la paume, l'empan, la coudée, la brasse. La concordance kinesthésique et cénesthésique du tecte ainsi survoltée fut même pour Le Corbusier l'occasion de pressentir l'espace-temps du MONDE 3 alors en gésine : dès 1930, sa villa Savoye n'a pas de rez-de-chaussée sinon pour les arrivées d'énergie et consiste en un étage monté sur des colonnes pour mieux nier l'appui au sol ; elle est une "forme externe-interne", déjà fenêtrante-fenêtrée ; ses superstructures ne la somment pas, et sont plutôt des relais vers l'environ, dans l'esprit des sculptures de Pevsner à l'époque ; pour y entrer, l'habitant décentré est contraint, au lieu de passer entre deux colonnes, de contourner une colonne centrale. Les culminations de cet englobement plastique furent Chandigarh de Le Corbusier, et plus encore Brasilia de l'architecte Niemeyer et de l'urbaniste Costa, ces deux villes construites à partir d'une table rase, et dont la seconde surtout a exploité à ses limites la malléabilité plastique des nouveaux matériaux, en des coupoles gauches, des colonnes continues courbes, parfois des arcatures à courbures fuguées (pour l'éditeur Mondadori en Italie). Mais, une fois encore, ce ne fut là qu'un crépuscule. Des effets de champ perceptivo-moteurs n'ont guère de place sur les écrans d'ordinateurs, qui, dans nos bureaux d'architecture et de design, compatibilisent les flux de matériaux <13M1> et les fonctions de disponibilité <13M2> sous forme de rangées et colonnes de chiffres et de schémas. En sorte que la plastique de l'entour est devenue elle aussi une affaire de resémantisation, exploitant au mieux des effets de champ surtout logico-sémiotiques. C'est en ce sens qu'en réaction contre l'architecture moderne, ultime effort (1920-1965) d'effets de champ perceptivo-moteurs excités, ainsi que d'idéal social unanime et de construction manifestée, l'on commença à parler d'architecture post-moderne. Il y en a deux versions, que nous appellerons (1) post-modernisme déclaratif et (2) post-modernisme modeste. Restera à envisager une solution plus radicale encore : (3) la (con)fusion entre grandes et petites tectures ; voire (4) des formations vraiment neuves, comme celles du Musée Guggenheim à Bilbao. (1) Le post-modernisme déclaratif a compris la resémantisation comme l'injection marquée de motifs anciens, jugés riches de force plastique. Au départ, comme à Milan, ces thèmes furent dictés par des circonstances culturelles, comme l'évocation du patrimoine d'une ville au passé riche. Mais bientôt ils fonctionnèrent comme de simples souvenirs erratiques, exotiques. En sorte que des éléments gréco-romains, qui à leur origine avaient soutenu des effets de champ perceptivo-moteurs statiques, cinétiques, dynamiques, excités <7A-D>, se prirent à susciter des effets de champ logico-sémiotiques, parfois violents. Ainsi, entre le vieux Montpellier et la mer, les pilastres et les chapiteaux de l'atelier Bofill, par leur refus (ou leur impuissance) de plasticité actuelle, par leur volonté de pure citation plastique, ont fait du quartier Antigone une sorte de non-lieu, de non-chemin, de non-domaine, de non-horizon, qui soutient une non-étendue et une non-durée que d'aucuns trouvent insupportables, tandis que d'autres, déboutés du sens, s'y dépaysent ou s'y exilent du cosmos à l'univers, ou au multivers. Il est remarquable que ce quartier dépaysant et les bandes dessinées de la série Villes obscures de Schuiten, concepteur de Planet of Visions à l'Expo 2000 de Hannover, dont le Pavillon des Utopies, s'éclairent mutuellement, en procurant des expériences similaires d'ici-ailleurs et de maintenant-autrefois, où le fantastique, la réalité et le réel <8E1> se tissent au point de fusionner. (2) Depuis, s'est mis en place un post-modernisme modeste, quotidien, courant. Suivant la conviction implicite que l'évolution des vivants en général, et en particulier celle d'Homo techno-sémiotique, est hypervariée, buissonnante, multifactorielle, irreproductible <21G3>, et qu'il y a donc avantage à ne pas détruire les singularités du passé là où elles demeurent. D'où la préservation et même la réhabilitation des tectures originales antérieures. Bien plus, des constructions neuves, qui exploitent les nouvelles techniques de construction processuelle et sont destinées