ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE - LES BASES
Chapitre 1 - LE CORPS TECHNIQUE ET SÉMIOTIQUE
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 1 - LE CORPS TECHNIQUE ET
SÉMIOTIQUE
On pourrait attendre que l'anthropogénie traite la paléoanthropologie comme un préambule indispensable. Pour parler de la constitution continue d'Homo, ne faut-il pas préciser d'emblée ce qu'on entend par Homo sapiens sapiens, Homo sapiens archaïque, Homo erectus, Homo habilis, voire les diverses formes d'Australopithèques et de Paranthropes, et remonter même à cet ancêtre commun, dont nous n'avons pas le fossile mais que nous situons il y a 7 MA, vers lequel pointent ensemble les hommes et les chimpanzés d'aujourd'hui à travers leur génétique, leur anatomo-physiologie, leurs comportements sociaux. En particulier, ne doit-on pas prendre parti entre plusieurs insistances ? Par exemple, celle qui veut qu'Homo ait résulté, autour de 3 MA, d'un refroidissement continu du climat à l'est du Rift africain, entraînant un déboisement de la forêt tropicale, lequel, en ouvrant une savane, dut favoriser des primates redressés, mi-arboricoles mi-marcheurs, et du même coup des développements cérébraux et des comportements sociaux compatibles avec une première station debout. Ou ces autres vues qui soulignent que, déjà dans la forêt mi-dense, des redressements du squelette suivirent de la longue suspension dans les arbres ainsi que du bluff de mâles bras levés. Ou encore l'attention embryologique particulière à la contraction cranio-faciale des primates préhominiens créant la disponibilité d'une bouche plus réduite et d'un cerveau accru, mieux centré sur le trou occipital médian d'un squelette à ilion court et évasé, redressable. D'aucuns voudraient même que certains de ces événements embryologiques aient résulté de mutations fort réduites, trois ou quatre, de gènes "architectes", déterminant chez un mâle, outre une foetalisation prolongée, certains des caractères susdits, ce qui l'aurait fortement avantagé, en sorte que, rendu très dominant, il aurait communiqué sa mutation à de nombreuses femelles, ainsi dispensées, pour remodeler génétiquement leur descendance, de millénaires de petites mutations hasardeuses. Etc. Des décisions définitives sur tous ces scénarios seraient utiles à une anthropogénie. Mais un tableau global lui suffit. Nous allons donc nous avancer en utilisant le substantif Homo et l'adjectif hominien pour couvrir massivement, et en arrondissant fort les dates, les performances des populations désignées d'habitude comme Homo habilis (2,5 MA), Homo erectus (1,5 MA), Homo sapiens archaïque (200 mA ou davantage), Homo sapiens sapiens du paléolithique moyen (100 mA), Homo sapiens sapiens du paléolithique supérieur ou Cro-Magnon (40 mA) jusqu'à aujourd'hui. Sans cependant négliger les pressentiments des divers Australopithèques (3,5 MA) et des Paranthropes (2,5 MA), même si le terme "Homo" n'apparaît pas encore dans leur désignation. Et sans oublier la bifurcation d'Homo neandertalensis (jusqu'à 30mA), très éclairante, par contrastes et par similitudes, sur le statut d'Homo sapiens sapiens. De cela, les nouveaux systèmes de datation et les fossiles récemment découverts permettent de prendre une vue assez documentée qu'on trouve dans des ouvrages accessibles. Ainsi, pour des datations, des localisations, des illustrations suffisantes le lecteur français se reportera à l'ouvrage très commode de Pascal Pick, Les Origines de l'homme, de 1999 <PP>. Nous-mêmes serons amenés à détailler quelque peu ces étapes d'Homo à l'occasion des premiers établissements au sol et de l'outil du paléolithique, au chapitre 13. Ce sera l'occasion de remarquer que le genre Homo, ses espèces et ses races ont suivi des voies droites et des détours, des allées, des raccourcis, des régressions, des culs-de sac, du moins par rapport à nous qui nous en percevons comme les aboutissements actuels. Ainsi, depuis plusieurs années, on aime à parler d'évolution buissonnante, d'évolution en mosaïque, d'évolution bigarrée. Mais peut-être que déjà le terme d'Evolution est trop simple. Darwin lui résista longtemps, il ne l'a introduit que dans la sixième édition de l'Origine des espèces, trouvant sans doute que son étymologie (volvere, ex) suggère trop l'idée de commencement et d'achèvement, voire de but, ou encore de progrès, d'inférieur et de supérieur, de simple et de complexe. Plutôt que d'Evolution, ne serait-il pas plus sûr de parler de Variations (vivantes) adaptées, ou de Variétés adaptées, ou de Variétés compatibles, moyennant tantôt des développements, tantôt de vraies bifurcations fonctionnelles, sur fond de situations planétaires chaque fois neuves ? Car les variations du vivant ont eu lieu sur des plaques tectoniques en mouvement, joignant, séparant, remodelant sans cesse les continents, et créant ainsi sur notre Terre de nouveaux foyers (accumulateurs) et flux du chaud et du froid, de l'humide et du sec, bref ces climats qui ont sélectionné et barré toutes les espèces minérales, végétales, animales, et un jour hominiennes <21G3>. Outre que les notions de variétés et d'ensembles variants sont la fine fleur de nos mathématiques et de nos logiques <19, 20>, parler, en présence d'Homo habilis ou du Paranthrope, de variétés adaptées, - localement et transitoirement, il s'entend, - est pour une anthropogénie une façon de s'en tenir à ce qui est constatable, laissant à chacun de décider à part soi la quantité de hasard, de cohérence, de complexité, de progrès ou régrès, voire de finalité ou d'absurdité, ou simplement de Sens ou de sens, qu'il veut attribuer à la suite des événements de l'Univers. Des passages ultérieurs sur l'évolution des espèces <21G3> et sur la paléoanthropologie <24C3> nous donneront l'occasion d'y revenir. Du reste, Darwin trouvait déjà que, pour la compréhension du vivant, la variation est au moins aussi importante que la sélection ; puisque celle-ci suppose celle-là pour qu'une adaptation ait des chances d'avoir lieu. Cette vue vient à nouveau d'être précisée en 2000 par deux découvertes au Kenya. Celle de Kenyanthropus platyops, présentant il y a 3,5 MA un visage très plat comme le nôtre. Et de Orrorin tugenensis (Orrorin, homme primitif en kénian), documenté par 13 fossiles appartenant à au moins 5 individus simiesques, et qui montrent un fémur de marcheurs dressés proche du nôtre remontant à 6 MA<"La Recherche" sept.01, 28-37>.
1A. La stature
L'anthropogénie peut alors s'ouvrir par l'affirmation que le corps d'Homo a été sélectionné comme un organisme segmentarisant.
