Retour - Back    |    Accueil - Home
 
 
 
Texte de l'auteur (2 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


PEINTURE
 


Jusqu'à ces dernières années, la peinture allait de soi pour l'homme occidental. C'était une représentation, qui se voulait fidèle, du réel ou de l'imaginaire. Même les parties décoratives y donnaient à voir quelque chose, par exemple des guirlandes stylisées. Si certains morceaux étaient sans référence, on les considérait comme des éléments architecturaux, et ils étaient censés appartenir au cadre plutôt qu'à la peinture elle-même.

C'est sans doute Socrate qui, dans le Philèbe de Platon, donne la raison profonde de ce parti quand il compare la mémoire à un peintre (zoographos, étymologiquement : qui grave sur le vif) imprimant dans notre esprit « les images des choses parlées et formulées ». Si la peinture peut être ainsi fidèle, c'est que le discours (le logos, parole et raison) suppose déjà qu'il y a des choses, que celles-ci sont des substances ou leurs accidents, que substances et accidents sont désignables, dénommables, et donc cernables en rigueur. Alors la légende des raisins de Zeuxis, peints de manière si exacte que des oiseaux vinrent les becqueter, inaugure l'Occident au même titre que la tragédie grecque ou la géométrie.

La vision béatifique selon le christianisme se donnera précisément comme une peinture, toute disposée à prendre place sur l'intérieur des coupoles baroques. Et Vinci résume la Renaissance, non pas en renonçant à cette forme de béatitude, mais en la faisant, dans son Traité, descendre du ciel sur la terre. Jusqu'à Balzac et Delacroix, le peintre se flatte de montrer et de narrer ; le littérateur de peindre, de brosser des fresques et des tableaux.

La portée métaphysique ou théologique reconnue ainsi à la peinture amena l'Occidental à la considérer comme un foyer, dont la mosaïque, la tapisserie, le vitrail, la gravure étaient les arts « appliqués » ; en elle avait lieu l'intention primordiale, qui ailleurs n'était que transcrite. De même, elle devait, par essence, faire figure d'art majeur, la perfection - c'est-à-dire la fidélité - y étant la règle, et l'infidélité l'accident.

Or il s'avère indispensable, pour comprendre le sens de la peinture en général, en même temps que notre situation culturelle présente, de voir que l'implication réciproque de l'image et du discours ne tient pas à la fatalité des choses, et qu'elle est même devenue caduque. L'impressionnisme par son versant d'avenir, le cubisme, le Bauhaus, l'abstraction, l'op art, le pop art, l'art minimal, l'art conceptuel sont autant d'étapes qui ont conduit, en l'espace d'un siècle, à une constellation théorique et pratique très différente, et qu'on pourrait ainsi résumer : il n'y a pas de représentation fidèle, parce que le réel n'est pas adéquatement dénommable et cernable ; c'est un réfèrent chaque fois redécoupé par le système d'approche qui le vise. La peinture n'a pas de privilège particulier parmi les approches de la réalité ; bien plus, au lieu que l'imprimerie, la sérigraphie, l'aluchromie, la photographie, la mise en pages, l'image cinématographique et télévisuelle en soient les arts appliqués, c'est elle plutôt qui désormais dépend d'eux pour ses média, ses sujets, ses optiques, ses structures. Et enfin, puisque la peinture est délivrée de son rôle de modèle, il n'y a aucune raison d'en faire un art majeur par essence. Assurément, il peut se faire que, dans sa lecture de l'environnement, elle déclenche parfois cette perception d'un genre spécial qu'est la culmination esthétique. Mais ces accidents heureux ne discréditent d'aucune manière les autres cas, tels les dessins d'enfants ou d'adultes inexperts, où la peinture s'exerce à l'état « brut ». Il se pourrait même qu'elle devienne, avec la danse, une de nos réserves de créativité sauvage. Au point que, dans des pays comme l'Allemagne et la Hollande, on voit fréquemment les peintres favoriser dans le public ce bon usage non normatif.

Ceux qui ont aperçu la mutation l'expliquent d'ordinaire par la diffusion de la photographie qui a délivré le peintre de sa tâche d'imagier intime ou officiel ; par les nouvelles techniques d'impression et d'encrage reléguant l'huile et les pinceaux, et en général le fait à la main ; par le contact avec les arts étrangers où la peinture n'a pas cette portée métaphysique, ou bien se relie à une métaphysique différente, comme en Chine ; par le souci critique contemporain, lequel, en nous incitant à réfléchir non seulement sur les choses mais sur nos actes, a suscité des questions qui, plus que la non-figuration, ont défini la peinture dite abstraite : qui peint quoi ? Qu’est-ce que peindre ? Quels sont les présupposés du peintre ?

Ces explications, qui ne sont pas fausses, renvoient cependant à une source commune qui est, ici comme partout, la révolution industrielle, en marche depuis le romantisme. En décomposant les objets en des éléments largement interchangeables au sein d'une combinatoire, l'industrie a brisé l'unité et la désignation et, par conséquent, la représentabilité de l'environnement. Ensuite, elle a introduit elle-même des moyens de représentation du même ordre que la réalité qu'elle produisait. Et c'est sous cet angle que les images photographiques, cinématographiques, télévisuelles sont révolutionnaires. Car, loin de décharger la peinture de la représentation fidèle, elles ont montré que cette dernière n'existait pas, qu'il n'y avait jamais, même pour leur « objectif », que des éclairages, des cadrages, des angles, des partis pris sensitométriques, bref que le réel n'était qu'une dissémination de prises de vues (flash, blow up). Enfin, l'industrie a apporté, dans l'aire même du peintre (supports, pigments, véhicules, outils), de nouveaux moyens concourant à la même vision. Lorsqu'ils sérigraphient, Andy Warhol ou Roy Lichtenstein ne multiplient pas des peintures; ils font des peintures de la multiplication, et cela non seulement dans leurs motifs (Campbell's Soup ou comics), mais dans la structure intime de leur démarche et de leur vision. Somme toute, l'industrie n'a pas détrôné la représentation visuelle; elle a rompu le lien métaphysique et éthique qui l'unissait aux substances cernées et à leur désignation adéquate par la parole. Elle a rendu l'image à son statut erratique, découpé, fétichiste, travaillant tantôt par impact, tantôt par articulations fragmentées et successives.

Est-ce à dire que la peinture, désormais subordonnée à une profusion dont elle n'est plus le modèle, ait perdu tout intérêt, sinon pour quelques entêtés ou spéculateurs perdus dans la foule ? En vérité, outre l'avenir pédagogique que lui promet son exercice comme art « brut », il y a en elle - quels que soient ses nouveaux média - un pouvoir de questionner les rapports du réel, de l'imaginaire et du symbolique qui, déjà au travail au temps de son évidence, la justifie sans doute encore au temps de sa retraite. Cela tient à la nature de son espace, qui va être envisagé, ce qui permettra de déborder le point de vue trop occidental adopté jusqu'ici.

 

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home