aux fonctions informatiques mondialisantes, continuent maintenant les formules plastiques de leurs entours anciens. Ainsi de la récente Tate Modern, à Londres, musée d'art très contemporain mais installé dans l'énormité d'un vestige de l'âge énergétique (préinformatique) de l'industrie confronté à distance au dôme de Saint-Paul. Plus sobrement, Bruxelles avait connu, avant la première Guerre mondiale, un canon original de largeur des rues, de hauteur des maisons, de couleur et d'animation des façades, appelé le façadisme, dont le Modern Style de la Maison Horta est un haut lieu. Devenu capitale du marché commun, beaucoup de ses quartiers neufs s'arrangent pour ne plus trop rompre avec ce visage Belle Epoque. (3) Du reste, un phénomène plus radical a eu lieu dans la conception de l'englobement plastique par les tectures : la fusion entre tectures grandes et petites, entre les immeubles et les meubles, entre le proche et le lointain, le contenant et le contenu. Depuis un siècle et demi, le téléphone, puis la radio, puis la télévision, enfin le fax et l'internet ont créé un habitant internaute, un Ulysse planétaire, circulant parmi des relais de relais, fenêtrant-fenêtré parmi ses "windows". Le son radio et le spectacle magnétoscopique, les informations internet, confirmés par les éclairages multidirectionnels du spot électrique à bon marché, sont devenus l'architecture de ceux qui n'en ont plus. Par eux l'immeuble et le meuble inversent leurs dimensions. Courant le monde, le spectacle de l'écran télévisuel et le son radiophonique sont infiniment plus vastes que la pièce où ils ont lieu, dispensant assez les architectes et les tectes du souci des proportions du mur et des baies, et déboutant toute composition stable. Le phénomène des installations est éloquent à cet égard. On y propose des peintures ou des sculptures qui deviennent des environnements, donc des tectures ou des architectures. Inversement, une ville entière peut être organisée un moment en une oeuvre unique : Gand y a réussi en 2000 sous le titre explicite de Over the edges. Ç'aura été l'audace essentielle du Bauhaus de préluder dès 1920 à cette fusion englobante des tectures grandes et petites, que dans les années 1960 l'Industrial Design d'Ulm, profitant de matériaux légers et d'une combinatoire multiforme et souple, non vectorielle, introduira jusque dans la vie la plus quotidienne. Ainsi, à Frankfurt-am-Main, le client de la libraire Hugendubel baigne parmi les ouvertures mentales que sont les imprimés, les CD-ROM, les messages d'ordinateurs qui lui sont proposés, mais aussi parmi les ouvertures physiques selon lesquelles tout cela lui est proposé horizontalement, verticalement, et surtout obliquement. Dans une intrication de tectures grandes et petites en réseau. Soustrait aux unités stabilisatrices des Cosmos-Monde-Dharma-Tao-Quiq-Kamo qu'étaient les bibliothèques et librairies anciennes. Plutôt traversé par l'Univers, "versus unum", voire le "Infinite Multiverse", dont il est un état-moment <30L>.
13M4. Les éléments des tectures contemporaines
Depuis Vitruve, les théoriciens des tectures affectionnent l'idée d'éléments, c'est-à-dire de cellules où sont censées se rassembler les trois logiques tectoniques - fonction sociale, construction, englobement plastique - propres à un moment de civilisation. Ici la colonne, là le mur, ou le seuil, ou la porte, ou l'arc, ou la coupole, ou la niche, ou le tatami (couche et module). Le hiéroglyphe égyptien a ainsi retenu le mur + son ouverture, la porte. Le Deutéronome semble avoir été surtout sensible aux seuils. On pourrait alors tenter d'énoncer les éléments tecturaux de l'habitat du MONDE 3 : (1) La radio portative, dont le son "techno" assure l'entourement utérin. (2) L'éclairage à sources multiples, qui complète visuellement cet entourement sonore et quasi tactile. (3) L'écran télévisuel qui assure une présence suffisante d'objets éclatants, déclenchés discontinûment, mais avec quelque continuité de séquence, comme la stabilité des "grilles" horaires et des présentateurs. (4) Le téléphone fixe ou portable, qui assure à chacun un taux raisonnable de proximité sociale, parfois en justaucorps. (5) Le poste internet, qui ouvre l'inscription de chacun en ses fonctions sociales larges, sur