1A1. La segmentarisation, le clivage et le planage. La manipulation. La substitution
On prend ici "segment" dans son sens étymologique de "segmentum", le produit d'une coupure ("secare", couper). A ce compte, un segment est une portion de l'environnement prélevée sur des portions voisines, que celles-ci soient déjà des segments ou qu'elles forment encore un fond indifférencié sur lequel des segments se détacheront. En plus de sa franchise, la coupure comporte une certaine séparation et une certaine fermeture : aussi la segmentarisation crée-t-elle des limites, et donc des parts, des parties. Les animaux antérieurs avaient déjà arraché, accumulé, mais jamais segmentarisé, ni débité. Même le singe supérieur brise, mais ne coupe pas. Il découpe encore moins. La segmentarisation en effet suppose l'anatomie d'Homo. Les doigts hominiens à commandes distales très indépendantes continuèrent la sélection des doigts des primates. Le pouce opposé de ces derniers fut progressivement libéré de ses tâches de suspension bracchiale dans les arbres, et les autres doigts de leur fonction d'appui au sol (appui sur le dos des phalanges chez les Gorilles et les Chimpanzés). Ainsi, la paume étirée ouvrit plus largement et stablement une main plane. Celle-ci invite à lisser des surfaces, à planer des portions de sol et des côtés d'objet, lesquels par là deviennent des faces ; à descendre comme une lame souple dans les matières meubles et à les distribuer en portions, en particulier de sable, de cailloutis, de grains. Le concert des doigts pointe, rassemble, clive. Le pouce de sapiens sapiens, à phalangette allongée, montre bien la sélection du pincement (fort dans le couple pouce-medius, précis dans le couple pouce-index) et du lissage quand on le compare à celui des Néandertaliens, à phalangette plus courte, adaptée aux prises surtout brutales <"La Recherche" (R.), sept86,1044>. Les ongles lisses et plats, seuls capables de certaines actions et représentations, ont confirmé ces aptitudes La faculté délimitatrice d'Homo est d'autant plus grande que ses mains, en symétrie bilatérale, peuvent se disposer en deux faces qui se font face, créant entre leurs paumes, extrêmement innervées en comparaison de leurs dos, un milieu fermé, dans lequel l'objet manipulé est embrassé, cerné. Des segments manuellement délimités sont alors déplaçables tout en restant eux-mêmes. Et ils deviennent pour autant substituables l'un à l'autre. Encore ainsi avons-nous considéré les mains dans quelques-unes de leurs performances déterminées, alors qu'il est aussi éclairant de mesurer leur indétermination. C'est même celle-ci qui frappe d'abord le zoologiste, habitué à la spécialisation puissante et étroite des "mains" du tarsier, du orang-outan, du gorille. La main hominienne fut une révolution sur la Planète par sa disponibilité. Elle fera d'Homo l'animal possibilisateur <6A>. Les performances des mains planes en symétrie bilatérale impliquent déjà tellement les autres performances d'Homo que "manier" et "manipuler" s'étendront dans les langues à tous les domaines. Le handling anglais court du commerce et de la diplomatie aux arts plastiques, à la musique, à la littérature. Les dérivés allemands de Hand ne sont pas moins riches. En français aussi on "manie" les outils et les idées, et on "manipule" les consciences. Devenir "manifeste" c'est être heurté (festus) par une main plane (manus).
1A2. La transversalisation et la frontalité. La tridimension depuis la largeur
Mais la segmentarisation substitutive redouble ses pouvoirs quand elle dispose d'un système de référence. Les corps des Vertébrés et surtout des Mammifères antérieurs à Homo distinguaient (a) l'avant et l'arrière, dans l'agressivité (ad-gredi, aller vers) et la fuite ; (b) le bas et le haut, dans leur poids ; (c) le dorsal et le ventral, dans la répartition de leurs organes à partir de leur colonne vertébrale dans une intimité progressive (intimus, le plus "intus"). Ces trois dimensions (degrés de liberté) sensori-motrices se ramenaient pourtant chez eux à la dimension prédominante de la prédation, (a) : avant-arrière, tête-queue, bouche-anus, dont les deux autres, (b) (c), étaient subsidiaires. En un mot, l'animalité préhominienne est rostrale, mieux, caudale >><< rostrale. Or, quand il est debout, et surtout quand ses bras et ses jambes s'écartent, le corps du primate redressé qu'est Homo épand et étend d'abord un plan transversal stable. Ce plan vertical-latéral est stabilisé d'instant en instant par la gravitation, dont le champ de force s'exerce et se plane le long du volume dressé peu épais du tronc. Du même coup, les dimensions d'agressivité (arrière-avant) et d'intimité (dorsal-ventral) se confondent, et établissent un second plan, perpendiculaire au plan transversal pris comme référence. Enfin, sous ces deux plans verticaux, orthogonaux l'un à l'autre, le sol se déroule comme un troisième plan foulé par la station debout, orthogonal aux deux premiers. Ainsi, courant le long des intersections de ces trois plans suffisamment orthogonaux entre eux, trois dimensions s'activèrent, les trois dimensions euclidiennes de largeur, de profondeur et de hauteur. Et la transversalité, dimension originale et prédominante d'Homo, entraîna cette propriété singulière de son environnement, la frontalité : la distribution en largeur prédomine dans le concept militaire de "front", et le concept politique de "front commun". L'animal n'a que des en-contres ou des en-tours. Transversalisant, Homo fait que ses objets et ses congénères lui "font front", en des r-en-contres, étalant l'environnement, y dégageant des points forts et des points faibles. Toute anthropogénie doit commencer par mesurer l'originalité extrême de l'agressivité frontalisante, à la fois dérivant de l'agressivité rostrale-caudale de l'animalité antérieure, mais rompant radicalement avec elle. Par l'insertion d'un mâle hominien membres écartés dans un cercle, Léonard de Vinci, peintre, ingénieur et cosmologiste, a dégagé plusieurs des aspects anthropogéniques de la transversalité d'Homo, laquelle, nous allons le voir, suscite la panoplie, le protocole, l'image, la schématisation, le texte, et donc le monde. Le texte que lit présentement le lecteur est là devant lui, frontal et transversalisé, comme il l'a été pour celui qui l'a écrit, en vertu du plan transversalisant de la station debout. Homo redressé a réorganisé et redistribué
fondamentalement les trois dimensions de l'animalité
antérieure. Inscrivant dans sa hauteur décidée le surgissement
antigravitationnel et la dépression. Dans sa profondeur,
l'agressivité de l'avance et l'intimité ventrale du retrait.
Dans sa largeur, la transversalité et la frontalité, par quoi
s'inaugure et se confirme la segmentarisation. En ce cas,
l'anatomie, la physique, la mathématique, les dimensions
existentielles s'engendrent constamment.
1A3. L'orthogonalisation des membres et l'articulation
L'angle droit, qui réfère entre eux les trois plans et les trois dimensions selon lesquelles le corps redressé d'Homo distribue son environnement, a envahi ses articulations. Il a plié orthogonalement deux à deux phalangettes et phalangines, phalangines et phalanges, et ainsi de suite de main en poignet, en coude, en épaule, en tronc, comme aussi de doigts de pied en pied, jambe, cuisse, tronc. A quoi s'ajouteront d'une épaule à l'autre les rotations de la tête sur 180¡, c'est-à-dire 90¡ x 2, confirmant l'orthogonalité des trois dimensions à partir du plan transversal. De plus, le Primate redressé entretient en permanence un angle droit circulaire au sol, qui en fait l'animal antigravitationnel. Quand il s'assied, sa station assise (sedere, ad) crée et entretient deux angles droits opposés. Son agenouillement, technique ou révérentiel, comporte un angle droit quand il a lieu à deux genoux, et deux angles droits quand il a lieu sur un genou, avec ou sans fléchissement du tronc. Les bras levés, cette menace des Primates qu'Homo transforma en supplication au ciel, confirment la fécondité anthropogénique des angles. Rien d'étonnant que ce corps orthogonalisant se soit mis un jour à précadrer ses images au paléolithique supérieur, et à cadrer (quadrare, carrer) ses images et tout son milieu au néolithique. La perpendiculaire, en français, est dite normale au sens de normative. En grec, gônia, l'angle de la géométrie dérivait de gonu, le genou. Toutes ces extensions transversalisantes et articulations cadrantes des membres exigeaient des articulations blocables. L'évolution d'Homo a sélectionné les calages osseux dans ses chevilles, ses genoux, ses hanches, ses épaules, ses coudes, ses poignets. Par quoi le corps hominien est devenu articulatoire, c'est-à-dire manifestant ses articulations, et donc enclin à articuler son environnement, lequel se disposa à être technique et sémiotique. La racine grecque *ar, qui thématise l'ajustement et l'adaptation, a donné arthron pour les articulations du corps, mais aussi des dérivés couvrant presque tout le champ anthropogénique : la charrue, le labour, l'assaisonnement, l'agrès, le chevillage, la succession proche, le nombre, le compte, l'arithmétique, l'exactitude, la plaisance, la vertu, la précision, l'excellence dans ar-istos. A travers le latin artus, de la même racine, c'est un peu tout cela qui a tourné autour du français "articuler" et de l'anglais "articulate", presque aussi riches de sens que "manier" et "manipuler".
1A4. La latéralisation
La transversalité d'Homo fut confirmée par la latéralisation, c'est-à-dire que les deux moitiés en symétrie bilatérale de son corps ont, du moins pour certaines fonctions, des aptitudes différentes, voire une hiérarchie, qui a fini par faire parler de droite et de gauche, de dextre et de senestre, ou sinistre. La latéralisation avait déjà été sélectionnée chez les Primates préhominiens, qui n'emploient pas leur main droite et leur main gauche indifféremment, du moins pour certaines tâches <R.mars93,298>. Homo a confirmé cette sélection comme en témoignent les dures-mères de ses fossiles qui montrent, s'accusant avec le temps, des inégalités locales d'irrigation sanguine, donc d'activation cellulaire, entre les hémisphères cérébraux. C'est que la latéralité, en créant un référentiel par marquage gauche vs droite (qu'on retrouve jusque dans la mathématique la plus abstraite), et même une polarité gauche >> droite ou droite >> gauche, ne pouvait que conforter le privilège technique de la largeur (transversal-frontal) en la mettant sous tension. La latéralisation achève de faire du primate redressé un animal obstiné (stare, ob), c'est-à-dire debout (stans) contre (ob) vents et marées. Si l'on revient alors aux mains planes, on voit qu'elles résument tout à la fois la transversalité, l'orthogonalité et la latéralité, de même que la capacité segmentarisante. En effet, quand elles inscrivent leurs plans n'importe où dans le plan transversal du corps, ou dans l'un quelconque des plans parallèles ou normaux à ce plan, et mieux encore si elles exploitent leur capacité de rotation sur les poignets, les coudes, les épaules pour déterminer des plans plus ou moins orthogonaux par rapport au plan transversal de base, elles proposent aux segments qu'elles manipulent et manient un référentiel leur permettant de s'entre-référer et de se comparer frontalement de multiples façons. Néanmoins, si chaque main d'Homo développe un espace à trois translations et deux rotations, ce qui fait déjà cinq dimensions (metiri, mesurer, dis, par disjonction), c'est-à-dire cinq degrés de liberté, et que d'autres articulations et dimensions lui sont encore ajoutées quand on remonte au coude et à l'épaule, comme y ont insisté les topologistes (Poincaré, Thom), seules, parmi ces sept ou huit dimensions proposées, trois ont prévalu pour les mains comme pour le corps entier. Et cela justement en raison de la prévalence de la largeur transversalisatrice et latéralisée se subordonnant la hauteur et la profondeur comme son haut-bas et son avant-arrière adjoints.
1A5. Le pas, la marche et le rythme. Les huit composantes du rythme
Les autres animaux se déplacent, tantôt jouant, tantôt procédant vers des buts, les "goals" des éthologistes. Seule la station debout, avec ses trois dimensions orthogonalisées et les pivots des deux talons, a inauguré la marche, et même la démarche, dont le préfixe "de-" signale la distance et peut-être la distanciation introduites. L'allée, ou l'allure, n'est pas une simple translation arrière-avant, et elle ne vise pas la vitesse comme telle (Homo se déplace moins vite que ses cousins singes) ; elle est justement la promotion du plan transversal d'Homo à la rencontre de plans frontaux. La marche quand elle bifurque n'est pas entièrement absorbée par la voie empruntée. Transversalisante, elle reste disponible à celles qu'elle n'a pas prises. Elle ouvre des chemins. Par ailleurs, le pas bipède avec ses saillances musculaires distingue fermement jambe gauche et jambe droite, jambe immobile et jambe en mouvement, jambe posée et jambe en suspens, c'est-à-dire les moments gravitationnel et antigravitationnel. D'autres allers et retours habitent le corps d'Homo, comme ceux de la systole et de la diastole cardiaques, de l'expiration et de l'inspiration respiratoires, mais ces va-et-vient n'ont pas la même évidence oppositive, la même cinématique ni la même dynamique ostensibles. Ainsi, l'allée-allure comporte "l'un PUIS l'autre", "l'un ET l'autre", "l'un OU l'autre", "l'un SI l'autre", et prédispose aux synthèses logiques : consécution, association, disjonction, condition. Elle engage le choix, et en particulier le plus simple, le choix binaire. Ses degrés de liberté sont entretenus du fait que les déplacements en station debout ne supposent qu'une faible dépense d'énergie ; on maigrit peu en marchant. D'Homo habilis à Homo erectus (ergaster), le corps hominien a été sélectionné pour réaliser des marches de plus en plus longues, et donc aussi de plus en plus exploratoires, avec les allostasies que cela implique. La distance accrue entre le pelvis et le thorax, le remodèlement des deux (bassin court et étroit, cage thoracique en tonneau), l'articulation de l'épaule vers le bas permettant de contrebalancer chaque avancée de la jambe alterne créèrent (a) une démarche qui entraîne moins à chaque pas la totalité du corps, (b) une respiration vaste et égale, (c) l'évacuation accélérée de la chaleur par l'épiderme devenu glabre, exsudant et ventilé, (d) un organisme qui offre une surface réduite au rayonnement solaire vertical. Toutes ces propriétés du pas se sont rassemblées dans le rythme, ce propre d'Homo, dérivant du "HrutHmos" grec, qui voulait dire tout à la fois : répétition souplement réglée, cadence (cadere, chute du pas), manière d'être, caractère, forme, genre, dans le cadre de l'écoulement orienté (reïn). Une énumération suffisante des aspects du rythme importe au plus haut point à l'anthropogénie, et il faut la tenter dès ici.
1A5a. L'alternance périodique et métronomique Bipédique et persévérante, la marche ne se contente pas de répéter les pas, elle les fait alterner, c'est-à-dire que l'un y engendre un autre, et plus précisément l'autre de deux (alter), avant de revenir à soi. L'alternance a ceci de propre qu'elle est un maintien du Même à travers l'Autre, une ouverture à l'Autre sans perte du Même, faisant que l'identité engendre l'altérité pour revenir à l'identité. Elle est normale, normative, métronomique (metron, mesure, nomos, partage), et par là une des sources du nombre, ordinal d'abord, cardinal ensuite. Cependant, elle ne se répète pas à l'identique tout en se maintenant. Et le pas, en même temps qu'il est régulier, régulateur, incite à de nombreux degrés de liberté, à la création de véritables dimensions temporelles. (La métronomie mécanique stricte fut un phénomène historique transitoire, ayant supposé l'exaltation horlogère du XVIIIe siècle européen.)
1A5b. L'interstabilité Cette combinaison d'identité et d'altérité, ou plus généralement de similitude et de variété, a pour effet que le pas n'est ni stable, ni instable, ni non plus métastable, et qu'on pourrait le qualifier d'interstable. Des physiciens diraient qu'il est un état ex-cité (citare, fréquentatif de ciere, mettre en un mouvement vif + ex). Ex-cité faisant évidemment couple avec in-cité.
1A5c. L'accentuation La marche peut s'accentuer, car son équilibre alternatif, interstable, excité, incité, et polarisé en sus par la latéralisation générale d'Homo, l'invite d'emblée à marquer un des pas comme la pose, l'appui (thesis), et l'autre comme la levée (arsis), dans une battue ou une cadence (chute), selon l'accentuation qui est un principe général de tout système nerveux. Puis, à fomenter une alternance au deuxième degré, dans une battue à trois temps : gauche thesis / droite arsis / gauche arsis // droite thesis / gauche arsis / droite thesis /... On ne sait malheureusement pas si l'étymologie qui fait descendre accentuer de ad-cantare est exacte. D'autres différenciations naissent aussi selon que, dans chaque jambe, on privilégie la battue, la thesis, comme le fait la musique classique, - d'où le mot cadence (cadere), - ou au contraire la levée, l'arsis, comme le font les danseurs grecs d'hier et d'aujourd'hui.