l'horizon. (6) Le fax, qui transporte assurément des documents graphiques, mais aussi les gestes chauds de l'autographe, participant du théâtre quotidien. (6) Le méat d'accès à la rue de quartier, à la route de région, à l'autoroute continentale, qui désormais font autant ou davantage partie de l'habitat que la maison. (7) Un mobilier assez facultatif, dont la couche et l'automobile sont les extrêmes. (8) Des pièces assez légères (étanchéités, poutres de métal ou de bois lamellé, joints) qui assurent du vent, de la pluie, du soleil, du regard d'autrui. A cette panoplie s'adaptent alors des habitats d'épaisseurs sémantiques et d'étendues-durées très variées : villes anciennes rénovées, sémantiquement très épaisses ; villes nouvelles produites combinatoirement, d'épaisseur quasi nulle ; ville nouvelles archaïsantes, ou resémantisées, d'épaisseur variables ; sièges de télétravail en campagne proche ou éloignée, de sémantique bigarrée. Quant à l'architecture publique, elle est le plus à l'aise là où elle prend en charge les relais forts des croisements de réseaux (aréolaires) où les interfaces trouvent à s'intensifier monumentalement : stations d'auto-route, bouches de métro, gares, aéroports, galeries commerciales, centres de loisirs, agences bancaires, musées, pavillons des utopies. Dans cette énumération, on remarquera l'absence du pouvoir religieux, évanescent, mais aussi du pouvoir politique, devenu à la fois trop omniprésent et trop insaisissable pour se trouver de vrais lieux rayonnants, sauf peut-être la Maison Blanche. Qu'il s'agisse d'habitats ou de foyers publics, le référentiel et l'horizon se sont considérablement élargis, passés du village et de l'urbs-polis à l'"aménagement du territoire", où les lieux et frontières ne sont que des ponctuations. A côté des architectes de maisons, de gares ou de villes, sont apparus, les surplombant, ceux qui prennent en charge le Québec, la Méditerranée, la Transhimalayenne.
13M5. Les formations contemporaines (aminoïdes) et le rythme par interfaces
Les formations tectoniques d'Homo ont toujours fait écho, consciemment ou non, aux idées de la génération-évolution (physis) qui avaient cours à leur époque ; les tectures ont inspiré les cosmologies, dont elles étaient inspirées en retour. Ainsi du schématisme générateur pour le néolithique ascriptural (MONDE 1A) et ses artisans magiciens ou chamans. Des nombres pour les empires primaires scripturaux (MONDE 1B) et leurs artisans arpenteurs et astrologues. Des géométries euclidiennes et projectives pour le MONDE 2 et ses artisans analytiques-synthétiques (l'artisan rationnel grec). Y a-t-il alors une formation (Gestaltung) tectonique typique du MONDE 3 mûrissant ? Dans sa conception de la vie et de l'évolution, le XXe siècle aura été ébranlé par sa découverte de la puissance formatrice des acides aminés. Nous savons maintenant que les vivants résultent essentiellement de protéines, protéines d'action (enzymes) et protéines de structure, dont la polycopie ou réplication est assurée par l'ARN-ADN. Or, il s'est avéré que toute protéine est constituée de seulement 20 acides aminés, lesquels comportent chacun deux portions ; l'une comprend une de leur 20 configurations différentes, et c'est une première source de différenciations, compositionnelle ; l'autre est identique chez tous : elle conjugue un amino NH2 et un acide COOH, ce qui leur permet moyennant des liaisons covalentes par l'expulsion d'une molécule d'eau de former des chaînes indéfiniment longues, dont les milliards de milliards de séquences possibles sont source d'une deuxième différenciation, séquentielle. Enfin, dans les chaînes polymériques ainsi constituées, les acides aminés s'attirent ou se repoussent selon les 5 liaisons chimiques fondamentales (covalente, ionique, H-, hydrophobe, faible), en sorte que leurs chaînes s'enroulent en boules, et que ces boules ont chacune des propriétés générales de structure, mais aussi des points d'activité/inactivité chimique incroyablement accélérée (leur aspect enzymatique), selon une troisième différentiation, stéréométrique. Ainsi les protéines méritent le nom que leur a donné Berzelius ; elles sont bien proteïoï, de première importance. En 1970, l'équipe d'Anfinsen montra que si l'on déroule et étend la chaîne d'acides