1A5d. Le tempo Le pas permet non seulement des vitesses variées, rapides, moyennes, lentes, comme la chasse animale, mais des vitesses contrastées et graduées selon des allures (façons d'aller), coulées ou saccadées. Par sa désignation des tempos, la musique classique trahira que ceux-ci ne sont pas sans rapport avec des attitudes d'existence : sostenuto, andante, adagio, allegro, staccato, rubato (temps dérobé).
1A5e. L'auto-engendrement et le suspens La marche s'auto-entretient en ce que chaque pas y réengage le pas suivant, puis s'y réengage soi, dans le circuit d'une perception kinesthésique qui renvoie à une motricité, laquelle en retour renvoie à la kinesthésie. C'est là apparemment une simple "réaction de Baldwin" au service de la persévérance, mais qui cette fois s'enrichit des appels que sont l'alternance, l'interstabilité, l'accentuation, la métronomie, le tempo. Circulation entre des semblables, des opposés, des contraires, des contradictoires, le rythme autoengendré, en même temps qu'un entraînement, comporte alors aussi un certain suspens (pendere, sus), une façon de s'arrêter en annonçant une suite. Activant le temps d'une manière qui l'annule. Le relançant ou l'étendant en éternité.
1A5f. La convection Le cerveau hominien, comme peut-être déjà celui d'autres mammifères, perçoit non seulement des mouvements mais des mouvances, c'est-à-dire des mouvements saisis comme émanant de forces, qu'il apprécie du même coup, et qui l'entraînent. Ainsi, les marcheurs bipèdes du seul fait de se sentir avec d'autres se stimulent mutuellement selon une gravitation perceptivo-motrice contraignante et souple, coordinatrice, dont le rôle social est considérable. Avant même de déclencher et de régler des danses.
1A5g. Le strophisme L'unité élémentaire du pas à pas, alternant, interstable, accentué, accéléré-décéléré, auto-engendré, prolifère et se regroupe après un temps en unités plus larges, lesquelles à leur tour alternent, se transposent, se retournent, se renversent selon des symétries diverses. Telle est la strophe (strephein, tourner, tordre, s'enrouler), d'abord kinesthésique, puis visuelle, auditive, etc. De celle de la danse à celle du poème et du chant.
1A5h. La distribution par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces Enfin, les gravitations que le marcheur exerce sur les autres travaillent aussi à l'intérieur de lui. Transversalisant un organisme, la marche y condense des noyaux, y modèle des enveloppes, y déclenche des résonances, y ouvre et ferme des interfaces, en autant de distributions et animations que la danse thématise. On retrouvera ces distributions mouvantes à l'occasion de l'articulation générale du spécimen hominien <11F>, ainsi que des convections internes de ses tectures, images, langages, écritures <13 à 18> ; la musique occidentale nous montrera Bach organisant son rythme à partir de noyaux, Mozart d'enveloppes, Beethoven de résonances, Wagner d'interfaces <15G3>. Mais la profusion de singularités ainsi créée est si considérable qu'on ne la mesurera vraiment qu'au dernier chapitre d'Anthropogénie <30>, qui a pour titre la galaxie des X-mêmes. A totaliser ces huit caractères du rythme, on peut comprendre que les documents les plus émouvants de la paléoanthropologie sont ces empreintes de pas de deux spécimens marcheurs, l'un plus grand, l'autre plus petit (différence de sexe ou d'âge ?) qui, il y 3 MA à Laetoli en Tanzanie, s'imprimèrent dans les cendres d'un volcan proche humidifiées par la pluie, puis furent recouvertes par de nouvelles cendres volcaniques formant ainsi un tuf feuilleté, jusqu'à ce que l'érosion rouvre progressivement les feuillets supérieurs et propose enfin les empreintes primitives à l'équipe de Mary Leakey, en 1976. Il y a déjà là, chez ces ancêtres directs ou collatéraux d'Homo actuel, l'élargissement antérieur du pied, le gros orteil dirigé vers l'avant, le talon arrondi et l'indication d'une arcade plantaire. Devant cette foulée, nous aimerions savoir aussi qui, d'Homo habilis, d'Homo erectus, d'Homo sapiens sapiens, après avoir avancé, marché, cheminé, a le premier osé commencer à danser, et à vraiment se promener, selon cette danse réservée qu'est la promenade. Homo est l'animal qui se promène, ou simplement promène (minare, chasser, pousser, pro-, devant), comme on l'a dit d'abord. La marche a beaucoup ajouté à la manipulation des mains planes symétriques. Banalement, elle les a conduites sur tous les sites de maniement et de manipulation qui leur étaient adaptés. Mais aussi, secrètement, elle leur a transmis sa propre arsis (levée) et thesis (pose), les invitant à agir en mesure à leur tour, selon une régularité avec un jeu, une alternance, un swing ; le batteur de tambour qui bat du pied sait bien que les binarités et ternarités que créent ses bras et ses mains viennent de ses pieds à travers ses jambes et ses hanches. Quand Homo marcheur commença à produire des choppers, puis des bifaces (0,5 MA), le tapotement rythmique de ses mains, ou simplement leur cadence, leur façon de se lever et de tomber sur la pierre ne purent que renforcer la transversalité et la latéralisation. Et donc aussi la tridimensionnalité orthogonalisante avec ses conséquences techniques, mathématiques, logiques, existentielles. Ce qui précède se résume bien dans la racine indo-européenne *st, omniprésente dans stature, stare, sistere, Histanaï, stehen, state. Avec ce qu'elle implique de surgissement frontalisé, contrôlé et latéralisé, d'expansion, de distribution tridimensionnelle, virtuellement multidimensionnelle. Des anatomistes estiment que le corps d'Homo actuel a plus de 200 degrés de liberté, ou dimensions, - par quoi il est impossible de trouver une écriture complète de sa danse, mais seulement une sténographie <18I6>. Peu importe le nombre exact, il est en tout cas considérable, et fait de la stature d'Homo un foyer de libertés physiques plurielles, qui supporteront un jour des libertés mentales, et parfois un sentiment de liberté tout court.
1B. Le *woruld (wereld, world, Welt)
Pour désigner l'environnement en tant qu'il se couple avec la stature et l'organisme d'Homo, l'archétype germanique *woruld, d'où viennent "wereld" néerlandais, "world" anglais, "Welt" allemand, convient assez. Il semble avoir visé initialement l'existence hominienne dans sa généralité, c'est-à-dire couplée avec son milieu ; puis ce milieu lui-même, mais toujours en tant que l'existence hominienne le thématise comme environ. Au contraire, le mot grec "cosmos", et sa traduction latine "mundus" (monde, non-immonde), renvoient tous deux à l'idée d'ordre, même d'ordre préalable, ce qui paraît un parti trop étroitement occidental pour l'anthropogénie. Nous retiendrons *woruld, dont nous détaillons les aspects.
1B1. Le milieu comme panoplie et protocole. Outil et ustensile vs instrument. La collection
La stature transversalisante d'Homo déclencha la panoplie, ensemble de "choses" saisies plus ou moins simultanément selon des plans frontaux, où elles se détachent sur le fond mais aussi apparaissent comme complémentaires et substituables. L'environnement devenu jeu de panoplie est le premier aspect du *woruld, dont les autres suivent. Le "display" (plicare, dis, déplier) de la panoplie concorda avec le protocole, c'est-à-dire avec des séquences réglées d'opérations, dont les moments sont également substituables, dans l'élaboration d'un mets ou le tissage d'une étoffe. Le protocole est à la durée ce que la panoplie est à l'étendue. Dès qu'Homo juxtaposa ou fit se succéder deux, et surtout trois "choses" au sol ou dans ses mains, - "3" est nécessaire à la mise en branle définitive des relations, verra Peirce, - leur substituabilité articula des "avant", des "après", des "en même temps", germes de ce qui plus tard deviendra ici des successions repérées d'états, là des perfectifs/imperfectifs, là des passé/futur/présent, là encore des moyens/fins, selon les cultures. Le protocole suppose la transversalité, voire la latéralité hominiennes ; les comportements des singes, par exemple en matière alimentaire, évoluent par changement de processus (de rituels, disent les éthologistes), non par changement de protocole. Du coup, manié, manipulé dans cette durée ébauchée, l'instrument, déjà actif chez l'animal, devint l'outil ou l'ustensile. Le terme d'instrument (struere, in) est assez général pour s'appliquer au bâton préhensile agité par un singe, à la pierre poussée par une loutre pour casser un oeuf ou par un chimpanzé pour casser des noix, à l'aiguille qui allonge le bec d'un pic pour attraper un ver sous l'écorce, au nid et au terrier en construction, autant de compléments des corps animaux, dans une coaptation étroite. Au contraire, les mots "outil" et "ustensile" viennent de uti, verbe latin qui se limite aux effectuations hominiennes, et ils désignent des instruments articulés en panoplie et protocole. Il ne suffit pas qu'un instrument soit réemployé à plusieurs reprises, comme parfois un bâton chez le singe, pour qu'il devienne un vrai outil. (Aussi est-il risqué d'affirmer que Paranthropus, une sorte d'Australopithecus robustus, a inventé "l'outil" avant ou en même temps qu'Homo habilis <R.mai95,568>). La panoplie et le protocole ont joué un rôle décisif dans l'identification de choses (causes), par opposition aux identifications de proies, d'aliments, de partenaires chez l'animal. Il n'importe pas au chat de chasser-tuer-manger des "souris", mais seulement de reconnaître de loin olfactivement une combinaison odorante X qui le conduit à se rapprocher d'une certaine combinaison de mouvements Y, liés à ce X ; à partir de quoi sa vue prend le relais de l'odorat, et des formes sombres de telle grandeur et avec tel mouvement déclenchent chez lui et chez sa proie des déplacements qui aboutissent à la capture. C'est là l'ordre des stimuli signaux <4H>, où à aucun moment il n'y a de "souris" au sens où des spécimens hominiens vont l'entendre. Car seuls des primates transversalisants, orthogonalisants, latéralisants, construiront (nerveusement) cette représentation panoplique et protocolaire qui sera maniée et manipulée en tant que "souris". Même le Chimpanzé n'a pas besoin de "choses". Il n'a pas besoin non plus d'états de choses (Sachverhalt). Ni de faits. Panoplique et protocolaire, croisant l'outil, l'ustensile et l'instrument, Homo est collectionneur (ligere, cum). La collection variera selon les cultures et les temps, mais se retrouvera partout, et dès l'enfance. Les quatre termes d'outil, d'ustensile, de panoplie et de protocole sont si caractéristiques d'Homo qu'une anthropogénie a intérêt à serrer leur étymologie. L'outil a un usage tranché et saillant, l'ustensile un usage pervasif et prégnant ; symptomatiquement, le premier dérive du latin uti de façon populaire, le second de façon savante. La panoplie, armement complet (Hoplon, pan) des hoplites grecs, signale la primauté de la guerre sur la paix ; les armes sont chez Homo les outils-ustensiles par excellence. Quant à l'étymologie très détournée de protocole, où la succession est rendue par l'idée de recette, elle-même signalée par la première feuille collée (kollân, coller) portant la table des matières d'un document, elle trahit à quel point chez Homo la durée est moins évidente que l'étendue.
1B2. Situation vs situs. La circonstance
Les outils et ustensiles, parce qu'ils s'appliquent à des choses (causes) suffisamment segmentarisées, transversalisées, latéralisées, substituables, complémentaires, et parce qu'ils sont eux-mêmes tout cela, déterminent une situation. La force de ce mot apparaît bien quand on l'oppose, comme le permet le français, à situs. Tout être de l'Univers, qu'il s'agisse d'un minéral, d'une plante, d'un animal, par l'ensemble de performances qu'il est, y ouvre et entretient un situs, c'est-à-dire une étendue et une durée ambiante, grâce à quoi il est discernable (Leibniz) ; très pertinemment, le situs latin, qui est le substantif verbal de sinere (déposer), de même famille que serere (semer), marque un certain lieu, et en même temps une durée, jusqu'à signifier la ruine. Or, toute performance d'Homo non seulement installe pareil situs, mais de plus inaugure une véritable situation, où la finale "-ation" signale que, suite à la stature frontalisante, la position d'un situs devient maintenant une prise de position, et même une prise risquée parmi des éléments complémentaires et substituables. Au point que la chose-performance-en-situation hominienne se produit presque toujours dans une circonstance (stare, circum).
1B3. Des choses-performances-en-situation-dans-la- circonstance-sur-un-horizon
Ainsi s'épanouit l'horizon, l'Horizôn (kuklos) remarqué par les Grecs, le cercle délimitateur, à la fois bornant et ouvrant, un des existentiaux d'Homo (Heidegger). En fait, l'horizon est là dès la transversalité et la frontalité. Mais la panoplie, le protocole, la situation, la circonstance en précisent le sens, puisqu'ils font que toute saisie hominienne se termine à des "formes" substituables sur un "fond" lui aussi substituable, et qu'ainsi toute forme renvoie à d'autres formes, tout fond à d'autres fonds, indéfiniment. C'est ce qui crée le paradoxe de l'horizon, qui est une limite tracée (Horidzeïn, délimiter), et toujours reportée plus loin ou ailleurs en raison même de son tracement par des choses (causes). Les deux sens sont conjugués quand on affirme que, sur l'océan, l'horizon optique d'Homo paléolithique avait une quarantaine de kilomètres, et qu'il lui a fallu son horizon technosémiotique pour viser et atteindre la Grande Australie (Sahul), séparée de l'Asie par la ligne de Wallace, de 70 km. Toutes les actions-passions et les états d'Homo concernent donc des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon. Cette formule, lourde mais nécessaire, sera une clé permanente de l'anthropogénie, qu'il s'agisse de comprendre le fonctionnement de l'image, du dialecte, de l'écriture, de la logique, de la musique.
1B4. La technique vs la nature. Les technèmes
Consultons à nouveau l'anthropogénie que font les langues. La tekHnè grecque courait des opérations manuelles élémentaires à l'art consommé et à l'habileté dans les ouvrages de l'esprit. De même en français, la technique couvre les activités qui utilisent des outils et des processus, mais aussi ces outils et processus eux-mêmes, enfin ce qu'ils produisent, et elle s'étend alors aux forêts entretenues, aux rivières traversées de gués et de ponts, aux aires de culture et de cueillette, au corps hominien distribué en panoplies d'organes (plus anatomiques) et en protocoles de systèmes (plus physiologiques), donnant lieu à des "images du corps", du reste très différentes selon les cultures <11D>. Si la nature est souvent perçue comme ce qui n'a pas encore été (trop) touché par la technique, on voit combien la frontière nature/culture est floue. Les envahissements réciproques de l'idée de nature et de l'idée de technique achèvent même l'idée d'horizon, chacune étant un horizon pour l'autre. L'extension de la notion de technique démontre l'intimité entre le maniement outillé et l'outil manié. Et l'anthropogénie évitera donc deux affirmations courantes : (a) la technique est "le corps humain prolongé" ; (b) la technique est "un moyen au service de l'homme". Car c'est pour le corps rostral-caudal des animaux que l'instrument est le corps prolongé, non pour le corps transversalisant d'Homo, qui le dispose frontalement en panoplies et protocoles. D'autre part, l'outil et le processus technique entourent tellement de partout le spécimen hominien que celui-ci les habite <13B>. La technique est pour Homo son premier milieu, lequel n'est ni un moyen ni une fin. Elle le constitue littéralement. En tant que fonctionnements, il est ses techniques et son corps technicisé. Il faudra simplement ajouter plus loin qu'il est aussi ses signes. Les "molécules" techniques qu'on peut appeler des technèmes sont des unités à la fois objectives et subjectives.