aminés qui constitue une protéine, elle perd toutes ses propriétés, et qu'elle les retrouve toutes si on la laisse s'enrouler en boule à nouveau. Il y a là au moins deux originalités encore inouïes pour Homo à la fin du XIXe siècle : (1) la fécondité structurale et physiologique de la séquentialité, (2) l'engendrement de l'analogie par la digitalité. On le voit, la formation (Gestaltung) cosmologique qui intervient ici rompt avec toutes les philosophies et théologies antérieures, lesquelles n'avaient connu que des dieux sculpteurs, peintres, géomètres, arithméticiens, charpentiers et maçons, tisseurs, bref plasticiens au sens grec, chez qui la séquentialité n'intervient pas, et où le digital n'est là que pour articuler l'analogique, pas pour l'engendrer. La "critique du jugement téléologique" de Kant, qui est la clé de voûte de son système où se résume l'Occident, est ainsi ruinée de fond en comble. Du reste, le concept de formations aminées a des échos très vastes. Car c'est vrai que les états mentaux (c'est-à-dire sémiotiques, techniques, présentifs <26B>) sont d'un autre ordre que les corps vivants, mais la découverte vers 1970 par Kandel, futur directeur des Principles of Neural Science, que la mémoire et l'expérience sont le fait d'un cerveau agissant comme un computer bio-chimique où le software se transforme en hardware et le hardware en software (ce qui n'est nullement le cas des computers techniques actuels) <2A1> appartient bien à la même conception non-plasticienne des formations. Revenons alors à notre question de départ : dans les tectures récentes, trouve-t-on des formations aminoïdes, c'est-à-dire faisant écho aux formations aminées ainsi découvertes ? Nous verrons que c'est sans doute le cas dans la peinture <14J1a> et dans la littérature <22B9>, et presque déclarativement dans la musique et la danse <15H1d>. Mais dans les tectures ne faut-il pas s'attendre à des retards considérables en raison des lourdeurs du matériau, et peut-être aussi des habitudes de pensée de tectes et architectes qui ont été pendant des millénaires les frères du Démiurge plasticien, tout habité de triangles, de carrés et de cercles ? On apercevrait pourtant de premiers linéaments. D'abord en négatif, lorsque vers 1970, un foisonnement de spéculations sur le vide, l'altérité, le manque, le trou, la coupure, comme aussi la volonté de passer d'un modèle géométrique à un modèle topologique, ou encore la fascination par les théories du chaos commencent à marquer une défiance profonde à l'égard du plasticisme architectural ancestral. Puis positivement, dans les mêmes années, ces esquisses où le Suisse Thomkins propose des utopies conciliant la séquenciation, continue, la variation, discontinue, le retour de l'une sur l'autre, en des engendrements (partiels) de l'analogique par le digital. Enfin, dans le "Project on the City" de la Harvard Design School, la place fondamentale reconnue au shopping center, "dernière forme de l'activité sociale", indique une attention nouvelle à la digitalité séquentielle, soit que le bâti exploite les ressources des escalators et des parois permettant l'air conditionné, comme dans les architectures géantes de Pearl River Delta en Chine, soit qu'il s'élabore au ras du sol le long d'une ligne de chemin de fer où s'accumulent et se croisent toutes les séries hétérogènes de la globalisation contemporaine, comme dans la Metropolis spontanée de Lagos au Nigeria. On parlerait d'un paradigme chimique, ou biochimique, de l'architecture. Ces questions sur d'éventuelles formations architecturales aminoïdes invitent à interroger un instant les rapports entre rythme et architecture. Parmi les huit propriétés du rythme dictées par la stature hominienne, l'anthropogénie a relevé l'organisation en noyaux, enveloppes, résonances, interfaces<1A5h>. En appliquant cette grille de lecture à l'architecture du deuxième millénaire occidental, on rencontre grossièrement les choix suivants : noyaux du Roman ; enveloppes du Gothique et de la première Renaissance ; résonances de la seconde Renaissance, du Baroque-Rococo, du Romantisme ; interfaces du Modernisme et du Post-Moderne. La rythmisation par interfaces est sans doute la seule praticable pour un habitant fenêtrant-fenêtré dans des réseaux aréolaires <30K>.