1B5. La taille du corps technicien
Comme l'ont bien démontré les naturalistes, la taille d'une espèce animale est une compatibilisation entre son milieu intérieur et son milieu extérieur, ou niche écologique. Le *woruld hominien, avec ses choses-performances, ses situations, ses circonstances, son horizon, a supposé un corps de certaines dimensions et d'un certain poids. Nous connaissons mal les tailles successives d'Homo, en particulier parce que la paléoanthropologie ne trouve guère que des fragments de squelettes. Ainsi dit-on parfois que les bipèdes de Laetoli, d'il y a 3MA, avaient l'un 1,20 m et l'autre 1,40, d'après la grandeur de leurs pieds. Ce qui est certain c'est que le squelette presque entier de la pré-Australopithèque encore bracchiatrice "Lucy", d'il y a 2,3 MA, avait 80 cm, et que le premier spécimen entier d'Homo habilis, rassemblé en 1986, a moins d'un mètre. Les variations de taille des populations actuelles nous préviennent qu'il serait présomptueux de tirer des conséquences hâtives de fossiles même entiers dont nous ne savons avec certitude ni l'âge, ni le sexe, ni non plus l'aberrance dans le groupe. Ainsi en est-on réduit à des généralités. Les femelles hominiennes ont sans doute été souvent plus petites que les mâles, avec des jambes habituellement plus courtes par rapport au tronc, vu l'avantage de porter le foetus le plus bas possible sans compromettre les avantages de la marche et de la course. De même, la stature d'Homo dut être sélectionnée selon les bénéfices d'une vue suffisamment surplombante, ainsi que de bras et de mains optimisant, par leur longueur et leurs angles, la capacité de frapper, convoyer, traiter les proies, les matériaux, les outils habituels. Bras assez longs pour atteindre les organes d'excrétion et de copulation ; assez courts pour conserver de bonnes commandes distales des doigts, ces doigts qui plus tard joueront du piano et du violon. C'est cette adaptation techno-sémiotique des corps qu'ont exprimée un peu partout les anciennes mesures : pouce, empan, coudée, brasse, foulée. Même le mètre, si artificiel qu'il paraisse d'abord, fut raisonnablement adapté aux mesures du corps ouvrier au XIXe siècle.
1C. Les sens intégrateurs
Le système sensoriel des animaux montre bien les interfaces qu'ils sont entre un milieu intérieur et un milieu extérieur, en particulier en ce qui concerne le transfert des informations. Et en effet quatre types de signaux sont économiquement disponibles dans l'environnement terrestre. (1) Les propriétés chimiques, qui ont sélectionné le goût et l'odorat. (2) Les propriétés mécaniques de pression et de déplacement, qui ont sélectionné le tact. (3) Les ondes aériennes et aquatiques, qui ont sélectionné l'ouïe. (4) Les ondes électromagnétiques, qui ont sélectionné la vision. Une anthropogénie doit voir le parti qu'Homo a tiré de cette suite phylogénétique. Dans son cas pourtant, il est commode et traditionnel de ne pas suivre l'ordre : goût, odorat, tact, ouïe, vue, et de commencer par la vue et l'ouïe, dans la mesure où il est justement un animal transversalisant.
1C1. La vue embrassante
La vue d'Homo, comme celle de tout animal, répond à des impératifs de survie. Les primates préhominiens, ayant à se mouvoir haut dans les arbres sur des branches minces, avaient sélectionné une vue saisissant bien le relief, donc aussi des axes visuels parallèles et une vision non brouillée des couleurs. On voit le parti qu'Homo tira de ses origines. Bien distinguer les textures est également indispensable à un cueilleur-chasseur omnivore, outre que les distinctions texturales interviennent sans doute aussi dans son choix d'un partenaire sexuel. En plus, le primate redressé est un ouvrier manipulateur, ce qui suppose une vue à la fois globalisante et détaillée de ses outils et de ses matériaux transversalisés en panoplies et séquentialisés selon des protocoles. La technique active même une vue géométrisante, laquelle engage une sensibilité aux variations de courbure, aux contrastes des plans selon leurs ombres et leurs luminosités, leur plus/moins de détails texturaux, et une aptitude à réduire le multiple au simple. Cela demande une vue dégageant des parallèles, et donc aussi des parallélipèdes, des effets d'escalier, des cylindres, des cônes, des sphères, ou plus initialement les boules dont partent les topologistes.
1C1a. L'équilibre entre prélèvement et globalité Ces exigences additionnées sélectionnèrent, ou continuèrent de sélectionner, une sensibilité aux ondes électromagnétiques les plus actives dans l'environnement terrestre, c'est-à-dire celles dont la longueur d'onde fluctue entre 400 et 700 nanomètres, privilégiées pour un soleil de 5800¡ K en surface (Weinberg, The First Three Minutes). Fut également sélectionnée la trichromatie, c'est-à-dire une rétine disposant de trois espèces de cônes, dits "rouges", "verts", "bleus". La dichromatie suffirait à assurer une bonne saisie des textures, et une vue moyenne des couleurs ; les mammifères sont bichromates, ainsi que les Primates du Nouveau Monde, vivant dans la canopée. Par contre, les Primates de l'Ancien Monde, vivant dans un milieu moins couvert, plus ouvert, eurent progressivement un avantage sélectif à disposer d'une perception plus fine en même temps que plus globalisante des couleurs, et ils furent sélectionnés trichromates. Homo, apparu dans l'Ancien Monde, les continua à cet égard, d'autant que la trichromatie convenait à la manipulation technique. Chez Homo trichromate, c'est la différence entre les réceptions préférentielles des cônes "rouges" (565nm) et des cônes "verts" (530nm) qui assure la perception des textures ou relief, en prévenant l'univariance (où la variation d'une longueur d'onde et celle d'une intensité deviennent indiscernables quand elles se compensent). Les cônes "bleus", ainsi dispensés de la fonction texturale qu'ils ont dans la dichromatie, étendent seulement la distribution des couleurs, ce qui ne suppose pas qu'ils soient nombreux (5-10%). Insistons-y, ce qui a importé à l'anthropogénie ce n'est pas un nombre brut de récepteurs, ni la diversité des ondes électromagnétiques reconnues : les pigeons sont pentachromates, et même sensibles aux ultraviolets ; certaines guenons du Nouveau Monde sont trichromates, sans doute pour l'avantage évolutif de reconnaître des baies rouges sur le fond vert ; certaines femelles hominiennes semblent être tétrachromates, voire pentachromates, en raison de la fluence génique des gènes verts et rouges sur le chromosome X <R.janv95,29>). L'important est que chez Homo les couleurs, avec leurs précisions et imprécisions, semblent donner un résultat globalisant, équilibrant, frontalisant, transversalisant, comme la stature et la membrure hominiennes. Il n'y a d'ailleurs en ces matières que des compatibilisations : le petit écart de longueur d'ondes (35nm) entre cônes verts (530nm) et cônes rouges (565nm) fait perdre de la sensibilité colorée, mais s'il était plus grand les "verts" et les "rouges" donneraient des mises au point trop différentes, et provoqueraient de l'aberration chromatique. Y a-t-il alors un fondement objectif à la phénoménologie des couleurs ? Celle-ci tient assurément à des apparentements, variant selon les cultures : le bleu "mystique" tenant au ciel, le rouge "chaud" tenant au sang et au feu, le vert "reposant" tenant à la verdure, le jaune "ambigu" tenant au soleil et à la mauvaise mine (rire jaune). Mais une phénoménologie basale découle peut-être du dispositif des cônes : les bleus, de haute fréquence et peu texturaux, paraîtraient "froids" ; au contraire, les rouges, de basse fréquence, texturaux et ainsi enveloppants, paraîtraient "chauds". Les verts, centraux dans le prisme, seraient "neutres" (et pour cela exclus par Mondrian). L'ambiguïté des jaunes serait favorisée par leur hésitation entre cônes rouges et cônes verts, dont les réceptions préférentielles ne s'écartent que de quelques dizaines de nanomètres. Reste à considérer le champ de vision. Déjà large chez les grands singes, il l'est encore un peu plus chez Homo actuel, auquel l'environnement se propose jusqu'à l'horizon comme un quart de sphère, lorsque ses yeux à axe parallèle (selon l'invention générale des primates) sont tournés seulement devant ; comme une demi-sphère appuyée sur le plan du sol plat, quand ses yeux et son cou gracile exploitent toute la mobilité latérale pour porter sa vue circulairement devant et derrière. Ainsi, à tous égards, la vue d'Homo debout ou assis globalise, fait globe, est globale, au propre et au figuré. Sans pour autant laisser d'être ponctuelle, tranchante, clivante. Les choses (causes), référées à la largeur (transversalité) comme dimension prédominante, et à la hauteur et profondeur comme dimensions subordonnées, furent doublement confirmées dans leur qualité de *woruld" (le milieu en tant qu'approprié par Homo), et même disponibles un jour à l'idée de cosmos-monde (ordre général), puis d'univers (versus unum).
1C1b. La prise de point de vue et l'angularité Du même coup, Homo a introduit dans l'Univers le point de vue, et plus exactement la prise de point de vue, en raison de sa station debout et d'un cou gracile à mouvements très contrôlés, c'est-à-dire progressifs et lissés, permettant de régler et caler les points de départ et les angles du regard. Ainsi fut pleinement exploitée la nature rectiligne des rayons lumineux. La prise de point de vue permit en effet (a) d'organiser un paysage selon des lignes de fuite ; (b) de vérifier la planéité d'un plan avec infaillibilité sur des centaines de mètres simplement en le balayant visuellement à partir d'un de ses points en y collant la tempe ; (c) de faire varier et de calculer exactement des angles. Grâce à son regard perspectif, et même projectif, Homo allait obtenir de son environnement une saisie non seulement géométrique, mais géométrale, susceptible de rétablir les grandeurs des objets indépendamment de la perspective.
1C1c. L'effet processionnel A ce compte, la promenade et la déambulation dans une futaie produisirent chez Homo le glissement progressif et calculable des arbres d'un second plan derrière ceux d'un premier, et devant ceux d'un troisième. Comme plus tard le glissement calculé d'une colonnade simple ou double devant le corps d'un bâtiment. Et celui de toute collection d'objets sous l'effet d'une translation ou d'une rotation soit de leur ensemble soit du regardeur. Cet effet, qui deviendra l'effet principal du cinéma <14I3>, a trouvé son exploitation première dans les architectures et les processions rituelles des empires primaires. Il sera suggestif de l'appeler l'effet processionnel.
1C2. L'ouïe proportionnante et en attente d'écho
En accord avec cette vision globalisatrice et articulante, synoptique, l'audition fut sélectionnée proportionnante, transversalisante à sa façon. C'est elle qui un jour, quand des matières techniquement manipulées émirent des tons <15A-B>, c'est-à-dire des sons tenus-tendus (tonos), et quand la voix d'Homo devint capable de faire de même, finira par distinguer des intervalles d'octave, de quinte, de quarte, de tierce majeure et mineure, comme aussi par saisir des timbres, en captant le nombre et les intensités relatives des partiels (harmoniques ou non) d'un ton fondamental. C'est encore elle dont la sélection renforcera la capacité, nécessaire au langage, de percevoir les attaques et les cessations brusques d'un ton, ainsi que certains formants sonores suffisants à en faire un événement oppositif. L'audition de plus en plus proportionnante d'Homo a retenu aujourd'hui les fréquences entre 20 hertz et 18.000 hertz. Car saisir jusqu'à 40.000 hertz comme le chien, et jusqu'à 60.000 hertz comme le chat, eût parasité les panoplies et les protocoles de l'environnement technicisé, en particulier les tunages fins appelés par la manipulation des outils, puis par le langage, lequel suppose plutôt des pointes d'acuité autour de 2000 hertz. Quant à l'aptitude des Mammifères et des Primates à répartir les sons selon les axes avant/arrière et haut/bas, elle fut évidemment gardée, mais toujours au service de la globalisation. Homo n'a plus la vingtaine de muscles qui braquent le pavillon de l'oreille du cheval vers des sources chaque fois uniques et séparées. Par contre, au service de sa transversalité, son ouïe exploite bien les différences de temps et d'intensité des ondes d'un même son selon qu'il parvient différemment à ses deux oreilles en stéréophonie. Un jour, il sera capable de dominer frontalement (transversalement) un orchestre symphonique, de même que sa vue domine frontalement (transversalement) un tableau ou la page d'un livre. Une conséquence majeure de cette ouïe fut l'attente de l'écho produit par la voix ou par un objet quelconque. En raison des retards entre son départ et son retour, le son répercuté conforte les huit propriétés du rythme <1A5>. Puis, il fait boucle, il crée un monde clos, et pour Homo dressé, donc solitaire, la clôture sonore fut sans doute une protection initiale. Le marmonnement du souffrant ou de l'abandonné vit d'échos. Le langage enfantin commence par redoubler : ma-ma, nou-nou, pi-pi ; et le japonais des adultes aussi. Du reste, l'écho suscite le loin autant que le près, et confirme Homo comme animal non seulement à distance mais en distanciation <4A>. Sa duplication finira par inciter à la réduplication logique, c'est-à-dire à l'être en tant qu'être. Ce sont justement les Grecs, créateurs de la particule logique "Hèï" (par où, en tant que), qui ont fait d'Echo, l'auditive, une nymphe du clapotis des sources et du bruissement des forêts, et l'amante complémentaire de Narcisse, le visuel, amoureux de son visage. On sait que le sens auditif et le sens vestibulaire (avec ses canaux semi-circulaires qui enregistrent les mouvements relatifs et absolus de la tête) occupent un même site anatomique. Ce n'est pas une raison suffisante pour conclure qu'ils auraient un rapport fonctionnel immédiat, et que les activations de l'un provoqueraient des activations (ajustements) de l'autre, linéairement ou circulairement ; dans les ouvrages de neurophysiologie, "Hearing" et "The Sense of Balance" font deux chapitres distincts. Pourtant, certaines études récentes tendraient à conclure à une certaine circulation. Si leurs conclusions se confirmaient, elles permettraient de mieux comprendre les rapports entre la musique et la danse <15B12>, chacune induisant l'autre, au point qu'elles se réalisent souvent ensemble. Elles expliqueraient le bien-être corporel global et les activations obtenus par certaines productions sonores (musiques de fond des commerces et des lieux de travail), et aussi le fait que la musique fut souvent employée à des fins éducatives et curatives (acousmatique pythagoricienne). Le tractus audio-vestibulaire serait alors un foyer essentiel de l'intégration et de l'intégrité (integer, complet, sain) d'Homo, selon une confortation réciproque de l'équilibre de la station debout, du geste, de la voix, de l'instrument sonore, de toute la kinesthésie et cénesthésie. Confirmant l'idée d'une intégration auditive globalisante, chaque oreille est connectée au cortex auditif dans les deux hémisphères cérébraux, avec seulement des connexions plus importantes dans l'hémisphère contralatéral. D'autre part, le contrôle circulaire entre audition et production sonore est en route depuis au moins les Oiseaux.