13N. La sémiotique des tectures
Le fondamental de la sémiotique des tectures, grandes et petites, immeubles et meubles, c'est leur qualité d'images massives <9>. Comme les bifaces du paléolithique moyen, qui ont introduit l'image massive pour Homo, les tectures hésitent aussi entre leur fonction technique de proposition pratique et leur fonction sémiotique de thématisation culturelle <4A>. Qu'elles soient pyramides, tumulus, châteaux, huttes ou tabourets, l'aspect technique et sémiotique y résulte également d'un corps à corps global entre une organisation employée et un organisme utilisateur. Si humanisées soient-elles, elles restent fatalement immergées dans la nature, quant à leurs matériaux, leurs procédés de construction, leurs destinations, leurs références plastiques à l'entour. Enfin, les croissances, les textures et les structures s'y départagent mal <7F>. D'où, en leur cas, l'intensité de la ruine, qu'on ne trouve nulle part ailleurs : "Faites-moi une architecture dont les ruines soient belles, disait Hitler à Speer". Un tableau endommagé et un poème lacunaire manquent vraiment de quelque chose, tandis que le Parthénon rongé et pillé par deux millénaires de vandalisme nous impressionne peut-être autant ou davantage qu'il ne l'eût fait intact, quoique autrement. Il en va de même d'une chaise, surtout si elle a appartenu à Beethoven ou à un grand-père disparu. Les dimensions temporelles sont donc là aussi importantes que les dimensions spatiales, la durée que l'étendue. Quand il habite, tout se passe comme si Homo trouvait convenance, plaisir, jouissance à s'accommoder d'un certain déjà-là plutôt que d'instituer quelque chose de toutes pièces, à partir d'une tabula rasa. Ce déjà-là encombrant et familier semble concorder avec la nature de l'entour, avec ses rémanences et ses remémorations presque utérines, ce qu'on oserait appeler son archaïsme (archè, principe). Il y a toujours quelque chose d'archaïque chez Homo habitant longuement utérin. Avec un degré moindre dans le meuble et le mobilier que dans l'immeuble. C'est dans cette imagerie massive que prennent place alors les connotations sociales des tectures. Statut despotique du grand divan. Statut royal de l'escalier. Statut bourgeois du façadisme et des armoires vitrines. Statut ouvrier de l'atelier et des machines simples. A Aix-la-Chapelle, le trône surélevé d'où Charlemagne suivait l'office indique à lui seul la continuité religieuse et politique de l'empereur carolingien et son lien à une antiquité. Avec ceci que la condition sociale s'enracine toujours cette fois dans la condition humaine, tant chaque tecture manifeste les servitudes de l'existence. Le palais demeure complice de l'antre, du terrier, du repaire. La salle des fêtes jouxte la chambre où l'on dort et l'on meurt. En tant que produits, les poèmes et les tableaux ne comportent jamais ces admonitions qui, dans tout meuble et immeuble, mettent la naissance, la vie et la mort en réciprocité. Quant aux dénotations tecturales, c'est-à-dire ces inflexions indexatrices <5> par quoi une poignée de porte invite à la saisir, un escalier à le gravir, les huisseries à distinguer ou au contraire à confondre les actes d'habitation, elles viennent comme des parachèvements toujours un peu surérogatoires. Hésitant entre le statut d'index <5> et le statut d'indices <4>. Magiques, hantées, par là encore <4D>. Ainsi naissent de toutes parts les effets de champ tecturaux, diffusant des significations, des sens, le sens, le Sens, la signifiance <8F>, et que couvrent, avec des accents divers, les verbes habiter, Wohnen, to dwell, tous sémantiquement épais. Effets de champ qui réalisent des destins-partis d'existence par leur topologie, leur cybernétique, leur logico-sémiotique , leur présentivité <7A-D>. Croisant fantasmes <7I> et choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>. En des rêveries de la cave "en-dessous", du grenier "au-dessus", des dépendances "à-côté", du foyer "au centre", de la chambre "à l'écart", de la cuisine "en insistance". Et en l'activation-passivation des huit aspects du rythme <1A5> la plus inconsciente, insinuante, permanente qui soit.
SITUATION 13 Ce chapitre est en résonance étroite avec le chapitre 11 sur l'articulation du spécimen hominien, et le chapitre 30 sur les avatars du X-même. Il communique étroitement aussi avec ce qui sera dit des ethnies, au chapitre 28, comme avec ce qui a été vu du pas, dès le chapitre 1 ; la marche et la démarche hominiennes habitent presque autant qu'elles parcourent. Mais on aura remarqué aussi comment, pour embrasser les tectures, il nous a fallu prendre une vue d'ensemble des grands destins-partis d'existence d'Homo, tant elles les réalisent et les supposent. Par quoi leur examen ouvre commodément la deuxième partie d'Anthropogénie, sur les accomplissements fondamentaux d'Homo.
Henri Van Lier |