1C3. Le toucher palpateur, constructeur et caressant. Sensations caloriques et algésiques. La proprioception
Ce qu'on appelle un peu vaguement le toucher est, dès l'animalité préhominienne, constitué de récepteurs nerveux à performances diverses, les uns sensibles aux pressions superficielles, d'autres aux pressions profondes, d'autres au chaud, d'autres au froid, d'autres à la douleur, d'autres assurent la proprioception posturale et motrice. Malgré ces récepteurs différents, les neurones sensoriels sont les mêmes (dorsal root ganglion cell), et l'on parle maintenant globalement de bodily senses. Chez Homo technicien l'ensemble de ce système se sélectionna de façon à ce que les commandes distales des doigts très différenciées permettent de discriminer et réaliser des directions, des longueurs, des structures, mais aussi des textures, comme les grains et les trames. Ainsi la main hominienne devint capable de palper, c'est-à-dire de produire un combiné de glissements, de frottements, de tâtonnements, d'angulations d'autant plus performant qu'il est situé par le référentiel fixe et orthogonalisant des poignets, des coudes, des épaules osseusement calables. La palpation, préparée chez les Singes à travers la circulation sur des branches minces, puis raffinée à travers l'épouillage, devint ainsi, en même temps que structurelle et texturelle, un tact allusif, élusif, pervasif à force d'être insistant, apte autant à la caresse qu'à l'estimation et à la construction techniques. Le toucher hominien cultiva une sorte de distance interne jusque dans ses prises, ignorant les simples proies et les simples curées. Condition pour qu'il devînt un jour technicien, puisque la prédation rostrale-caudale et la technique transversalisante ont deux polarités différentes, presque opposées. Même si la seconde s'est édifiée sur le socle évolutif de la première. Le toucher est une bonne occasion de signaler dès le départ que les systèmes sensoriels d'Homo sont évolutifs et multifactoriels <21G3> eux aussi, biologiquement et surtout culturellement. Par exemple, nous aurons de nombreuses occasions de revenir sur le fait qu'un Grec ancien ne "touche" pas de la même façon qu'un Romano-chrétien-juif : le hapteïn (haptique) du premier est très extérieur, kinesthétique, ajusteur, exotropique ; le tangere (tactile) du second est pénétrateur, insistant, déjà très caressant, presque flairant, endotropique. Des anthropogénies complètes du toucher, comme de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, auraient à montrer chaque fois ce qu'il y a d'assez fondamental et permanent, mais aussi les spécialisations et restructurations culturelles des sens. Il fallait s'attendre à ce que, quelle que soit les cultures, la stature redressée, transversalisante, orthogonalisante, latéralisante d'Homo ait développé, en combinant les mécanorécepteurs du squelette et des articulations, un "sixième sens", une saisie à la fois globalisante et différenciée du corps, avec ses organes et ses systèmes, donnant lieu subjectivement à une "image du corps". Ce sens est si fondamental qu'il fut reconnu dès le début de la neurophysiologie par Sherrington, qui l'a désigné, en 1890, proprioception. Certaines polynévrites qui l'altèrent ou le suppriment montrent, par le non-sens qu'elles déclenchent, combien il est essentiel à la constitution d'une posture et d'une singularité ayant quelque consistance.
1C4. La respiration pneumatique et l'odorat planant
Outre ses fonctions d'oxygénation du sang, la respiration d'Homo, qui porte l'odorat, est une activité et une perception en soi. La station debout d'un marcheur d'endurance, après avoir sélectionné la cage thoracique en tonneau d'Homo erectus, et non plus en cône comme encore chez l'Australopithèque, a fait que le diaphragme occupe trois positions articulables : celle de l'inspiration, celle de l'expiration passive, celle de l'expiration forcée ; ainsi allaient se distinguer des respirations abdominale et pectorale, avec des dosages selon les cas. La même machine respiratoire a permis de moduler subtilement le souffle, de le faire varier en vitesse, en volume, en sonorité presque d'instant en instant. Et aussi de le bloquer dans chacune des positions susdites, avec des effets considérables sur la concentration et la détente d'attention cérébrale, comme l'illustrera le yoga. Virant à devenir âme ou esprit (spirare), le souffle hominien sera le lieu privilégié des rythmes. L'odorat a suivi le souffle-âme-esprit. Cet analyseur chimique, dont les récepteurs agissent selon des déclenchements clé-serrure, et qui est très archaïque à juger par la localisation de ses centres cérébraux, est extrêmement diminué chez Homo, comme l'indique le volume réduit de ses projections cérébrales, amoindries, comme déjà chez les grands singes, en raison de la contraction cranio-faciale. Mais, modulé par le souffle, l'odorat hominien se concentre et se répand, il distribue et plane. Et, en raison même de sa faiblesse, comme aussi de la position de ses orifices haut placés dans le corps, entre des yeux globalisateurs et des oreilles proportionnantes, il compare, mélange, fond, compose, conçoit des sortes de "timbres" olfactifs, et pour autant échappe à son tour à l'immédiat animal, et s'ouvre en distanciation comme la vue, l'ouïe et le tact. Souvent si pervasif que ses distances animent la durée autant que l'étendue. La liaison du souffle et de l'odorat est frappante dans le verbe grec "pneîn", dont vient "pneuma", souffle, puis principe spirituel. Il veut dire à la fois souffler, respirer et sentir bon. Le lien entre odorat et réminiscence est étroit. Le lobule de l'hippocampe, qui contrôle certains aspects de la mémoire, en particulier affectivement chargée, est phylogénétiquement une partie du lobe olfactif. Le rôle de l'odorat dans l'organisation existentielle de l'environnement hominien apparaît bien dans les suppressions dramatiques de l'olfaction, qui souvent donnent lieu à des osmalgies, nostalgies de l'odeur du monde. Inversement, les hyperosmies vont souvent de pair avec les réminiscences intenses, dont l'exemple classique est l'odeur de la madeleine qui chez Proust porta toute "la recherche du temps perdu".
1C5. Le goût substantialisant
Les mains planes techniciennes dispensèrent progressivement la bouche d'Homo de la morsure du combat, de la mise à mort de la proie, du débitage et de la préhension des aliments, et lui laissèrent la tâche d'une mastication relativement omnivore, tantôt plus facile, tantôt plus rude selon les époques de flore et de faune, mais de plus en plus régulière et lente. Moyennant des mâchoires semi-circulaires, des dents égales, une langue de plus en plus mobile, moyennant aussi le circuit réflexe entre sapidité et mastication ralentissante, le goût hominien glissa à trier, distinguer, savourer, pénétrer profondément des substances. On en voit l'avantage vital pour un omnivore assez migrateur. Mais aussi l'apport à l'attention, - Lavelle voulait que le goût soit intervenu dans la notion philosophique de substance, - en un développement qui eut quelque chose de celui de la palpation technique et caressante dans le tact, des proportions de tons et de timbres dans l'ouïe, de la globalisation détaillante dans la vue, du planement dans l'odorat, dont le goût compensa l'évanescence par ses densités. La pénétration et la différenciation gustatives furent aidées par la simplicité de base de quatre régions sensibles préférentiellement : a) au sucré, (b) au salé, (c) à l'acide, (d) à l'amer, en allant de l'entrée de la bouche à son fond. Et l'intimité des substances ingérées fut renforcée par les récepteurs gustatifs qui s'étendent au premier tiers de l'oesophage, faisant de la digestion une rémanence de la saveur. Les deux sens chimiques d'Homo, l'odorat et le goût, en se combinant avec une déambulation et une vision qui permettent la cueillette et la chasse des nourritures préférées, achevèrent de segmentariser le *woruld technique. En même temps qu'à l'intérioriser et à le distancier au-dehors et au-dedans. Et c'est très généralement et intimement que les lieux suscités par la stature et les cinq sens hominiens, en opposition avec les territoires animaux, devront être dits plurisensoriels, plurispatiaux, pluritemporels.
SITUATION 1 Ce chapitre a employé régulièrement l'expression : "a été sélectionné". Or, la notion de sélection n'est pas simple. On pourrait croire, dans un néo-darwinisme naïf, qu'un organe est sélectionné pour ses performances à lui à partir de gènes à lui. Il n'en est rien, et, comme on aime à dire maintenant, "un gène de l'index n'existe pas, de même qu'un gène de la main" <R.janv98,40>. En effet, un même gène peut être impliqué dans l'évolution des doigts, du cerveau, des intestins, du tractus génital ; en sorte qu'un gain adaptatif dans un organe peut aller de pair avec une perte adaptative dans un autre. Pour signaler le problème, sur lequel il faudra revenir <21G3>, on pourrait, plutôt que de sélection, parler de co-sélection, et dire que tel organe a été co-sélectionné (avec bénéfice ou disgrâce pour d'autres) selon telle fonction dans tel milieu à tel moment dans la constitution continue d'Homo comme état-moment d'Univers.
Henri Van Lier |